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« Du pain sur la table de l'oncle Mīlād ». La narration par l’isotopie des conflits

Par Ghassane Makdani : Docteur en littérature arabe. Professeur agrégé. - Université de Strasbourg
Publié par Fatiha Jelloul le 06/03/2024

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Dans cet article consacré au roman de l'auteur libyen Muḥammad al-Naʿʿās : ((Du pain sur la table de l’oncle Mīlād)), nous proposons une lecture qui fait de la notion du conflit l’élément moteur de la narration. Qu’il s’agisse des personnages, de l’espace-temps ou de la thématique du genre, le conflit est permanent. Le concept de l’isotopie, emprunté à la sémiotique narrative, nous offre l’opportunité de démontrer cette hypothèse.

Introduction

« La question du roman dans le monde d’aujourd’hui, il faut aller la chercher dans les expériences de ses héros.»((Lakis Proguidis, La question du roman dans le monde d’aujourd’hui, dans L’Atelier du roman, no 37, mars 2004, p. 212.)). Il faudrait la chercher parallèlement dans le pouvoir d’intimidation exercé par la société sur ces héros. Le premier roman du libyen Muḥammad al-Naʿʿ ās ((Ecrivain et journaliste libyen né en 1991. Il a remporté le Prix international de la fiction arabe 2022 (Prix du Booker) pour son roman Du pain sur la table de l’oncle Mīlād)), Pain sur la table de l'oncle Mīlād ((Muḥammad al-Naʿʿās, Du pain sur la table de l’oncle Mīlād. Edition Rašm,  Arabie saoudite, 2021.)), conforte cette vision dans la mesure où il illustre le destin individuel brutalisé par les normes sociales et les conflits intérieurs.

Le récit est une imbrication d’analepses et de confessions du personnage principal, un libyen dont la masculinité et la virilité sont remises en cause par l’entourage, principalement la figure paternelle. Une enfance passée au milieu de trois sœurs et un père réprimant les penchants féminins de son fils qu’il souhaite voir devenir « un véritable homme ». Son dépucelage ainsi que son engagement dans l’armée sont ratés. Son histoire d’amour avec une femme relativement émancipée, Zaynab, est marquée par l’échange des rôles sociaux ; elle travaille tandis que lui s’occupe du foyer. Le couple va survivre à la stérilité et à la fausse couche mais non à l’adultère. Seule réussite et satisfaction personnelle, Mīlād est maître dans l’art de fabriquer du pain. Son apprentissage s’est fait dans la kūša " boulangerie traditionnelle " du père et s’est perfectionné jusqu’à devenir une référence familiale dans tout le village.

C’est un récit qui interroge le genre au prisme des préjugés de la société libyenne laquelle veut faire de Mīlād un mâle malgré lui. Cette société échouera dans cette quête : son père, son oncle, son cousin et son superviseur militaire ont tous échoué.  Le héros finira par tuer sa femme.

Nous proposons en l’occurrence d’aborder la structuration de la narration à travers la notion du conflit qui entoure en permanence le parcours narratif de Mīlād. En parallèle, le concept de l’isotopie nous permet de revenir sur cette omniprésence. A.J. Greimas présente l’isotopie comme un « Ensemble redondant de catégories sémantiques qui rend possible la lecture uniforme du récit telle qu'elle résulte des lectures partielles des énoncés et la réalisation de leurs ambiguïtés, qui est guidée par la recherche de la lecture unique.»((Algirdas Julien Greimas , Sémantique structurale. Recherche de méthode. Paris, Larousse, « Langue et langage », 1966, p.53.)).

1.L’isotopie du conflit extérieur.

1.1 le proverbe redondant

Dans un groupe social libyen traditionnel composé essentiellement de villageois, les normes culturelles se manifestent par le biais des proverbes et paraboles. Dans ce roman six proverbes introduisent les six chapitres. Multidimensionnelles « Les palabres et surtout les proverbes ont une fonction sociale. En effet ils ont une vertu pédagogique, un rôle moralisateur, une fonction cathartique, idéologique. Il y a surtout une économie du savoir traditionnel. »((Djonoukou Kossi Tata, La résolution des conflits dans les sociétés traditionnelles du Togo : importance des palabres et des proverbes. https://www.afrique-gouvernance.net. Lomé, novembre 2009.)).

