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L'enseignement de la version originale

Par Loreto Casado : Professeure Titulaire - Université du Pays Basque
Publié par Christine Bini le 23/03/2010

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Cette communication présente la pratique de la traduction dans sa modalité du sous-titrage et aborde la sensibilisation à la version originale comme moyen d'apprentissage de la langue étrangère en intégrant également l'analyse filmique.

 

Résumé

L'enseignement de la version originale cinématographique s'inscrit dans le cadre de la didactique de la traduction audiovisuelle. Cette communication présente la pratique de la traduction dans sa modalité du sous-titrage et aborde la sensibilisation à la version originale comme moyen d'apprentissage de la langue étrangère en intégrant également l'analyse filmique. Au cinéma, la voix et la langue, directement liées à l'image et au son, seront observées comme moyens d'expression qui déterminent l'activité de traduction selon des critères linguistiques dictés par la perception visuelle et auditive, comme l'écoute et le rythme. Il s'agira de commenter dans une perspective contrastive des séquences de films espagnols et français qui présentent un intérêt particulier en ce qui concerne l'utilisation de la voix et de la langue afin de tirer des conclusions qui nous permettent de reconnaître dans l'option du sous-titrage un moyen d'approcher l'œuvre artistique à travers la langue qu'elle parle et de retenir dans cette approche des nouvelles perspectives de réflexion sur la traduction et le langage.  

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Article

La version originale cinématographique est un espace privilégié pour observer le fonctionnement d'une langue et de son support culturel. La discipline qui la travaille, la traduction audiovisuelle, occupe, cependant, une place très restreinte dans les études universitaires de Traduction et Interprétation. Cette communication voudrait attirer l'attention sur ce fait et montrer que la version originale, dans sa spécificité en tant que produit socio- culturel représente un vaste domaine pour explorer la relation entre les langues et les cultures. La traduction de la version originale suppose une transversalité de savoirs, son exercice est de caractère multidisciplinaire. Elle sollicite en particulier l'apport du cinéma, art de l'image et du son et les formes d'analyse qui lui sont propres, exigeant le dépassement d'une approche purement linguistique, exigeant l'intégration de mécanismes de connaissance de l'ordre de la perception. Les problèmes de la traduction audiovisuelle ne sont pas déterminés uniquement pas l'équivalence des langues. Ils sont liés à des problèmes techniques, à des problèmes d'utilisation de la voix et à l'impact de celle-ci sur le film et sur la perception et la réception du film. C'est pourquoi, une réflexion sur la version originale en tant que réalisation orale est nécessaire. Elle permettra de reconnaître dans cette réalisation orale à travers la voix une invitation à considérer la langue en tant que discours, réalisation du langage et de l'oralité d'une culture, et l’on reliera cette notion d'oralité non seulement au registre du langage parlé, ce que l'on identifie à culture non écrite, mais aussi à l'expression de tout ce que comporte une culture: son historicité, sa composante sociale, psychologique, imaginaire et politique. Ainsi, à partir de ces données, l'enseignement des langues et de la traduction à l'université peut ouvrir de nouvelles perspectives à une formation qui est loin d'être adaptée à la dimension plurilingue et multiculturelle de la société du vingt-et-unième siècle.

Je commencerai mon travail en signalant par quelques exemples comment une langue dans sa relation à l'autre est indissociable de la voix qui la porte et que cette voix transmet une culture. Dans cette communication, il ne s'agira bien sûr que d'une sensibilisation à cette évidence.

Le premier exemple est une séquence du film d'André Resnais, Hisroshima mon amour, film basé sur la relation amoureuse entre deux êtres aux cultures très éloignées : un récit de la communication entre une infirmière française et un architecte japonais. Ce film de 1959 est défini comme un chef-d’œuvre par sa manière géniale d'associer l'image et le son. Les dialogues sont de Marguerite Duras, écrivain et cinéaste elle-même. La voix de l'actrice Emmanuèle Riva, avec sa diction nette et lente, donne une subjectivité et une personnalité à chaque mot du personnage féminin. Le son, la voix ici, passe en premier, marque le rythme du film, lui donne son sens. C'est la voix d'une femme qui affirme ce qu'elle a vu à Hiroshima, qui questionne Hiroshima.

