Vous êtes ici : Accueil / Langue(s) / Traduction / Perspective et temps verbaux : problèmes de traduction

Perspective et temps verbaux : problèmes de traduction

Par Lina Avendaño Anguita : Profesora colaboradora indefinida - Universidad de Granada
Publié par Christine Bini le 19/03/2010

Activer le mode zen

Cet article analyse autant les particularités du fonctionnement verbal liées à la perspective narrative et / ou à la situation d'énonciation que les problèmes de traduction qui en découlent. L'attention est surtout portée sur les équivalences du pretérito perfecto simple et du pretérito perfecto compuesto, car si ces temps et leurs homologues français ont des valeurs linguistiques similaires, ils véhiculent cependant des effets de sens divergents que le texte source impose. Plus souple et plus versatile que le passé simple, le pretérito perfecto simple renferme souvent une ambiguïté que seul le point de vue adopté permet de lever. Et effectivement, traduire la langue de l'autre oblige à pénétrer et à rendre le regard de l'autre.

La deuxième rencontre hispano-française de chercheurs (SHF-APFUE) s'est déroulée du 26 au 29 novembre 2008 à l'École Normale Supérieure de Lyon. Elle a donné lieu a plusieurs publications sur La Clé des Langues.

 

Accéder à la présentation

Accéder à l'introduction

Lina AVENDAÑO ANGUITA, Universidad de Granada 

Télécharger l'article

 
Nous avons cru utile d’attirer l’attention sur quelques particularités de certains temps verbaux qui, associés à la perspective narrative et / ou à la situation d’énonciation, contribuent à établir un effet de sens spécifique. La difficulté à traduire le temps sans trahir le sens affiché dans le texte source correspond souvent chez nos étudiants universitaires à une optique purement morphologique ou chronologique – les temps représentant le temps.
Mais ni le temps physique du monde, ni le temps chronique, ni même l’approche linguistique du temps « organiquement lié à l’exercice de la parole, qui se définit et s’ordonne comme fonction du discours »Émile BENVENISTE, Problèmes de Linguistique Générale, t. 2, Paris : Gallimard, 1974, p. 73., ne suffisent à expliquer certaines occurrences de tiroirs verbaux sollicitées par la perspective narrative. Cette faille dans l’analyse de la temporalité verbale envisagée en termes de point de vue est cependant compensée par une linguistique textuelle apte à renouveler une vision réductrice de l’activité langagière. C’est là une tendance qui incitait déjà Harald Weinrich à accorder aux temps verbaux « la fonction de donner du relief à un texte en projetant au premier plan certains contenus et en en repoussant d’autres dans l’ombre de l’arrière-plan »Harald WEINRICH, Le temps, Paris : Éd. du Seuil, 1973, p. 107.. Quoique cette perspective soit tentante, il serait toutefois dangereux de considérer qu’un temps verbal possède en propre la particularité de communiquer un point de vue quel qu’il soit, indépendamment de tout contexte, puisqu’ « aucun temps n’est exactement superposable à un temps d’une autre langue et que chaque temps se comporte avant tout comme élément du système temporel de sa langue »Ibid., p. 81.. Par conséquent, si un temps verbal n’est pas étranger à l’expression d’un certain point de vue dans les textes narratifs, sa traduction devra forcément comprendre l’effet de sens qui en découle.
Or, plus les langues sont proches, plus le risque de correspondances temporelles trop hâtives, et donc erronées, grandit. Sur ce point, nous ne pouvons que partager l’affirmation de Michel Le Guern pour qui, du moment que « le système des temps est […] l’une des structures les plus caractéristiques d’une langue donnée, projeter ce que l’on sait d’une langue sur une autre ne peut que conduire aux plus grosses bévues »Michel LE GUERN, Sur le verbe, Lyon : P.U.L., 1986, p. 25.. Ainsi, confrontés à une phrase telle que salió a pasear y compró el periódico, nos étudiants ont tendance à proposer instinctivement une traduction mais ils ont du mal lorsqu’il s’agit de justifier leur choix. Et là, leur réflexion les mène à n’envisager qu’une différence de critères simplistes qui relierait le passé simple à l’écrit et le passé composé à l’oral, ce qui n’explique rien, dirait Benveniste. Ils sont d’autant plus embarrassés que des énoncés du genre llamó a la mujer a la que atropelló ne peuvent admettre le passé simple pour traduire atropelló sans porter atteinte à l’enchaînement narratif. Dès lors, puisque « l'équivalent de la traduction à l'original ne résulte pas d'une simple équation linguistique »Edmond CARY, Les grands traducteurs, Genève : Éd. Georg, 1963, p.34., la traduction des temps verbaux s’appuie forcément sur des équivalences susceptibles de rendre un effet de sens particulier révélé dans le texte source. Si en restant fidèle aux fondements de toute fiction, l’interprétation temporelle d’un texte narratif se doit de témoigner à la fois du type d’énonciation et de la perspective narrative impliquée dans la traduction, elle n’est pas étrangère à ce que Harald Weinrich appelle la métaphorique temporelleH. WEINRICH, Estructura y función de los tiempos del lenguaje, Madrid: Gredos, 1974, p. 141..
 
