Maternité et propagande : Kati Horna et le photo-journalisme dans la revue «Umbral»
Introduction
Kati Horna naît à Budapest en 1912. Formée à la photographie dans le studio de Jozséf Pécsi, elle côtoie les artistes photographes hongrois de l’époque qui formeront les plus grands photographes européens du XXème siècle tels que György Kepes, Robert Capa, Brassaï, Munkácsi ou Kertész. Étant d’origine juive, l’antisémitisme ambiant l’oblige à fuir en Allemagne puis en France. Ses premiers travaux sont des scènes de la vie urbaine de Budapest mais c’est à Paris qu’elle réalise ses premières commandes. Elle travaille pour plusieurs revues, faisant des reportages (Cafés de Paris, Marchés au puces) et des projets humoristiques (Hitlerei) avec Wolgang Bürger. Ces travaux sont ensuite publiés dans des revues anarchistes espagnoles, comme Umbral pour Hitlerei. En 1937, elle est invitée à Barcelone par la CNT-FAI pour devenir photographe de l’agence The Spanish Photo Agency. Plus exactement, elle devient photographe de la “Sección de Propaganda e Información Extranjera CNT-FAI” (Rubio, 2020). Elle travaille alors pour différentes revues anarchistes dans lesquelles elle publie ses photographies : Mujeres Libres, Tierra y Libertad, Tiempos Libres, Libre Estudio et celle où elle est la plus active : Umbral. Il s’agit d’un hebdomadaire graphique, publié entre 1937 et 1939, dont elle sera rédactrice photographique. La revue est dépendante de la CNT-FAI (Confederación Nacional del Trabajo et Federación Anarquista Ibérica) et sa ligne éditoriale est celle du parti anarchiste espagnol. Le siège de la revue, dirigée par Antonio Fernández Escobés, se trouve d’abord à Valence puis à Barcelone. Son dernier numéro est publié quelques jours avant que les troupes de Franco ne marchent sur la ville. Notre étude de la photographie de Kati Horna s’ancre donc dans ce contexte de publication. Si elle ne reste en Espagne que pour une courte période, ces deux années représentent son travail le plus connu.
À l’inverse de Robert Capa —qu’elle connaissait intimement— et de sa compagne Gerda Taro, qui proposent des images héroïques et au plus près de l’action et du combat, Kati Horna montre des images de l’arrière, du quotidien des civils, des femmes et des soldats (Sánchez Mejorada, Alicia, 2001). Ses images des ruines (Berthier, 2012) et du Secours Populaire montrent comment la guerre civile affecte femmes, enfants, vieillards, au jour le jour, dans ce que l’on pourrait qualifier d’épopée du quotidien. Elle se concentre ainsi sur l’arrière, sur “l’insolite du quotidien” (Abelleyra, Angélica, 2005), les vies ordinaires et banales des habitants de Barcelone. Si elle ne se met pas en première ligne, c’est aussi une manière de montrer ceux qui sont le moins visibles dans l’héroïsation de la guerre : les femmes et les enfants. Nous nous pencherons ici sur une photographie de Kati Horna prise en 1937 près du front d’Aragon qui montre une femme vêtue de noir, assise et dont la main cache son visage. Cette photographie, étiquetée nº55 par la photographe, se trouve dans les archives nationales espagnoles. Nos recherches nous ont permis de découvrir que cette photo était parue dans la presse : cette même image avait été utilisée dans la revue Umbral de 1937, découpée et mise en page de façon à ce qu’elle entre particulièrement en résonance avec le texte du journal. Il s’agira d’étudier la différence de signification de ces deux images à partir de leur contexte de diffusion. Ainsi, séparer les images de leur contexte de publication et de diffusion pour en tirer une analyse abstraite ne paraît plus possible dans la mesure où ces photographies ne sont visibles et accessibles au public que dans un contexte donné : celui de ces revues républicaines de la guerre civile. Dès lors, il nous est permis de parler de propagande concernant l’utilisation de la photographie de Kati Horna, dans un sens restreint, dans la mesure où son travail sert une dynamique de persuasion, visant une adhésion politique de la part du lectorat. De notre point de vue, sans que ce terme ait un sens péjoratif, il est possible de l’appliquer au contenu du journal Umbral, en particulier à cause du contexte idéologique et guerrier de publication. Dans un pays où les idées républicaines affrontent par les armes les idéaux nationalistes, les journaux républicains et anarchistes participent à l’édification d’une conscience politique de leurs lecteurs, les incitant au combat pour préserver leurs idéaux. Ainsi, on peut utiliser la distinction que propose le CNRTL entre information et propagande pour comprendre la seconde. Alors que l’information est neutre dans son intention et communique seulement des informations, la propagande tend à influencer son public, elle essaye de convaincre (Salleron, 1965). C’est à notre sens cet effet de démonstration par des sentiments patriotiques, voire de persuasion qui est mis en oeuvre dans la page choisie d’Umbral. La photographie est ainsi mise en page de manière à susciter un acquiescement, d’autant plus que le rapprochement avec la mère et le sang des enfants morts suscite un sentiment de compassion et d’adhésion, en somme une technique de persuasion par les sentiments.
