Le futur subjonctif : un temps perdu ?
Lorsqu’un lecteur ou un étudiant, non initié aux textes anciens voire aux textes juridiques contemporains, jette un coup d’œil sur les textes de l’espagnol médiéval ou de l’espagnol classique, il peut être surpris par la forme fuer de l’exemple suivant du Fuero Juzgo :
Une recherche sur internet ou dans des livres de grammaire révèle que cette forme morphologique est souvent appelée le futur du subjonctif. Nous préférons, à l’instar de Molho (1975), l’appeler la forme en -re pour éviter des préjugés. Quel que soit son nom, la plupart des grammairiens – Seco (2011), Gili-Gaya (1961), Alcina-Franch y Blecua (1983), Llorach (2010) – la considère comme un dialectisme ou un archaïsme, en somme, un vestige qui ne fait plus partie de la langue espagnole standard contemporaine. N’empêche que l’étudiant d’espagnol côtoie cette forme quand il lit la littérature médiévale et classique, l’avocate quand elle consulte les lois espagnoles actuelles et le touriste, quand il voyage en Galice, aux Canaries ou partout dans les zones hispanophones où il rencontre les phrases « sea lo que fuere, venga de donde viniere ». Cette forme est donc un vestige, mais est toujours présente dans des poches du système actuel. Quelle était sa place en espagnol ancien ? Dans le système verbal espagnol de la Renaissance et celui du Siècle d’Or ? Quelle est sa place en espagnol contemporain ?
Cet article se divise en trois parties pour répondre à ces questions.
1- La forme en -re avant le XVe siècle
Pour Luquet (1988), les emplois de la forme en -re n’ont pas changé au niveau du système du langage, c’est-à-dire, au niveau de langue. Depuis les origines de l’espagnol, cette forme apparaît uniquement dans des propositions subordonnées dont le verbe de la proposition principale est futurisant, c'est-à-dire :
- futur de l’indicatif
- verbe modal
- impératif ou autre sémantique futurisante
Or, si le verbe de la proposition principale est futurisant, la forme en -re permet un regard vers le temps révolu, un regard descendant dans la terminologie du linguiste Gustave Guillaume (1929). Ce double repérage a été schématisé par Delport (2004 : 84) de la manière suivante :
L'instant de l'énonciation
La signification résultante s’approche du futur antérieur en français : jeudi prochain j’aurai fini le rapport, mais cette paraphrase fait recours à un aspect transcendant avoir dans le futur de l’indicatif et le participe dit passé. Il est à noter que le regard descendant véhiculé par la forme en -re inclut le passé de l’instant d’énonciation. En effet, nous trouvons des exemples d’alternance entre la forme en -re et le prétérit dans certains textes anciens (Lavissière, 2017). Pour cette raison, le terme « futur du subjonctif » est peu adapté.
Syntaxiquement, la forme en -re apparaissait dans des propositions subordonnées adjectives, adverbiales et conditionnelles, que nous appelons ici les hypothèses en si. En revanche, elle n’apparaissait pas dans les propositions complétives de type quiero que me lo digas, sauf dans des cas très exceptionnels où il s’agissait d’une proposition complétive elle-même dépendante d’une proposition comportant une forme en -re :
(2) Si vos viniere emiente que quisiéredes vengallo,si me viniéredes buscar, fallarme podredes.(Poema de Mio Cid, 1066-1071, cité par Gilles Luquet, 1988)
Nous fournissons quelques exemples de ces syntaxes prises du Corpus Diacrónico del Español (CORDE) de la Real Academia Española (RAE) ou des textes juridiques anciens :
Propositions adjectives :
(3) Y quien lo contrario hiciere, mandamos y queremos que la tal persona, o personas, pierdan todos los libros que hubieren impreso, o hecho imprimir, y los moldes con que se imprimieron; y más, que sea caído en pena de cien ducados, por cada vez que lo contrario hicieren, según en el original más largamente se contiene del privilegio. (1564, Juan de Timoneda, Buen aviso y portacuentos)
Propositions adverbiales :
(4) DAMASIO : Bien has entendido, Cornelio, el aviso. A ti toca ahora estar alerta para que cuando el paje saliere de casa entiendas, sin perder un acento, lo que cantare. (1602, Diego Alfonso Velásquez de Velasco, El celoso)
Les hypothèses en si dites possibles, potentielles ou non-irréelles, selon la terminologie adoptée, dans la protase – la proposition comportant le morphème si dans l’hypothèse en si – uniquement :
(5) Et sino<n>se p<re>sentare con el p<ro>c'esso del pleyto/}{CB2.que non sea oydo en el pl<e>ito delaalc'ada/ & la sentenc'ia finq<ue> firme.& que non se escuse njn se defien-da. (1348, Alphonse XI, Ordenamiento de Alcalá)
Ces syntaxes se voyaient contraintes par les considérations suivantes :
- Les propositions adjectives :
Bergareche (1990) et Eberenz (1990) observent que dans les propositions relatives comportant la forme en -re, l’antécédent n’était pas précédé par l’article indéfini, un, même si les pronoms indéfinis généralisateurs tels que qualquier ou quequiere le précédaient souvent.
