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«De L'espoir» à «Sierra de Teruel» : De l'espoir à la réalité

Par F. César Gutiérrez Viñayo : Professeur - Universidad de León (Espagne)
Publié par Christine Bini le 24/03/2010

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Du roman ((L'espoir)) à son adaptation au cinéma intitulée ((Sierra de Teruel)), André Malraux propose un vaste panorama du conflit sanglant qui affronta entre 1936 et 1939 deux idéologies antagonistes ; d'un côté la République et de l'autre le Fascisme. Si le roman retrace les événements qui se déroulèrent entre le 18 Juillet 1936 et le 18 Mars 1937, Malraux commença le tournage le 20 Juillet 1938, jusqu'à ce jour de 1939 où il prit la fuite pour la France, lorsque les troupes de Franco entrèrent à Barcelone. Mais il existe une nuance primordiale liée au contexte de création. Quand Malraux publie L'espoir, la guerre d'Espagne n'est ni perdue ni gagnée. Malraux attache le sort de sa fiction à l'issue d'un événement historique non encore dénoué. Par contre, lors de son adaptation au cinéma, il exprime un sentiment tragique, dû à la vision réelle du conflit.

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Introduction

Du roman L'espoir à son adaptation au cinéma intitulée Sierra de Teruel, Malraux propose un vaste panorama du conflit sanglant qui opposa entre 1936 et 1939 deux idéologies antagonistes ; d'un côté la République et de l'autre le Fascisme et soumet un pays, l'Espagne, à une répétition à petite échelle de ce qui sera le grand spectacle macabre de la Seconde Guerre Mondiale.

Les deux idéologies planétaires s'y affrontent à nu, rabattant au passage les cartes des anciennes valeurs et des anciennes oppositions politiques, intellectuelles, religieuses et spirituelles((Pierre CAMPION, « Écrire l´événement L’espoir de Malraux dans la guerre d´Espagne. », Revue d´Histoire Littéraire de la France, 2001 / 4, vol. 101, p. 1233-1253, p. 1233.)).

Si le roman, écrit en six mois de mai à octobre 1937, retrace les événements qui se déroulèrent entre le 18 juillet 1936 et le 18 mars 1937, Malraux commença le tournage le 20 Juillet 1938, « [...] dans l'excitation d'être au rendez-vous que fixent l'événement de cette guerre et l'avènement du cinéma comme la poétique nouvelle((Ibid., p. 1234.)) », jusqu'à ce jour de 1939 où il prit la fuite pour la France quand les troupes de Franco entrèrent à Barcelone ; le film retrace un événement précis dans un espace précis et en un temps resserré, 48 heures.

Par conséquent, le film continue l'action exposée dans le roman, et de cette façon, tout l'espace temporel de la guerre est décrit, étudié à l'aide des deux différents supports, le livre et le film. Mais une nuance primordiale existe et elle est liée au contexte de création des deux œuvres :

Vers la fin de 1937, quand Malraux publie l'espoir, la guerre d'Espagne n'est ni perdue ni gagnée. Voilà donc un écrivain qui, par son titre même, attache le sort de sa fiction et celui de toute une poétique à l'issue présumée positive d'un événement historique des plus problématique et non encore dénoué((Ibid.)).

C'est ainsi que Malraux titre son livre L'espoir car à ce moment de l'événement historique, rien n’est encore perdu.

L'espoir est donc la disposition de la volonté, disposition actuelle, immédiate et active, selon laquelle ce qui devrait être peut se réaliser, précisément à la faveur de l ́arbitraire de ce qui est : c'est ici et maintenant, l'espoir que la Révolution mondiale peut survenir à travers la Guerre d'Espagne((Ibid., p. 1235. )).

Par contre, le film est tourné dans les temps de ce qui est, et ce qui devrait être n’existe plus, enfoui dans les tourmentes de la réalité. Malraux imprime lors de son adaptation cinématographique un pessimisme, un sentiment tragique, dû à la vision réelle du conflit.

Nous connaissons la nuance primordiale, la raison essentielle de ce pessimisme face à la tragédie qui s'abat sur l'Espagne. Après une étude des raisons du soulèvement de Franco, nous accompagnerons Malraux dans toutes ses aventures en Espagne, avec la création de l'Escadrille España((Voir Infra, note 21.)) et lors de sa tournée de conférences aux Etats-Unis pour dénombrer et analyser les moyens mis en place pour justifier ce revirement. Quels sont les procédés que se donne Malraux, adaptateur de son propre roman, afin de focaliser d'une façon dramatique, l'issue finale et fatale de la Guerre Civile, et en même temps, focaliser la tragédie humaine qui allait s'abattre sur le monde pendant six ans, de 1939 à 1945 ?

L'Espagne

Dans la nuit du vendredi 17 juillet 1936 au samedi 18 juillet 1936, les troupes du Maroc espagnol se soulèvent sous le commandement du Général Franco. La guerre civile espagnole, qui allait ravager le pays pendant trois longues années, éclate. Ce conflit opposa le camp des nationalistes qui comprenaient des républicains conservateurs, des monarchistes et des phalangistes de José Antonio Primo de Rivera, à celui des républicains, qui réunissaient des communistes, des socialistes, des républicains laïcs et des anarchistes. D'un côté les franquistes, les fascistes et de l'autre les rouges.

