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Le fonctionnalisme ou comment traduire par le dialogue ?

Par Kévin Chanut-Chaize : Mastérant en LLCER - Université Jean Monnet de Saint-Étienne
Publié par Elodie Pietriga le 30/05/2025

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[Article] Cet article met en évidence ce qui fait que le fonctionnalisme est pertinent de nos jours afin que les traducteurs et traductrices spécialisés mènent à bien un processus de traduction favorisant la réalisation d’un véritable dialogue. Cette théorie de la traduction suggère que la traduction est un dialogue entre un texte source et un texte cible qui est considéré comme étant le plus important. En effet, le fonctionnalisme établit le fait qu’un acte de traduction se caractérise par l’usage que l’on va faire du texte cible. Pour réaliser une traduction fonctionnaliste, qui permettra de produire un texte au plus près des attentes et de la capacité de compréhension du public cible, il faut prendre en compte les défis du texte source en analysant la charge culturelle, lexicale et terminologique en jeu.

Introduction|

Dans un monde globalisé, la traduction est devenue un outil du quotidien pour certaines professions. Bien qu’elle ait toujours existé, elle est depuis quelques décennies de plus en plus étudiée, à travers plusieurs théories de la traduction, dont le fonctionnalisme, un courant qui a émergé dans les années 1970 avec le travail des linguistes allemands Katharina Reiß et Hans Vermeer. Cet article se propose de souligner la pertinence conceptuelle de cette théorie afin d’améliorer le processus de traduction spécialisée. Fort de cette base théorique nous souhaitons en effet proposer des exemples d’applications professionnelles de ce courant dans le but de donner à voir comment il s’articule. Cela permettra de donner des pistes de réflexion afin de mener à bien un processus de translation réussi et de favoriser de ce fait le dialogue défendu, comme nous le verrons, par le fonctionnalisme. Nous nous poserons donc les questions suivantes : Qu’est-ce que le fonctionnalisme ? En quoi ce courant peut-il aider à la traduction de divers documents ? Quelles implications sociologiques peut-il avoir ? Et enfin, comment traduire par le dialogue ?

De ce fait, dans un premier temps nous nous concentrerons sur ce qu’est le fonctionnalisme mettant ainsi à jour une méthodologie qui permette d’optimiser la qualité générale d’une traduction. Nous poursuivrons et conclurons en décrivant une succession de six défis de traduction liés aux textes juridiques qui se révèlent pertinents pour l’exemplification des domaines sur lesquels peut se concentrer le fonctionnalisme, dans la mesure où cette théorie nous aide à mieux traduire.

I. Le fonctionnalisme : définition et application

Commençons par donner une définition de ce que nous entendons par traduction fonctionnaliste. Le fonctionnalisme est un courant traductologique allemand, basé sur la théorie du « skopos », mot grec signifiant « finalité », qui suggère que la traduction est un dialogue entre un texte source et un texte cible. De plus, ce courant considère que le plus important est le texte cible, un acte de traduction se caractérisant par l’usage que l’on va faire de cette dernière.

Dans le contexte de la traduction à visée professionnelle, il est important de se concentrer sur la commande de traduction. Celle-ci nous donne des informations très importantes sur le texte source, mais aussi sur le contexte de réception du texte cible. Pour réaliser une traduction fonctionnaliste, il faut prendre en compte ce qui dans le texte source pourrait poser un problème en analysant la charge culturelle, lexicale et terminologique qui pourrait constituer un obstacle à la traduction. Il faut donc prêter attention à la culture cible et à la personne qui recevra ce texte, ainsi qu’aux diverses caractéristiques du destinataire afin de connaître le contexte et de prendre les meilleures décisions possibles.

Le fonctionnalisme a plusieurs domaines d’application. Ce travail s’appuie notamment sur l’expérience de la traduction juridique de documents d’état civil. Mais, comme il s’agit d’un courant traductologique, il peut s’appliquer à tous les types de traduction. Il convient aussi de mentionner le fait que depuis plusieurs années c’est une façon de penser qui a notamment été appliquée à la pédagogie au niveau universitaire afin de former les professionnels et professionnelles de la traduction. En effet, le fonctionnalisme constitue une potentielle grille de lecture d’un texte à traduire mais aussi un appareil critique à utiliser pour évaluer une traduction et se concentrer sur les défis de traduction à résoudre. C’est donc un courant flexible qui permet de s’adapter à plusieurs niveaux de lecture.