Sans tendre à l’exhaustivité, nous tenons à relever quelques exemples qui nous confortent dans cette perspective, à commencer par les problèmes de traduction qu’impliquent le pretérito perfecto simple et le pretérito perfecto compuestoL’hétérogénéité terminologique n’est que le reflet d’approches différentes du temps verbal : pretérito et ante-presente (Andrés BELLO, Gramática de la lengua castellana destinada al uso de los americanos, Santiago de Chile: 1847), pretérito indefinido et pretérito perfecto (REAL ACADEMIA ESPAÑOLA, Gramática de la lengua castellana, Madrid: Espasa-Calpe, 1931), pretérito perfecto absoluto et pretérito perfecto actual (Samuel GILI GAYA, Curso superior de Sintaxis española, México: Ediciones Minerva, S. de R. L., 1943), pretérito perfecto simple et pretérito perfecto compuesto (REAL ACADEMIA ESPAÑOLA, Esbozo de una nueva gramática de la lengua española, Madrid: EspasaCalpe, 1973).. Alors que le passé simple et le pretérito perfecto simple comprennent des valeurs similaires en langue, ils entraînent cependant des effets de sens divergents. Le rapprochement passé simple / pretérito perfecto simple ou passé composé / pretérito perfecto compuesto dénote bien la faculté de ces temps à évoquer, au même titre, deux types de textes – le récit et le discours –. Sur ce point, les temps se valent dans une langue et dans l’autre comme nous le constatons dans la traduction de l’incipit de Corazón tan blanco de Javier Marías :
 
No he querido saber pero he sabido que una de las niñas, cuando ya no era niña y no hacía mucho que había regresado de su viaje de bodas, entró en el cuarto de baño, se puso frente al espejo, se abrió la blusa, se quitó el sostén y se buscó el corazón con la punta de la pistola de su propio padre […]Javier MARÍAS, Corazón tan blanco, Barcelona: Anagrama, 1992, p.11..
 
Je n’ai pas voulu savoir, mais j’ai su que l’une des enfants, qui désormais ne l’était plus et revenait à peine de son voyage de noces, entra dans la salle de bains, se mit devant la glace, ouvrit son corsage, ôta son soutien-gorge et chercha le cœur du bout du pistolet de son père […]Alain et Anne-Marie KERUZORÉ, (trad.), Un cœur si blanc, Paris : Rivages Poche / Bibliothèque étrangère, 1993, p. 11..
 
Mais la proximité de ces temps ne se limite pas à nous instruire sur l’attitude de locution. Le passé simple et le passé composé s’assimilent, en effet, à leurs homologues espagnols, lorsqu’ils figurent deux types de diégétisation spécifiqueFrançoise Revaz propose trois modes énonciatifs : « direct, lié, autonome. Le premier mode –mode direct – relève de l’interaction entre deux interlocuteurs (je-tu/vous). Son ancrage est déictique (« moi, ici et maintenant ») et ses temps pivots sont le présent déictique et l’impératif. Les deux autres modes – lié et autonome – sont des modes diégétiques, dans la mesure où, dès que l’on évoque un événement hors de l’actualité immédiate, on opère effectivement une diégétisation » (Françoise REVAZ, « Passé simple et passé composé : entre langue et discours », Études de linguistique appliquée, nº102 (avriljuin), 1996, p. 190.  : « Dans le cas d’une diégétisation liée, l’ancrage temporel se fait par rapport à la déixis (hier, l’an passé) et le temps pivot est le passé composé diégétique. Dans le cas d’une diégétisation autonome, l’ancrage temporel est totalement coupé de la déixis (il était une fois, en ce temps-là) et le temps pivot est le passé simple »Ibid., p. 190.. Les divergences d’usages temporels autrement essentiels n’en sont pas moins évidentes dans les deux langues. La gramática descriptiva de la lengua española relève ainsi ces propos de Guillermos Rojo et d’Alexandre Veiga: « canté expresa el enfoque más libre y espontáneo para un proceso pasado »Guillermo ROJO, Alexandre VEIGA, "El tiempo verbal. Las formas simples", in Ignacio y Violeta DEMONTE (eds.), Gramática descriptiva de la lengua española, Madrid: Espasa-Calpe, 1999, p. 2903.. En effet, le pretérito perfecto simple rend compte d’un processus révolu, qui a lieu soit dans une période de temps révolue soit, au contraire, dans une période relativement proche dans le temps. Ce principe de flexibilité fournit des exemples aussi différents que ceux-ci :
 
                               Llegó el jueves a las 10h
                               La primera semana vivió en un hotel
                               El jueves no viniste
                              Los fenicios establecieron coloniasExemples tirés des usages du verbe relevés dans María MOLINER, Diccionario de uso del español, Madrid: Gredos, 1998 . 
 