Franco se sert de l'assassinat de José Calvo Sotelo, chef du parti monarchiste et membre des Cortés, pour déclencher un coup d'État contre le gouvernement républicain de Casares Quiroga. Mais ce coup d'État avait été précédé bien avant par une série d’événements : l'avènement de la Seconde République le 14 Avril 1931 ; la tentative de putsch du Général Sanjurjo en 1932 ; diverses actions de soulèvement des différentes formations de gauche, anarchistes, militants anarcho-syndicalistes ; le déclenchement par la CNT d'un soulèvement à Saragosse ; le statut d'autonomie de la Catalogne en 1932 ; l'insurrection des Asturies, appelée la Commune espagnole, en 1934. En fait, les deux hantises majeures qui divisent l'Espagne –la peur de la révolution bolchevique d'un côté et de l'autre le fascisme – et surtout la victoire du Front Populaire aux élections législatives en février 1936 ont déterminé la volonté du soulèvement.

En Espagne, sur le continent, plusieurs villes réagissent au soulèvement de différentes manières. Certaines régions tombent vite : la Navarre, la Castille et León, la Galice, l'Andalousie occidentale, ainsi que les grandes villes d'Aragon. Dans le reste du pays, de grandes agglomérations comme Madrid, Barcelone et Valence restent fidèles à la République malgré le soulèvement des différentes garnisons.

De ce point de vue, l'incipit du roman L'espoir est mémorable. Malraux retrace progressivement les premiers instants de la guerre. Tout au long du chapitre premier de « l'Illusion Lyrique », il égrène les différentes villes tombées aux mains des insurgés ou celles restées fidèles. Le secrétaire du syndicat des cheminots appelle les gares les unes après les autres afin de connaître l'état de l'Espagne après les différents soulèvements.

- Allo Huesca ?

- Qui parle ?

- Le Comité ouvrier de Madrid.

- Plus longtemps, tas d'ordures ! Arriba España((André MALRAUX, L´espoir, Paris, Gallimard, 1937, p. 13. )) !

-  Allo ! Ici Tordesillas. Qui parle ?

-  Conseil ouvrier de Madrid.

-  Les salauds de ton espèce seront fusillés. Arriba España((Ibid., p. 16. )) !

-  Allo León ? Qui parle ?

-  Délégué du Syndicat. Salud !

Ici Madrid-Norte((Ibid., p. 17. )) ...

Malraux en Espagne

Le décor est planté, l'acteur principal entre en scène. Que ce soit par volonté propre, ou bien envoyé par Pierre Cot, alors Ministre de l'Air, qui connaissait et admirait Malraux, ce dernier part afin de se renseigner sur l'état réel en Espagne pour que la France puisse agir.

Pour le voyage, il s'adresse à un de ses meilleurs amis, l'officier de réserve de l'Armée de l'Air, un des meilleurs pilotes et homme de gauche, Édouard Corniglion-Molinier. Avec un Lockheed Orion américain, Malraux, sa femme Clara et le mécanicien Lenormand, se rendent en Espagne. Selon Walter Langlois, c'est dans ce contexte que Malraux arrive en Espagne le 25 Juillet 1936, à l'aérodrome de Barajas. « Dans le Midi de la France, il faisait beau le matin du samedi 25 Juillet, et Malraux et ses compagnons purent décoller de l'aéroport de Biarritz sans difficultés((Walter LANGLOIS, Via Malraux, Wolfville, Nova Scotia : The Malraux Society, 1986, p 160.)) ».

Il est accueilli par José Bergamín, un des plus grands écrivains catholiques espagnols et par le pilote Navarro. C'est Navarro qui le met au courant de la situation difficile dans laquelle l'aviation républicaine se trouvait.

Le gouvernement était obligé d'employer des Douglas de transport de la L.A.P.E. pour attaquer les rebelles. C'était avec ces appareils de fortune, on jetait les bombes par une porte ouverte((Ibid., p. 162. )).

Si Malraux, qui a participé à de nombreux congrès entre 1930 et 1936 et qui fut Président ou Membre du Comité Directeur d'une douzaine d'organisations antifascistes, s'engage si vite, c'est parce que depuis toujours l'image de la révolution russe dans les Asturies a été au centre de ses intérêts. Dans la vie de Malraux, c'est l'antifascisme, avec l'Espagne au cœur de ce combat, qui le fait agir. Il raconte lui-même, lors de sa tournée aux États-Unis, comment il s'est lié d'une façon si passionnée à la cause des républicains d'Espagne. Il est devenu anti-impérialiste pendant une expédition archéologique en Indochine, en 1923. C'est à ce moment là qu'il s'est rendu compte de la façon dont on traitait les indigènes :

Il faut aller dans les colonies pour connaître la manifestation extrême de tout ce qui n'est pas acceptable dans le capitalisme. Si un pays est fasciste, bon, vous vous attendez au fascisme dans les colonies. Mais la France est une démocratie, et quand je suis arrivé aux colonies je me trouvais en face d'un fascisme : l'abus et l'exploitation le plus coupable des peuples coloniaux((Ibid., p. 170. )).

Deux faits fondamentaux venaient consolider cet enthousiasme pour l'Espagne et ils ont tous deux trait aux thèmes de prédilection de Malraux : le peuple, la Révolution et le marxisme.

Tout d'abord, « le peuple s'était soulevé pour défendre son gouvernement contre l'armée nationale rebelle((Ette OTTMAR, Max Aub. A. Malraux, Guerre civile, exil et littérature, Madrid, Frankfurt am Main : Vervuert, 2005, p. 224. )) » et ensuite, « la victoire de la milice populaire a été une leçon splendide et un exemple merveilleux(( Jaume MIRAVITLLES, Quelques souvenirs d´Espagne, in Michel Cazanave [édit.], André Malraux, Paris : Éd. De l´Herne, 1982, p. 182.  )) ». Mais c'est surtout la volonté d'affronter le fascisme qui anime Malraux, car selon lui :

Le seul organisme capable de s'opposer au fascisme avec force et cohérence et qui proposa un programme pour l'amélioration du sort des masses ouvrières et paysannes, c'était le Marxisme((Walter LANGLOIS, Via Malraux, op. cit., p 152. )).