La théorie du « skopos » considérant le destinataire comme l’un des principaux acteurs d’une mission de traduction, il est intéressant de décrire ce destinataire en amont dans le but de mieux appréhender les problèmes que cela engendrera.

Dans le cadre de la traduction juridique, il s’agit de personnes qui voyagent ou qui ont un intérêt pour le voyage, car la traduction de documents d’état civil peut faire partie du processus de préparation d’un voyage. Dans le cas plus particulier des actes de naissance, il s’agit très souvent de personnes qui ont besoin de collecter des documents pour des démarches administratives. Ces démarches peuvent être dues au décès d’une personne, à une demande d’obtention de la nationalité d’un autre pays ou encore à un processus d’immigration ou d’émigration. Dans de nombreux cas, il s’agit également de clients qui ont grandi dans un environnement multiculturel et multilingue pour des raisons socioculturelles. Par conséquent, au vu de la teneur, de la provenance et du contenu des documents, nous pouvons déjà pressentir que le vocabulaire dont le client aurait besoin sera formel et que le champ lexical sera juridique. Ce premier diagnostic permet de dégager une tendance qu’il conviendra de vérifier par la suite, mais aussi de compiler des informations qui seront utiles à la traduction. Si l’on se réfère à la théorie de Christiane Nord, il est possible de réaliser un tableau dans lequel l’on peut indiquer une grande variété d’informations dont le traducteur peut avoir besoin Christiane Nord (2009, 209-243). De ce fait, l’acte de traduction en lui-même n’est pas l’élément le plus important, il s’inscrit pleinement dans un processus, un dialogue.

Lors de la traduction d’un document, effectuer une analyse préalable du texte source est extrêmement important, c’est même une étape incontournable. Un outil conçu par la traductrice allemande Christiane Nord, utilisé, à notre connaissance, de façon encore assez peu systématique en France mais beaucoup plus en Espagne, aide justement à la bonne réalisation de cette étape. Il s’agit d’un tableau qui permet de se poser des questions utiles lors de la traduction d’un texte pour identifier le public cible. Ce « tableau de Nord » permet de rendre l’identification précise du destinataire et des enjeux du texte cible la plus rapide et la plus naturelle possible. L’avantage de cet outil est qu’il a été aussi conçu dans un but pédagogique et qu’il est donc facile à prendre en main. On peut par exemple le modifier et créer des catégories spéciales pour la réalisation d’un projet particulier. Il est donc tout à fait valable de créer des sous-catégories permettant une meilleure analyse du texte source si le traducteur le souhaite. De plus, l’utilisation de ce tableau permet d’acquérir des automatismes utiles dans le processus d’évaluation d’un travail de traduction.

FACTEURS EXTRATEXTUELS

 

Texte Source

Texte Cible

Stratégies de Traduction

Émetteur

     

Intention

     

Récepteur :

Groupe d’âge

Niveau socioculturel

Genre

     

Lieu de réalisation

Lieu de lecture

     

Moment de réalisation

Moment de lecture

     

Canal

     

Motivation (par rapport au moment de la réalisation)

     

Fonction

     

FACTEURS INTRATEXTUELS

 

Texte Source

Texte Cible

Stratégies de Traduction

Contenu

     

Genre et composition textuelle

     

Éléments non-verbaux

     

Lexique

     

Syntaxe

     

Figures de style

     

Registre :

- Champs

- Mode

- Teneur/Ton

     

Effet

     

Présuppositions

     

 