- Les propositions adverbiales :
Luquet (1988) signale, et ceci est confirmé par Eberenz (1990) et par Bergareche (1990), que la forme en -re apparaissait après les locutions conjonctives antériorisantes, tel que después que, et non pas après les locutions postériorisantes telles que antes que. Cette contrainte est cohérente avec la vision décadente du verbe subordonnée que la forme en -re véhicule.
- Les hypothèses en si :
Les opinions des linguistes et des grammairiens divergent par rapport au rôle de la forme en -re dans cette structure morphosyntaxique. Certains, Bello (1824), Delport (2004), Chevalier (2008) et Veiga (1989) argumentent que l’espagnol dispose de deux types d’hypothèses en si: hypothèses possibles - non-irréelles et hypothèses impossibles - irréelles. Pour ces auteurs, la forme en -re véhicule une action possible ou non-irréelle et les formes que sa protase apportent confirment ce rôle. Les apodoses des hypothèses possibles comportent le présent de l’indicatif, le futur de l’indicatif ou un impératif. En revanche, Rojo y Montero (1983), Porcar-Millares (1993), Gili-Gaya (1961), Alcina-Franch y Blecua (1983) postulent que l’espagnol bénéficie d’un système d’hypothèse en si tripartite : réelles, potentielles et irréelles. Dans cette vision du système, la forme en -re fait partie des hypothèses en -si potentielles. Ces auteurs considèrent la structure morphosyntaxique { si + -se, conditionnel} comme faisant également partie de cette catégorie d’hypothèses.
En somme, des origines de l’espagnol jusqu’à la Renaissance, la forme en -re apparaissait dans des contextes morphosyntaxiques spécifiques :
- la forme en –re apparaissait dans une proposition subordonnée (adjective, adverbiale ou conditionnelle) dont la proposition principale comportait un verbe principal futurisant;
- si la proposition subordonnée comportant la forme en –re était adverbiale, la locution conjonctive devait être antériorisante, tel que después que;
- si la proposition subordonnée comportant la forme en –re adjective, l’antécédant n’était pas précédé par l’article indéfini, un;
- la forme en –re apparaissait dans la protase d’une hypothèse en si dit possible ou, selon certains auteurs, potentielle.