Malraux voulait servir la cause de l'Espagne par l'action, qui jouait un rôle si important dans ses romans précédents et il se rend compte très vite sur le terrain de la calamiteuse situation de la République, «il perçoit qu'un petit groupe pourrait intervenir efficacement, ce qui correspondait à sa conception héroïste de la Révolution((Ibid.)) » . Fort de cette vision, il se donne pour mission d'aider, dans son combat éternel contre l'oppression, l'Espagne représentée par la République en difficulté. Il repart pour la France, afin de trouver des avions, une force de frappe aérienne qui puisse contrecarrer la puissance de Franco.

Le 30 juillet 1936, il participe au meeting Salle Wagram, afin de faire connaître la situation réelle et lever des fonds pour la République Espagnole. Il est le quatrième orateur de la soirée. Cette réunion, sous la présidence d’Octave Rabaté, comprenait de nombreuses personnalités espagnoles et françaises, Manuel Azaña, Président de la République Espagnole, Lluis Companys, Président de la Généralité de Catalogne, José Giral, Président du Conseil Espagnol,La Pasionaria, militante et députée communiste, Léon Blum, Pierre Cot et Romain Rolland.

Cette recherche d'avions arrive à un moment très délicat, car la France va signer un pacte de non-intervention avec l'URSS, la Grande-Bretagne, l'Italie et l'Allemagne. Léon Blum avait reçu le 20 juillet 1936 un télégramme de José Giral, qui prenant la révolte de plus en plus au sérieux, lui demandait des armes et des avions. Quelques membres du cabinet français, convoqués en toute hâte, avaient décidé d'accéder à cette demande, et ils avaient commencé, en secret, les préparatifs nécessaires.

Si personnellement Léon Blum est de tout cœur avec les républicains, il doit aller à l'encontre de sa pensée, car l'opposition de droite, les radicaux et le Royaume-Uni le lui demandent. Par conséquent, le gouvernement français par la voix de Léon Blum affirme le principe de la non-intervention en Espagne. Cela voulait dire qu'il refusait de livrer des armes à l'Espagne. Mais avec l'aide de Pierre Cot, de Jean Moulin, l'un de ses adjoints, et de Léon Blum lui-même, qui va choisir de pratiquer ce qu'il appellera la non-intervention relâchée, il obtient une vingtaine d'appareils. Officiellement, l'embargo est respecté, mais les autorités françaises ferment les yeux sur le trafic d'armes qui s'organise et au 9 août 1936, 70 avions civils et militaires avaient été ainsi livrés, et quelque 124 au total au cours du second semestre((Marie-Michèle BATTESTI « Malraux et l´Espagne », disponible sur : http://www.andremalraux.com/malraux/articles/malraux_et_l espagne.htm)) ».

Malraux, lors d'un voyage aux États-Unis, donne son avis sur la non-intervention de Léon Blum, « Pacifiste sincère de longue date, [qui] a toujours eu crainte de cette chose hideuse : la guerre((Walter LANGLOIS, Via Malraux, op. cit., p. 157.)) » . Il croit vraiment à la sincérité de la décision prise par le premier ministre socialiste, car celui-ci était profondément convaincu que la non-intervention était le meilleur moyen d'empêcher que la lutte en Espagne ne devienne une guerre européenne. Juan Negrín, lui aussi, vient étayer la vision conciliatrice de Malraux.

Personne n'est mieux placé que moi pour savoir quels étaient vos soucis pendant la guerre et ce que les républicains espagnols vous doivent. Je n'ai jamais cessé en privé de rétablir les faits quand la malice et l'ignorance tâchaient de défigurer la vérité((Ibid., p.150.)).

La décision de Léon Blum est néfaste, car si la France avait pu aider l'Espagne, si la République avait pu, dès le début, armer ses miliciens, la révolte n'aurait pas duré une semaine, car des deux côtés, l'efficacité des forces est faible. D'un côté, « les fascistes manquent d ́hommes, le gouvernement manque d'armes. Franco est obligé de remplacer des Maures par des Italiens, et des Italiens par des Allemands((Ibid., p.186. )) ». D'un autre côté, «il y a une ample provision d'armes. À Malaga, les fascistes avaient une mitrailleuse pour chaque homme [...]. Sur le front de Cordoue, il y a un fusil pour cinq miliciens((Ibid., p.189. )) ».

L'Escadrille España

Au tout début, l'escadrille comprenait seulement vingt Potez 54(( Tous les Potez 54 arrivèrent en Espagne avec les couleurs de l'Armée de l'Air française. Au moins deux bimoteurs Potez reçurent des lignes blanches, sur les ailes, pour indiquer leur statut de chef de groupe dans l´Escadrille. Chacun des Potez 540 et 542, lors de leur arrivée en Espagne, reçut une grande lettre peinte en blanc. Il paraît que c'est à l´instigation de A. Malraux que, sur plusieurs appareils, des lettres du nom de l'Escadrille ESPAÑ , furent peintes sur le fuselage. Le A n'a pas été peint. Pour cette raison quand le titre est énoncé, la lettre A est inscrite plus loin. )), quelques prototypes de Loire 46 et Spad 91 / 6 et un bimoteur de reconnaissance Bréguet BR. 460 « Vultur ». Les avions seraient envoyés en Espagne désarmés et sans lance-bombes. Quelques fabricants d'armes, signent un accord avec l'Ambassade d'Espagne pour équiper les avions. Mais les armes n'arriveront jamais à leur destination ; elles ont été perdues pendant le transport.