Nous avons évoqué précédemment l’idée de dialogue qui est au cœur de la tradition fonctionnaliste. Ce terme évoque le dialogue entre un texte cible et un texte source et met aussi en évidence le fait qu’il s’agit d’un dialogue avec le commanditaire de la traduction qui interagit avec le traducteur. Par conséquent, la traduction fonctionnaliste devient un dialogue entre plusieurs voix et plusieurs personnes qui ont un impact sur le processus de traduction : c’est un dialogue entre une personne qui rédige un texte pour une autre personne qui le fera traduire par un traducteur. Dès lors, nous pouvons créer une ligne directe entre le texte cible et la personne qui commande la traduction, en utilisant différents points d’arrêt comme une trajectoire qui n’est pas nécessairement linéaire mais qui relie plusieurs personnes. Dans le cas de la traduction juridique c’est encore plus vrai, dans la mesure où l’on traite avec des documents qui mentionnent plusieurs acteurs et où chacun joue un rôle important. En général, souvent les noms des parents, de l’officier d’état civil et de l’enfant sont mentionnés, auxquels s’ajoutent parfois des témoins ou des grands-parents. Le traducteur est en quelque sorte le destinataire de toutes les informations fournies sur la vie de plusieurs personnes.

Il est essentiel de connaître les éléments du texte source qui peuvent poser un problème de traduction et obliger le traducteur à faire certains choix afin de respecter les besoins du destinataire. On peut donc définir des domaines tels que l’environnement socioprofessionnel, la culture source ou encore des éléments liés au genre et à l’« ethnicité ». C’est sur ces derniers éléments que nous nous proposons de nous concentrer. En effet, afin de démontrer la pertinence du fonctionnalisme il apparaît indispensable de montrer comment il peut aider à régler des problèmes qui se révèlent actuels.

II. Traduire le genre dans une perspective fonctionnaliste

Compte tenu de l’approche fonctionnaliste de ce travail, nous nous efforcerons dans un premier temps de mettre en évidence les raisons pour lesquelles il est important de prendre en compte le genre dans une traduction. Par ailleurs, nous aimerions mettre en évidence certains mots qui peuvent poser un problème de traduction lié au genre lors de la traduction de documents juridiques, afin de proposer des solutions pratiques. Pour ce faire, nous présenterons quatre termes problématiques, avant de proposer de potentielles solutions pour leur traduction. Notons que les dictionnaires de référence utilisés dans le cadre de cette étude sont : le dictionnaire Le Robert, celui de l’Académie Royale Espagnole (RAE) et le dictionnaire de l’université de Cambridge.

Il nous semble que, pour mener une analyse fonctionnaliste de la traduction de documents juridiques, il est nécessaire de prendre en compte le fait que le genre est un concept social. C’est ce qu’a fait la sociologue américaine Raewyn Connell qui, après plusieurs études, a défini le genre comme un processus de socialisation qui touche tous les domaines de la société humaine Christiane Nord (2009, 209-243). Lorsque l’on travaille avec des documents provenant d’un large éventail de pays, d’époques et de langues, il convient de reconnaître les domaines qui peuvent poser problème.

L’article 57 du Code civil français dresse la liste des mentions devant figurer sur l’acte de naissance. Le quatrième élément est le sexe du nouveau-né, une position qui souligne l’importance du sexe biologique, et par extension du genre supposé, dans ce type de document. Par conséquent, lors de la traduction d’un acte de naissance, un traducteur professionnel doit être attentif à la manière dont cette information est traduite. Cependant, la mention du sexe du nouveau-né n’est pas le seul problème de traduction lié au genre dans un acte de naissance. En effet, en tant que langues romanes, l’espagnol et le français sont des langues fortement impactées par le genre grammatical, qui influence la manière dont elles sont écrites. Dans son article « On Sexism in Language and Language Change - The Case of Peninsular Spanish », la professeure Benedicta Adokarley Lomotey souligne le fait que « la RAE insiste sur la valeur générique du genre masculin », ce qui est également le cas en français, et nous verrons que cette convention entraîne des difficultés de traduction.

La confrontation de cette convention avec l’usage courant et quotidien de la langue crée des défis de traduction. Ladite confrontation nous amène à choisir de lutter ou non contre les préjugés et à nous placer au niveau des mentalités de notre époque. La traduction devient ainsi un acte politique, dans le sens d’acte qui s’inscrit au sein d’une société construite, organisée.

