Prenez au sérieux le Petit Poucet ! La littérature de jeunesse et la formation des Nations en Amérique latine
La construction parallèle de l’identité hispano-américaine et de sa littérature a fait l’objet de nombreuses études. Identidad cultural de Iberoamérica en su narrativa de Fernando Aínsa (1) n’en serait qu’un exemple - significatif certes - parmi d’autres. Toutefois, au cœur même de ce questionnement identitaire incessant, il est intéressant de noter que la majorité des écrivains désormais consacrés du continent, de nombreux hommes politiques et des intellectuels harmonisant ces multiples facettes comme le Cubain José Martí ont pris le temps de faire l’école buissonnière et de consacrer un temps précieux à l’écriture de livres pour enfants. Echappatoire ponctuelle au travail sérieux ? Moins qu’il n’y paraît. Qu’il s’agisse d’éduquer le futur citoyen, ou de former le goût artistique et littéraire de l’enfant, il semble qu’un enjeu fondamental se dessine pour ces hommes autour de ce jeune public. Il est nécessaire d’orienter les choix de lecture des plus jeunes. Entreprise humaniste non dénuée bien souvent d’une empreinte idéologique. Il faut former l’enfant, longtemps considérée comme un simple adulte « en miniature (2) » et en devenir, un être en transition n’ayant de valeur que dans sa réalisation future. Il est nécessaire de lui inculquer les normes de la société dans laquelle il vit, les valeurs admises, la conscience de son appartenance à une Nation, enjeu capital pour les jeunes pays issus de l’indépendance. Cette tendance est particulièrement forte en Argentine, au Mexique, à Cuba. De tels enjeux invitent naturellement à resituer les littératures qui voient le jour dans cette aire précise au cœur de leurs contextes historiques, politiques et sociaux. Ce contexte semble influencer dans une grande mesure les choix opérés par les écrivains. Pourquoi ne se reflèterait-il pas également dans la littérature de jeunesse, alors même que les enjeux d’éducation et de formation du peuple indépendant et citoyen constituent un des objectifs fondamentaux que se sont fixés les hommes politiques hispano-américains, depuis les Pères fondateurs de l’indépendance du continent ? On peut bien sûr songer ici à l’insistance de Bolívar sur la nécessité pour le peuple d’acquérir les lumières de l’esprit afin de devenir responsable dans ses choix politiques, à l’Argentin Belgrano qui avait le projet d’ouvrir des écoles pour petites filles, au programme éducationnel postérieur de José Martí…
L’enjeu de la jeunesse est donc primordial : il s’agit de former le peuple, analphabète dans sa majorité et peu sensibilisé aux nouvelles valeurs revendiquées, de faire évoluer sa mentalité et ses conceptions. Il s’agit en un sens de poursuivre l’œuvre des Libertadores, la liberté des pays ne pouvant se dissocier de la liberté de penser de l’homme. Cette liberté ne peut s’acquérir que par l’éducation, la culture, l’éveil au beau. Une faculté de juger et un esprit critique n’adviennent pas sans ces fondements. L’assimilation des valeurs qui devront définir les Nations en construction ne peut donc se concevoir qu’en s’ancrant dès le plus jeune âge. Plus encore, il faudra considérer la littérature de jeunesse (3) comme un apport significatif pour la compréhension de la grande Histoire de l’Amérique latine dans sa constante quête identitaire. En effet, cette production privilégiant souvent un certain ancrage dans le quotidien de l’enfant lorsqu’elle n’opte pas pour l’imaginaire lointain du conte, est en cela, à bien des égards, un témoignage précieux sur la société où l’œuvre voit le jour.