Quant au personnage masculin, il est très différent de l'écouter dans la version originale, avec l'accent japonais, et de placer son discours dans la version doublée. Celle-ci efface la différence entre les langues, entraînant l'appauvrissement des rapports, si bien caractérisés dans la version originale. La différence de langue et de culture est aussi le sujet du film. Nous écoutons les deux personnages, la femme qui est surprise de la langue française chez son amant japonais, celui-ci qui avoue ne pas se rendre compte qu'elle ne parle pas le japonais, tant il leur semble regarder le monde «dans le même sens». Ce dialogue, traduit pour le doublage, oblige à remplacer l'allusion au français, dont il est question, par «ma langue», étant donné que nous écoutons le japonais parler en espagnol. C'est ne tenir compte, dans la traduction, que d’une adaptation linguistique qui sépare la forme du sens et qui n'a pas de conséquences pour la compréhension de celui-ci. Mais le sens est aussi dans la forme. La langue doublée entraîne une réduction du personnage, qui devient, par sa voix d'acteur de doublage, une voix standard : personne.

Le deuxième exemple est un extrait du film La leyenda del tiempo (2006) de Isaki Lacuesta. Il aborde aussi comme sujet le dialogue entre les langues et les cultures. Il retrace l'histoire d'une japonaise fascinée par le flamenco et particulièrement par le chant de Camarón de la Isla. Elle décide de s'installer en Espagne pour apprendre à chanter comme ce dernier. On pourrait être surpris par la naïveté du propos. Cependant, la beauté du film réside justement dans la crédibilité que cette jeune fille transmet, le respect avec lequel le réalisateur approche son rêve. La séquence choisie montre la fille japonaise, qui cherche un professeur, lors d'un entretien avec celui qui est censé pouvoir l'aider, et qui se révèle être le frère de Camarón sans qu'elle le sache. Cette séquence, en version originale uniquement, est une invitation à écouter et à regarder les deux personnages parler en espagnol, deux formes d'espagnol, l'espagnol parlé d'un cantaor, l'espagnol balbutiant de la japonaise. Difficilement une traduction doublée de ce dialogue pourrait rendre la force de cette rencontre, la singularité de deux attitudes, l'une interrogative mais généreuse et compréhensive, l'autre en quête d'information et poussée par l'enthousiasme. La version originale rend parfaitement le rapprochement des sujets à travers la parole grâce à leurs voix. La solution du sous-titrage permettrait une perception visuelle et acoustique de la scène qui l'est en même temps de la composante émotive dont elle s'inspire.

Le troisième exemple, encore un film français L'Anglaise et le Duc d'Eric Rohmer, est intéressant dans le cadre de la culture de l'autre car il raconte l'histoire d'une amitié entre deux sujets de nationalité différente et aux convictions politiques opposées, au temps de la Révolution de 1789. L'Anglaise, monarchiste, reconnaît Marie Antoinette comme sa reine, son ami le Duc d'Orléans est révolutionnaire. La singularité de la scène présentée se trouve dans l'assimilation de la culture française dont fait preuve la femme, qui enseigne à une petite fille la fable de La Fontaine, Le Corbeau et le Renard. La version originale nous restitue l'accent étranger de Grace Elliot d'une part, en accord avec son personnage "intégré" dans une société qui n'est pas la sienne, et d'autre part le discours de la petite qui a aussi sa personnalité. Je ne vais pas examiner ici le «parler » rohmérien, un traitement de la parole significatif dans le cinéma français par la conscience avec laquelle il le travaille ; je souhaite l'évoquer en fonction de ce que ce même discours devient en version doublée. Il n'est pas difficile d'y reconnaître une voix féminine interprétant un enfant, une autre marque de l'espagnol de doublage. Cette version permet de reconnaître une technique bien ancrée dans la tradition du doublage, et qui fait que les voix des enfants au cinéma deviennent insupportables.