C'est avec ses avions, péniblement trouvés et excessivement payés, qu'il va former et commander l'escadrille de combattants étrangers baptisée España, deux jours seulement après le début de l'insurrection ; elle fut, avec l'aide des communistes, l'une des principales forces de l'armée républicaine à s'opposer à l'aviation fasciste. Ce fut le premier exemple d'une organisation sérieuse. Elle rendit de nombreux services dans les premiers mois de la guerre, à une époque où l'aviation de bombardement gouvernementale est totalement inexistante. Elle combat, notamment dans la vallée du Tage, à Tolède, dans l'Aragon et à Málaga.

Les effectifs de l'escadrille variaient entre 5 et 60 avions. Au moment de sa plus grande activité, il y avait entre 120 et 140 personnes: pilotes, mitrailleurs et mécaniciens, dont une soixantaine furent tués au combat. Les premiers pilotes recrutés par Malraux, étaient des professionnels : Abel Guidez, Jean Darry, Victor Véniel, Jean Labitte, Adrien Matheron, Castañeda del Campo, François Poulain, François Bourgeois, Gontcharov, Ivanof, Klein et René Issart. Certains d'entre eux touchèrent des salaires qui pouvaient aller jusqu'à 50. 000 francs.

Louis Bry, un français dans la tourmente espagnole, eut connaissance de l'existence d'une escadrille française formée et commandée par André Malraux lors d'un passage à Albacete. « Nous nous sommes présentés et acceptés (sic) pour faire partie de cette escadrille en tant que mitrailleurs. ». Malraux leur donna les dates d'activité de l'escadrille : « Nous avons participé à toutes les missions effectuées à bord de bimoteurs Potez 540, ceci du 2 novembre 1936 à février 1937((Ibid., p. 2. )) ». Par ailleurs, Louis Bry révéla à ses compagnons : « Malraux qui n'était pas plus pilote que mon père occupa le même poste de mitrailleur de cuve((Ibid.)) ».

Selon certains documents sur la guerre aérienne dans la région appelée Alto Palancia, nous pouvons connaître, de première main, la base où se situait cette escadrille : « [...] avec les Potez de l'Escadrille España (commandée par Malraux qui opéraient à partir de la Señera((Carlos-Javier SÁNCHEZ MARTÍN, «La guerra aérea en el Alto Palencia durante el conflicto civil (1936- 1939)», Boletín del Instituto de Cultura Alto Palancia, Segorbe : nº 13, Julio 2001, p. 53-57, p. 54. )) ». Malraux, lors d'un voyage aux Etats-Unis, énumère certaines missions menées à bien : « Nous avons détruit l'aérodrome de Séville, [...] Nous avons détruit l'aérodrome de Salamanque [...]. J'ai détruit l'aérodrome d'Avila à Olmedo((Walter LANGLOIS, Via Malraux, op. cit., p. 152. )) ». Cette escadrille va effectuer des missions jusqu'au 11 février 1937. C'est à Malaga qu’elle effectuera sa dernière mission en essayant de protéger la retraite contre les mitrailleuses des chasseurs ennemis.

Jaume Miravitlles confie que Malraux lui parlait de son amertume de ne pas pouvoir agir et il ajoute : « Au fond, [il] n'avait jamais surmonté la rancœur qu'avait causé chez lui l'élimination imposée par les techniciens russes, de son escadrille aérienne((Jaume MIRAVITLLES, Quelques souvenirs d´Espagne, op. cit., p. 182. )). Il dénonce en privé la tactique des communistes :

La stalinisation du parti communiste espagnol était une chose trop évidente pour que Malraux ne l'ait pas ressentie jusqu'au fond de sa chair. Il ne l'admettait pas en public, mais dans ses conversations privées, que ce fût avec moi ou avec d'autres, il ne cachait pas son opposition à la tactique et aux objectifs politiques des communistes et des Russes dans l'Espagne d'alors((Ibid., p. 182.)).

Il n'est pas le seul ; George Orwell, venu lui aussi combattre aux côtés des républicains, se plaint des objectifs des communistes.

J'ai décrit notre armement ou plutôt notre manque d'armement, sur le front d'Aragon. Il ne fait guère de doute que les communistes retinrent délibérément les armes de crainte qu'il n'en allât trop aux mains des anarchistes qui ultérieurement, s'en serviraient pour atteindre un but révolutionnaire ; en conséquence la grande offensive d ́Aragon qui eût obligé Franco à se retirer de Bilbao et peut-être de Madrid, ne fut jamais déclenchée((Ibid., p. 183.)).

Malraux aux États-Unis

En ce début 1937, les Soviétiques ayant, selon Malraux lui-même, mis fin à l'escadrille en l'intégrant dans l'armée régulière ; aussi, afin de continuer à aider l'Espagne, l'écrivain se fit le propagandiste de la république espagnole. Il avait déjà demandé un visa pour les États-Unis le 10 janvier 1937 pour une tournée de conférences, mais à cause de son activité pro-républicaine et de ses liens personnels avec des groupes antifascistes d'extrême-gauche, il ne l'avait reçu qu'un mois plus tard. Il était invité par Louis Fischer, correspondant européen de la grande revue américaine de gauche,The Nation et par Robert Haas, Vice-Président de Random House, maison d'édition de Malraux en Amérique. De nombreux journaux de New York annoncent l'arrivée de Malraux, le mercredi 24 février 1937, venu d'Espagne sur le paquebot Paris : « Malraux arrive de l'Espagne. Aviateur français qui a combattu avec les gens de gauche vient pour plaider leur cause((Walter LANGLOIS, Via Malraux, op. cit., p. 212.)) ».

