Du pouvoir traduire au pouvoir de traduire
Reproduction et re-production
Il existe plusieurs manières d'appréhender, de façon théorique, la pratique de la traduction. Une des analyses possibles, et qui prétend essentiellement conceptualiser la traduction moderne, consiste en la tentative de faire converger deux postulats théoriques apparemment contradictoires. Le premier est celui de l'impossibilité de la traduction, dans la veine du célèbre « traduttore, tradittore ». Qu'il ait contribué à inhiber plusieurs générations de traducteurs ou au contraire à susciter des vocations par défi, ce postulat a surtout engendré une abondante littérature analytique :
On a beaucoup écrit, énormément écrit toutes ces dernières décennies sur la traduction. [...] Mais une évidence tout de suite nous frappe : le plus clair des écrits, pour ne pas dire la quasi-totalité, porte moins sur la traduction elle-même que sur ses problèmes. [...] On a disserté à l'infini sur son impossibilité. [...] On aurait voulu convaincre chaque peuple de l'insurmontable singularité de sa langue, la lui montrer et la lui démontrer, qu'on ne s'y serait pas pris autrement(1).
Mais, comme le souligne encore Jean-Claude Chevalier, « l'existence quotidienne de milliers et de milliers de traductions ne permettait pas que l'on niât la possibilité pratique de traduire ». C'est ici qu'intervient le deuxième postulat, visant à nuancer l'impossibilité chronique de la traduction et à justifier son existence de fait : la traduction n'est pas le symétrique d'un original qu'elle reproduirait à l'identique dans une autre langue, mais une tangente qui cherche à produire les mêmes effets par d'autres moyens. Ainsi pour Nadine Ly, « La production de ces effets, c'est pas copier (elle cite Van Gogh) mais c'est recréer avec d'autres matériaux, et dans une dynamique texte de départ / texte d'arrivée »(2).
La dialectique de l'impossible possibilité de la traduction a donc fait couler beaucoup d'encre et a poussé les traducteurs à chercher tout un éventail d'artifices, parfois devenus des trucs, au service d'un idéal théorique, celui de la reproduction fidèle de l'original, si ce n'est de la lettre, du moins de l'esprit. Or parler de reproduction n'est-ce pas aussi parler de re-production, c'est-à-dire étymologiquement d'une nouvelle production textuelle réalisée lors du processus de traduction et valable en soi et pour soi ? Les commentateurs de traductions poétiques ont été particulièrement sensibles à ce phénomène. Dans le domaine hispanique, citons l'exemple de Marie-Claire Zimmerman qui a notamment travaillé sur la traduction d'Ausiàs March par Pere Gimferrer et qui affirme :
[...] il conviendra de situer la traduction de la poésie, à la fois comme résultat et origine, analyse et synthèse de la poéticité, travail et manipulation langagières sur des textes, pour l'obtention d'autres textes, dont le propre est d'être identiques et autres, la distance entre le même et le différent devant être évaluée en tant que spécificité poétique du traducteur et pouvoir poétique de la traduction(3).
Marie-Claire Zimmerman ouvre ici deux pistes essentielles qui, dépassant les frontières des genres et des siècles, sont fondamentales dans la compréhension des enjeux de la traduction médiévale : le travail sur l'autre et le même et la plus-value discursive engendrée par la traduction vue comme pouvoir producteur d'un nouveau discours par le biais de la manipulation langagière.