Unifiant ces énoncés malgré leur diversité temporelle, le pretérito perfecto simple véhicule une constante qui situe l’action exprimée hors du présent de l’énonciation. Outre que le passé simple, quant à lui, exprime « un fait complètement achevé à un moment déterminé du passé, sans considération du contact que ce fait, en lui-même ou par ses conséquences, peut avoir avec le présent »Maurice GRÉVISSE, Le Bon Usage, Paris : Duculot, 1986., cette réduction du temps à un point insécable n’est pas sans conséquence en français. Elle contribue à ce que « par son Passé simple le verbe [fasse] implicitement partie d’une chaîne causale, [et] participe à un ensemble d’actions solidaires et dirigées »Roland BARTHES, Le degré zéro de l’écriture, Paris : Éd. du Seuil, 1953, p. 30Ces valeurs de linéarité et de successivité, n’en interdisent pas d’autres quoique moins fréquentes. De fait, « [le passé simple] peut se permettre des ‘concomitances’ »María Amparo OLIVARES PARDO, « Le passé simple : un temps éloigné et isolé ? Une approche contrastive », La lingüística francesa en España camino del siglo XXI, t.1, Arrecife, 2000, p. 766., comme dans la phrase « Pierre ne fut pas généreux. Il ne pardonna pas à sa femme »Ibid., p.762.. Ou encore, un emploi gnomique : « Jamais avare ne fut riche », « Quand le diable fut vieux, il se fit ermite »Ibid., p. 764., occurrences exceptionnelles à rapprocher de l’espagnol Quien tuvo retuvo.
 
Pourtant, si « le Passé simple exige des emplois rigides qui relèvent de sa double nature (perfectivité + passé) […] son homologue espagnol peut avoir une distribution plus large tout en conservant ses valeurs originaires »Ibid., p. 766.. Certes, le pretérito perfecto simple assure également l’enchaînement des événements mais son usage, en espagnol, ne se limite pas à produire cet effet. De par sa versatilité le pretérito perfecto simple recouvre des emplois que le passé simple refuse. Mis à la place du pretérito perfecto compuesto, il porte, par exemple, un accent affectif sur la phrase : ¡pasó el peligro ! ; ¡se nos acabó la alegría ! ; ¡ah !¡se partió ! Non relié au moment du temps de l’énonciation (perfectif – absolu), il véhicule un sens de négation implicite lorsqu’il est attaché à un verbe d’opinion : ¡creí que estabas enfadado ! Le pretérito perfecto simple signale une action ou une situation qui n’existe plus dans le présent et qui renferme dès lors un implicite négatif : « –Tú tienes dinero. – Lo tuve, que no es lo mismo ». Il sert à exprimer, dans des subordonnées de temps, une action qui a pris fin juste avant celle exprimée dans la principale : Cuando acabó, se acostóL’emploi du pretérito anterior dans la subordonnée à la place du pretérito perfecto simple est devenu peu usuel : Cuando hubo cenado, se acostó ; ou encore, à énoncer l’action interrompue dans le passé : Vivió feliz hasta que se casó.
 
Mis à part leur capacité à établir deux types de textes en espagnol et en français, ni le passé simple ni le passé composé ne sont assimilables à leur homologue espagnol. Car, en effet, le pretérito perfecto simple et le pretérito perfecto compuesto ont des valeurs où, d’après la Gramática de la lengua española :
 
No se trata de que los hechos comunicados sean más o menos próximos al acto de habla, sino que explícita o implícitamente, el hablante los siente en un periodo común o ajeno a ese momentoEmilio ALARCOS LLORACH, Gramática de la lengua española, Madrid: Espasa, 2003, p. 209-210..
 
Il importe, en espagnol, de mener une réflexion sur le lien qu’entretiennent la période de temps qui concerne le processus et le présent du narrateur. Car un fait identique, antérieur au moment de l’énonciation, est exprimé différemment, par exemple, en fonction de la perspective psychologique adoptée : aprobé las oposiciones en junio, ou bien he aprobado las oposiciones en junio. En outre, selon que le segment temporel où l’on situera le même fait englobe ou non le moment de l’énonciation, nous dirons : lo vi esta mañana, lo he visto esta mañana. Pretérito perfecto simple et pretérito perfecto compuesto se concurrencent là où le français exclut le passé simple. Autre difficulté : le pretérito perfecto simple renferme, dans le récit, une ambiguïté qui demande toujours à être levée en français. L’incipit de Beltenebros de Antonio Muñoz Molina en est un exemple révélateur :
 
Vine [8] a Madrid para matar a un hombre a quien no había visto nunca. Me dijeron [5a] su nombre, el auténtico, y también algunos de los nombres falsos que había usado a lo largo de su vida secreta [1], nombres en general irreales, como de novela, de cualquiera de esas novelas sentimentales que leía [6] para matar el tiempo en aquella especie de helado almacén, una torre de ladrillo próxima a los raíles de la estación de Atocha donde pasó [6] algunos días esperándome, porque yo era el hombre que le dijeron [5b] que vendría, y al principio me esperó [7] disciplinadamente, muerto de frío, supongo, y de aburrimiento y tal vez de terror, sospechando con certidumbre creciente que algo se estaba tramando contra él, desvelado en la noche, bajo la única manta que yo encontré [9] luego en la cama, húmeda y áspera, como la que usaría [2] en la celda para envolverse después de los interrogatorios, oyendo hasta medianoche el eco de los altavoces bajo la bóveda de la estación y el estrépito de los expresos que empezaban a llegar a Madrid antes del amanecer.
Era [9] un almacén con las paredes de ladrillo rojo y desnudo y el suelo de madera, y desde lejos parecía una torre abandonada[…].
Tirados por el suelo había [9] periódicos viejos que sonaban a hojarasca bajo mis pisadas, y colillas de cigarros con filtro y huellas secas de barro, porque la noche en que huyó [3] o fingió [3] huir de la comisaría, me dijeron [5a], había estado lloviendo [3] tan furiosamente que algunas calles se inundaron [3] y se fue [3] la luz eléctrica en el centro de la ciudad. Por eso pudo [4] escapar tan fácilmente, explicó [4] luego, tal vez temiendo ya que alguien recelara, todas las luces se apagaron [4] justo cuando lo sacaban [4] esposado de la comisaría, y corrió [4] a ciegas entre una lluvia tan densa que no podían [4] traspasarla los faros de los automóviles, de modo que los guardias que empezaron [4] a perseguirlo y dispararon casi a ciegas contra su sombra no pudieron [4] encontrar su rastro en la confusa oscuridad de las calles.
El colchón donde había estado [9] durmiendo guardaba todavía un agrio olor […] junto a la lámpara de carburo, vi [9] las novelas amontonadasAntonio MUÑOZ MOLINA, Beltenebros, Barcelona: Seix Barral, 1989, p. 11..
 