La constitution d'un genre
Néanmoins, la prise de conscience des possibilités offertes par cette littérature, toujours considérée comme mineure (4), ne s’est faite que progressivement. Le genre se constitue progressivement : on passe d’une littérature simplement accessible aux enfants à une création qui lui est proprement destinée, engageant par là-même des enjeux esthétiques et idéologiques. Cette démarche implique logiquement une étude de la conception de l’enfant et du jeune par les sociétés et les écrivains, et son évolution... Tout le XIXe siècle s’adresse à un enfant idéal. C’est l’enfant sur lequel on projette les valeurs que l’on voudrait voir s’accomplir dans la société, l’enfant-promesse, le futur adulte à façonner. Au cours du XXe siècle, bien que cette attitude ne disparaisse pas, des expériences plus originales voient le jour prenant en compte la psychologie de l’enfant, tentant parfois de se glisser dans la tête même du petit et de « raisonner comme lui ». On déplace la perspective adoptée : du point de vue de l’adulte projeté sur l’enfant, on tente d’adopter la focalisation interne à l’enfant. On peut bien sûr mentionner ici le protagoniste de la série Papelucho de la Chilienne Marcela Paz, qui a vu le jour en 1947. Il s’agit d’un petit garçon de huit ans, qui raconte dans son journal intime ses expériences quotidiennes depuis son point de vu ingénu, loin des carcans moralisateurs. Les parents n’y sont pas présentés comme des modèles de vertu, en somme, Marcela Paz s’écarte des canons du genre et renouvelle l’approche littéraire de l’enfance. Cette prise en compte de l’enfant dans sa sensibilité propre nous conduira naturellement à aborder une autre question cruciale ; celle de l’âge du jeune lecteur auquel les auteurs s’adressent. Pendant longtemps, on concevait uniquement l’existence d’un âge puéril, débouchant sur l’âge adulte, sans définir une période adolescente en tant que telle, avec ses caractéristiques intrinsèques. Peu à peu, la société modifiant sa représentation des périodes de la vie, les auteurs ont développé le souci de définir précisément le type de lecteur auquel ils s’adressaient (la tranche d’âge, mais également le sexe). Si des œuvres s’adressent à la « jeunesse » tout au long du XIXe siècle, une indétermination du lecteur visé persiste. José Martí est en cela un précurseur : en 1889, dans sa revue pour enfants La Edad de Oro, il commence à jouer sur le degré de difficulté des textes : des contes comme « Bebé y el señor don Pomposo » ou « Nené traviesa » sont des histoires destinées aux plus jeunes. Un récit comme « La historia del hombre contada por sus casas » demandera une plus grande maturité.
Petit parcours à travers quatre siècles de littérature
Nous évoquerons les premières traces connues de cette littérature, mais nous nous concentrerons davantage sur les XIXe et XXe siècles, le XIXe siècle voyant s’intensifier la question nationale chère à notre propos. La fin du XXe siècle semble être une limite pertinente, évitant le manque de recul sur les premières années du XXIe siècle. Nous verrons bien sûr une transformation de la littérature induite en grande partie par la société dans laquelle elle voit le jour. Si l’on remonte aux prémisses de la littérature hispano-américaine, c’est-à-dire aux littératures précolombiennes, on remarquera que certains passages des Los Cantares Mexicanos des Maya-Quichí ou du Popul-Vuh, par leur dimension poétique, sont accessibles à la compréhension de l’enfant. Selon le Père Francisco Ximénez qui fit une transcription du Popul-Vuh, ce livre est précisément « La doctrina que primero mamaban con la leche », et tous le connaissaient par cœur (5). Toutefois, il faut souligner qu’il y a ici un glissement qui s’opère entre le destinataire visé par l’auteur (l’adulte) et le destinataire réel (qui peut être l’enfant). De même, le théâtre nahúatl, qui mêle danses, chant et pantomime (dans les « mitotes » par exemple) est à prendre en considération. On sait pertinemment qu’un jeune public est sensible aux composantes rythmiques et visuelles d’une oeuvre. Par ailleurs, le folklore est une veine inépuisable qui a nourri et nourrit toujours encore la littérature orale et écrite dédiée aux enfants (6).