L'écart ou le travail sur l'autre et le même
« De fait, aucune traduction n'évite à certains moments d'ajouter, de dire plus que ne disait le texte-source, à d'autres moments aussi, d'ailleurs, de dire moins, de retrancher »(4). C'est ce que Marie-France Delport appelle les « écarts sémantiques ». Au Moyen Âge, les traducteurs sont déjà conscients de cet inévitable écart, mais celui-ci, loin d'être perçu comme un handicap, est au contraire une véritable aubaine mise à profit quotidiennement dans de savantes opérations de détournements. Suivons ici l'analyse que développe Georges Martin dans un article essentiel : Cinq opérations fondamentales de la compilation. L'exemple de l'Histoire d'Espagne (étude segmentaire). Il est frappant de remarquer que, si tout son propos porte sur l'étude du processus de compilation, ses conclusions sont parfaitement pertinentes pour la traduction, compilation et traduction s'inscrivant dans un même réseau de pratiques médiévales visant à remodeler les textes anciens. La première opération de la compilation est la « reproduction » :
La reproduction était sans doute une forme de repli : le dire de l'historien s'adossant à un déjà-dit, elle offrait, sous l'aspect d'une soumission aux autorités, l'avantage de détourner vers ses sources la responsabilité du scripteur [...] la reproduction ancrait le nouveau dans l'ancien, mêlait l'inconnu au reconnaissable, assurant une meilleure recevabilité du texte. Elle constituait même le plus sûr moyen d'étouffer les sources dans l'étreinte, de les enfouir sous un texte identique et différent, où, par d'insensibles glissements, le sens ancien était tiré à une signification nouvelle. [...] Dans la prolifération textuelle qui caractérisait l'œuvre médiévale - copies, résumés, traductions... - la compilation pouvait apparaître comme une expression de plus des textes-sources, comme une de leurs nombreuses, incessantes, variations ; elle n'était que mieux à même de se substituer à eux. [...] Apparent paradoxe : la reproduction fut sans doute au moyen âge l'instrument le plus efficace de la transformation du savoir historique(5).
L'espace de l'idéologie
Suivons encore les traces de Georges Martin dans son analyse du discours historiographique à travers l'activité de compilation mais dans une modalité spécifique qui nous intéresse tout particulièrement : l'évolution et la traduction des lexies désignant l'aristocratie dans les chroniques en latin de Luc de Túy et de Rodrigue de Tolède et dans la chronique en castillan que constitue l'Histoire d'Espagne réalisée par l'atelier royal d'Alphonse X(6). Georges Martin constate un écart entre la riche palette de lexies castillanes présente dans l'Histoire d'Espagne (« condes », « fijos dalgo », « cavalleros », « nobles », « ricos omnes », « grandes », « altos omnes », « omnes onrrados », « omnes buenos ») et l'éventail plus restreint de termes latins manié par les chroniqueurs que les compilateurs alphonsins citent et reprennent (« nobiles » et « milites » chez Luc ; « nobiles », « magnates » et « milites » chez Rodrigue). Sur cette différence numérique se greffe un décalage fonctionnel : dans l'usage qui en est fait, les lexies latines et castillanes ne se superposent pas. Or, comme Georges Martin le souligne, à juste titre :
L'évolution linguistique n'induisait nullement [...] qu'un terme des textes-sources employé plusieurs fois dans le même sens [...] reçût plusieurs correspondants dans le texte cible, [...] ni qu'à l'inverse, une seule lexie du texte-cible [...] fût chargée de rendre des lexies qui, dans les textes-sources, étaient chargées de significations complémentaires. [...] La traduction s'est doublée d'une révision sémantique des textes(7).
Cette révision sémantique méritait une analyse approfondie. Les structures linguistiques, ici à travers le choix des lexies, étaient donc révélatrices de « profondes tendances sociales, mentales » et surtout d'une « intention de propos »(8) que Georges Martin n'a guère tardé à mettre au jour. Plus que tout, ce qui a frappé ce chercheur dans l'observation des lexies employées par les compilateurs alphonsins, c'est l'extension hiérarchique considérable de la lexie « omnes buenos » comme dénotation exhaustive de l'aristocratie laïque, noblesse et chevalerie rassemblées. D'après lui, cette lexie, employée pour mettre en valeur la loyauté et les qualités intellectuelles mises au service du roi, a contribué à prendre les nobles au piège de leur représentation dans le texte de l'Histoire d'Espagne : bonté et « grandeur vouée à la grandeur du prince »(9). Cette constatation qui paraît anodine, associée à d'autres conclusions tirées de l'analyse des diverses opérations fondamentales de la compilation, est pourtant un élément vertébrant de l'évaluation des discours politiques sous-jacents dans les différentes chroniques étudiées. L'usage des lexies, dans l'œuvre de Luc et de Rodrigue, et leur traduction, dans l'Histoire d'Espagne, sont bien au service d'une « représentation valorisée de l'ordre politique »(10), telle que la décrit, pour conclure, Georges Martin :
Du Chronicon, les compilateurs alphonsins ont donc conservé la défiance portant sur la noblesse, mais, comme dans le De rebus, ils l'ont concentrée sur ses membres les plus hauts, montrant l'existence d'un groupe d'aristocrates unis, du haut en bas de la hiérarchie des états, dans la défense de la royauté ou de l'autorité qui la préfigure. [...] Luc manifestait les fractures du corps aristocratique pour mieux dénoncer la menace que la puissance nobiliaire faisait peser sur la royauté ; Rodrigue sauvait la noblesse en l'intégrant à une aristocratie homogène, majoritairement dévouée à la couronne. [...] la noblesse n'est ni condamnée, ni sauvée par les auteurs de l'Histoire ; leur objectif est de lui indiquer - dans une valorisation dynamique, qui dégage sa part de « bonté » - le bon chemin, l'invitant à se joindre à la seule élite qui vaille : l'élite publique - qui l'inclut et la déborde - des omnes buenos, ciment de l'autorité politique souveraine et (à mots à peine couverts) support du projet monarchique(11).