De prime abord, deux évidences s’imposent. D’une part, la narration des événements n’est pas linéaire Les numéros insérés dans le texte aident à repérer l’ordre chronologique des faits. . D’autre part, le pretérito perfecto simple prévaut sur les autres temps du passé et sert à raconter des événements qui appartiennent pourtant à des moments différents de l’histoire. Le fait de traduire le pretérito perfecto simple par le plus-que-parfait procure une coloration subjective que le passé simple interdirait. Le narrateur, en effet, raconte non seulement des faits passés auxquels il a participé, mais il s’y sent de nouveau impliqué au fur et à mesure de sa narration. Il revoit les faits comme si ceux-ci se déroulaient de nouveau sous ses yeux. Il ne les rapporte pas froidement, au contraire, par le biais du plus-que-parfait, il justifie non seulement sa présence à Madrid mais le récit lui-même Mis à part sa valeur générale par laquelle « le plus-que-parfait exprime un fait accompli qui a eu lieu avant un autre fait passé, quel que soit le délai écoulé entre les deux faits » (M. GRÉVISSE, op. cit.), ou certains emplois particuliers (atténuation, fait irréel dans le passé), il faut tenir compte de sa valeur textuelle. En effet, « on l’utilise principalement pour communiquer les antécédents de l’histoire qu’on raconte. » (H.WEINRICH, Grammaire textuelle du français, Paris : Didier/Hatier, 1989, p. 150- 152. . En outre, l’explication de son arrivée à Madrid, empreinte de subjectivité, laisse pressentir un dénouement incertain alors que la traduction au passé simple aurait livré les faits dans une progression logique où l’on ne verrait que leur déroulement dans un ordre chronologique par ailleurs erroné. Impossible également de traduire le pretérito perfecto simple par le passé composé car on obtiendrait un texte d’une tonalité toute différente : le passé simple situe le lecteur face au récit, le passé composé face au discours. L’analyse d’un texte comme celui d’André Malraux où le plus-que-parfait prévaut, permet de retrouver, en sens inverse, les mêmes conclusions puisqu’on peut très bien traduire ce texte en employant le pretérito perfecto simple :
 
Déjà lorsque l’Église avait accordé, contre une juste rétribution, des dérogations aux règles du Carême, mon grand-père avait furieusement protesté auprès de son curé, qu’il protégeait, car il était maire de Reichbach […] « Mais, monsieur le Maire, ne convient-il pas qu’un simple prêtre s’incline devant les décisions romaines ? – J’irai donc à Rome. »
Il avait fait le pèlerinage à pied. Président de diverses œuvres, il avait obtenu l’audience pontificale. Il s’était trouvé avec une vingtaine de fidèles dans la salle du Vatican. Il n’était pas timide, mais le pape était le pape, et il était chrétien : tous s’étaient agenouillés, le Saint-Père avait passé, ils avaient baisé sa pantoufle, et on les avait congédiésAndré MALRAUX, Antimémoires. Paris : Gallimard, 1972. Nous soulignons les temps à traduire par le pretérito perfecto simple.
 
Si le passé simple signale le récit du narrateur qui se limite souvent à relever les actions ponctuelles, l’imparfait dévoile très souvent le point de vue d’un personnage ou du narrateur. En comparant le texte et sa traduction ci-dessous, nous constatons en effet que, tant en espagnol qu’en français, l’opposition entre ces temps verbaux aide à « donner du relief à un texte en projetant au premier plan certains contenus et en en repoussant d’autres dans l’ombre de l’arrière plan »H. WEINRICH, Le temps, op. cit., p. 107. :
 