Malraux était déjà connu en Amérique pour ses exploits en tant que chef d'escadrille, rapportés à plusieurs reprises dans la presse américaine. Il se rend donc aux États-Unis afin de « plaider la cause de Madrid et encourager les Américains à apporter une aide humanitaire et un soutien moral aux Républicains dans leur lutte contre le fascisme de Franco((Ibid., p. 214.)) ». Il voulait défendre la cause du gouvernement légal en combattant l'image de la guerre civile généralement répandue par la propagande franquiste, celle d'une croisade contre le communisme. Pour effacer cette mauvaise propagande, il tenait en plus à expliquer :

[...] pourquoi tant d'écrivains et d'artistes se battent du côté du gouvernement espagnol loyaliste... derrière les barricades de Madrid, pourquoi le seul des grands écrivains d'Espagne à se joindre aux Fascistes, Unamuno, est mort à Salamanque, destitué par eux, abandonné, désespéré et solitaire((Ibid., p. 216.)).

Mais il venait aussi pour des requêtes beaucoup plus simples mais primordiales, telles que des plaques de rayons X et des ambulances pour soigner les nombreux blessés, besoins qui pouvaient résoudre et réduire les souffrances des miliciens, des hommes, en somme. En tant que chef de l'escadrille, la question des blessés et de l'aide médicale en général le préoccupait. Comme les républicains n'avaient plus d'anesthésiques, Malraux affirmait : « En Espagne, la chose la plus terrible, ce n'est pas le fait d'être blessé, c'est d'être soigné pour ses blessures((Ibid., p. 220. )) ». Il en allait de même pour les hommes touchés aux jambes, blessures courantes pour les aviateurs. Il y avait trop de jambes amputées à cause d'interventions chirurgicales inutiles :

C'est comme pendant les quatre premiers mois de la Grande Guerre, quand on a amputé sept fois plus de jambes que pendant le reste de la guerre. Ceci est dû à un manque d'organisation. Quand une jambe cassée est traitée après un examen aux rayons X, la jambe guérit à sa longueur normale. Sans rayons X, le blessé reste estropié pour la vie((Ibid., p. 222.)).

Il faut agir rapidement, disait-il : « Au moment où je suis parti de l'Espagne, il ne restait plus une seule plaque de rayons X à Valence » et pour cette raison, « le peuple américain doit envoyer des plaques de rayons X et des anesthésiques aux corps d'ambulances américains parce qu'ils sont là maintenant((Ibid., p. 225, 223.)) ».

Après deux mois et demi aux Etats-Unis et fort de cette expérience, il revient en Espagne et se met à rédiger son nouveau roman, L'espoir, qui est achevé en quelques mois et paraît en décembre 1937, aux Éditions Gallimard.

Sierra de Teruel. La réalité

C'est aux Etats-Unis que l'idée de faire un film sur la guerre civile espagnole germa dans son esprit. Le support cinéma serait beaucoup plus efficace, car il est plus rapide que le support roman, l'homme a un rapport immédiat avec le monde, contrairement au roman. On lui dit :

Un film de propagande pourrait se révéler plus efficace que sa tournée de conférences : s'il réalisait un film, il aurait à sa disposition un réseau d'exploitation comptant mille huit cents salles de mille places chacune, ce qui, à raison de deux séances par jour, toucherait quotidiennement trois millions six cent mille spectateurs dans tout le pays(( André MALRAUX, Espoir, Sierra de Teruel, Paris : Gallimard, 1996, p. 7.)).

D'autres cinéastes l'avaient déjà fait et Joris Iven, avec la collaboration d'Ernest Hemingway, était en train de filmer Terre d ́Espagne.

Le tournage de Sierra de Teruel commence en juin 1938, à Barcelone. Malraux a construit un scénario qui constitue un tout en soi, organisé autour d'une trentaine de pages environ : c'est le chapitre III de la troisième partie du roman auquel il a ajouté des scènes empruntées à d'autres situations dispersées dans le roman. L'originalité de l'adaptation vient du fait que c'est le même créateur qui se trouve derrière le roman et le film ; de cette façon il est inutile de voir dans l'adaptation une simple lecture subjective d'un auteur par un autre, mais sa vision personnelle.

Globalement, le film s'inspire de deux missions : la première, le 1er septembre 1936, lorsque deux Potez 540 bombardent, à basse altitude, un terrain ennemi dissimulé près d'Olmedo, détruisant plusieurs trimoteurs Fokker. L'authenticité de cette mission est d’ailleurs confirmée par une autre source : le crash du « N », le 27 décembre 1936 dont Jean Florin fut le rescapé :

Jean Bélaïdi était un jeune algérien, il trouva la mort, il était mitrailleur dans la tourelle dorsale, en combattant, son nom fût (sic) inscrit sur la carlingue du « P », lui-même abattu le 11 février 1937, par une escadrille de Fiat C32((Biographie de Louis BRY, http://www.marine-photo-guerre-d´espagne.htm, p. 2.)).

L'autre mission eut lieu en décembre 1936, quand un Potez fut abattu dans la montagne, près du village de Valdelinares, après avoir bombardé Teruel. Malraux lui-même parle de la descente de la montagne pour la première fois au banquet offert par The Nation, deux jours après son arrivée à New York, et ensuite dans son dernier discours, deux jours avant son départ pour la Californie. Il n'est donc pas surprenant qu'il ait placé cet épisode dans son film :