Durant la Conquête et la Colonisation, la voix de grands auteurs se fait entendre. Celle de l’Inca Garcilaso de la Vega, par ses Comentarios reales et sa Florida del Inca notamment, que Carmen Bravo-Villasante n’hésite pas à mentionner dans son histoire de la littérature enfantine. En effet, les jeunes lecteurs peuvent y trouver, selon elle, des récits merveilleux et divertissants comme celui de Pedro Serrano, naufragé sur une île des Caraïbes (7). L’Amérique coloniale voit se développer un théâtre missionnaire sous l’impulsion des Jésuites. Dans sa Nueva historia de la literatura hispanoamericana, Giuseppe Bellini insiste bien sur le « carácter docente » de ces pièces – (8):
On relèvera ici les premières traces réellement visibles de la prise en compte d’un public juvénile (assimilé souvent, il est vrai, au peuple analphabète à éduquer). Si quelques fabulistes néoclassiques peuvent être lus par les enfants, il faut attendre El Periquillo Sarniento du Mexicain Lizardi pour retrouver une œuvre digne d’une étude détaillée dans le cadre de notre recherche. Le narrateur s’adresse directement à la jeunesse, offrant le récit de ses aventures comme mise en garde aux novices. Mais au-delà des épisodes picaresques hauts en couleurs, l’auteur laisse transparaître ses idéaux, ceux d’un homme engagé pour son pays, en faveur des réformes pour la liberté. La transmission de valeurs auxquelles il aspire pour sa nation est donc un objectif certain de Lizardi dans cet ouvrage à la portée de la jeunesse. Dans la même période, un « poeta, erudito, filólogo, legislador […] y pionero de la instrucción en la América liberada » (9) se fait connaître : Andrés Bello. Il porte un intérêt majeur à la formation des futurs citoyens. Est-il dès lors surprenant qu’un nombre certain de ses contes puissent être lus par la jeunesse ? Songeons à sa fable « El caballo y el toro », propre à l’entendement juvénile et fortement connotée politiquement. Un cheval, voulant se venger d’un taureau, demande de l’aide à l’Homme. L’Homme accepte, monte sur le cheval, et les deux réparent l’offense… Cependant, l’Homme refuse de désangler sa monture, et la garde à son service. Bello met ainsi son lecteur en garde contre l’attitude qui consiste à se défaire d’un joug pour se soumettre à un autre. Il conclut par ailleurs explicitement par une exhortation aux peuples américains à défendre leur unité.
Dans le même temps, adoptant quant à lui la cause du romantisme qu’il conçoit comme la meilleure expression d’un peuple combattant, un des penseurs et hommes politiques argentins les plus célèbres, Sarmiento, consacre également une énergie surprenante à l’éducation. Lors de son exil au Chili, il est envoyé en mission par le gouvernement dans diverses nations européennes, latino-américaines, aux Etats-Unis et au Canada. Il y observe avec attention les systèmes d’éducation en place, et approfondit sa réflexion sur l’instruction. Il prône une éducation nationale et démocratique (10), qu’il tentera de mettre en pratique au cours de sa présidence en Argentine. Tout citoyen doit pouvoir accéder à l’éducation primaire. Il cherche à simplifier l’apprentissage de la lecture pour les enfants, en publiant un Silabario (11). Il rédige par ailleurs la biographie de son fils adoptif mort au combattant La Vida de Dominguito, qui donne à voir sa fascination pour les premiers âges de la vie. Le Portoricain Eugenio María de Hostos (1839-1903) aura une démarche similaire ; éducateur, il écrit parallèlement Cuentos a mi hijo (1878). En Colombie, le célèbre Rafael Pombo publie des contes, certes non adressés explicitement au public juvénile, mais ayant une portée moralisatrice évidente, exprimée dans un langage clair (Cuentos morales y cuentos pintados). Si les valeurs à transmettre semblent donc constituer l’objectif principal de ces auteurs, certains cherchent aussi à éveiller leur lectorat à la nature américaine, de plus en plus perçue comme un élément de forte valeur identitaire. C’est ce que fera notamment l’Uruguayen Juan Zorrilla de San Martín dans son long poème épique Tabaré, dont l’argument simple et la grande musicalité ont sensibilisé les plus jeunes. José María Delgado, évoque cet ouvrage dont
Giuseppe Bellini commente :
La recherche identitaire, explorant des voies aussi variées que les valeurs morales ou le paysage, trouve ainsi une expression privilégiée dans la littérature juvénile. Le romantisme hispano-américain retient une œuvre clé ; María de Jorge Isaacs (1867), qui, elle aussi a fait le bonheur de générations de jeunes Colombiens selon Carmen Bravo-Villasante. Au-delà de l’histoire d’amour, la sensibilisation au paysage national a, là encore, une place centrale. Cependant, le niveau de langue, et la trame même de l’histoire nous paraissent plus adaptés à un public de jeunes adultes que d’adolescents.