Mīlād se trouve confronté à un savoir ancestral qui résulte des leçons et connaissances bédouines, anciennes et indiscutables. Ces connaissances sont énoncées, non pas pour expliquer ou commenter, mais pour établir le constat et exiger de s’y conformer. Ce sont des proverbes qui distribuent les rôles sociaux de la femme et de l’homme et cataloguent les êtres.

  • « Une famille dont l’oncle s’appelle Mīlād » : c’est le proverbe qui inspire le nom du personnage principal. Le narrateur introduit le roman ainsi que le premier chapitre par ce proverbe qui décrit les familles où les femmes ont plus de liberté à cause du manque de l’autorité masculine symbolisée ici par l’oncle mou, fragile et non respecté.
  • « Vivre un seul jour comme un coq vaut mieux que dix jours comme une poule » : Ce proverbe introduit le deuxième chapitre et exige un comportement social fier et viril dans toutes les circonstances quels que soient le résultat et les retombées. Il fait partie du code de l’honneur d’un homme.
  • « L’homme n’a pas de défaut ». Le proverbe qui introduit le dernier chapitre sonne comme une malheureuse conclusion. Mīlād qui s’auto-dénigrait en permanence et ne se voyait pas vrai homme, va tromper sa femme pour se venger de la trahison de cette dernière avec son directeur. Il va la tuer par la suite.

Personnage considéré comme étrange et faible par son père et son cousin, Mīlād est en conflit permanent avec cette économie du savoir qui lui trace les contours de ses actions et ses obligations. Il est logique qu’il soit considéré comme un héros conflictuel dans la mesure où son refus est apparent. Il est difficile pour lui d’être ou de devenir un héros problématique puisque prendre son destin en main et entamer une confrontation avec les autres acteurs et actants du roman ne sont pas des actions qui pourraient lui être attribuées.

Parmi ces trois proverbes le premier est celui qui décrit mieux le héros, par la ressemblance du prénom et par le vécu familial : après le décès de son père suivi par celui de sa mère, il se trouve propulsé chef de famille sans autorité réelle sur ses deux sœurs célibataires et sur les enfants de la troisième sœur divorcée. Sa nièce provoque la colère et la désapprobation des cousins et des villageois avec sa manière de se vêtir et ses allers-retours à l’université. S’il ne cherche pas cette autorité et ce pouvoir, son entourage le critique, se moque de lui et l’incite à agir. Quand il réalise qu’il est devenu la risée du village, il rentre en conflit malgré lui avec ses sœurs, sans succès. En évoquant ce proverbe, la narration n’atteste pas seulement l’impuissance de Mīlād, mais aussi le manque de vertu des femmes dont il a socialement et symboliquement la charge. Une situation qui le pousse à bout : « Je n’ai jamais apprécié que les gens se mêlent de ma vie privée, mais j’étais arrivé à un point où je pouvais tout accepter, et cette nuit-là... »((Muḥammad al-Naʿʿās, Du pain sur la table de l’oncle Mīlād, op. cit., p.13.)).

La deuxième catégorie de proverbes est réservée à la femme :

  • Chapitre trois : la jument suit son maître : le comportement de la femme est le fruit de l’éducation reçue de son mari.
  • Chapitre quatre : les filles sont la semence du diable.
  • Chapitre cinq : frappe la chatte, la mariée sera éduquée.
  • Chapitre cinq : frappe la chatte, la mariée sera éduquée.

Nous sommes devant les fonctions idéologiques, moralisatrices et didactiques du proverbe. Idéologiques dans la mesure où le lien établit avec le diable n’est pas propre à la culture libyenne mais résulte des idées véhiculées et transmises par plusieurs civilisations notamment la mythologie grecque, les textes bibliques et le texte coranique auxquels fait référence le narrateur en évoquant l’histoire de la pomme sujet de discorde entre Adam et Eve.

La dimension moralisatrice et didactique est à double sens : le premier est destiné à constituer le savoir de l’homme en l’informant. Le second lui procure le rôle d’éduquer la femme sous sa tutelle.