Dès lors, comment la mise en page participe-t-elle d’un message à destination d’un public ciblé? Comment participe-t-elle d’une propagande anarchiste et républicaine? Peut-on y voir en filigrane les tensions sous-jacentes entre les différents groupes républicains? En somme, que nous dit l’image publiée par rapport à l’image d’archive?
1. La complexe question des sources : la disparition des photographies comme conséquence de l’exil et de la guerre
L’une des principales difficultés lorsqu’il s’agit d’étudier la production de Kati Horna est celle des sources. En effet, les seules archives ouvertes que nous avons à disposition sont les photographies offertes en 1983 par Kati Horna à la Sección Guerra Civil del Archivo Histórico Nacional, aujourd’hui Archivo General de la Guerra Civil Española. Ces documents se trouvent au Centro de Documentación de la Memoria Histórica de Salamanque. La revue Umbral est quant à elle disponible en ligne dans l’hemeroteca digital de la Biblioteca Nacional de España. Cependant, les photographies publiées dans cette revue ne sont pas signées par la photographe. Un certain travail reste donc à accomplir : il faut encore comparer les archives photographiques et les archives de la revue pour les faire coïncider et ainsi faire ressortir les images qui sont de l’appareil de Kati Horna, savoir quelle est sa “marque de fabrique” photographique pour pouvoir identifier ses travaux. Un autre problème de taille réside dans la perte d’une partie des photographies de cette période. Même si ce travail de comparaison était fait, nous pourrions passer à côté de photographies réalisées par Horna. En effet, les 270 images données au gouvernement espagnol ne sont pas les seules à avoir été produites par Kati Horna à cette période. L’historienne Almudena Rubio assure avoir découvert au International Institute of Social History d’Amsterdam des boîtes contenant des négatifs et des photographies inédites de Kati Horna (Rubio, 2020). Toutefois, son projet de scanner et de publier les photographies n’a pas encore abouti, par manque de financement. Ce deuxième lot de photographies a été perdu en 1938 lorsque Kati et José Horna ont dû s’exiler au Mexique. La photographe n’a pu prendre avec elle que les 270 photographies qui reposent maintenant dans les archives de Salamanque. On ne connaît pas encore avec précision le trajet de ces boîtes de négatifs et de photographies qui auraient donc voyagé jusqu’à Amsterdam en passant par Oxford, ni les mains qui les ont conduites jusqu’aux Pays-Bas. Il est probable qu’à la suite de l’exil de la photographe, l’agence de photographie pour laquelle elle travaillait ait voulu préserver ces photographies de la censure des franquistes qui venaient de gagner la guerre. Il est donc encore aujourd’hui difficile de percevoir l’ampleur de son travail dans les revues républicaines de l’époque.
2. Analyse comparée entre la page 5 de la revue Umbral du 17 juillet de 1937 et la photographie nº55 des archives espagnoles
Nous allons maintenant procéder à une analyse comparée. Il s’agira de lire la page 5 de la revue Umbral du 17 juillet 1937 où Kati Horna publie la photographie qui sera intitulée "Vicien" et étiquetée nº55 dans les archives de Salamanque, à la lumière de la photographie d’archive, disponible en ligne sur le site du gouvernement espagnol.
"Vicien", photographie de Kati Horna étiquetée n°55.
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Revue Umbral du 17 juillet 1937, p.5.