En outre, comme nous l’avons déjà vu avec le fonctionnalisme, il est essentiel de se poser la question de savoir qui recevra la traduction finale. Ainsi, dans le cas présent, il est possible que la traduction envisagée soit demandée, dans le contexte actuel, par une clientèle au fait de ce genre de problématiques. Cependant, même si dans notre société l’on constate de plus en plus d’initiatives qui visent à défendre un langage inclusif et neutre qui nous permettrait de parler de la manière la moins discriminatoire possible, le commanditaire de la traduction peut se montrer réfractaire à des suggestions plutôt neutres. Malgré cela, en tant que linguistes et traducteurs, il est essentiel de tenir compte de cet aspect sociologique et linguistique au moment de fournir une traduction à un commanditaire.

·Le binôme « varón y hembra »

Le binôme « varón y hembra » est un couple de mots qu’il nous semble intéressant d’aborder. En effet, bien qu’en anglais la traduction littérale « male and female » soit la plus appropriée, en français il faut être prudent car « mâle et femelle » sont des mots utilisés pour se référer aux animaux. La RAE précise qu’il en va de même en espagnol, clarifiant que dans le domaine juridique espagnol, les mots sont acceptés, car en coordonnant les deux termes, toute connotation animale est perdue. Cependant, dans le cas d’une traduction en espagnol, le traducteur doit tenir compte de la forme d’espagnol à utiliser. En effet, la combinaison « varón y hembra » n’est pas la norme dans toutes les modalités linguistiques de l’espagnol. Ainsi, en Argentine, on utilise « masculino y femenino », ce qui souligne à nouveau l’importance du destinataire, car dans ce cas, il ne s’agit pas entièrement d’une question de langage inclusif, mais de langue. Même si, dans ce contexte, la traduction française serait la même quelle que soit la modalité linguistique, cette différence nous permet à nouveau d’apprécier les différences qui peuvent exister et le fait que, selon les textes parallèles, le traducteur devra prendre certaines décisions et utiliser certains mots, en fonction du public cible, du public source et de la région linguistique avec laquelle il travaille. Une approche fonctionnaliste permet donc ici de ne pas traduire directement ce binôme linguistique sans s’être posé en amont la question de la réception du document. Cela met en évidence le fait que les différences de variantes linguistiques peuvent se révéler être un véritable défi nous poussant à faire un diagnostic préalable de la situation. Ce dernier peut être réalisé grâce aux outils fonctionnalistes.

·Le mot « housewife »

Le deuxième exemple choisi pour représenter les défis de la traduction dans le domaine du genre est le mot anglais « housewife ». Plusieurs traductions de ce terme et plusieurs équivalents apparaissent : ainsi, en espagnol, « ama de casa », « profesión sus labores », « en su hogar », « de oficios del hogar ». Il faut toutefois souligner que ces termes ont des significations sémantiques différentes et que certains mots sont de moins en moins utilisés. Dans le cadre d’une traduction actuelle, nous considérons que le terme le plus récent doit être utilisé car les professionnels de la traduction ne travaillent pas dans une perspective de reproduction historique. Cet exemple permet de mettre en évidence le fait que, pour un même mot en anglais, il peut y avoir différentes traductions ; ainsi, si le Robert fait la distinction entre « ménagère » et « femme au foyer », la RAE ne donne pas une définition aussi tranchée qui permettrait de choisir entre « profesión sus labores » et « ama de casa ». Pour la langue française, il est déconseillé d’utiliser la formule « sans profession » car elle suggère que la femme est inactive, ce qui ne représente pas bien la réalité des personnes concernées. Dans un podcast de France Culture, Manuela Martini, professeure d’histoire contemporaine à l’université Lyon 2, reprend cette situation et à recours au terme, créé par d’autres chercheurs et chercheuses avant elle, de « travail invisible » pour caractériser la vie de ces femmes. Nous tenons également à rappeler que, dans cette partie, nous n’avons pas traité des hommes, bien que ces mots puissent également être utilisés pour eux. En effet, en anglais, il existe l’équivalent « househusband » et en espagnol, la locution « amo de casa » serait parfaitement compréhensible.

Cet exemple permet ici de montrer un cas où l’usage du tableau de Nord serait particulièrement pertinent. En effet, cette analyse préalable permet de faciliter le processus de traduction comme nous l’avons déjà mentionné plus tôt. Dès lors, il s’agirait ici de bien trier les informations collectées après un processus de lecture de textes parallèles, c’est-à-dire de textes qui présentent des caractéristiques similaires à celui que l’on traduit. Il est par exemple possible de consulter des bases de données accessibles en ligne ou, dans le cas d’une traduction professionnelle, de dialoguer avec le client ou la cliente afin de voir les termes qui lui semblent le mieux convenir à sa situation en menant à bien une sélection parmi une liste préétablie.