La pratique du doublage n'est pas la même dans tous les pays, elle est déterminée historiquement et politiquement. Tout système totalitaire exerce une politique linguistique visant à renforcer le pouvoir. Cette politique linguistique tend à éviter l'information venue d'autres cultures et d'autres pays. En Espagne, pendant le franquisme, tout film était doublé et le doublage accompagnait la censure. Déjà en novembre 1938, Serrano Suñer affirmait:

Siendo innegable la gran influencia que el cinematógrafo tiene en la difusión del pensamiento y en la educación de las masas, es indispensable que el Estado vigile en todos los órdenes en que haya riesgo de que se desvíe su misión ((María José CHAVES: El Doblaje, Universidad de Huelva, 2000, p.104.)).

Une autre raison de cette suprématie du doublage venait de la situation culturelle du pays : une grande partie de sa population ne savait pas lire. Aujourd'hui, le problème de la lecture des sous-titres n'est plus celui de l'illettrisme, il obéit à un manque de culture cinématographique. Seules les grandes villes projettent les films en version originale.

L'industrie du doublage est forte et se plie aux exigences d'une clientèle qui demande des voix connues. Le résultat est cet « espagnol de doublage », construit sur des formes stéréotypées qui réduisent la version doublée à une seule voix, « la voix du cinéma ».

En France, la situation n'est pas la même. Une plus grande culture cinématographique permet d'apprécier davantage la version originale. Mais la standardisation des voix imposée par les média est un problème sociologique aussi important que dans d'autres pays en Europe.

En revanche, au Danemark, au Portugal ou bien en Grèce, pour des raisons de multiculturalité, la population parlant plusieurs langues étrangères ou la politique linguistique se montrant plus respectueuse et consciente de la diversité, on a tendance à sous-titrer plutôt qu'à doubler les films. Les raisons sont économiques aussi : le sous-titrage est beaucoup moins cher que le doublage.

Malgré ce désavantage, le doublage est la modalité de traduction préférée sur le marché. La version doublée des films à la télévision fonctionne dans un système commercial et s'enchaîne sans problème avec la publicité et avec les voix des dessins animés. L'impact des média sur l'écoute ou plutôt sur la surdité dans la vie courante ne se fait pas attendre. Ce genre de considérations est important dans une théorie de la traduction audiovisuelle, théorie jusqu'ici très peu développée.

Le manque de visibilité des études de cette discipline est en relation avec ses débouchés professionnels. Basée fondamentalement dans l'acquisition d'une pratique, le secteur juge inutile une formation diplômante. On connaît bien les résultats : de mauvaises traductions, un sous-titrage qui ignore toute notion de syntaxe et de rythme, un doublage qui est par sa manière même de traduire, la négation de tout le travail vocal d'un film. Les enseignants en sont conscients et commencent à considérer la nécessité d'élargir la maigre bibliographie existante sur la didactique de la traduction audiovisuelle. En Espagne, Frédéric Chaume signale le peu de qualité linguistique chez les traducteurs professionnels. Souvent l'adaptateur des sous-titres, s'il n'est pas le même que le traducteur, ne connaît pas la langue, de même que le directeur ou les acteurs du doublage. L'absence de modèles de qualité empêche d'organiser la préparation dans ce secteur.

Un traducteur audiovisuel ne doit pas seulement être performant dans la connaissance des langues ; il doit aussi avoir des compétences cinématographiques ou au moins une sensibilité cinématographique:

[The dialogue writer] must be linguistically dexterous: adept in his own language with ideally, at least rudimentary knowledge of the source language or some foreign language. Sensitivity to dramatic and cinematic effect also seems indispensable in view of the glaringly mediocre results when this quality is absent. Logically, the wealth of gifts which are a boon to the native language screenplay writer are just as much of benefit to a dubbing writer: the knack of creating unlabored dialogue, a feel for acting rhythm, imagination and versatily in wielding the rhetorical tools of his own language, etc. In the end, the resultant screenplay translation must recapture the original und fulfill the same requirements and standards justifiably expected of any artistic rendering ((Candace WHITMAN, Through the Dubbing Glass, Peter Lang, Francfort/Main, 1992, p.121, in Frederic CHAUME, Cine y traducción, Madrid: Cátedra, 2004, p. 91.)).