Una de las niñas […] no hacía mucho tiempo que había regresado de su viaje de bodas, entró en el cuarto de baño, se puso frente al espejo, se abrió la blusa, se quitó el sostén y se buscó el corazón con la punta de la pistola de su propio padre, […]. Cuando se oyó la detonación, […] el padre no se levantó en seguida, sino que se quedó durante algunos segundos paralizado con la boca llena, sin atreverse a masticar ni a tragar ni menos aún a devolver el bocado al plato; y cuando por fin se alzó y corrió hacia el cuarto de baño, los que lo siguieron vieron como mientras descubría el cuerpo ensangrentado de su hija se echaba las manos a la cabeza. […] La hija había esta llorando mientras se ponía ante el espejo, se abría la blusa, se quitaba el sostén y se buscaba el corazón, porque, tendida en el suelo frío del cuarto de baño enorme, tenía los ojos llenos de lágrimas, que no se habían visto durante el almuerzo ni podían haber brotado después de caer sin vidaJ. MARÍAS, op. cit., p. 11-12.[…].
l’une des enfants […] revenait à peine de son voyage de noces, entra dans la salle de bains, se mit devant la glace, ouvrit son corsage, ôta son soutien-gorge et chercha le cœur du bout du pistolet de son père […] Quand la détonation retentit, […] le père ne se leva pas aussitôt, il resta quelques secondes paralysé, la bouche pleine, sans plus oser mâcher ni avaler et moins encore rejeter sa bouchée dans l’assiette ; et lorsque enfin il se dressa et courut vers la salle de bains, ceux qui le suivirent purent voir, comme il découvrait le corps ensanglanté de sa fille et se prenait la tête à deux mains […] Sa fille avait pleuré en se mettant devant la glace, tandis qu’elle ouvrait son corsage, ôtait son soutien-gorge et cherchait le cœur, car sur le sol froid de la vaste salle de bains où elle était étendue, ses yeux étaient remplis de larmes que l’on n’avait pas vues au cours du déjeuner et qui ne pouvaient avoir jailli après qu’elle fut tombée sans vie Alain et Anne-Marie KERUZORÉ, op. cit., p. 11-12..
 
Imparfait et imperfecto dénotent donc, dans les deux langues, un processus de perception développé à l’arrière-plan. Il s’agit bien d’une perception à coloration subjective, transmise au lecteur au moment où elle passe par le filtre perceptif du personnageAlain RABATEL, « Cas de belligérance entre perspectives du narrateur et du personnage : neutralisation ou mise en résonance des points de vue ? », Linx, 43, 2000, p. 104.. Sans nier que « le point de vue (subjectif) soit un des effets de sens à la production duquel le temps verbal participe », pour Jacques Brès, « il le fait à partir de sa valeur aspectuelle et en accord avec elle, [et c’est] ce qui explique que l’imparfait soit plus facilement focalisable que le passé simple »Jacques BRES, « Temps verbal, aspect et point de vue : de la langue au discours », Cahiers de praxématique, 41, 203, p. 55-84. Observation à laquelle le texte d’Albert Camus semble faire écho :
 
Quand il arriva devant la porte, sa mère l’ouvrait et se jetait dans ses bras. Et là, comme chaque fois qu’ils se retrouvaient, elle l’embrassait deux ou trois fois, le serrant contre elle de toutes ses forces, et il sentait contre ses bras les côtes, les os durs et saillants des épaules un peu tremblantes, tandis qu’il respirait la douce odeur de sa peauAlbert CAMUS, Le premier homme, Paris : Gallimard, 1994, p. 58. Nos explications ne valent que pour l’emploi de l’imparfait dans la phrase que nous soulignons. Nous pourrions définir cet usage de l’imparfait comme pseudo-itératif en termes genettiens, c’est-à-dire « caractéristique de scènes présentées, en particulier par leur rédaction à l’imparfait, comme itératives, alors que la richesse et la précision des détails font qu’aucun lecteur ne peut croire sérieusement qu’elles se sont produites et reproduites ainsi, plusieurs fois, sans aucune variation. […] Dans [ce cas] une scène singulière a été comme arbitrairement, et sans aucune modification si ce n’est dans l’emploi des temps, convertie en scène itérative » (Gérard GENETTE, Figures III, Paris : Éd. du Seuil, p. 152).
 
Pour bien comprendre l’apparition de l’imparfait là où l’on pourrait s’attendre à un passé simple, il faut faire appel de nouveau à des principes textuels et non à des principes phrastiques. Le narrateur raconte un moment ponctuel, son retour au foyer, à la troisième personne et au passé simple, mais il laisse tout de suite affleurer sa subjectivité à travers l’imparfait qui souligne son point de vue. La part de subjectivité manifeste imprègne, de ce fait, le récit : le narrateur qui entreprend de raconter sa vie, revit avec émotion ses expériences passées au fur et à mesure qu’il en évoque les circonstances. En effet, l’imparfait ou l’imperfecto inattendu pour une action ponctuelleIl ne s’agit pas ici non plus d’un imparfait de rupture qui pourrait concurrencer le passé simple. , singulière, non itérative frappe autant le lecteur en français qu’en espagnol.
 
Le couple imparfait / passé simple s’accorde, nous l’avons dit, à rendre la mise en relief dans une phrase telle que: « se buscó el corazón con la punta de la pistola de su propio padre, que estaba en el comedor con parte de la familia y tres invitados »J. MARÍAS, loc.cit.. L’imparfait véhicule dans ce cas des indications additionnelles qui servent à la compréhension des faits. Par contre, lorsque l’emploi de l’imparfait se prolonge, un effet particulier se précise : non seulement le point de vue représenté affleure, laissant paraître la subjectivité du personnage, mais encore, familiarisé à la distribution complémentaire des temps de la narration, le lecteur reste en attente, une tension se laisse sentir comme dans les textes qui, exclusivement rédigés à l’imparfait, constituent Tropismes de Nathalie Sarraute.
 