Le lien explicite ou implicite entre la femme et l’animal est éloquent. Il s’agit implicitement d’un maître qui dresse un être par la ruse, la sagesse et la violence quand il le faut.

« Il y a quelque chose que les dresseurs de chiens font, ils les dressent en leur donnant à manger après les coups et la violence. Mais ils n’utilisent pas la même main pour tous les actes, ils frappent avec la main gauche et donne à manger avec la droite. Avec le temps le chien obéit, et quand son maitre lève la main gauche, il se tient droit. Est-ce que les maris font comme ça à leurs femmes ? »((Muḥammad al-Na‘‘ās, Du pain sur la table de l’oncle Mīlād, op. cit., p.203.)).

Le mariage de Mīlād va être l’occasion de rentrer en conflit avec cette distribution des rôles.

Lui qui laissait Zaynab libre de ses mouvements et qui s’appropriait les missions et rôles culturellement réservés à la femme au foyer en lavant la vaisselle, cuisinant les repas, rangeant les draps et étendant le linge, sera considéré comme une exception dérangeante. Tout se résume dans une phrase telle « tu es vraiment différent »((Ibid., p.177.)). A la fin du roman, l’oncle Mīlād renonce peu à peu à ses convictions et abandonne la bonne tenue du foyer entres autres.

Ces proverbes reviennent souvent dans la narration en préservant et répétant les mêmes syntagmes ou en gardant une partie. Ils nous offrent une possibilité de lecture et d’interprétation qui remet en cause les rapports de domination dans la société et la distribution des rôles sémantiques et sociaux entre femmes et hommes.

Par ailleurs, il serait réducteur d’opter pour une lecture unique du roman, fondée sur l’interrogation sur le genre. C’est omettre que les conflits vécus par l'oncle Mīlād interférent dans d’autres parties du roman avec le religieux et le politique sans que l’opposition s’incarne dans des proverbes. D’autre syntagmes associés à un ton ironique s’en chargent.

1.2. L’espace narratif en conflit

Le concept de l’espace personnel repose sur l’idée que « chacun apprend à considérer comme sien l’espace immédiat qui l’entoure. Cette manière de définir l’espace part de la place occupée par le corps et de la relation qui à partir de là, se développe avec l’environnement extérieur immédiat. »((Gustave-Nicolas Fischer,  Psychologie de l’environnement social, Paris, DUNOD, 1997, p.23.)). Cette définition revient à dire que l’individu ne se réduit pas à ses propres limites corporelles et psychologiques, mais à la manière d’occuper et de s’identifier par rapport à un espace et d’interagir avec les individus qui partagent physiquement ou symboliquement cet espace avec lui. La narration s’organise autour de six espaces principaux qui donnent leurs titres aux six chapitres. Chaque chapitre a son espace et son proverbe. La notion de l’isotopie reste pertinente dans la mesure où il y a omniprésence et redondance des six espaces :  la boulangerie, le camp militaire (caserne), la maison de Ġazāla, la maison familiale, la cabane et la cuisine. D’autres espaces interfèrent dans la narration aussi comme l’école, le jardin, la plage et l’appartement de l’oncle de Zaynab sans que le narrateur ne les utilise comme titres. Nous abordons les six espaces à travers la notion de conflit car ils reflètent les axes de tension entre Mīlād et son entourage proche d’un côté, et les représentations aux antipodes d’un autre côté.

  • La maison familiale : c’est dans cet espace clos dominé par le père que l’enfant Mīlād réalise ses différences, là où il commence à sentir du plaisir en se comportant comme ses sœurs et en s’immisçant dans leur intimité. Considéré à sa naissance comme le digne héritier du père, il va décevoir cette attente. C’est un espace où l’individu n’est censé s’accomplir qu’à travers le microcosme familial et ses normes qui exigent de Mīlād qu’il soit un homme viril. Le conflit avec cet espace est inévitable. Un jour le père s’emporta : « Je ne veux plus te voir à la maison. Il me rappelle que la maison n’est pas faite pour les hommes. »((Muḥammad al- Naʿʿās, Du pain sur la table de l’oncle Mīlād, op. cit., p.220.)).
  • À l’antipode de la maison familiale, la narration propose l’espace de la cuisine comme espace de substitution, qu’il s’agisse de la cuisine de Maryam à qui Mīlād apprend la fabrication du pain, ou de la cuisine de la nouvelle maison construite pour Zaynab suite à une énième dispute avec sa belle-famille qui n’acceptait pas la stérilité du couple et la liberté octroyée à la belle-fille. Dans la cuisine, le héros s’accomplit aux yeux de ses convives et se procure le plaisir de ses propres exploits culinaires.