Comment introduire cette sensibilité cinématographique dans la didactique de la traduction audiovisuelle ? Il est évident que sous ses deux formes, doublage et sous-titrage, il s'agit d'avoir une bonne compréhension auditive d'une part, un sens du rythme de l'image et du son d'autre part.

L'enseignement dans la traduction audiovisuelle nécessite la prise en considération d'un cinéma sensoriel, tel que le définit Michel Chion. Ce compositeur de musique, réalisateur, critique et enseignant, auteur d'essais, référence obligatoire à propos de l'utilisation du son et de la voix au cinéma, part de la base de l'imbrication du son et de l'image dans le cinéma, la télévision, les média audiovisuels. Ceux-ci ne s'adressent pas seulement à l'œil ; ils suscitent chez le spectateur, un audio-spectateur, une attitude perceptive spécifique qu'il propose d'appeler l'audio-vision.

Pour une bonne formation, l'analyse audio-visuelle devrait être un exercice indispensable dans la préparation à la traduction cinématographique. L'analyse audio-visuelle vise à dégager la logique d'un film ou d'une séquence dans son utilisation du son combinée avec celle de l'image dans un but de connaissance, d'affinement esthétique, d'éveil à l'interculturel.

Michel Chion propose une méthode d'observation et d'analyse susceptible de s'appliquer aux films. L'analyse audio-visuelle, telle qu'il l'envisage, est un exercice d'humilité devant ce donné à audio-voir qu'est une séquence de film ou de télévision. Qu'est-ce que je vois ? Qu'est-ce que j'entends ? Oser ces questions est un exercice de rénovation de notre rapport au monde et c'est aussi une tentative de mettre à bas de vieux concepts usés dans l'approche de l'audiovisuel.

Visionner plusieurs fois des séquences, en regardant tantôt l'image, tantôt le son, aidera à cet éveil perceptif dont il a été question. Poursuivre un entraînement à voir et à entendre, demande une certaine discipline contre toutes les commodités. Adopter une procédure d'observation différente est absolument nécessaire pour développer une sensibilité cinématographique.

Une compétence est fondamentale dans la traduction audio-visuelle : l'écoute. Et s'il est vrai que ses deux modalités (sous-titrage et doublage) la sollicitent lors de la compréhension auditive, il est évident aussi que le doublage efface complètement l'écoute de la version originale. La version originale sous-titrée, en revanche, est une invitation à l'écoute, non seulement en tant que compétence à exercer dans l'opération de la traduction, mais lors de la réception du film. Et c'est là que l'on reconnaît une oralité, une altérité. Mais cette réception de l'autre dépend avant tout d'une attitude ; Michel Chion distingue trois formes d'écoute, intéressantes à retenir pour savoir comment nous écoutons, comment notre culture écoute.

L'écoute causale utilise la langue/voix/son pour se renseigner sur sa cause. Nous reconnaissons la cause précise et individuelle, la voix d'une personne déterminée.

L'écoute sémantique est la plus étudiée. Elle se réfère à un code, le langage parlé, pour interpréter un message. Elle est différentielle. Un phonème n'est pas écouté pour sa valeur acoustique absolue, mais à travers tout un système d'oppositions et de différences. La recherche linguistique a tenté de distinguer et d'articuler perception du sens et perception du son, en posant une différence entre phonétique, phonologie et sémantique.

Une troisième attitude d'écoute signalée par Michel Chion, évoquant Pierre Schaeffer, est l'écoute réduite, celle qui porte sur les qualités et les formes propres du son, indépendamment de sa cause et de son sens, et qui prend le son (verbal ou instrumental) comme objet d'observation. Nous voilà devant l'apport d'une autre discipline : l'acoustique. Par rapport à l'écoute sémantique différenciée en phonétique, phonologie et sémantique et qui s'appuie sur la dualité du signe linguistique signifiant/signifié, l'écoute réduite intègre la continuité entre la voix, la présence d'un corps et le langage. La valeur affective, émotionnelle, physique et esthétique d'un son est liée non seulement à l'explication causale, mais à ses qualités de timbre et de texture, à son frémissement.