Ils semblaient sourdre de partout, éclos dans la tiédeur un peu moite de l’air, ils s’écoulaient doucement comme s’ils suintaient des murs, des arbres grillagés, des bancs, des trottoirs sales, des squares.
Ils s’étiraient en longues grappes sombres entre les façades mortes des maisons. De loin en loin, devant les devantures des magasins, ils formaient des noyaux compacts, immobiles, occasionnant quelques remous, comme de légers engorgements.
Une quiétude étrange, une sorte de satisfaction désespérée émanait d’eux. Ils regardaient attentivement […] Ils regardaient longtemps, sans bouger, ils restaient là, offerts, devant les vitrines, ils reportaient toujours à l’intervalle suivant le moment de s’éloigner. Et les petits enfants tranquilles qui leur donnaient la main, fatigués de regarder, distraits, patiemment, auprès d’eux, attendaientNathalie SARRAUTE, Tropismes, Paris : Éd. de Minuit, 1957, p. 11-12. .
 
La mise en relief étant surtout un axe d’analyse propice à une narration d’ordre conventionnel plutôt qu’une norme établie ou une règle contraignante, chaque auteur est libre de développer ses propres stratégies. De fait, l’alternance du passé simple et de l’imparfait ne marque pas forcément la mise en relief telle que l’envisage Harald Weinrich. Simone de Beauvoir emploie le passé simple et l’imparfait dans les Mémoires d’une jeune fille rangée, « sans doute pour signifier la rupture entre l’enfant qu’elle fut et l’adulte qui réfléchit sur son passé »Jean-François CHALÉAT, Le verbe en action, Grenoble : Université Stendhal, ELLUG, 2002, p. 109.. Il suffit également de lire l’incipit du Premier Homme d’Albert Camus pour se rendre compte que, là encore, la mise en relief renferme une singularité :
 
Au-dessus de la carriole qui roulait sur une route caillouteuse, de gros et épais nuages filaient vers l’est dans le crépuscule. Trois jours auparavant, ils s’étaient gonflés au-dessus de l’Atlantique, avaient attendu le vent d’ouest, puis s’étaient ébranlés, lentement d’abord et de plus en plus vite, avaient survolé les eaux phosphorescentes de l’automne, droit vers le continent, s’étaient effilochés aux crêtes marocaines, reformés en troupeaux sur les hauts plateaux de l’Algérie, et maintenant, aux approches de la frontière tunisienne, essayaient de gagner la mer Tyrrhénienne pour s’y perdre. Après une course de milliers de kilomètres au-dessus de cette sorte d’île immense, défendue par la mer mouvante au nord et au sud par les flots figés des sables, passant sur ce pays sans nom à peine plus vite que ne l’avaient fait pendant des millénaires les empires et les peuples, leur élan s’exténuait et certains fondaient déjà en grosses et rares gouttes de pluie qui commençaient de résonner sur la capote de toile au-dessus des quatre voyageurs. […]
L’homme qui se trouvait sur la banquette avant près du conducteur, un Français d’une trentaine d’années, regardait, le visage fermé, les deux croupes qui s’agitaient sous lui. […] Au moment où la pluie commença de rouler sur la capote au-dessus d’eux, il se retourna vers l’intérieur de la voiture […] une femme, habillée pauvrement mais enveloppée dans un grand châle de grosse laine, lui sourit faiblement. […] Un petit garçon dormait contre elleA. CAMUS, Le premier homme, op. cit., p. 11..
 
Raconter sa vie à la troisième personne dans une narration où passé simple et imparfait se succèdent, permet au narrateur non seulement de prendre, de prime abord, ses distances par rapport à son « Je » enfant mais surtout d’entourer sa vie d’un halo de fiction. Cela explique que soient livrés des détails que l’enfant devenu adulte ne pourrait se rappeler, de toute évidence. Ainsi en est-il de ces descriptions climatologiques trop précises pour être retenues telles quelles. Les souvenirs au début du roman acquièrent dès lors une forme à la fois unique et presque archétypale chez Albert Camus. Il semble que nous soyons face à une image associée au ciel d’Algérie et qui appartient au narrateur plutôt qu’au souvenir que l’enfant aurait gardé, surtout que, lors de son arrivée à Alger, il dormait.
Ces exemples autorisent donc une première conclusion. L’effet de sens qui s’articule dans l’alternance imparfait / passé simple ou imperfecto / pretérito perfecto simple ne rattache pas forcément la mise en relief à un projet de narration conventionnel. Souvent, au contraire, l’usage textuel de ces correspondances temporelles ouvre un champ propice à l’hétérogénéité scopique dessinant de la sorte le focalisé dans toute sa complexité identitaire.
 