Source : Image provenant des fonds de la Biblioteca Nacional de España, domaine public.
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Nous voyons dans la photographie originale, une femme assise sur une chaise en bois qui se tient le front de la main droite. Son foulard et sa main nous empêchent de voir son visage. Le noir et blanc permettent des contrastes très marqués entre la partie inférieure de l’image et la partie supérieure. La masse blanche en bas de l’image est certainement un morceau de ruine, et fait écho à la partie basse de son habillement, à sa jupe ainsi qu’à sa main par un rappel de couleur blanche. La main tranche absolument avec la partie supérieure de l’image et la partie supérieure de l’habillement de la femme. C’est une main crispée, désespérée : tenir sa tête entre ses mains c’est refuser de voir, d’entendre et de parler, c’est se refermer dans son intimité face à un monde insupportable. La chaise sur laquelle est assise cette femme contribue par sa forme rectangulaire à structurer l’image et forme un cadre, séparé en deux par deux masses, l’une blanche et l’autre noire, qui résonnent directement avec ce contraste structurant du noir et blanc. Alors que certaines images de Kati Horna de la même période sont délibérément développées dans les tons de gris, cette image frappe par le contraste entre le noir et le blanc qu’elle propose. L’habillement noir de la femme, ainsi que son foulard renvoient d’une part à la façon dont les femmes espagnoles s’habillaient au début du XXème siècle et d’autre part au deuil et à la mort. Par le processus de la métonymie, ils deviennent pour le spectateur les morts de la guerre et ils soulignent les deuils provoqués par cette dernière. Ainsi, la position de la femme invite-t-elle le spectateur à l’associer à la mère en deuil, dont l’enfant est mort au combat. C’est cette main crispée, au premier plan, dont la couleur blanche jure irrémédiablement avec le reste de l’image, qui dit le désespoir de cette femme. La main est un signe important : c’est la main de la mère, la main soignante qui ici se contracte à l’annonce de la mort de l’enfant. Nous pouvons alors solliciter le concept d’intericonicité qui, selon l’historien de la photographie Clément Chéroux, implique de percevoir l’équivalent d’un sous-texte dans une image donnée, c’est-à-dire une “sous-image”, présente dans l’imaginaire collectif par exemple, qui articulerait notre interprétation de la photographie (Cheroux, 2007). Dans le cas de la photo de Kati Horna, nous pouvons parler d’intericonicité avec l’image de la mère en deuil, ce qui permet par syllepse une autre association : celle des frères ennemis, Caïn et Abel. La guerre civile apparaît ainsi comme le déchirement entre deux frères, dont la mère-nation est désespérée.
En ce qui concerne l’image publiée dans Umbral, on voit tout d’abord qu’elle est accompagnée d’un texte de journal et à ce titre il peut être pertinent de mobiliser le concept d’iconotexte tel que Marion Gautreau l’entend : la production de sens entre l’image et son emplacement dans une page de journal, en lien avec le texte qui l’accompagne (Gautreau, 2007). Le texte a une double portée. Il est à la fois un hommage à Francisco Ascaso, anarchiste et ami de Buenaventura Durrutti —grande figure de l’anarchisme espagnol et de la CNT—, mort dans les premiers jours du coup d’État, mais c’est aussi le tragique rappel de l’anniversaire du début de la guerre civile. La mort d’Ascaso le 20 juillet, deux jours après la tentative de coup d’État, marque le début de la résistance républicaine aux militaires. Le texte propose ainsi un hommage lyrique à Ascaso mais aussi à tous les anarchistes morts pour la cause républicaine, dans un effet d’amplification. La métaphore filée des fleurs renvoie ainsi à toutes les tombes des soldats républicains tombés. Nous voyons que l’image de Kati Horna se trouve dans le coin gauche de la page. Si nous suivons le sens de lecture traditionnelle, c’est la première image que l’œil rencontre. Nous voyons que c’est l’image de la femme qui est choisie dans la photo pour être insérée dans la page de journal par rapport au décor des ruines. La figure est extirpée de ce que l’on pourrait appeler son contexte d’énonciation visuelle pour être replacée dans celui du journal. Nous pouvons ainsi définir un contexte d’énonciation visuelle à partir du contexte d’énonciation en littérature et en particulier en sémiotique : il s’agit d’étudier l’origine de l’œil et de la main, de la subjectivité donc, à l’origine de l’image (Dondero, 2017). Les résonances visuelles qu’elle tisse sont tout de suite très différentes : le fond du papier est blanc-jaune, ce qui contraste avec le fond très sombre de la photographie originelle. Ici, la main n’a plus la même valeur symbolique puisqu’elle ne tranche plus avec le fond originel. Les contours ont été retravaillés pour donner du relief à la figure. Cela semble avoir pour effet une forme de