L'écoute réduite dont on pourrait dire aussi qu'elle est écoute active ou consciente sert à ouvrir cette même écoute, à affiner l'oreille du réalisateur, chercheur, technicien, acteur, traducteur, qui connaîtront le matériel dont ils se servent et qu’ils maîtriseront mieux. Pour un auditeur exercé l'écoute causale et l'écoute réduite peuvent bien se mener en parallèle. Pour décrire les phénomènes perceptifs, et la traduction audiovisuelle en est un, on est obligé de tenir compte du fait que la perception consciente et active est un choix ((Michel CHION, L'audio-vision, Paris : Nathan Cinéma, pp.25-32.)).

La conscience, éveillée par l'écoute - l'oreille est plus rapide que l'œil - rend possible aussi la lecture visuelle. Il est possible de lire en écoutant. Là-dessus, et par une transversalité du sensoriel, nous pouvons écouter et voir en même temps. Cette circonstance vient appuyer la version du sous-titrage parmi les deux solutions offertes à la traduction d'un film et rejeter une fois pour toutes la position conformiste qui voit dans les deux formes «un mal nécessaire » donnant le même statut d'éléments perturbateurs au remplacement de la voix originale et au sous-titre. Mon propos est de montrer que la traduction de la version originale par les sous-titres est une pratique qui comporte un enseignement-apprentissage non seulement de la langue qu'on traduit, mais de compétences de perception telles que l'écoute et le regard, d'ouverture à l'interculturel et d'éveil critique.

Il faut donc partir du fait que la réalisation orale de la voix dans un film est une voix médiatisée. La désincarnation de la voix à travers les média est un fait, elle ne peut pas ne pas s'inscrire dans l'inconscient collectif d'une culture. Cette abstraction vocale sera plus grande encore lorsque les ordinateurs se mettront à parler avec leurs voix fabriquées. Mais cette manipulation opérée par la technique n'est pas très différente de celle exercée par l'homme dans la construction de voix artificielles comme celles qui sont utilisées pour le doublage. Bien que la voix au cinéma ne soit pas la voix naturelle mais une voix enregistrée, elle est quand même une réalisation orale qui dépasse le sonore.

Il est nécessaire de comprendre cette notion de l'oral. Pour cela, je m'inspirerai des thèses de Paul Zumthor, spécialiste de l'oralité, et je suivrai de près ses observations sur la voix du film dans sa vocalité et dans sa médiatisation. Tout en considérant la transformation technologique de notre société, Zumthor voit dans sa culture les signes d'une récupération des énergies orales de l'humanité, étouffées pendant des siècles par la dominante de l'écrit. Mais il faut comprendre cette oralité qui va au delà du son. C'est l'oralité en tant que vocalité et ce qui s'inscrit dans cette vocalité : le passé et le présent qui se disent en elle. Événement et langage se définissent réciproquement, ils constituent une pratique, un savoir. En raison de leur construction artistique, les trois exemples de films choisis permettent une observation dans cette perspective, une perspective anthropologique, dans un sens très large et quasi philosophique du terme. Étudier la version originale à partir d'une anthropologie de la parole humaine demande de la situer dans une science globale de la voix et Paul Zumthor précise :

Globale: en effet, la voix humaine constitue dans toute culture un phénomène central. Se placer, pour ainsi dire, à l'intérieur de ce phénomène, c'est nécessairement occuper un point privilégié d'où les perspectives embrassent la totalité de ce qui est à la base de ces cultures, à la source de l'énergie qui les anime, rayonnant dans tous les aspects de leur réalité. ((Paul ZUMTHOR, Perception, réception, lecture, coll. L'Univers du discours, Longueuil : Le Préambule, 1991, p. 10.))