·Le concept de « padres »

Le dernier concept sémantique que nous souhaitons aborder est celui de « los padres ». En effet, les mots « padre » et « madre » ont un sens très lié au genre. Dans ce cas, la simple traduction de ces deux termes ne pose pas de problème de traduction et ne nécessite pas non plus l’utilisation de stratégies de traduction complexes, puisqu’ils ont des équivalents compris par tous les locuteurs. Cependant, nous voudrions profiter de cette partie pour proposer une autre solution que les mentions traditionnelles de « père » et « mère » telles qu’elles sont faites habituellement. Ainsi, comme l’ont proposé plusieurs membres de l’Assemblée nationale française avec un amendement concernant l’utilisation des mots « père » et « mère » nous pourrions envisager d’utiliser « parent 1 » et « parent 2 » dans une traduction. Cela conduirait à une traduction plus inclusive et dans le cas d’un couple de même sexe, cela pourrait être une bonne solution pour transcrire la réalité. Cependant, une telle idée ne semble viable et réalisable que dans un contexte anglophone ou francophone, car en espagnol, l’équivalent de « parent » est « padre ». De plus, il peut être intéressant d’étendre les propositions de traduction aux grands-parents qui sont mentionnés dans plusieurs documents juridiques, en général un grand-parent est caractérisé comme étant « el padre de la madre » par exemple. Ainsi, l’utilisation du terme « parent » comme équivalent générique permettrait de créer une liste de combinaisons pour désigner n’importe quel membre de la famille. Cette focalisation sur le genre permet d’apprécier l’influence que ce concept sociologique peut exercer sur les documents d’état civil. De plus, les apports fonctionnalistes permettent une autre lecture de ce concept. En effet, le genre influence tous les domaines de la vie quotidienne et nous avons pu constater qu’il en était de même pour les documents juridiques. De ce fait, le fonctionnalisme poussant justement à se poser la question de la réception de la traduction, nous sommes conduits à réfléchir à de nouvelles solutions de traduction et à prendre en compte l’aspect sociologique des concepts auxquels nous avons affaire.

Les différents exemples que nous avons utilisés nous ont permis de mettre en évidence la charge lexicale et terminologique que peuvent avoir les mots, les groupes syntaxiques ou les concepts, et nous nous sommes efforcé de décrire les différentes solutions auxquelles un traducteur peut avoir recours lorsqu’il traduit un texte dans des termes fortement influencés par le genre. Cependant, le genre n’est pas la seule source de difficultés de traduction dans un texte. En effet, d’autres éléments socioculturels peuvent influencer les choix qu’un traducteur fera pour réaliser la traduction la plus appropriée possible. L’un de ces éléments est la race.

III. Traduire la race dans une perspective fonctionnaliste

Lorsque l’on évoque le mot « race », on se réfère ici au concept sociologique de ce mot. Dans un article intitulé « Race, Ethnicity, and Technologies of Belonging », Peter Wade (2014, 587‑596) souligne que ce qui « maintient la famille des concepts raciaux ensemble [sont] des faits historiques et géographiques spécifiques » et c’est précisément ce qui nous intéresse. La race n’est pas seulement une question terminologique, mais une question sociale et politique. Au sein de l’opinion publique espagnole coexistent des croyances différentes sur la race, parce qu’elle est directement liée au racisme, par exemple. Le sens du mot race dans nos sociétés européennes est négatif. Cela nous amène à prendre des précautions lorsque nous l’étudions, mais cela en fait également un sujet d’étude très enrichissant. Nous sommes conscient qu’il s’agit d’un sujet qui englobe de nombreux concepts et qu’il a une influence sur plusieurs domaines que nous n’avons pas l’intention d’aborder dans ce document ; nous nous concentrerons uniquement sur l’aspect traductologique du concept de race.