2- La forme en -re après le XVe siècle
Si Luquet (1988) souligne que le signifié de la forme en -re n’a pas changé depuis les origines de l’espagnol, il signale également que la forme en -re perdait du terrain vis-à-vis du présent du subjonctif dans les propositions adverbiales médiévales. S’appuyant sur les dialogues des pièces de théâtre du XVI siècle, Luquet (1988) situe la crise de la forme en -re dans la langue orale de ce siècle. En effet, si les personnages de la noblesse emploient toujours la forme en -re, les personnages des autres classes l’utilisent peu ou pas. Eberenz (1990), quant à lui, souligne qu’il faut prendre en compte les différentes morphosyntaxes quand on parle de la disparition de la forme en -re :
- Comme Luquet (1988) le signale, c’est dans les propositions temporelles que la forme en -re commence à disparaître en faveur de la forme -e/-a dès l’époque médiévale. Le processus s’achève, selon Eberenz (1990), dans le XVIII siècle ;
- La forme en -re a résisté plus longtemps dans les propositions adjectives, sûrement car elle permettait une expression à la fois généralisante et non-spécifique de son antécédant que la forme en -e/-a ne permettait pas. La forme en -re reste donc en place jusqu’au XVIII siècle ;
- La situation des propositions est plus complexe dans les propositions conditionnelles. Eberenz (1990) argumente qu’il s’agit d’une réduction du système des hypothèses en si tripartite à un système bipartite. Keniston (1937) estime que la fréquence de la forme en -re se réduit de 34 % à 19% dans la deuxième moitié du siècle. Cependant, certains documents, notamment ceux qui appartiennent au genre juridique, se détachent fortement de cette tendance. Eberenz (1990) place la fin de l’emploi de la forme en -re dans cette structure à la fin du XVIIIe siècle.
Au final, Luquet (1988) situe la disparition de l’emploi de la forme en -re en espagnol standard à la fin du XIXe siècle.
3- La forme en -re en espagnol contemporain : archaïsme ou survivance ?
Peut-on dire que la forme en -re a totalement disparu du système espagnol contemporain ? Si l’on regarde l’ensemble des hispanophones vivants aujourd’hui, la réponse est non. Selon Bergareche, la forme en -re est employée dans certaines régions, notamment aux Canaries et en Galice, mais également, dans certains pays d’Amérique et dans les Caraïbes (1990).
De plus, en espagnol standard, si l’on accepte ce concept, elle n’est plus utilisée dans les propositions subordonnées des énoncés spontanés. Cependant, nous entendons et nous lisons la forme en -re dans des expressions figées, certaines attestées dans le Corpus de referencia del español actual :
(6) Gran interés para la historia de la ciencia tiene el estudio del deterioro del escolasticismo con Escoto, Guillermo de Occam y el cardenal Nicolas de Cusa, ya en pleno siglo XV. Pero, sea lo que fuere de la aceptación y destino del aristotelismo postomista, hay un hecho sustancial en el desarrollo de las ciencias de la naturaleza y de la medicina en particular, y es la profunda desvinculación del hecho científico, y su metodología, de la componente filosófica natural (Martín Municio, 1985)
(7) Me consuela imaginar que a ellos les ocurría igual, pues lo cierto es que todos sufríamos en busca de la verdad literaria (sea lo que fuere lo que esto quiere decir), de la palabra insustituible y la expresión justa, al tiempo que cotidianamente nos criticábamos unos a otros con entera libertad y franqueza. (Monterroso, 2004)
(8) C. J. C. - Yo creo qu’eldinero que puede dar la literatura se niega siempre al que lo busca. Si viene es por casualidad y por añadidura, porque el que se tasa, se suele tasar muy barato, aspirando y conformándose con un pequeño premio. Ahora bien, si uno escribe de aquello que quiere escribir y que le sale de lo más profundo de su cabeza o de su corazón o de donde fuere y después se da cuenta de que hay miles de personas que estaban deseando leer eso, ahí está el dinero. (El Mundo, Foro de El Mundo. Entrevista. Camilo José Cela. El precio de éxito, 1996)
Étant donné qu’elle est comprise par les hispanophones dans ces expressions et employée par un certain nombre d’hispanophones dans leurs « dialectes », il est difficile de la considérer comme étant totalement disparue du système espagnol contemporain. C’est le problème des termes tel qu’archaïsme et dialectisme : ils présument une certaine homogénéité d’une langue. Or, cette homogénéité est strictement théorique. Tout comme l’explique Neveu, ces notions reposent sur « une représentation assez simplifiée de la diversité variationnelle et du changement linguistique, représentation qui suppose une frontière clairement marquée entre l’ancien et le nouveau [ou la langue standard et la langue régionale], et par conséquent une conception de l’état de langue contemporain reposant sur l’idée d’unification et d’homogénéité » (2010 : 71-72)
Le statut de la forme en -re pose surtout un problème dans le discours juridique. Réputé être conservateur, ce discours, contenu dans les sources écrites du droit, mais également dans les processus à l’oral, subit actuellement un processus de « modernisation » en Espagne. Ce processus a été encouragé par un mouvement anglosaxon – Plain Language Movement – qui accuse le discours juridique d’être conservateur et d’avoir besoin d’une « simplification » ou d’une « clarification » pour que le citoyen non-initié puisse comprendre sans besoin d’intervention d’un spécialiste tel qu’un avocat.