« J’aurais souhaité qu’elle soit ma cuisine, où je vivrais pour toujours. J’étais comme un enfant essayant de découvrir le meilleur jouet qu’il n’ait jamais eu dans sa vie, frappant sur le bois de la table et des armoires et s’émerveillant devant leur solidité. On pouvait mettre un agneau entier sur la table, sans qu’elle bouge un instant, j’adorais ça. »((Ibid., p 304.)).

  • La boulangerie (al- kūša) est un autre espace où le héros semble se plaire à travers les apprentissages et les échanges avec les salariés. L’exploit et le savoir-faire du narrateur/héros dans la panification qui apparaissent dès le titre du roman, sont à considérer comme la grande réalisation et satisfaction du personnage. C’est son unique exploit ! Le narrateur donne à cette kūša, comme il l’appelle, une symbolique historique, sociale et politique puisqu’elle est l’héritage de la colonisation et du savoir-faire italien raffiné. Elle est le baromètre des écarts économiques et sociaux par la qualité des produits et les prix. Elle est finalement le témoin de l’arrivée au pouvoir de Qaḏḏāfī " le guide de la révolution " et la faillite de sa vision politique et sociale. Au milieu de la farine et des ustensiles, il va réussir ses premiers flirts amoureux avec Zaynab, ses premières satisfactions d’homme.
  • S’oppose à cet espace de réussite, celui du camp militaire où l’échec est total. Car lassé et honteux, Mīlād fera son service militaire pour remédier à sa féminité supposée. Or, physiquement et psychologiquement, c’est un naufrage qui conduit à la tentative de suicide après l’échec de la désertion. Face à la figure de la Madone, surnom donné à l’officier formateur qui fait preuve d’une cruauté sans égale, la défaite est cinglante. Mīlād le militaire est simplement incompétent et raté dans ses pratiques de soldat. Sa démarche restera féminine et le formateur avouera que c’est la première fois dans sa carrière qu’il échoue à faire d’un engagé un homme. Si l’armée forge les hommes, Mīlād est l’exception à la règle : « La Madone m’a souvent sanctionné, j’étais connu sous le surnom de Mīlād la pâte. Je suis devenu son rival. J’ai vu en lui l’image de l’homme sauvage, lui a vu en moi le contraire... »((Muḥammad al-Na‘‘ās, Du pain sur la table de l’oncle Mīlād, op. cit., p.67-68.)).
  • Dans l’espace de la cabane, au milieu des champs et des jardins familiaux se trouve la demeure de « Absī » diminutif de ʿ Abd al-Salām, qui s’acharne à son tour à faire de son cousin Mīlād un homme en lui offrant à fumer, à boire et une prostituée pour prouver et façonner sa virilité. Dans cette cabane, Mīlād boit l’alcool artisanal, fume des cigarettes et de la drogue mais ne réussit pas l’acte avec la prostituée. Dans cet espace, le cousin critique l’attitude des sœurs et nièces en l’incitant à sauver l’honneur personnel et familial. C’est un espace de nuisance et d’addiction puisque le héros y revient toujours.
  • A l’opposé de cette oppression, le confort de Dār Ġazāla, maison de la gazelle, où le couple formé par Zaynab et Mīlād est logé pendant leur voyage en Tunisie. Ils seront accueillis par un juif libyen ayant fui la Libye de Qaḏḏafī. C’est un espace d’échange, d’écoute et d’apaisement. Lors de ce voyage, Mīlād a fini par accepter que sa femme nage en bikini, danse devant un homme inconnu et regarde un film en groupe. C’est un espace qui bouscule ses certitudes identitaires et religieuses en interrogeant les représentations relatives à la nation libyenne et au conflit israélo-palestinien : « J’ai imaginé la réaction de ma mère si je l’informais que j’ai mangé et passé la nuit chez un juif. Elle va devenir folle…((Ibid., p.144))

L’extension des espaces narratifs engendre l’extension et la continuité du conflit entre la maison familiale, la cabane et le camp militaire d’un côté, et leurs opposés d’un autre côté, les espaces de substitution et de remédiation (cuisine, boulangerie et maison de Ġazāla) qui offrent à Mīlād un confort relatif et une possible réalisation de soi. La référence omniprésente et répétitive à ces espaces légitime encore l’approche par le concept de l’isotopie.