Car la voix est objet d'étude de nombreuses sciences, (la médecine, la psychanalyse, la mythologie comparée, la phonétique, la linguistique, les formes de communication interpersonnelle, la sociologie, l'histoire) et l’on a besoin de ce regard multidisciplinaire dans un nouvel esprit méthodologique. Deux points me semblent importants dans l'apport de Zumthor à une didactique des sciences humaines à notre époque : la non séparation de l'écrit et de l'oral et le besoin d'un élargissement des notions de « performance », de « réception » et de « lecture ».

En effet, le support vocal, en tant que réalisation du langage et fait physio-psychique, déborde la fonction linguistique. Cela commence à être reconnu dans un nouvel esprit anthropologique scientifique. Roman Jakobson accordait à l'ouvrage d'Yvan Fonagy La vive voix, le mérite d'avoir poussé la recherche du discours émotif en tant que compensation d'un discours cognitif, d'avoir rapproché les sensations motrices et les expressions narratives, et d'avoir confronté les facteurs acoustiques et moteurs au niveau de la prosodie. D'autres formes que celles strictement informatives sont interrogées dans la parole et l'action vocale. La parole et l'écrit sont questionnés par rapport à l'engagement du corps. Là-dessus, l'écrit et les médias, par rapport à la voix vive, effacent le corps et ses références spatiales. Mais il y a encore une différence entre les deux porteurs du langage : ce que les médias transmettent est perçu par l'oreille, ne peut pas être lu, déchiffré visuellement. La lecture de l'écrit reste donc une forme de résistance à la disparition complète du corps. Dans le langage audiovisuel il y a aussi une lecture de l'image, indissociable du son, de la parole, de la voix qui mobilise notre perception par les sens. Cette continuité de l'image et du son devient aussi glissement de l'oral vers l'écrit dans la version originale sous-titrée. La parole, dans ce cas, survit dans la voix et dans l'écrit.

Une expérience très intéressante et qui illustre cette continuité de l'oral à l'écrit et de l'écrit à l'oral est le texte de Claude Lanzmann, Shoah, dans lequel il reproduit par l'écrit ce qui est dit par la voix du film en gardant la forme du sous-titre.

Le sous-titre a commandé la disposition typographique de ce livre: les sous-titres, dans leur ordre d'apparition et de succession à l'écran, doivent épouser étroitement la parole, mais ne sont jamais toute la parole [...] Le visage de celui qui parle, sa mimique, ses gestes, l'image en un mot est le support naturel du sous-titre, son incarnation, puisque celui-ci doit, idéalement, non pas précéder ou suivre la parole, mais coïncider avec elle, advenir à l'instant même de son surgissement. Le meilleur sous-titre satisfait ainsi à la fois celui qui, maîtrisant parfaitement la langue étrangère sous-titrée, pourrait s'en passer et celui qui, n'en saisissant que quelques mots, a pourtant, grâce à lui l'illusion de la comprendre tout entière. Autrement dit, se fait oublier. ((Claude LANZMANN, Shoah, Paris : Librairie Arthème Fayard, 1985, 2001, Folio, p.16.))

On peut donc retenir d'une part comment les sous-titres dans leur courte vie sont l'inessentiel à l'écran, et pourtant ils rendent le passage de l'écrit à la parole, qui n'est pas seulement voix mais gestes, lieux, visages; d'autre part, comment, reproduits dans un livre, ils existent tout seuls et confèrent à cette « écriture du désastre » un autre statut qui dépasse l'oral et l'écrit. Ce statut nous renvoie à la forme d'expression du poème, où justement l'oral et l'écrit ne sont jamais séparés, où la lecture, silencieuse ou à voix haute, est toujours une pratique. Voilà comment une idée plus ample de la notion de performance conduit à une révision de tous les faits qui sont compris dans le mot « réception » d'une œuvre, lorsque ces faits cristallisent dans et par la perception sensorielle.