Dans le Robert français, nous voyons que la première définition et acception sémantique du mot « race » a trait à la généalogie : « Famille illustre, considérée dans sa continuité » ((CAMBRIDGE DICTIONNARY. (s. d.). « Race ». En ligne : Lien vers l’entrée. [Consulté le 01/03/2025].)). Dans le dictionnaire de la RAE, nous pouvons voir que le mot « raza » se réfère également au passé familial d’une personne : « Casta o calidad del origen o linaje » ((ACADEMIE ROYALE ESPAGNOLE. 2025. « Raza ». In Diccionario de la lengua española, 23ème. En ligne : Lien vers l’entrée. [Consulté le 01/03/2025].)). Cependant, si l’on se réfère au dictionnaire de Cambridge, le mot « race » est cette fois-ci utilisé pour désigner un groupe d’humains ((CAMBRIDGE DICTIONNARY. (s. d.). « Race ». En ligne : Lien vers l’entrée. [Consulté le 01/03/2025].)). Si l’on parle de synonymes et d’autres façons de se référer à la race dans le sens de « race humaine », la RAE préfère le terme « género humano » et non « raza humana » par exemple. Par ailleurs, si l’on s’intéresse à d’autres synonymes utilisés, et qui peuvent éventuellement nous aider plus tard dans la traduction, on constate que dans les dictionnaires il est question d’ethnie, de lignée, mais cela ne donne parfois pas une bonne idée de la réalité du concept de race. En effet, comme le souligne Peter Wade, le concept de race n’est pas seulement fondé sur des caractéristiques ethniques ou héréditaires.

Le terme « race » est un terme éminemment politique car il est lié à la colonisation et aux populations autochtones. Pensons par exemple aux différents gouvernements d’Amérique latine et aux politiques d’intégration sociale des peuples autochtones qui y ont été mises en œuvre. À titre d’illustration, l’on peut s’appuyer sur les travaux de l’Organisation Internationale du Travail qui se consacre depuis plusieurs années à l’élaboration de lois et à la mise en œuvre de politiques publiques en faveur des peuples autochtones et tribaux, signalant par exemple qu’il faut promouvoir le multiculturalisme et le multilinguisme dans les régions comptant des membres de peuples des origines afin de faire perdurer leurs cultures ((DHIR, Rishabh Kumar. CATTANEO, Umberto. CABRERA ORMAZA, Maria Victoria, CORONADO, Hernan. OELZ Martin. 2019. Aplicación del Convenio sobre pueblos indígenas y tribales núm. 169 de la OIT: hacia un futuro inclusivo, sostenible y justo. Genève : OIT.)).

·Traduction fonctionnaliste et postcoloniale

La traduction du mot « race » est liée à la traduction de ce qui est « racial ». Cet adjectif vient en effet de ce mot, mais il nous permet d’élargir l’objet de cette étude et d’aborder d’autres questions. Citons, par exemple, ce que l’on appelle la traduction post-coloniale. C’est un concept dont parle la traductrice littéraire Tana Oshima dans un article pour la revue Vasos Comunicantes | Revista de ACE Traductores paru en 2023. Elle y évoque l’importance de la traduction postcoloniale et de la traduction dans le respect de la culture d’origine du texte. La traduction postcoloniale est le fait de « traducir una cultura y no únicamente su lengua; y […] hacer esto respetando al máximo los rasgos de dicha cultura, que es aquella a la que pertenece el autor.» (Oshima, 2023). Ce respect apparaît comme fondamental dans la traduction d’un texte et entre dans la fonction de traduction. En tant que traductrice littéraire, il est évident qu’Oshima parle de questions plus littéraires et textuelles, mais il nous semble que cela peut également s’appliquer à la traduction de documents juridiques. En effet, étant émis par un organe administratif particulier, un document juridique est généralement lié à une nation spécifique et provient d’une (de) culture(s) spécifique(s). Il est important de nuancer en soulignant cependant que l’État est une organisation institutionnelle, qui ne respecte pas forcément l’existence de nations et de cultures spécifiques en son sein. L’on retiendra par exemple le cas de pays comme l’Équateur, le Chili ou encore la Bolivie pour lesquels, étant donné qu’ils sont habités par plusieurs « nations », il y a une différence entre État et Nation. Il est donc impossible d’oublier la signification culturelle d’un texte, qu’il soit juridique, littéraire ou touristique. De ce point de vue, il est essentiel de mener à bien un processus de décolonisation de la traduction, c’est-à-dire, même si cela peut sembler ambitieux pour la traduction juridique, d’essayer de traduire « haciendo que sea el lector de la lengua de destino quien se adapte a la obra, y no al revés » (Oshima, 2023) et de commencer à réfléchir à la manière dont nous traduisons certains mots, en nous concentrant dans ce cas sur les aspects microstructuraux et les différentes conséquences qu’ils peuvent avoir dans un texte.