Bien sûr, la féconde période du modernisme a donné le jour à des penseurs qui ont dédié de belles pages aux enfants. Nous nous permettrons de souligner cette coïncidence, puisque le modernisme a été défini, par Octavio Paz notamment, comme le premier mouvement littéraire proprement américain. Les perspectives changent, et on déplace le point de référence traditionnel (l’Europe) vers « nuestra América ». Dès lors, dans cette période de questionnements identitaires et d’affirmation d’une originalité propre, comment ne pas valoriser le fait que les plus grands se soient intéressés aux plus petits? Ruben Darío a fait les délices des adolescents avec ses contes d’Azul, Amado Nervo, après ses détours modernistes, a élaboré une poésie des plus simples dans Cantos escolares, alors que José Asunción Silva nourrit ses vers de ses souvenirs d’enfance. Mais plus encore, il faut évoquer Rodó, progressiste uruguayen, qui donne dans Ariel des idéaux à la jeunesse en s’opposant à l’utilitarisme nord-américain. Par ailleurs, il conseille :
Il faut ici souligner sa volonté d’éveiller la conscience patriotique américaine et non proprement nationale chez les hommes de demain. La grande patrie à défendre est celle de l’Amérique latine dans sa globalité. Si ses propres Parábolas y Cuentos simbólicos peuvent servir indirectement aux enfants, il insiste clairement sur l’importance de la littérature enfantine. Il remarque à cet effet : « Pulgarcito es un mensajero de San Vicente de Pául. Barba Azul ha hecho a los párvulos más beneficios que Pestalozzi (15)». Toutefois, nous ne pourrions parler des grands auteurs modernistes sans nous attarder sur la figure fondamentale de cette période que nous avons à peine évoquée plus haut : José Martí.
José Martí, père de l’indépendance cubaine, lance une revue pour enfants La Edad de Oro en 1889, deux ans avant son discours fondateur de Nuestra América. Les valeurs patriotiques, humaines, et intellectuelles défendues par l’Apôtre sont toutes déjà présentes dans son œuvre dédiée aux enfants. Il défend des vertus de bonté, de tolérance, d’effort. Il valorise le territoire latino-américain et met en garde contre le géant nord-américain aux aspirations impérialistes et expansionnistes. L’axe fondamental de sa pensée reste le même mais s’incarne, s’adapte en des formes littéraires variées selon le destinataire. La revue sera d’ailleurs citée quelques décennies plus tard par Fidel Castro pour justifier la nécessité de la révolte contre Batista. La Edad de Oro est réellement paradigmatique de ce lien entre éducation et formation patriotique hispano-américaine. Elle révèle également les préoccupations des intellectuels du XIXe siècle : la foi dans le progrès, l’intérêt pour les sciences comme l’ethnologie, l’aspiration généralisée à inculquer une éducation plus pratique aux enfants. Elle est, en cela, véritablement révélatrice d’une époque. En outre, par la différence qu’établit l’auteur entre son lectorat masculin et son lectorat féminin, nous pourrons illustrer clairement cette esthétique de la réception qui se met en place, et le conditionnement social transmis par les livres de jeunesse. Martí écrit dans son adresse aux enfants : «Los niños nacen para caballero, y las niñas para madre (16) », et il dédie à chaque sexe des articles particuliers (pour les petites filles, de jolis contes afin de divertir leurs invités et des histoires pour jouer avec leurs poupées).