2. Conflit intérieur / psychologique

A travers l’exercice de la confession et les énoncés intimes, le narrateur entrouvre la porte à une approche psychologique du personnage principal. Sans totalement considérer que c'est un roman d'analyse, la construction du personnage de Mīlād et de ses actes permet une approche psychologique :

- « La maladie psychique n’est pas une honte Mīlād ; tu n’es pas obligé d’être malade pour consulter un psychologue. Prends-le comme une demande de conseil.

- Oh comme les coachs des affaires amoureuses à la télé.

 …Tu vas voir que tu sais des choses sur toi-même que tu ne saisissais pas auparavant ((Muḥammad al-Na‘‘ās, Du pain sur la table de l’oncle Mīlād, op. cit., p.309.)).

Cette partie de notre approche fait, d’emblée, du conflit intérieur sa pierre angulaire.

2.1 Les rêves 

Durant sa confession, le héros revient d'une manière répétitive et redondante sur ses rêves caractérisés par des poursuites, des identifications et la présence récurrente de quelques personnages. Sans rentrer dans les définitions, nous retenons de la psychanalyse deux idées opérationnelles :  la première consiste à affirmer que le rêve revit la réalité autrement et la seconde stipule que les rêves reflètent nos conflits intérieurs, nos peurs, nos angoisses et nos désirs.

La figure paternelle est revenue dans les rêves de Mīlād pour rappeler au personnage ses échecs par rapport aux attentes et exprimer une tristesse culpabilisante. Dans ces rêves-là, le conflit avec la figure paternelle revient et l'émancipation marque son arrêt. Rêver de son père c'est se rappeler le poids qui pèse sur la conscience et l’inconscient du personnage.

« Mon rêve devenait confus, j'étais couvert de boue et souhaitais pouvoir nager comme mon père ... Mais j'avais peur ... « Allez ne soit pas comme les filles, me dit-il. »((Ibid., p.150.)).

Dans cet extrait onirique, se concentrent les conflits marqués par la confusion, la peur, l’impuissance et la problématique majeure, l’obligation de ne pas ressembler aux filles.

Les chiens, qui étaient des outils de torture et de punition, revenaient en permanence dans les rêves, rappelant au personnage l’échec dans son parcours militaire et la désertion avortée. L’apparition des chiens représente une moralité de continuité de l’angoisse. La narration du rêve est un récit imbriqué qui réexplique et accentue les peurs sans vertu thérapeutique ni réparatrice.

2.2 L’énurésie

L’énurésie ((Gérard Schmit, Michel Soulé. L'énurésie infantile, dans Nouveau traité de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent, Pages : 3264. Collection : Quadrige. Presses Universitaires de France.2004.)) chez l’enfant et l’adulte peut être la manifestation de plusieurs défaillances psychologiques. Si nous appliquons sur notre héros une simple grille dans ce sens, il est facile de constater chez Mīlād :

  • La présence des conflits familiaux fréquents menaçant la sécurité et la stabilité psychologique et émotionnelle depuis l’enfance.
  • Perte soudaine d'un être cher et incapacité à faire face à cette situation ; décès du père, de la mère et du camarade Munīr mort pendant la tentative de désertion.
  • Exposition à une violence extrême qui provoque un état de peur et d'insécurité ainsi que la difficulté à le surmonter.
  • Trouble anxieux et phobie sociale conduisant Mīlād à l’isolement et la solitude.

Mīlād a uriné dans ses habits enfant et adulte, dans la majorité des cas par peur et panique : en face de son père, au milieu de la mer, pendant les entraînements militaires et en essayant de se suicider.