·Le mot « race »

Tout d’abord, il convient de rappeler que, à l’instar de ce que nous avons indiqué dans la section sur le genre, nous nous appuyons ici sur la traduction d’actes de naissance. Il ne s’agit pas de traduire un texte contestataire ou militant, par exemple, pour lutter contre certaines formes de discrimination. Nous voulons nous occuper pour ce travail de la traduction de concepts liés à un certain type de document juridique. Comme nous l’avons déjà souligné, le mot « race » pourrait être traduit par « race » en anglais, mais il est vrai qu’il a des significations et des caractéristiques différentes selon le pays et la culture d’origine. Par exemple, il est très courant de trouver la mention « race » sur les actes de naissance aux États-Unis, ce qui n’est pas le cas en France ou en Espagne. C’est pourquoi, avant de proposer une traduction du terme, il convient d’être prudent. Ainsi, traduire le mot anglais « race » par « raza » en espagnol ne nous semble pas le plus approprié puisqu’il est connoté de manière très négative. Dans le cas d’une traduction de l’anglais, nous proposons donc différentes alternatives qui nous semblent mieux refléter la réalité et la perception du public hispanophone d’Espagne. En outre, il est important de souligner que dans les différentes cultures latino-américaines, il existe une relation légèrement différente avec la race, notamment parce que les identités nationales y sont parfois étroitement liées au métissage qui a pu se créer par le passé. Cela souligne une fois de plus la nature même du fonctionnalisme car la culture cible doit également être prise en compte, pour des raisons dialectales et culturelles. Comme proposition de traduction depuis l’espagnol, nous avons déjà mentionné plus haut le fait que la RAE considère le mot « raza » comme un synonyme de « linaje ». Cependant, cela ne nous semble pas être une traduction adéquate en espagnol du terme anglais « race », puisque nous considérons que pour les Anglophones la « race » est liée à l’ « éthnie » d’une personne. Aussi, à notre avis, pour traduire le mot anglais « race » il faut utiliser des termes comme « etnia » ou « grupo etnico » car il s’agit d’une « Comunidad humana definida por afinidades raciales, lingüísticas, culturales, etc. » ((ACADEMIE ROYALE ESPAGNOLE. 2025. « Etnia ». In Diccionario de la lengua española, 23ème. En ligne : Lien vers l’entrée. [Consulté le 01/03/2025].)) selon la RAE.

·Le cas du groupe sémantique « populations indigènes »