Mais l’absence d’équivalence d’une langue à une autre devient surtout manifeste lorsqu’il s’agit de rendre l’effet de sens issu du décalage entre l’utilisation normative d’un temps et celle que le texte fixe. De ces transitions temporelles inattendues, celles qui visent l’alternance passé composé / imparfait et passé simple / passé composé s’avèrent sans doute des plus malaisées à traduire.
Alors que l’imparfait établit d’ordinaire une hypotypose qui met sous les yeux du lecteur une scène vivante, le passé composé à emploi diégétique fige la narration. Et loin de présenter un récit où la succession des faits signalerait la consécution narrative comme le fait le passé simple, le passé composé au contraire signale toujours une rupture. Par ailleurs, l’alternance imparfait / passé composé accorde à la mise en relief des caractéristiques non conventionnelles. Car l’usage narratif ou diégétique du passé composéH. WEINRICH, Le temps, op. cit., p. 114-115. Harald Weinrich aborde le caractère narratif du passé composé dans « La crise du passé simple », et plus particulièrement dans son analyse à L’étranger d’Albert Camus (H. WEINRICH, ibid., p. 308-314). Françoise Revaz, se penche elle aussi sur l’emploi « diégétique » du passé composé. Ainsi, « comment expliquer que le PC, dont on a affirmé que le signifié était l’aspect d’accompli, puisse avoir dans le discours une valeur diégétique, c’est-à-dire la valeur d’un temps simple ? En premier lieu, il faut souligner que le PC n’a pas toujours eu cette valeur. À l’origine, le PC fonctionnait exclusivement comme un parfait et sa valeur était exclusivement aspectuelle. Ce n’est que très progressivement qu’il s’est mis à fonctionner comme un temps diégétique, d’abord en alternance avec le PS, selon la fameuse règle « des vingt-quatre heures », puis en concurrence avec le PS, jusqu’à être considéré comme un temps « synonyme ». […] Cette explication ne contredit pas ce qui a été dit du PC à valeur d’accompli. Elle permet au contraire de comprendre que le PC autorise deux lectures possibles » (Françoise REVAZ, op. cit., p. 183)., un temps qui ne contribue pas à l’agencement des « liaisons logiques »R. BARTHES, op. cit., p. 46.  contrairement au passé simple, dénonce l’artifice de toute action ou événement. Le passé composé « n’est nullement destiné à établir des consécutions »H. WEINRICH, ibid., p. 305. contrairement au rôle du passé simple qui suppose « un monde construit, élaboré, détaché réduit à des lignes significatives et non un monde jeté, étalé, offert »R. BARTHES, loc. cit..
Aussi, par son choix du passé composé comme pivot événementiel de la diégèseF. REVAZ, op. cit., p. 184. dans L’étranger, Albert Camus vise-t-il surtout à substituer à la consécution des faits la pesée du fait pris isolémentGustave GUILLAUME, Temps et verbe, Paris : Librairie Honoré Champion Éditeur, 1971, p. 172.. Et, du moment que les événements ne sont plus intégrés dans la chaîne causale mais exhibés comme des actes juxtaposés, clos sur eux-mêmes, et apparemment détachés, l'absurde devient la notion essentielle et la première vérité de l’œuvre camusienne. Effectivement :
 
Cette décomposition des formes de continuité narrative converge très exactement avec la thèse qu’incarne Meursault par son comportement : il n’y a pas de totalisation signifiante de l’existence ; ce qu’on résume habituellement par la notion d’ « absurde ». L’intérêt de ce roman, c’est justement de ne pas développer explicitement cette thèse, mais de produire un univers textuel qui la présuppose. Ici la narration conteste d’un même mouvement le rituel romanesque traditionnel et la causalité qui lui semble associée : on ne peut pas reconstruire une série cohérente de comportements menant au geste meurtrier de Meursault dans la mesure même où les formes du passé composé juxtaposent ses actes au lieu de les intégrer. Dans ces conditions, on comprend que pour narrer au « je » sans recourir au passé simple on utilise souvent « le présent aoristique, plutôt que le passé composéDominique MAINGUENEAU, Élément de linguistique pour le texte littéraire, Paris : Bordas, 1990, p. 43..
 
Proposant l’anecdote comme un faux effet de réel, le passé composé montre, en outre, chez Nathalie Sarraute, la volonté de transgression par laquelle le narrateur perce les apparences pour dégager ce qui s’y cache, pour démonter l’intrigue qui n’est « qu’une grille conventionnelle que nous appliquons à la vie »N. SARRAUTE, L’ère du soupçon, Paris : Gallimard, 1956, p. 10. : l’auteur de L’ère du soupçon ne prétend jamais nous raconter « une histoire à teneur événementielle »G. GENETTE, op.cit., p. 72.. Et si le passé composé situe les faits et gestes au premier plan, ce n’est que pour mieux révéler l’inauthenticité du monde construitR. BARTHES, loc. cit., qui procure un côté factice à l’action intégrée dans le monde des apparences. Effectivement, les faits et gestes n’ont droit de cité que sous la forme du rituel propre au cérémonial dicté par un face à face d’où le passé simple est exclu :
 
- Mais ils te l’ont dit : Tu ne t’aimes pas. Toi… toi qui t’es montré à eux, toi qui t’es proposé, tu as voulu être de service… tu t’es avancé vers eux… comme si tu n’étais pas seulement une de nos incarnations possibles, une de nos virtualités… tu t’es séparé de nous, tu t’es mis en avant comme notre unique représentant… tu as dit « je »N. SARRAUTE, Tu ne t’aimes pas, Paris : Gallimard, 1989, p. 9..
 