2.3 L’identification

Dans son article dédié à l'identification, C. Breuillot annonce « Je fais l’hypothèse qu’identifier quelque chose ou quelqu’un, que de s’identifier à quelque chose ou à quelqu’un, que d’être identifié à quelque chose ou à quelqu’un, sont des processus qui peuvent devenir la clé d’une névrose, d’une psychose ou d’une perversion, voire de l’autisme. Mais, à l’inverse, le manque d’identification, la fixation à une identification, le manque d’aliénation primaire, sont préjudiciables à la construction du sujet. »((Claude Breuillot, L'identification : un concept suspect, dans Le Journal des psychologues, 2009/5 (n° 268), p. 66 à 69.)).

Mīlād s’identifie à plusieurs chansons et trouve l’écho de sa vie sentimentale et de sa vision du monde dans les paroles. En se présentant au début du roman, il se décrit comme ressemblant dans sa jeunesse à Cheb Ḫaled, figure de la chanson du Rai algérien. La ressemblance physique cède la place aux paroles qui expriment et représentent ses états d’âme. La figure dominante et redondante dans ce registre, présente dans plusieurs étapes dans la vie de Mīlād, est celle du chanteur libyen Aḥmed Fakrūn :

« J’ai aimé Aḥmed Fakrūn ; je sentais qu’il était le seul, parmi les chanteurs de sa génération, à exprimer mes sentiments. Dans ma jeunesse, je dédiais des heures de ma journée juste à écouter ce qu’il chantait… J’évitais de trop réfléchir à ma vie et de me critiquer. »((Muḥammad al-Na‘‘ās Du pain sur la table de l’oncle Mīlād, op. cit., p.61.)).

Cette identification révèle une fuite de la réalité dans un premier temps, puisque le personnage se dérobe de son monde en s’immergeant dans celui du chanteur ou plutôt dans celui du texte chanté. Dans un second temps, cette identification devient un aveu provisoire d’impuissance puisque le héros est incapable d’exprimer lui-même ses propres sentiments.

« L’identification est inconsciente. L’identification est à entendre comme trace du désir. « Le désir, c’est le désir de l’Autre », dit J. Lacan ((Claude Breuillot, L'identification : un concept suspect, dans, dans Le Journal des psychologues, 2009/5 (n° 268), p.66 à 69)). Le héros sujet se construit parallèlement à cette identification quand il commence à analyser les paroles et prendre un petit degré de recul.

Les conflits psychologiques de Mīlād peuvent être rattachés, une fois l’analyse approfondie, à une approche œdipienne en lien avec la figure paternelle et les premiers échecs sexuels, qu’il parviendra à surmonter. Dans le même registre, la nature des rapports avec la figure maternelle et les sœurs du héros ne peut être négligée.

Mīlād commence son chemin thérapeutique à travers l’exercice d’une double confession, la première se passe chez Maryam, tandis que la seconde se déroule devant le metteur en scène venu s’inspirer de son histoire. Il met les mots sur ses malheurs et conflits et reprend une place au centre d’un récit et d’un film.

3. Les personnages en conflit permanent 

A travers l’analyse des personnages, nous proposons de décoder et résumer, dans le récit, les paramètres constitutifs des actants principaux. Dans la mesure où ce décodage délimite les relations et organise les rapports au sein des programmes narratifs, c’est une approche structurale qui procède par gradation à travers deux strates : personnages, et acteurs, sans arriver à la troisième, celle des actants.

La notion de conflit peut être utilisée pour approcher les personnages de ce roman. Elle est pertinente car Mīlād se retrouve, tout d’abord, à un moment ou à un autre en conflit avec tous les personnages. Une seule exception concerne le metteur en scène devant qui il fait sa confession/ roman.

  • Il est en conflit avec lui-même à travers sa réalité et ses envies qu’il peine à satisfaire ou qu’il finit par abandonner. « Je ne connais pas la raison derrière tout ça, peut-être, c’est ma défaite totale devant les critères de virilité que la société a mis devant moi, ou c’est le fait d’accepter de vivre au crochet d’une femme. »((Muḥammad al-Na‘‘ās, Du pain sur la table de l’oncle Mīlād, op. cit,. p.194.))

Par opposition au narrateur, se trouve un cousin qui incarne son opposé. Par ses conquêtes amoureuses, son autorité et son aura, ce cousin le renvoie à ses échecs.