Ces années 1880 voient émerger parallèlement en Argentine toute une génération d’intellectuels qui se penchent sur la question nationale. Définir la nationalité argentine devient une priorité d’autant plus pressante qu’elle se trouve menacée, selon les élites, par les vagues d’immigration incessantes. Là encore, nous avons un écho de cette réalité historique dans de très nombreux ouvrages pour enfants : Las Leyendas argentinas de Ada María Elflein, Tiempos Heroicos de la Historia Argentina de Julio Barrera Oro, etc. Parmi cette profusion de textes, il faut en dégager un en particulier : Juvenilia, mémoires d’enfance empreintes de nostalgie de Miguel Cané, qui fut une figure politique éminente de ces années-là. L’œuvre se concentre sur les années de collège de l’auteur, où il fréquenta de nombreux futurs représentants de la génération de 1880. Le collège devient comme un microcosme symbolique de toute la société où fut éduquée cette génération, avec ses valeurs, son idéologie. Les oppositions province-capitale, libéraux-cléricaux, sont notamment illustrées, mais suivant le point de vue de l’écrivain qui appartient à l’élite « porteña » libérale. La fraîcheur du ton adopté par l’auteur, la présence d’un protagoniste enfant plongé dans un monde connu par l’enfant (le collège) permettent ainsi une identification du jeune lecteur, et justifient dès lors pleinement la lecture de ses mémoires par les adolescents. A nouveau, toute une idéologie se transmet par ce biais.
Au cours des dernières années modernistes, s’affirment également quelques voix féminines fortes, en particulier dans le Río de la Plata. Il faut souligner que les plus célèbres d’entre elles - Alfonsina Storni, Gabriela Mistral ou Juana de Ibarbourou - ont écrit pour la jeunesse. La figure de l’institutrice chilienne Gabriela Mistral, Prix Nobel de Littérature, est particulièrement intéressante. Son recueil Ternura (1924) puise son inspiration dans la veine populaire que la poétesse a toujours définie comme la meilleure des littératures enfantines. Gabriela Mistral cherche à retrouver et à exprimer ce que l’on pourrait nommer une « voix originelle ». Nourrie de la Bible, en particulier des rythmes et du symbolisme des psaumes qui joue entre le monde terrestre concret et la dimension spirituelle, elle sacralise le verbe. Non pas comme une entité rigide et fixée, mais comme le moyen de toucher l’essence des choses. Elle valorise le monde naturel, le sillon du fleuve étant pour elle le plus beau des vers, le tumulte des cascades ayant la musicalité la plus pure. Le chant indigène se rapproche beaucoup de cette expression originelle, selon elle, comme les psaumes. En effet, il passe de la parole au chant et du chant au conte lorsque la situation le requiert, avec naturalité. La langue du peuple est la plus vivante, la plus authentique. Elle commente d’ailleurs à ce propos :
Il s’agit de trouver une pureté (totalement opposée à une langue savante académique et sclérosée). Le travail sur la langue et le rythme pour exprimer l’intensité du monde, de l’esprit, de la Nature américaine évoque bien sûr les épopées antiques, et invite l’Amérique à en créer une. Il donne pour le moins naissance à de nombreux poèmes de la poétesse, dont les enfants sont des destinataires privilégiés. Gabriela Mistral notait bien l’importance de cet âge dans la sensibilisation poétique :
Les poèmes et les prières apprises dès l’enfance restent ancrées, dit-elle, « jusqu’au dernier jour ». Dans ses poèmes, elle chante la nature, les choses simples, l’enfance. Plus que tout, elle insiste sur la fraternité (elle évoque l’indien quechua comme symbole d’hospitalité dans « La casa » par exemple), et sur les valeurs chrétiennes. Un canevas de valeurs premières ressort donc immédiatement. Juana de Ibarbourou surnommée Juana de América, aura le même souci de la matérialité de la langue, qu’elle illustrera davantage par son attachement à l’oralité. Elle aussi prend beaucoup de distance face à la tendance moderniste et se plaît, comme Gabriela Mistral, à chanter la vie simple et quotidienne, l’amour, la nature, avec spontanéité. Autre similitude à souligner : une proportion importante de son œuvre est également destinée aux enfants. Ses mémoires de Chico Carlo sont notables. Il faut toutefois insister sur ses contes, petites