cristallisation de la figure féminine, presque d’universalisation. Ce n’est plus le contexte où cette photo à été prise qui importe ici, c’est la figure de la femme, hors de son contexte. Nous n’imaginons plus une arrière-cour ou une devanture de maison. La mise en page travaille à l’universalisation de cette figure. Instantanément, nous pensons à une mère en deuil. Cela dit, rien dans l’image originelle n’explique que c’est bien le cas. Elle est immédiatement associée à une énorme fleur sur la partie supérieure droite. En faisant le lien avec le texte qui suit, la fleur résonne avec la mort, le deuil et la chute au combat de milliers d’anonymes. La position surplombante de la photographie de la femme en noir sur la page est tout de suite interprétée comme celle d’une femme en deuil, voire plus : elle peut être interprétée comme l’allégorie de la République souffrante et en deuil face à la perte de ses enfants. Elle entre alors en résonance avec l’image centrale de la page. Il s’agit d’une petite fille face à une gerbe de fleurs et à un monument aux morts. Un lien de parenté métaphorique est alors construit entre la figure maternelle meurtrie par la mort et cette enfant qui, comme les fleurs, suggère le renouveau de la vie. Ainsi le texte se construit sur une tonalité épique qui invite à ne pas abandonner le combat : tous ces soldats ne sont pas morts pour rien. Un souffle de vie, comme le symbolisent la jeune fille et la fleur, doit se diffuser parmi les républicains. C’est du moins ce que semble indiquer le texte. Nous savons également que les conditions de combat dans les tranchées républicaines étaient extrêmement précaires : l’image invite ici à venger la mère malgré les conditions insupportables du combat. La mère apparaît comme la matrice originelle, la République pour laquelle il faut se battre et dont il faut venger la mort de ses enfants. C’est aussi une manière de rappeler que le combat des anarchistes est aussi celui des républicains, un moyen de gommer les différends pour faire front commun face à l’ennemi. D’autant plus que les journées de mai 1937 à Barcelone, quelques mois avant la publication de ce numéro de Umbral, marquent la défaite de la révolution sociale en Catalogne, et de la CNT-FAI face au gouvernement républicain communiste. Cette image permet ainsi de redonner sa légitimité au combat anarchiste dans l’échiquier républicain.
3. Mise en page et transformation de l’image de la mater dolorosa à des fins politiques
Nous pouvons utiliser dans ce contexte le terme de mater dolorosa qui, dans la tradition iconographique chrétienne, figure la Vierge Marie éplorée face à la crucifixion du Christ. C’est la mère désespérée, qui symbolise toute la souffrance produite par la perte de son enfant. Nous remarquerons que la photographie ne montre pas le visage de la femme, invitant ainsi à l’universalisation de la souffrance maternelle face aux horreurs de la guerre. Le voile que porte la femme fait également écho au voile de la Vierge Marie dans les représentations religieuses traditionnelles. Elle est le contrepied de la mère à l’enfant : c’est la mère qui a perdu ce dernier, une mère sans enfant mais toujours mère, c’est ainsi que se cristallise le tragique. Il s'agit donc aussi d'une figure du sacrifice : à travers son image, ce n’est pas elle que l’on contemple mais son fils disparu. Dans le cadre de la page d’Umbral, la mère esseulée ne résonne pas seulement avec elle-même mais au contraire forme un pont symbolique vers l’absence et la mort au combat des hommes républicains. En somme, elle incarne une absence, celle de la République. C’est la mère patrie désespérée. Nous pouvons également faire allusion à l’intericonicité de la Pietà : la Vierge Marie est alors représentée pleurant Jésus-Christ, son fils, dont la tête est posée sur ses genoux au moment de la descente de croix. Cette scène a lieu après la crucifixion et avant sa mise en tombeau. La représentation de la Pietà la plus connue est celle de Michel-Ange, une statue en marbre dans la basilique Saint-Pierre au Vatican. Bien qu’il s’agisse-là d’une statue, nous pouvons aisément y voir un lien avec l’image de la photographe : la Vierge porte un voile et un habillement fait de tissus amples, elle pleure son fils. Kati Horna semble alors montrer une pietà républicaine, qui bien que laïque, s’inscrit en miroir avec toutes les mères espagnoles prises dans ce conflit. Nous voyons alors que le propos dépasse celui de la simple religiosité bien que l’imaginaire collectif qu’il mobilise soit celui de la religion catholique. C’est donc une pietà du peuple qui est présentée par Kati Horna, une universalisation de la souffrance quotidienne des mères des soldats morts au combat. Le motif est ainsi renouvelé par le médium de la photographie, et par un cadrage assez moderne qui cache le visage de la femme, qui renforce le sentiment de dévotion déjà présent dans les représentations classiques de la mater dolorosa.