Le 27 décembre un des avions de mon escadrille fut abattu dans la région de Teruel assez haut dans la neige. Il y avait, assez près, des villages, et les paysans commencèrent à arriver. Les paysans recueillirent les blessés, les mirent sur des civières, et la descente commença vers la vallée. De village en village, les paysans qui voyaient arriver les blessés suivaient. Leurs groupes étaient de plus en plus nombreux, et, comme il n'y a là que des sentiers de mulets, où l'on peut passer seulement un de front, le cortège qui suivait les civières devenait de plus en plus long, de haut en bas de la montagne. Jusqu'au moment où tout le cortège arriva dans une sorte de petite ville qui était en bas et, ici, tous les paysans attendaient sur la sorte de petit rempart qui domine les villages espa- gnols. La procession arriva; les premiers blessés l'étaient aux jambes. Les paysans ont l'habitude de ces blessures et les regardaient en silence. Mais quand commencèrent à arriver les blessés à la face, avec les pansements plats qui montrent que le nez a été arraché, avec le sang coagulé ruisselant sur les cuirs d'aviateurs, l'effet fut tout autre et les femmes et les enfants commencèrent à pleurer. Et c'est l'image de fraternité la plus saisissante, je crois, que j'aie rencontrée de ma vie, que ces sanglots dans ce grand silence, ces villages abandonnés avec toute la montagne couverte du peuple espagnol depuis le haut jusqu'en bas, et tout ceci toujours dans le même silence devant ces hommes qui étaient venus de tous les pays du monde pour défendre ce qu'ils croyaient vrai et qui aboutissait à ce bruit souterrain de sanglots((Walter LANGLOIS, Via Malraux, op. cit., p. 230.)).

Ce qui est intéressant c'est que Malraux, comme certains de ses hommes, a laissé lors de son périple américain des témoignages qui renforcent mieux la compréhension de la structure et de l'objectif du film Sierra de Teruel. La plupart des scènes du film sont des scènes véridiques qui ont réellement eu lieu dans les différents espaces de guerre.

Tout d'abord, à l'aide de la description de la réalité, Malraux donne à son film un objectif réel. Lors de sa tournée aux Etats-Unis, il offre le témoignage le plus véridique qui soit sur les hommes de l'Escadrille España, sur les raids et la façon de combattre, sur les blessés et les morts, sur la vie pendant la guerre. Autant d'épisodes qu'il reprend et que l'on retrouve, plus tard, dans son roman L'espoir et son film Sierra de Teruel. N'oublions pas, qu'à cette date, février-mars 1937, il n'avait pas encore écrit son roman ni tourné son film.

Dehors, la nuit se dissipe dans une brume épaisse ; les pélicans sortent et règlent nos avions. Raides dans le cuir de nos combinaisons de vol, nous y montons. En formation de six avions, nous décollons, mettons le cap sur l'aérodrome rebelle((Ibid., p. 220.)).

Arrivés au-dessus de ce terrain, les aviateurs lâchent leurs bombes sur les franquistes pris à l'improviste. Mais quand les avions font demi-tour et reviennent pour lâcher un deuxième chapelet, ils rencontrent un tir aérien assez fort((Ibid.,p.220.)).

De retour de nouveau vers dix heures, les pilotes reçoivent encore une mission. L'ordre de balayer des tranchées où se trouvent des troupes franquistes. L'escadrille repart encore une fois, volant bas au-dessus des lignes, et balaie la terre avec des rafales de mitrailleuses, en essayant d'éviter le tir des canons antiaérien((Ibid., p. 221.)).

Il y a un paysan ici, qui sait le site du champ d'Olmedo((Ibid., p. 223.)).

En rentrant à midi, on constate que deux aviateurs ont été blessés aux jambes. Ruisselant le sang, ils sont emportés immédiatement à l'hôpital((Ibid., p. 225.)).

À cause de la cohabitation avec la réalité, Malraux décrit ce qui se passe au jour le jour, c'est-à-dire, non plus l'espoir dans la victoire, mais le désespoir dans la débâcle, la réalité de la fin. Ce qui change, c'est le déroulement de l'Histoire, c'est le temps qui passe et qui imprime ses nuances. Pour cela, il choisit un autre support, le cinéma, car il est convaincu que le Septième Art permet à l'homme d'avoir un rapport immédiat avec le monde contrairement au roman.

Il semble clair que Malraux a pris plusieurs éléments de la réalité historique, et les a employés pour présenter ses idées sur le phénomène de la Révolution en général et sur la guerre civile espagnole en particulier. Comme pour scène de la chute d'un des avions de son escadrille dans les montagnes, près de Teruel, il n'a pas hésité à changer, à combiner ou à modifier des faits réels pour faire ressortir la vérité la plus importante qu'il envisageait((Ibid., p. 226.)).

Il emprunte à des faits réels recueillis dans L’espoir et qui étaient le fruit de ses actions sur le terrain. Dès la publication du premier roman de Malraux, la question des rapports entre ses textes et sa vie réelle fut soulevée.

 

De l'espoir à la tragédie

Deux faits importants viennent structurer les reprises dans le film. Tout d’abord, Malraux veut donner à son film un sentiment de désespoir afin de contrecarrer l'espoir dans la victoire véhiculé dans son roman. Pour cela, étant donné qu'il ne s'agit pas d'une adaptation mais d'une œuvre originale, il choisit certains épisodes, chapitres de son roman en fonction du nouveau message qu'il prétend donner. Dans cette intention, il ne reprend que des scènes où la mort est omniprésente, afin de mettre en évidence le caractère de défaite du film et de la lutte républicaine. Ensuite, il projette cette défaite bien au-delà de l'Espagne. Il possède, de par son expérience sur le terrain, en Espagne, la sensation que cette lutte va continuer dans toute l'Europe et pour longtemps. La guerre d'Espagne n'a été qu'une représentation à échelle réelle de ce qui viendra en 1939, dans toute l'Europe.