En Espagne, le processus se veut une « modernisation » qui a débuté en 2001 avec le Pacto de Estado para la Reforma de la Justicia, dont le point treize traite de la modernisation du discours juridique. En 2009, une commission, composée de linguistes et de spécialistes du droit, a été créée pour étudier le discours juridique espagnol. Leur rapport, rendu en 2011, recommande la suppression de la forme en -re. Elle n’est pas considérée comme une erreur, mais comme un archaïsme, tout comme les trois citations ci-dessous en témoignent :
Bien que son emploi [la forme en -re] n’enfreigne pas les lois grammaticales, son apparition confère au texte un caractère figé et archaïque créant une distance avec le destinataire. En outre, nombreux sont les gens qui en ignorent le sens […] (Informe, 11).
Il convient de souligner que l’utilisation d’un lexique archaïsant, tout comme celle de constructions verbales inusitées (futur du subjonctif [la forme en -re], voir §3.3.2. b) présente un taux d’apparition bien supérieur à Madrid et Ciudad Real (Lenguaje oral, 34).
Ce temps est archaïque en espagnol actuel (Lenguaje oral, 48).
Or, des recherches récentes soulignent le rôle que la forme en -re joue pour la cohérence du document (Lavissiere, 2018 et à paraître). En effet, de par sa dépendance syntaxique et sémantique, elle peut contribuer à la hiérarchisation des divers détails d’une loi ; elle guide également le lecteur lors d’un processus complexe, si l’on pense qu’elle pose un repère dans l’au-delà de l’instant de l’énonciation ; enfin, elle permet au lecteur d’interpréter l’action qu’elle véhicule comme parfaite, ce qui la rend utile pour l’expression d’une série d’actions.
En outre, le rapport de la Commission pose indirectement un problème : par quelle forme devrait-on remplacer la forme en –re dans les textes juridiques ? Si aucune solution n’est donnée directement, les exemples de substitutions penchent fortement pour la forme en -ra, forme qui n’alterne pas avec la forme en -re dans les textes juridiques médiévaux jusqu’au XIXe siècle.
Enfin, les notions de clarté, simplicité, modernité restent assez floues d’un point de vue conceptuel. Par exemple, pour qui, exactement, les textes devraient-ils être simples : le citoyen lambda, ayant un diplôme d’éducation supérieure, ou le citoyen lambda, n’ayant pas terminé ses études secondaires ? La simplicité ne se définit pas de la même manière dans les deux cas. De plus, dans le deuxième cas, la question devient plus épineuse : jusqu’à quel niveau de simplicité pouvons-nous aller pour rendre ces textes lisibles, mais toujours assez « techniques » pour servir les besoins des professionnels du droit ? En effet, certaines recherches récentes montrent le risque de confusion que l’adoption de formules non-techniques pose pour le droit et donc, pour le citoyen lambda de toute catégorie socio-économique.
Pour l’espagnol contemporain la forme en -re est donc un temps perdu, mais peut-être pas tout à fait.
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Pour citer cette ressource :
Mary Catherine Lavissière, Le futur subjonctif : un temps perdu ?, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), septembre 2019. Consulté le 26/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/langue/linguistique/le-futur-subjonctif-un-temps-perdu