Aussi, le titre à gauche de la page “Flores sobre la sangre” fait écho non seulement à la grande fleur à droite de la mère pénitente mais également au sang des enfants disparus de la république-mère. Nous avons alors trois symboles qui participent à l’écriture d’un récit épique et propagandiste de la République : la fleur qui symbolise la femme mais aussi la jeunesse des soldats morts au combat, la mère esseulée, qui s’agrippe à la chaise et qui semble en pleurs; le sang, enfin, qui évoque d’une part à la maternité et à la féminité: le sang des règles qui permet la fertilité, est aussi le sang des enfants morts. La femme dans ce contexte de publication résonne également, pour notre oeil français, avec la figure de Marianne. Une femme qui est associée à la liberté et en même temps à la république face à l’oppresseur nationaliste. Nous rappellerons également qu’en 1937, le souvenir du coup d’État est extrêmement vivace : il ne s’agit pas là de contester un régime autoritaire installé depuis des décennies comme ce sera le cas pendant le franquisme, mais de s’opposer à un envahisseur idéologique —les partisans du coup d’État militaire— qui met à bas la IIe République tout juste instaurée démocratiquement en 1931.
Alors, nous pouvons à juste titre reprendre l’idée de Roland Barthes concernant la photographie : “la Photo est comme un théâtre primitif, comme un Tableau Vivant, la figuration de la face immobile et fardée sous laquelle nous voyons les morts.” (Barthes, 1980) La photographie renverrait directement à la mort et, à ce titre, elle serait profondément nostalgique : si elle est ce qui n’est plus, le fameux “ça-a-été”, la photographie de la mère est la métaphore de ce qui n’est plus —ses enfants morts au combat— et sa propre nostalgie, sa propre tristesse. Cela dit, nous pouvons dire qu’à l’inverse de la photographie seule que l’on contemple, la photo prise dans le réseau de signification de la page de journal nous dit tout autre chose. Elle n’est pas un “ça-a-été” mais un “c’est”, c’est-à-dire que la publication circonstancielle et circonstanciée de la photo, dans une revue hebdomadaire et sa lecture par un public majoritairement républicain dans une zone républicaine (Valence et Barcelone) dirige son public vers le présent de la guerre et des morts aux combats dans l’année qui vient de s’écouler. Cette insistance sur le hic et nunc de la lecture de l’image se voit appuyée dans le texte du journal par la répétition lancinante du “19 de Julio”, veille de publication de l’article. Nous pourrions même dire, que plutôt que de nous diriger vers sa propre mort dans un futur diffus, ou vers la nostalgie de l’image familiale de la théorie de la photographie barthésienne, cette photographie-là, dans son contexte journalistique se construit vers le futur : il faut continuer le combat et tout ce qui est fait pour la République s’inscrit dans la grande épopée républicaine, dans les traces de Ascaso. Si la photographie désigne la mort, il s’agit de la mort des combattants tombés pour la république, et s’inscrit ainsi politiquement. Il ne s’agit pas d’une mort individuelle, intime et familiale; au contraire, il s’agit bien là d’une mort épique et glorieuse que semble sous-tendre cette photographie prise dans son contexte.