Voici le tableau des reprises :

REPRISES
IMPORTANTES SECONDAIRES
Mort de Marcelino Pigeons
Exercice de l'Apocalypse

Illusion lyrique

Exercice de l'Apocalypse

Voiture contre canon Moutons
Illusion lyrique

Le Manzanares

Sang de Gauche

Ex-aviateur Papillons
Illusion lyrique

Le Manzanares

Sang de Gauche

Descente de la montagne Franc-tireur
L'espoir

Illusion lyrique

Exercice de l'Apocalypse

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ces faits réels influent sur l'écriture du film de Malraux, car ils font état d'un pessimisme dû à la vision de la réalité de la guerre d'Espagne. Au début de la guerre, lors de l'écriture de son roman L'espoir, même s'il était trop tôt pour pouvoir prédire le vainqueur de cette guerre, la situation militaire du côté des républicains invitait à l'espoir. Malraux donne de nombreux exemples de victoires, lors de son déplacement aux Etats-Unis lorsqu'il déclare : « Nos partisans, paysans d'Estrémadure, attaquent Soler. Pour la première fois, les troupes Italiennes, publiquement battues, refluent sur la route d'Aragon((Ibid., p. 216.)) ». Par contre, il a un tout autre langage lorsqu'il parle de son film :

Ainsi s'achève donc le chant funèbre de la République espagnole. [...] Pourtant ces funérailles ne furent pas tout à fait une défaite. [...] Et je me suis dit que ces hommes-ci n'étaient peut-être pas morts tout à fait en vain, puisque l'arrière-petit-fils de l'ennemi de Napoléon, même chez les nazis, lorsqu'il parlait de simples soldats, était obligé de dire : mes camarades((André MALRAUX, Espoir, Sierra de Teruel, Paris : Gallimard, 1996, p. 7. )).

Max Aub confirme les mots de Malraux : «Sierra de Teruel se révèle être l'expression de la fin du monde que nous avions rêvé avec un certain espoir, peut-être incertain((Ette OTTMAR, op. cit. p. 224. )) ». À partir de plusieurs phrases de Malraux lui-même, nous pouvons percevoir le désenchantement qui imprègne le film par rapport au roman : « Je n'ai cessé de modifier scénario et dialogue, en fonction de la catastrophe qui s'approchait. Nos dernières scènes ont été tournées avec les feux de Franco de l'autre côté des collines». Il confie même un jour : « Ce film devrait s'appeler Chant funèbre pour les morts de la guerre d´Espagne(( Denis MARION, « Le tournage de L´espoir », Magazine Littéraire, 11, Octobre 1967, p. 65. ))

Ce qui caractérise le choix des reprises c'est que la mort est omniprésente, elle encadre le film. Le film débute par le retour d'un volontaire tué en plein ciel, Marcelino. Nous assistons à son oraison funèbre prononcée par le Commandant. Ensuite vient l'épisode de l'auto contre le canon avec la mort de Carral et Agustin. Mais la mort est présente au-delà du film, au-delà du mot « FIN », avec la certitude du suicide de Schreiner qui a demandé à Muñoz son revolver car : « Une balle dans le ventre nous savons que c'est trois heures...Un revolver...il faut ce qu'il faut, mais davantage, c'est inutile((André MALRAUX, Espoir, Sierra de Teruel, op. cit., p. 7.)) » .

Plus loin, hors du temps donné au film, la mort guette. C'est celle de Ramos dans la rue sous la fusillade fasciste, celle du cabaretier poignardé par José. Mais cette mort envahit surtout le final, tout un pan de film dédié aux volontaires tués dans la montagne quand l'avion s'écrase. En outre, lors de la descente de Linas, on assiste à la récupération de toute une série de petits détails qui viendront entourer chaque mort. À chaque fois qu'il y aura une mort, ce sera l'occasion d'un envol. Chaque fois qu'un corps humain tombera, la caméra fixera une image vers le ciel : envol d'oiseaux, plan de tournesols. Ou bien, ce sera un signe qui va annoncer une mort : le vol des oies sauvages croisant dans le ciel l'avion d'Attignies avant la bataille aérienne finale ; la fourmi dans le même avion ; la goutte d'eau qui tombe avec une cadence infernale et les papillons qui sortent de leur boîte, avant la fusillade dans la rue et la mort de Ramos et plus tard la mort dans l'auto qui va s'écraser contre le canon.

Cette répétition et cette récupération obsédante de la mort contamine chaque événement, le marquant d'une inévitable fatalité. La mort va crescendo, de la mort de Marcelino, individuelle, à la mort mise en scène lors de la descente de Linares que Malraux décrit en ces termes :

Les Fascistes qui étaient blessés ce même jour recevaient une escorte militaire, et je pensais que c'était assez symbolique et que, vraiment, chacun des hommes qui chez nous était là, blessé, était venu risquer sa vie pour que, lorsqu'un homme combat pour ce qu'il pense, il soit entouré par la virile fraternité du peuple même et non pas par une escorte militaire. Tous ces hommes qui nous suivaient, c'étaient les paysans d'Espagne, ceux pour qui la récolte devra se régler bientôt. Un grondement puissant ... plus fort même que les pas de la colonne internationale montant sur Madrid, retentit maintenant d'un bout à l'autre de la terre espagnole. Et ceux d'entre nous, ici, qui sont allés à Moscou, savent qu'une révolution écrasée quelque part, qu'un peuple écrasé quelque part, reparaît toujours ailleurs; que les drapeaux sur lesquels, au pied du Kremlin, repose le corps de Lénine, ce ne sont pas les drapeaux triomphants de la révolution d'octobre; ce sont les drapeaux ensanglantés de la Commune de Paris((9 Walter LANGLOIS, Via Malraux, op. cit., p. 230. )).

Max Aub nous donne également sa vision de ce même épisode :

La descente de la montagne est plus qu'une marche funèbre : elle élève l'œuvre et la scelle. Bien qu'elle ait, pour nous, une cellule de vie, qu'elle révèle au regard, pour les autres, elle marque une date de façon indélébile, jusqu'à ce que la pellicule devienne poussière. Ce n'est pas rien((Ette OTTMAR, op. cit.)).