Ce qui nous intéresse dans ce groupe sémantique que l’on retrouve sur certains documents juridiques, c’est le fait qu’il s’agit des premières populations qui se trouvaient dans un lieu donné. Comme le suggèrent des appellations telles que « First Nations » ou « Native Americans » qui ne sont pas toujours appropriées puisqu’elles invisibilisent en partie la diversité des peuples en utilisant un terme générique, il s’agit des premières personnes à vivre et à se trouver sur le continent américain avant les vagues de colonisation par les colons européens. Après un travail de documentation sur ces populations, nous sommes arrivé à la conclusion qu’il serait extrêmement difficile de proposer une liste de traductions valables pour traduire les noms ou appellations des populations autochtones, tant elles sont multiples et diverses. Par exemple, la simple appellation de ces peuples peut donner lieu à des débats. En effet, même les personnes concernées ne sont pas toujours d’accord sur la terminologie à utiliser. Cependant, il nous semble que, dans ce cas, pour réaliser une bonne traduction, la manière avec laquelle le texte est approché est déterminante étant donné qu’elle conditionne en partie le traitement que l’on fera de ce dernier. La professeure Dorothy Kelly (2002, 9-20) développe ce qu’elle appelle la « compétence du traducteur », un ensemble de qualités qu’un traducteur doit posséder, parmi lesquelles se trouve la capacité à mener à bien des recherches. En effet, un traducteur doit être au courant des nouveaux développements et des documents et textes parallèles qui peuvent être utilisés pour traduire un texte. L’appartenance à une population autochtone est quelque chose d’intime pour un client et le traducteur doit avoir fait des recherches sur ces questions et sur la manière dont il peut répondre aux problèmes suggérés afin de rendre le processus de réalisation et de livraison de la mission aussi facile que possible. L’une des sources que le traducteur peut utiliser dans ce cas pour prendre la meilleure décision possible est de consulter la documentation émise par les gouvernements eux-mêmes. En effet, les gouvernements du Canada et de l’Australie, par exemple, États à forte composante autochtone, se sont déjà penchés sur la question et se sont engagés à proposer des solutions afin de mettre en œuvre des politiques d’égalité raciale. Par exemple, le gouvernement australien dispose déjà d’une page internet sur laquelle il compile les mots qui peuvent être utilisés pour désigner les peuples des origines. L’État du Canada étant bilingue, il dispose d’organes internes qui traduisent tout ; il y a des experts chargés de vérifier les traductions. Ainsi, dans le cas où un traducteur hispanophone aurait à traduire un document portant sur des peuples autochtones, il pourra s’appuyer sur les traductions déjà effectués par les États dont la langue officielle est proche de l’espagnol comme le français. Il s’agit en effet de langues qui présentent de fortes similitudes sémantiques et étymologiques. Autrement dit, lorsqu’il traduit un terme tel que « First Nations » en espagnol, le traducteur comprendra, en suivant les recommandations du Bureau de la traduction, que la traduction française « Premières Nations » est probablement la meilleure et qu’il est possible de se référer à ces peuples comme aux « Primeras Naciones ».

Les points soulignés tout au long de cette partie nous ont permis de réaliser un processus d’exemplification des termes qui peuvent être impactés par le concept sociologique de race. De plus, nous avons essayé de mettre en évidence la forte influence de l’origine culturelle d’une personne sur sa perception de ce concept. Cette étude et analyse fonctionnaliste nous a donc permis de promouvoir une utilisation sociologique du terme et un processus de décolonisation de la traduction de race comme mentionné ci-dessus. Le fonctionnalisme et son application nous amènent également à considérer l’influence que les différentes cultures peuvent avoir sur la traduction.

Conclusion

Adoptant la tradition traductologique du fonctionnalisme, qui se concentre sur l’analyse du texte source ainsi que sur son destinataire, qui est une des « voix » de la traduction, nous avons décidé de nous concentrer sur deux aspects du texte source susceptibles de poser des problèmes de traduction et de donner lieu à des réflexions intéressantes : le genre et la race. En effet, ces deux sujets sont riches d’un point de vue terminologique et présentent des défis potentiels intéressants en matière de traduction. De plus, étant des sujets d’actualité, ils nous ont permis de soulever des questions sociales, sémantiques et traductologiques. C’est à notre sens ici que s’intègre le fonctionnalisme puisque, avec le tableau de Nord par exemple, il permet d’analyser avec précisions les enjeux spécifiquement présents d’une traduction. Cela permet donc de dialoguer entre les différentes « voix » qui entourent une traduction pour mieux l’effectuer. De plus, l’intérêt de ce courant est le fait qu’il est applicable à la plupart des domaines de la traduction. Nous avons ainsi eu recours à des exemples relevant du domaine juridique mais l’on peut tout à fait étendre ces réflexions à d’autres domaines de la traduction, littéraire par exemple. Quelles implications sociologiques peut-il avoir ? Quelles conséquences dans le domaine plus spécifique de l’éducation ou dans celui, plus général, de la politique ? Ces questions sont selon nous centrales dans le processus de traduction puisqu’elles s’intègrent à une dynamique de dialogue entre traducteur et lecteur.

Notes

Bibliographie indicative

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Pour citer cette ressource :

Kévin Chanut-Chaize, Le fonctionnalisme ou comment traduire par le dialogue ?, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mai 2025. Consulté le 03/06/2025. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/langue/traduction/le-fonctionnalisme-ou-comment-traduire-par-le-dialogue