Conclusion : les deux faces de l’image
Le but de cette analyse comparée était de penser le double discours qui peut naître d’une photographie en fonction de son contexte de diffusion. S’il s’agit d’une photographie d’archive, qui pourrait très bien être exposée ainsi, la mère éplorée s’universalise et renvoie tout un chacun à sa propre mère, à sa propre expérience de la maternité, dans sa globalité. Prise dans la page du journal, la photographie produit une signification différente, qui s’inscrit dans le hic et nunc de la publication et de son contexte. La femme qui cache son visage, devient la mère-patrie, la mère république, dont les enfants sont morts au combat. Elle est la mère de tous les républicains : ses attributs sont ceux des femmes mariées —fichu et habits noirs, femme d’âge mûr— de l’époque et en cela elle est un symbole familier pour tous les Espagnols. Cela dit, nous pouvons voir dans quelle mesure cette figure est aussi ambiguë, dans la mesure où les anarchistes à cette époque n’avaient pas nécessairement les mêmes buts politiques pour l’Espagne que les républicains. C’est donc peut-être une façon de convaincre également les autres partis républicains —socialistes, communistes— du bien-fondé de l’anarchisme dans le combat contre Franco. Il est donc intéressant de voir que dans l’histoire de cette photographie, celle-ci est d’abord vouée à adopter le sens que lui donne le journal dans lequel elle est publiée. Kati Horna travaille pour la revue et c’est avant tout comme photo-journaliste qu’elle s’illustre. Nous voyons que cette visée apparemment purement informative du photo-reportage, se fait très rapidement l’instrument d’une ligne éditoriale et que toute interprétation de l’image se fait à l’aune du texte avec lequel elle est publiée. En utilisant la distinction sens/signification que Barthes propose dans Le degré zéro de l’écriture, (Barthes, 1953), nous pouvons dire que si le contexte de prise de vue est bien ancré politiquement, la publication de cette image dans le cadre d’un journal anarchiste ferme le sens de l’image, le rendant univoque. À l’inverse, nous pouvons dire que la photographie d’archives, lorsqu’elle est exposée prend une signification ouverte aux interprétations. Dès lors, l’image prise dans le contexte journalistique dit tout autre chose que l’image muséale. Elle témoigne des moeurs de l’époque, comme le ferait une fenêtre sur le passé.
Références bibliographiques
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BARTHES, Roland. 1980. La chambre claire, sans lieu. Paris : Gallimard.
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BERTHIER, Nancy, RODRÍGUEZ TRANCHE, Rafael et SÁNCHEZ-BIOSCA, Vicente. 2012. « Kati Horna: el compromiso de la mirada. Fotografías de la Guerra Civil Española (1937-1938) » in Revue d’études ibériques et ibéro-américaines, Paris.
CHEROUX, Clément. 2007. « Le Déjà-vu du 11 septembre – Essai d’intericonicité » in Études photographiques 20, Paris.
DONDERO, Maria Giulia, BEYAERT-GESLIN, Anne, MOUTAT, Audrey, éds.2017. Les Plis du visuel. Réflexivité et énonciation dans l’image. Limoges : Lambert-Lucas, coll. Sémiologie et sémiotique.
GAUTREAU, Marion, 2007. Les photographies de la Révolution Mexicaine dans la presse illustrée de Mexico (1910-1940) : de la chronique à l’iconisation, Paris IV-Sorbonne.
RUBIO PÉREZ, Almudena. 2020. « Las cajas de Ámsterdam: Kati Horna y los anarquistas de la CNT-FAI » in Revista de Historia Social, vol. 96, p. 21-40.
SANCHEZ MEJORADA, Alicia. 2001. « Kati Horna: una mirada insólita y cotidiana » in Cuartoscuro.
Webographie
Archives des photographies de Kati Horna de la Guerre Civile : http://pares.mcu.es/ParesBusquedas20/catalogo/description/116999?nm
Revue Umbral : http://hemerotecadigital.bne.es/results.vm?q=parent%3A0025753885&s=0&lang=es
Pour citer cette ressource :
Gaëlle Guillet Sariols, Maternité et propagande : Kati Horna et le photo-journalisme dans la revue Umbral, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), juin 2022. Consulté le 21/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/arts/arts-visuels/photographie/maternite-et-propagande-kati-horna-et-le-photo-journalisme-dans-la-revue-umbral