Malraux s'aperçoit que l'Espagne est perdue, mais aussi que le mal va passer la frontière et s'abattre pendant des années en Europe. La lutte doit continuer ; la descente de la montagne, épisode majeur de Sierra de Teruel, donne tout son symbolisme :

C'est pourquoi cette grande marche des funérailles que vous venez de voir, évidemment elle est encore une marche de funérailles en Espagne, mais elle s'étend maintenant à travers l'Europe et, aujourd'hui même, elle finit à Berlin(( Walter LANGLOIS, Via Malraux, op. cit., p. 220.)).

Maurice Schumann, en 1945, rend hommage à cet écrivain, prophète de l'écriture, qui avait prévu ce prolongement durant quatre années des maux de l'Espagne : « Le film n'a point changé. Mais le recul des années terribles lui donne l'accent des prophètes de l'écriture((André MALRAUX, Espoir, Sierra de Teruel, op. cit., p. 7. )) » . Les événements en Espagne annonçaient ceux qui allaient survenir en France :

Chaque visage et chaque image, chaque regard et chaque coup de feu, tout nous dit : le drame de l'Espagne, c'était déjà notre guerre, et ces hommes que nous allons voir mourir mouraient déjà pour nous. [...] Regardez ces va-nu-pieds sans armes, et reconnaissez-vous !

Regardez cette flamme allumée dans les yeux d'hommes intrépides par les feux d'une terre calcinée, et reconnaissez-vous !

Regardez Teruel, et reconnaissez Paris((Ibid., p. 8. ))

Conclusion

À travers cette étude, depuis les causes de l'insurrection de Franco, l'engagement immédiat de Malraux afin de défendre la République et ses valeurs en péril, avec la création de l'Escadrille España et la tournée de conférences aux Etats-Unis, quand les communistes décidèrent d'éliminer l'escadrille, nous avons assisté à la gestation des deux œuvres et, de ce fait, nous avons perçu la différence entre l'écriture et le message du roman L'espoir et le film Sierra de Teruel. En plus de la simple différence de titres, Malraux veut transmettre dans le film le caractère tragique de la lutte.

L'espoir pose le problème de l'homme devant l'organisation d'une révolution moderne, car il ne s'agit plus de civils contre civils, mais bien d'une armée contre une armée. Malraux l'a compris et toutes les forces étrangères qui sont venues aider Franco aussi. La guerre civile espagnole a été la première révolution moderne. C'est un des thèmes fondamentaux qu'il veut exposer dans le roman et, par extension, dans le film. Si au début, cette guerre a été une explosion, née dans le désordre le plus complet, la fougue, Malraux entame la discussion sur les suites à donner : soit maintenir cette fougue, soit avoir recours à la coordination et l'organisation afin de gagner cette guerre.

C'est ainsi qu'il construit ce débat sur une structure exemplaire. Dès les premiers instants de la révolution, c'est l'espoir qui est le moteur de « l'Illusion Lyrique » ; tout est encore possible. Ensuite, il s'agit d'organiser la lutte, car Franco possède une armée, dans « l'Exercice de l'Apocalypse ». Mais ce sont les communistes qui vont aménager cette organisation, sans se soucier de l'homme, thème fondamental chez Malraux. Dans « Être et Faire », le débat continue entre les anarchistes et les communistes, entre ceux qui soutiennent l'homme et ceux qui soutiennent les résultats. Ceux pour qui le plus important est de dépasser leur vie en mourant debout contre ceux pour qui la mort est accessoire sur le chemin qui conduit à la victoire ; ceux qui vont contre la discipline omniprésente des communistes ; les anarchistes qui se préoccupent de l'homme contre ceux qui l'intègrent dans l'armée qui va vaincre. Ensuite, ce sont les chapitres de L'espoir où la victoire est encore possible. Par conséquent, le livre commence dans la fraternité et se termine dans un grand élan fraternel. Les troupes républicaines repoussent les franquistes à Guadalajara.

Mais par sa nature même, cette illusion lyrique ne pouvait durer dans le temps. Lors de son adaptation, Sierra de Teruel, Malraux perçoit que la guerre est perdue, il doit terminer de filmer en France, car Franco le chasse, lors de la prise de Barcelone. Les discussions entre être et faire, entre l'homme et l'effectivité, si importantes dans le roman, ne sont plus efficaces dans le film. Les aviateurs de l'escadrille n'ont plus le choix, ils obéissent afin de gagner la guerre.

Ainsi, après le choix volontaire de la mort qui encadre et qui pollue tout le film, Malraux donne vie, à ce qui, pour lui a le plus d'importance, l'homme, représenté là- haut, par le paysan dans la carlingue et en bas, par les morts qui descendent la montagne, après avoir accompli leur devoir, la lutte contre l'oppression. Leur descente est encadrée par le peuple espagnol qui vient les remercier de leur engagement. C'est la fraternité qu'ils choisissent dans ce contexte de mort. Les rafales de mitrailleuse cessent, et la musique de Darius Milhaud, scande la descente des morts et des blessés. Le bruit de la réalité cesse, le recueillement des morts commence.

La leçon du livre et du film n'est sûrement pas la même. Si le premier croit encore en l'espoir, le film ne contemple plus ces bêtises, il va à l'essentiel. Malraux sait ce qui va advenir, et dans ce fracas de mort, il sauve l'homme, le seul indice d'espoir.

Le film a commencé par la mort individuelle, il se termine par la Mort ; mais cette Mort est transfigurée, non seulement par la musique, mais aussi par le peuple qui rend hommage à ceux qui viennent donner leur vie pour sauver la foi en l'homme. C'est la grande différence entre le roman et le film.

 

Notes

Pour citer cette ressource :

F. César Gutiérrez Viñayo, "«De L'espoir» à «Sierra de Teruel» : De l'espoir à la réalité", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2010. Consulté le 19/04/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/arts/cinema/de-l-espoir-a-sierra-de-teruel-de-l-espoir-a-la-realite