pièces de théâtre et chansons réunies dans Los sueños de Natacha : certains de ces textes furent volontairement diffusés dans une version radiophonique par l’auteur. Ce support original est à mettre en valeur : la poétesse avait conscience de l’importance de la voix, du rythme, des sonorités, à l’heure de s’adresser aux enfants. L’origine orale de la littérature, le rôle du « conteur » est donc une constante qui semble se maintenir dans le temps. La simplicité du texte et sa mélodie, ici explicitement conçus pour l’enfant, se retrouveront quelques années plus tard dans certains poèmes de Pablo Neruda, qui s’est largement inspiré de Gabriela Mistral et lui a rendu hommage. C’est pourquoi un nombre non négligeable des Odas elementales de Neruda sont sélectionnées pour les livres de lecture scolaire ou les anthologies de poésie enfantine, bien que le poète chilien ne se soit jamais directement adressé aux enfants. C’est ce même Neruda qui prêtait par ailleurs sa voix pour défendre des causes politiques… Un autre poète engagé socialement et politiquement, situé lui dans l’aire caraïbe, offrira aussi des vers aux plus jeunes : Nicolás Guillén. Si cet auteur est reconnu pour être l’une des plus grandes voix de la poésie négriste et de la défense de l’identité latino-américaine, il est tout aussi pertinent de l’inclure parmi les meilleurs poètes pour enfants. Dans « Canción de cuna para dormir un negrito », il joue sur le rythme, les sonorités, glissant des onomatopées provenant des chants noirs, comme une revendication d’une identité noire à intégrer au sein de l’identité cubaine métisse. Nous avons là, pour ainsi dire, une berceuse engagée politiquement…
Les auteurs postmodernistes que nous privilégierons révèlent des tendances variées. La littérature se développe alors dans des voies très diverses, multipliant les expériences. Les ismes et autres courants fleurissent. Dans cet ensemble hétérogène, il semble intéressant de valoriser précisément les auteurs de littérature enfantine qui ont su eux aussi se montrer originaux : des écrivains anticonformistes, qui tentent de s’écarter quelque peu du carcan des représentations clichées de la société ou des valeurs idéales à transmettre. Toutefois, cette évolution est ambiguë. On ne pourrait prétendre à un total dépassement de la question identitaire, nationale et continentale au XXe siècle, loin s’en faut. Elle se colore bien plutôt de nuances nouvelles. Par exemple, si le paysage national est toujours clairement convoqué dans la définition américaine essentielle, d’autres perspectives sont prises en compte. Parmi elles, la langue et ses américanismes, de plus en plus affirmés dans l’écriture littéraire… Par ailleurs, il s’agit parfois plutôt de créer un espace de liberté supplémentaire, en revenant paradoxalement aux idéaux des époques antérieures ! Autrement dit, des auteurs refusent la société qui leur est contemporaine et qui ne leur semble pas conforme à l’idée qu’ils défendent de la Nation, dans le cadre des dictatures notamment. On prône alors la faculté critique, la liberté de penser ; c’est un retour aux valeurs premières des Pères fondateurs revendiquées comme légitimes, contre un ordre établi perçu comme contre-nature. Une perpétuelle ambigüité se maintient donc au courant du siècle entre innovations réelles et réinterprétations, nouveaux éclairages de la même question.
Déjà Horacio Quiroga (1878- 1937) avait tenté de rénover l’approche de l’enfance, en révélant toutefois cette ambivalence que nous venons de souligner. Ses Cuentos de la Selva ont été déclarés inadaptés aux livres scolaires par le Consejo de Enseñanza uruguayo en 1919. Selon Espinosa Borges (20), ce rejet s’explique par leur « expresion independiente », loin de la modélisation éthique attendue, et par leur recours à des « formas libres del decir al punto de estimarse que escapaba a los principios didácticos escolares ». Néanmoins, le protagonisme qu’il accorde à la nature américaine dans ses contes rentre tout à fait dans la lignée traditionnelle que nous avons observée auparavant. Le Papelucho de Marcela Paz dont la mentalité enfantine est en décalage avec le monde adulte constitue une expérience plus tardive qui révèle peut-être davantage de prise de liberté, par le ton, l’optique adoptée et les thèmes abordés.