« Al-‘Absi était intelligent. J'ai toujours souhaité être comme lui. Il savait comment déjouer le système pour obtenir ce qu'il voulait. »((Ibid., p.206.)).

Concernant les autres personnages, Il s'agit aussi de conflits et d'oppositions symboliques parallèles.

  • Face à la figure paternelle et celle du formateur militaire qui incarnent toutes les deux l'oppression des normes sociales se dressent les figures de Benyamine et de l’oncle de Zaynab qui affrontent les contraintes sociales et religieuses et s’émancipent chacun loin des siens.
  • Les figures féminines n'échappent pas à cette opposition et à ce conflit puisqu’en face des sœurs et de la maman de Mīlād qui incarnent les femmes relativement traditionnelles, soumises et reproduisant les schémas mentaux à travers les proverbes, les actes et les énoncés, se dressent les portraits de Maryam et Zaynab, toutes les deux désireuses d'indépendance et de liberté. La première est une mère veuve qui travaille et vit seule avec son enfant, tandis que la seconde travaille, se libère de l'oppression familiale et vit paisiblement le fait d’inverser les rôles sociaux avec un homme au foyer. Toutes les deux commenceront ou finiront par avoir des relations amoureuses et sexuelles hors mariage.

Conclusion

Le concept d’isotopie nous a permis de cerner certains conflits qui constituent l’idée motrice d’un récit axé sur les différents complexes du personnage de Mīlād. Il est pertinent que ces conflits trouvent écho dans les personnages, l'espace et le programme narratif dont le but semble impossible à atteindre. Le narrateur résout clairement cet échec en transformant son héros problématique en criminel, coupable de féminicide.

Le conflit qui traverse le roman repose sur l'impossible coexistence entre les valeurs traditionnelles de la communauté d'une part, et l'émergence du soi et de sa quête individuelle d’autre part. Cependant, d’autres interfaces de lecture sont possibles. La conscience populaire n’est pas le centre de ce conflit ou son seul obstacle car le roman s’ouvre à une autre lecture, laquelle n’est pas nécessairement anthropologique et politique, bien que la réalité libyenne après l’effondrement de la révolution, légitime une approche politique dans laquelle s’affronteraient deux temporalités, celles qui précède et suit la chute du régime de Qaḏḏāfī.

Une lecture sémiotique qui pourrait s'interroger sur le narrataire de ce roman est également envisageable : cette question revient à se demander : A qui /Pour qui l’auteur écrit-il ? Quant aux frontières de son supposé lecteur, sont-elles libyennes, arabes ou au-delà ? Quels sont les outils et moyens avec lesquels l’auteur dialogue avec son narrataire ? La question dépasse l’aspect de la critique littéraire, car l'approche du genre, qui peut paraître audacieuse ou modeste selon l'angle de vue, n'est pas nouvelle et mérite d'être posée et interrogée.

Bibliographie

Algirdas Julien Greimas, Sémantique structurale. Recherche de méthode. Paris, Larousse, « Langue et langage », 1966.

Djonoukou Kossi Tata, La résolution des conflits dans les sociétés traditionnelles du Togo : importance des palabres et des proverbes. https://www.afrique-gouvernance.net. Lomé, novembre 2009.

Claude Breuillot . L'identification : un concept suspect. Dans Le Journal des psychologues 2009/5 (n° 268).

Gustave-Nicolas Fischer, Psychologie de l’environnement social. DUNOD, Paris ;1997.

Gérard Schmit, Michel Soulé. L'énurésie infantile. Dans Nouveau traité de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent. Collection : Quadrige. Presses Universitaires de France.2004 (2004).

Lakis Proguidis, La question du roman dans le monde d’aujourd’hui, dans L’Atelier du roman, no 37, mars 2004.

Muḥammad al-Na‘‘ās, Du pain sur la table de l'oncle Mīlād. Edition Rašm, 2021.

Notes

Pour citer cette ressource :

Ghassane Makdani, Du pain sur la table de l'oncle Mīlād . La narration par l’isotopie des conflits, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2024. Consulté le 07/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/arabe/litterature/contemporaine/du-pain-sur-la-table-de-loncle-milad-la-narration-par-lisotopie-des-conflits