Une perception consciente et active n'est pas seulement souhaitable pour l'exercice de la traduction audiovisuelle. Elle est compétence à travailler dans l'enseignement des langues et dans toutes les disciplines des études universitaires, dans toutes les ouvertures de notre système éducatif à son seul destin possible : la culture de l'autre.

Les compétences traductologiques, les propres techniques développées dans le travail de l'adaptation ne peuvent s'exercer que dans l'espace interculturel, l'espace de l'altérité. Pour le comprendre il faut évoquer certains aspects qui déterminent l'acte de traduire. A savoir, comme Henri Meschonnic le rappelle, que « la langue est le système du langage qui identifie le mélange inextricable entre une culture, une littérature, un peuple, une nation, des individus et ce qu'ils font » ((Henri MESCHONNIC, Poétique du traduire, Paris : Verdier, 1999, p.12)).

L'idée du traduire change. Meschonnic, linguiste, traducteur et poète, souligne la place qu’occupe la traduction en tant que moyen de contact entre les cultures. Et, à notre époque, il avertit que la traduction d'un énoncé d'une langue dans une autre ne suffit pas à cause de la transformation en cours des rapports interculturels. L'intensification de ces rapports a d'autres effets que commerciaux et politiques. Au moment de la mondialisation, l'identité n'est plus l'universel, elle n'advient que par l'altérité, par une pluralisation dans la logique des relations entre les cultures.

Et ce qui est fondamental pour le propos qui nous occupe, la pensée du langage change aussi sur la planète. Elle est passée de la langue avec ses catégories linguistiques au discours du sujet agissant, dialoguant, inscrit prosodiquement et rythmiquement dans le langage, avec sa physique.

S'il est vrai que l'enseignement de la traduction dans les écoles de traducteurs et interprètes s'inspire de la théorie du discours, que les grands thèmes de la fidélité, les équivalences, l'effacement du traducteur deviennent obsolètes, le poids de la linguistique du texte se fait encore sentir dans les analyses de la langue audiovisuelle.

Les études de l'audiovisuel, parmi lesquelles se trouvent celles de la traduction, sont encore orientées uniquement à partir des sciences du langage. On organise une pensée de la traduction en termes de grammaire contrastive, ou de stylistique comparée, on prend pour référence les divisions traditionnelles de la linguistique : morphologie, syntaxe, lexique. L'analyse audiovisuelle applique également les principes de l'analyse textuelle et de la narratologie pour des raisons de facilité, c’est-à-dire pour se retrouver en terrain connu, déjà exploré soit par d'autres sciences du langage soit par la recherche littéraire.

Quant à l'oralité de la voix, les études de traduction audiovisuelle la soumettent au code du langage parlé; elles considèrent le niveau grammatical, lexico-sémantique, prosodique et observent les registres de la langue.

Le niveau prosodique de la langue dans le sous-titrage est abordé dans certains éléments orthotypographiques pour marquer certains traits du discours oral (guillemets, italique, majuscules). Mais la prosodie est surtout considérée dans le doublage. Le problème, déjà indiqué, c'est qu'historiquement ce niveau prosodique est défini par le réalisateur ou le metteur en scène et les comédiens du doublage. On part du fait réel : la langue utilisée dans une production audiovisuelle est de l'oralité préfabriquée. Ce traitement de la voix a des conséquences fondamentales dans le doublage qui ne verra pas de difficultés à modifier une intonation, ajouter des bruits de bouche, des respirations pour réussir une synchronie entre la version originale et doublée, une barbarie naïve du doublage, comme disait Robert Bresson, « voix sans réalité, non conformes au mouvement des lèvres. A contre-rythme des poumons et du cœur » ((Robert BRESSON, Notes sur le cinématographe, Paris : Gallimard, 1975.)). L'autre, nous le percevons à travers une voix. Voix et visages vont ensemble, dit Bresson aussi. Ils se sont formés ensemble, dans l'art du cinématographe, et ont pris l'habitude l'une de l'autre.