Une telle analyse suffit à démontrer la portée idéologique que peut revêtir la traduction, comme la compilation. Si « dans l'interstice des sources, l'historien continue de phraser son discours »(12), il en est de même pour le juriste-traducteur. Et comme le rappelle Nadine Ly : « Traduire c'est aussi faire œuvre idéologique et politique (on ne traduit pas n'importe qui n'importe quand) »(13), ni n'importe comment, ajouterais-je. La traduction, finalement, n'est qu'astreinte, non pas tant au texte-source, comme on le dit souvent, qu'au nouveau message que l'on veut exprimer ou qui doit être exprimé. La liberté que le traducteur prend, de façon limitée, mais effective, par rapport au texte-source, il la perd dès lors qu'il est contraint d'exprimer un nouveau message dont le texte-cible doit être porteur. En ce point, la traduction devient, elle aussi, un discours dont le sens ultime doit être mis en lumière.
Notes
(1) J.-C. CHEVALIER, « D'une figure de traduction : le changement de sujet », in : Jean CANAVAGGIO et Bernard DARBORD (dir.), La traduction, Actes du XXIIIe congrès de la Société des Hispanistes français (Caen, 13-15 mars 1987), Caen : Centre de Publications de l'Université de Caen, 1989, p. 13-33, p. 13.
(2) Introduction de Nadine Ly dans J. CANAVAGGIO et B. DARBORD, La traduction, p. 11.
(3) Marie-Claire ZIMMERMAN, « Pere Gimferrer, traducteur d'Ausiàs March », in : J. CANAVAGGIO et B. DARBORD, La traduction, p. 59-84, p. 59.
(4) M.-F. DELPORT, « Le traducteur omniscient. Deux figures de traduction : l'explicitation et l'amplification », in : J. CANAVAGGIO et B. DARBORD, La traduction, p. 89-103, p. 89.
(5) G. MARTIN, « Cinq opérations fondamentales de la compilation. L'exemple de l'Histoire d'Espagne (étude segmentaire) », in : Jean-Philippe GENET (dir.), L'historiographie médiévale en Europe, préface de Bernard GUENÉE, Paris : Centre national de la recherche scientifique, 1991, p. 99-109, p. 101.
(6) Id., Les juges de Castille : mentalités et discours historique dans l'Espagne médiévale, Paris : Klincksieck (Annexe des Cahiers de linguistique hispanique médiévale), 1992.
(7) Ibid., p. 377.
(8) Loc. cit.
(9) Ibid., p. 381.
(10) G. MARTIN, « Cinq opérations... », p. 103.
(11) Id., Les juges de Castille..., p. 383.
(12) Ibid., p. 353.
(13) Introduction de Nadine Ly dans J. CANAVAGGIO et B. DARBORD, La traduction, p. 12.
Pour citer cette ressource :
Mathilde Baron, Du pouvoir traduire au pouvoir de traduire, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2008. Consulté le 07/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/langue/traduction/du-pouvoir-traduire-au-pouvoir-de-traduire