La multiplication des auteurs s’adressant à la jeunesse au cours des dernières décennies ne facilite pas le travail de sélection. Nous tenterons de dégager les tendances les plus marquées. Les circonstances historiques particulières au XXe siècle latino-américain ont indéniablement eu des répercussions sur l’écriture, que l’on pense aux nombreuses dictatures militaires (au Chili, en Argentine, pour ne citer que quelques exemples), ou à l’embargo cubain. Il faut ainsi évoquer les ouvrages qui tentent d’échapper à l’idéologie en place. Nous ne manquons pas d’exemples de livres pour enfants qui ont été censurés durant la dictature argentine : La torre de cubos de Laura Devetach, ou encore Un elefante hace mucho ruido de Elsa Borneman, censuré en 1977 pour relater une grève d’animaux, autrement dit, un désordre social…
Soulignons par ailleurs l’évolution de la notion d’identité dans ces ouvrages. En effet, les réalités géopolitiques et économiques actuelles nous laissent observer un contexte bien éloigné de l’idéal bolivarien d’unité continentale, ou de « nuestra América », rêvée par Martí. L’identité latino-américaine paraît céder le pas à différentes identités territoriales. Si actuellement des pays comme l’Argentine se plaisent à traiter parfois la question identitaire sur un mode parodique (citons à cet effet Cenicienta no escarmienta de Guillermo Saavedra (21)), beaucoup d’autres Nations considèrent toujours cette thématique comme primordiale. Celle-ci requiert donc un traitement sérieux. A Cuba par exemple, île où la spécificité nationale semble souvent menacée, Dora Alonso fait toujours preuve d’une « cubanía raigal (22) » affirmée dans ses ouvrages pour enfants. Lara Ríos maintient le même souci de défense identitaire, en mettant en scène les traditions indigènes de Costa Rica dans son roman Mo, publié en 1992. Il en va de même de la Salvadorienne Claudia Lars, en poésie, de la Cubaine Mirta Aguirre, ou, dans une certaine mesure, de Jairo Aníbal Niño qui intègre la géographie et la faune colombienne dans La alegría de querer (publié en 1986)…
Une autre tendance à souligner est celle de la prise de liberté toujours plus affirmée par rapport aux normes –les valeurs morales, les tabous comme la mort, le divorce–. On peut songer ici au théâtre de marionnettes de Javier Villafañe et surtout à l’œuvre de María Elena Walsh. Cette dernière tente réellement de dépasser les carcans habituels de la littérature pour enfants. Elle dénonce des problèmes sociaux, mais elle se joue aussi d’une convention bien plus sacrée : celle du langage. Du nonsense aux inventions de mots, la logique habituelle est mise en déroute. Les chansons de Tutú Marambá en sont une bonne illustration.
Nous voyons donc que la littérature de jeunesse s’est définie très progressivement. De simples textes accessibles aux enfants, nous parvenons finalement à une véritable mobilisation des ressources offertes par une littérature qui s’adresse directement au jeune lecteur. L’enfant est en effet le citoyen de demain : il mérite donc une grande attention. Les auteurs qui en ont eu conscience, depuis le XIXe siècle, ont cherché à former son identité –nationale ou hispano-américaine-, et son sens des valeurs. Ils tentent, selon leurs projets, de le faire correspondre à un modèle national établi, ou à exercer son esprit critique. Nous l’avons vu, il n’est pas anodin que tous les thèmes caractéristiques des différentes époques traversées se retrouvent de façon directe ou imagée dans les livres destinés à la jeunesse. Un enjeu capital se dessine dès lors au sein même de cette littérature trop longtemps considérée comme mineure.
Notes
1 - Fernando Aínsa, Identidad cultural de Iberoamérica en su narrativa, Madrid, Gredos, 1986
2 - Marc Soriano, Guide littérature pour la jeunesse, Paris, Flammarion, 1975, p.187
3 - Nous adoptons le terme défendu par Marc Soriano dans son Guide de la littérature pour la jeunesse (op.cit.). Il explique que l’enfance est une vaste période comprenant différentes phases, mais qu’il n’est « pas absurde de considérer ces diverse étapes comme un ensemble » et de parler de littérature de jeunesse. « Le dénominateur commun, ici, me semble être la volonté d’insertion dans la société, qu’elle apparaisse sous forme de hâte de grandir, de volonté de connaître ou de goût pour l’aventure, autre manifestation du besoin d’expérience » (p.187). Mais en traitant cette question de terminologie, il remarque que l’expression « littérature enfantine » n’est pas la plus adaptée, car un jugement de valeur dépréciatif lui est souvent associé : on l’assimile à l’idée de puérilité. « De surcroît, le mot "enfance" reste imprécis dans le temps. Il désigne aussi bien la première enfance que les stades qui la prolongent. Le terme de jeunesse est certainement préférable car il désigne l’ensemble des classes d’âge qui traverse un être en formation. C’est pourquoi c’est la seule [expression] […] qui convienne à la fois aux albums et aux livres d’adolescents, à la littérature "octroyée" par les adultes et à la littérature "dérobée" par les enfants eux-mêmes. » Cette dernière précision le fait adopter le concept de « littérature de jeunesse » comme concept général et non celui de « littérature pour la jeunesse » car ce dernier ne comprend qu’un pourcentage de la littérature lue par le jeune public : « celle que les adultes préparent à l’intention des enfants, excluant leurs choix spontanés » (p.15)
4 - Selon le terme de María Adelia Díaz Ronner. Voir son article : « Literatura infantil : de “menor” a “mayor” », in Noé Jitrik, Historia crítica de la literatura argentina, tome XI dirigé par Elsa Drucaroff, La narración gana la partida, p.511, Buenos Aires, Emecé, 2000.