Dans la voix se reconnaissent une culture, son historicité, tout ce qui fait son oralité. La voix du sujet s'inscrit dans le rythme, et selon Meschonnic, on n'entend pas du son, mais du sujet. La manière de signifier beaucoup plus que le sens des mots est dans le rythme, comme le langage est dans le corps. L'écriture et l'expression orale inversent ce rapport en mettant le corps dans le langage. Traduire, selon ces principes indéniablement fertiles pour la traduction audiovisuelle, passe par l'écoute de ce continu, continu du langage à son sujet, du discours à la culture, du langage à l’histoire.

Les positions de Zumthor, Chion, Meschonnic rejoignent celles du sociologue Norbert Elias ((Norbert ELIAS, Qu'est-ce que la sociologie? La Tour d'Aigues : Ed. de L'Aube, coll. Agora, 1991.)). Sujet, relation, passion de l'actuel, savoir, globalité, voilà des mots-clés qui reviennent et définissent la quête de nouveaux instruments de pensée et de langage. Le sujet en relation avec les autres est à la base d'un nouvel esprit sociologique. Celui-ci se construit sur une image d'une société non idéologique et non identitaire. L'apport de Norbert Elias est définitif dans ce domaine : on ne peut pas parler de la société sans intégrer dans le discours les aspects biologiques de l'homme. Sa théorie du processus de civilisation permet de reconnaître que l'expérience de soi et d'individualisation est, elle aussi, le résultat d'un devenir, qu'elle fait partie d'un processus social. Dans sa démarche démystificatrice, dans son projet d'une sociologie réaliste, Norbert Elias n'exclut pas le besoin des mythes, le besoin du rêve. Mais c'est à l'art d'assurer la réalisation de cette projection, non aux systèmes politiques. Il ne faut pas confondre le besoin de mythes pour régler la vie sociale avec le besoin et le droit de rêver dans la vie. La mission de l'art est de fournir cet espace imaginaire, de fournir à l'homme cette dimension de rêveur.

On peut mettre cette revendication du rêve exprimée par l'art, que ce soit l'art primitif ou les avant-gardes du vingtième siècle, en relation avec Freud : ce qui se produit dans la psychanalyse –le fait que l'on puisse se permettre à un niveau supérieur une plus grande expression des émotions– se retrouve de la même façon dans l'art non naturaliste. La fonction de l'art est de restituer la dimension onirique de l'homme, nécessaire à son équilibre vital.

Il s'agit d'intégrer dans nos enseignements une série de données provenant de différentes disciplines, y compris les disciplines artistiques, et convergeant dans le discours de notre époque sur le langage, le savoir et la transmission ou la « gestion » de ce savoir. Si la techno-science oriente des connaissances pratiques, les disciplines artistiques sollicitent les sensibilités (visuelles, auditives, motrices et langagières).

Le cinéma, le décibel, le jazz, traversent le vingtième siècle, définissent l'imaginaire de notre époque et notre espace peuplé de sensibilités et de cultures très différentes. Si l’on considère que notre société n'a aucune culture vocale ni auditive, la sensibilisation à la version originale d'un film dans l'apprentissage de la langue sera aussi la sensibilisation à une autre façon de regarder et d'écouter.

Les amateurs du sous-titrage sont associés à un public cinéphile ou critique. En effet, ils ont un regard différent du cinéma. Ils n'identifient pas le film à l'image uniquement et à l'histoire racontée. L'enseignement de la version originale sous-titrée favorise le développement d'une pensée critique, une des compétences valorisées dans un nouvel esprit universitaire. Cet esprit critique est déterminant pour questionner des connaissances ethnocentristes. Il introduit le point de vue anthropologique qui est nécessaire à l'ouverture d'une mentalité à une autre perception et à un savoir de la réalité « du monde entier », selon Blaise Cendrars, poète cosmopolite et...cinéaste. 

Notes

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Communication issue de la deuxième rencontre hispano-française de chercheurs (SHF-APFUE) qui s'est déroulée du 26 au 29 novembre 2008 à l'École Normale Supérieure de Lyon.

 

Pour citer cette ressource :

Loreto Casado, L'enseignement de la version originale, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2010. Consulté le 06/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/langue/traduction/l-enseignement-de-la-version-originale