C’est bien à partir de la vision de Jacques, son grand-père, que le narrateur découvre ou revoit Rimbaud dans La QuarantainePour une étude approfondie de La Quarantaine voir María Luisa BERNABÉ GIL, La quarantaine de J.M.G. Le Clézio : una novela del tiempo, Granada : Comares, 2007.. Apparition inouïe que Le Clézio fait ressortir par le biais du passé composé en début de roman. S’approprier ainsi le regard de l’autre éveille des pulsions vitales qui, attachées au moi et au monde, transcendent l’histoire vécue. Et, si l’œuvre leclézienne semble appareiller la quête des origines à une quête de soi, la traversée de la mémoire épouse un mouvement cyclique que le retour à un commencement du temps évoque. Une remontée aux sources qui passe forcément par le regard d’autrui. Le projet de Le Clézio n’est-il pas de « retrouver dans chaque homme, […] une pulsation, un mouvement régulier et souple qui l’accorde au temps et au monde »J.M. G. LE CLÉZIO, L’extase matérielle, Paris : Éd. Gallimard, 1967, p. 93. La Quarantaine s’avère de la sorte la traversée d’un temps qui n’existe plus mais que le passé composé, détaché dans l’incipit, se charge de mettre en évidence : un temps à revivre sous un jour nouveau, sous un regard autre :
 
Dans la salle enfumée, éclairée par les quinquets, il est apparu. Il a ouvert la porte, et sa silhouette est restée un instant dans l’encadrement, contre la nuit. Jacques n’avait jamais oublié. Si grand que sa tête touchait presque au chambranle, ses cheveux longs et hirsutes, son visage très clair aux traits enfantins, ses longs bras et ses mains larges, son corps mal à l’aise dans une veste étriquée boutonnée très haut. Surtout, cet air égaré, le regard étroit plein de méchanceté, troublé par l’ivresse. Il est resté immobile à la porte, comme s’il hésitait, puis il a commencé à lancer des insultes, des menaces, il brandissait ses poings. Alors le silence s’est installé dans la salle. Je pense à la façon dont mon grand-père a vu Rimbaud, la première foisJ.M. G. LE CLÉZIO, La Quarantaine, Paris : Gallimard, 1995, p.15..
 
Plus complexe l’alternance passé simple / passé composé, dépassant les plans d’énonciation traditionnels – récit / discours – et intégrée dans la diégèse, « coïncide avec un changement de point de vue, de contenu [ou véhicule] un pur effet contrastif, permettant de souligner une étape importante dans la progression textuelle »F. REVAZ, op. cit, p. 192. . Ainsi, Rafael Guijarro souligne, dans son étude sur Le Ravissement de Lol V. SteinPour une étude approfondie de l’œuvre de Marguerite Duras voir Rafael GUIJARRO GARCÍA, Marguerite Duras (1958-1971). En busca de nuevas regiones narrativas, Granada: Universidad de Granada, 2004., que cette alternance exprime la distanciation / l’approche affectives du narrateur par rapport aux faits racontés. Envahi de sentiments contradictoires Jacques Hold se sent moins proche de Tatiana que de LolIbid., p. 309.. Et, en effet, le passé simple sert au narrateur à se détacher dans ses pensées alors que le passé composé renferme « une distance psychologique minimale»F. REVAZ, op. cit, p. 186.  :
 
Ce soir-là, pour la première fois depuis le bal de T. Beach, dit Tatiana, elle retrouva, elle eut dans la bouche le goût commun, le sucre du cœur. Je suis retourné à la fenêtre, elle était toujours là, là dans ce champ, seule dans ce champ d’une manière dont elle ne pouvait témoigner devant personne. J’ai su cela d’elle en même temps que j’ai su mon amour, sa suffisance inviolable, géante aux mains d’enfant. Il regarda le lit, s’allongea le long de Tatiana Karl. Ils s’enlacèrent dans la fraîcheur du soir naissant. Par la fenêtre ouverte entrait le parfum du seigle. Il le dit à TatianaMarguerite DURAS, Le ravissement de Lol V. Stein, Paris : Gallimard, 1964, p. 125..
 
Lorsque le passé composé, opposé au passé simple, garde, de la sorte, un lien avec l’actualité du narrateur, le pretérito perfecto compuesto convient bien à la traduction. Par contre, dans les cas où le passé composé sert à marquer une mise à distance par rapport aux faits, son homologue espagnol est malvenu. Aussi, transposant les événements dans une linéarité banale, le pretérito simple, temps de la traduction officielle de L’étranger de Camus, ne semble pas mieux convenir à un texte où l’auteur conteste apparemment le récit à teneur événementielle.
Sous l’approche perceptuelle des temps verbaux, rien n’est simple ; notre seule prétention ici n’était que de mettre le doigt sur la difficulté ou l’impossibilité d’ignorer des aspects autrement enrichissants. Car « la traducción no es un cristal transparente, es un encuadre manejado de la fotografía donde entra la realidad en la medida que se pone un filtro »Propos de Genaro TALENS lors de sa conférence « Territorio Babel : de la traducción como escritura », le 5 décembre 2008 à La Faculté de Traduction et d’Interprétation de Grenade dans le cadre du colloque organisé par Joëlle GUATELLI TEDESCHI : « Cuartas jornadas de traducción literaria colectiva : Traduire sur le roc une cité de sable ».. Traduire engage donc à filtrer l’effet de sens enfoui dans la langue de l’autre, dans le regard de l’autre. 
 

Notes

 
Pour citer cette ressource :

Lina Avendaño Anguita, "Perspective et temps verbaux : problèmes de traduction", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2010. Consulté le 16/04/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/langue/traduction/perspective-et-temps-verbaux-problemes-de-traduction