5 - Voir à ce sujet l’ouvrage de Giuseppe Bellini, Nueva historia de la literatura hispanoamericana, Madrid, Castalli, 2007, p.21-48
6 - A titre d’exemple, on peut se rapporter au Cancionero tradicional de América. Voir Mercedes díaz Roig, Cancionero tradicional de América, México, El Colegio de México, 1990
7 - Voir Carmen Bravo-villasante, Historia y antología de literatura infantil iberoamericana, Madrid, Everest, 1989, p.16
8 - Voir Giuseppe Bellini, (op.cit.), p.158
9 - Voir Carmen Bravo-Villasante, (op.cit.), p.203
10 - Dans La Memoria sobre educación común (de 1856) notamment.
11 - Dans La vida de Dominguito, nous retrouvons toute sa didactique de la lecture et de l’écriture. Il propose une méthode claire, presque attrayante oserons-nous dire, pour l’enfant. Citons le passage suivant, révélateur de sa démarche : « La acción, la mímica, el gesto entran por mucho para mantener la atención del niño. Se enseña a juntar las letras razonando un sonido, apegando los labios m m m, y diciendo abra la boca con a; al fin entiende y día más ya sabe leer. Dígale f f f f con i y le dirá fí. Pero es preciso conocer sus letras bien por la figura, que no se confundan las parecidas, que la s sea una culebra, aunque mire a la izquierda siempre será s.
d. palo alto atrás de o.
p. bastón adelante de o.
q. o de palo bajo o con bastón atrás
s. una culebrita descripta con el dedo en el aire.
r. con un puntito en el hombro, señalándose dos o tres veces en el hombro ».
12 - Ibid., p.128
13 - Voir Giuseppe Bellini, (op.cit.), p.455
14 - Voir Carmen Bravo-Villasante, (op.cit.), p.129
15 - Ibid, p130
16 - José, martí, La Edad de Oro, dans : Obras completas, volume XVIII, La Havane, 1975 , p.301
17 - Citée par Alfonso Calderón, dans « Gabriela Mistral, Lengua y estilo », version numérisée consultable sur http://www.memoriachilena.cl/archivos2/pdfs/MC0013338.pdf , page consultée le 01 décembre 2010
18 - Ibid.
19 - Ibid.
20 - Cité par Carmen Bravo-Villasante, (op.cit.), p.136
21 - Dans cet album, l’auteur revisite le conte de « Hansel et Gretel » : les deux enfants mangent des empanadas dans le quartier porteño de Villa Urquiza.
22 - Selon Ramón Luis Herrera Rojas, « La literatura infantil y juvenil en la escuela. Potencialidades par ala educación estética, ética, cívica y ambiental », http://mediateca.rimed.cu/media/document/1140.pdf, page consultée le 03 janvier 2011.
Voir la sitographie LIJ d'Eugenia Auzas-Mota sur La Clé des Langues
Pour citer cette ressource :
Mélanie Sadler, Prenez au sérieux le Petit Poucet ! La littérature de jeunesse et la formation des Nations en Amérique latine, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mai 2012. Consulté le 05/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/litterature/litterature-latino-americaine/auteurs-contemporains/prenez-au-serieux-le-petit-poucet-la-litterature-de-jeunesse-et-la-formation-des-nations-en-amerique-latine