Manières de table dans l'empire ottoman à l'orée du XVIIIe siècle
Paul Lucas est d'abord un commerçant, faisant trafic de pierres précieuses. Pour les besoins de son activité professionnelle il sillonne l'empire ottoman de Constantinople à Tunis, du Caire à Jérusalem, parcourant à maintes reprises la Turquie, l'Asie mineure, l'Egypte, la Palestine, l'actuel Maghreb, sans compter toutes les îles de la Méditerranée, et, à l'occasion, la Perse et l'Arménie. Ses voyages, qui durent toujours plusieurs années, se font par tous les moyens à sa disposition : en bateau comme à dos de chameau, mais le plus souvent à pied, au rythme lent des caravanes, car les voleurs et autres pirates pullulent et il est très déconseillé de voyager seul.
Il est aussi un voyageur curieux de tout. Nommé antiquaire du roi, charge plus honorifique que réelle, il achète des manuscrits anciens, des curiosités diverses qu'il laissera à la Bibliothèque du Roi Louis XIV. Il n'est pas une ruine qu'il ne cherche à explorer, pas une inscription ancienne qu'il ne recopie.
En outre, il est très attentif aux coutumes des pays traversés et s'en fait l'historien dans le récit de ses tribulations qu'il rédige une fois revenu en France. Comme il était à prévoir, les différentes manières de se nourrir sont bien présentes. On pourra être attentif à l'extrême variété des situations et des hôtes. Paul Lucas a l'occasion de partager la table de Turcs, d'Arabes ou d'Arméniens. Il est invité chez des musulmans, aussi bien que par des chrétiens. Selon l'occasion, il participe à des réceptions officielles au plus haut niveau ou décrit un repas de survie en plein désert après avoir risqué de nourrir de faim et surtout de soif.
Les extraits qui suivent sont souvenir d'un voyage de quatre ans (juin 1699-juillet 1703). Parti de Constantinople, il séjourne longtemps en Egypte et achève son périple par la Tunisie, avec au retour une traversée de la Méditerranée où il essuiera une violente tempête et où son bateau sera pris par des pirates barbaresques.
A Constantinople, une brigade de répression des fraudes qui ne plaisante pas.
Le premier de septembre, comme je continuais à visiter des bazars, je rencontrai celui qui fait la police pour le pain. Il est à cheval, en robe noire, suivi de vingt janissaires qui ne sont armés chacun que d'un grand bâton, le bourreau marche avec ce magistrat et un homme qui porte des balances et des poids. Quand il passe devant un boulanger, il pèse son pain et s'il ne se trouve pas de poids, cet officier fait donner au boulanger que l'on met à terre deux ou trois cents coups de bâton sur la plante des pieds. On lui lie après les mains derrière le dos et on lui perce le nez avec une aiguille d'une ficelle où est attaché un pain. Ensuite on lui barbouille le visage avec de la boue. J'en vis quatre dans cet état. Il y a quantité de pauvres qui suivent cet officier de police ; lorsqu'il a trouvé quelque boulanger qui vend à faux poids, outre le châtiment, on jette toute sa marchandise dans la rue, et les pauvres se jettent dessus. La police pour la viande est à peu près de même, sinon que quelquefois on les attache avec un clou par l'oreille à leur boutique, de manière qu'ils n'ont que la pointe des pieds qui touche à terre.
Remontant le Nil, Paul Lucas est invité par un potentat local
Le repas du soir fut du pilleau[1], des poulets bouillis, de petits morceaux de mouton rôti et d'une espèce de soupe faite de pois chiches, mais fort claire, et des fruits après. A ces tables turques, qui sont la terre couverte d'une nappe de cuir roux, l'on ne se sert ni de cuillères, ni de fourchettes, ni de couteau ; les mains servent de tout cela, aussi a-t-on grand soin de les laver. La nappe relevée, on apporta le sorbet, car on ne boit point en mangeant ; le café et la pipe vinrent ensuite. L'Aga me dit là-dessus : Si tu as du vin, je te donne la permission d'en boire, ce qui me fit un grand plaisir à cause de leur mangeaille que j'avais trouvée fade et qui me revenait sur le cœur.
Comme je tirais une bouteille de ma canavette, l'Aga me fit signe d'aller à ma chambre où il me vint trouver. Il congédia ceux qui étaient venus avec lui, et comme nous étions seuls, il me demanda si le vin était bon. Je lui présentai la bouteille pour y goûter, ce qu'il fit de la bonne manière, car d'un trait il en avala plus de la moitié. Ce qui me consola, c'est qu'il me dit qu'il m'en ferait boire de meilleur et qu'il en ferait ma provision quand je partirais. Nous ne nous quittâmes point que la bouteille ne fût vide.
Halte au bord du Nil
Nous remontâmes à cheval sur les quatre heures et marchâmes jusqu'à l'entrée de la nuit que nous rejoignîmes le bord du Nil où nous fîmes manger un peu de fèves à nos chevaux et où nous fîmes un léger repas de pain et de café. Comme nous marchâmes toute la nuit, nous entendîmes dans le chemin les cris de plusieurs crocodiles dont nos gens de pied eurent beaucoup de peur.
Une pratique qu'il ne serait guère prudent de recommander au touriste d'aujourd'hui
Une singularité de l'eau du Nil est que quand on en boirait un seau l'été, elle ne ferait point de mal ; elle ne fait point uriner non plus, mais elle transpire par les sueurs.
Réception officielle chez Mustafa Aga Bachir, chef des agas du Caire, à l'occasion du mariage de son fils aîné
En entrant dans une grande cour, nous vîmes plus de 4000 personnes, toutes assises sur leur cul comme des singes. Monsieur le Consul fut jusqu'au pied de l'escalier à cheval, où il fut reçu par le maître de la maison avec toutes les marques d'honneur qui lui sont dues. Il fut conduit et mené par dessous les bras, qui est la manière la plus honorable chez les Turcs, et toute la nation le suivit jusque dans un appartement fort propre. Il y avait trois divans fort riches, les coussins étaient de velours, et les tapis à la persienne. Les fenêtres de cet appartement donnaient sur cette grande cour, et sur l'endroit où se faisait la fête. Tout y était entièrement illuminé d'une prodigieuse quantité de lampes arrangées avec tant d'art qu'elles représentaient plusieurs choses, comme le soleil, la lune, les étoiles et toutes sortes de pièces d'architecture. Il y en avait qui se remuaient perpétuellement de haut en bas, et de droite à gauche, ce qui rend ces sortes d'illuminations fort agréables à voir.
Quand le maître de la maison eut demeuré une demi-heure avec Monsieur le Consul, il s'en alla, parce qu'il y avait dans un autre appartement des puissances du Caire à qui il fallait qu'il tînt compagnie. Il envoya son ls, le nouveau marié, avec deux Agas qui tinrent toujours compagnie à Monsieur le Consul. On présenta le café et des pipes, et l'on t jouer les instruments, dont la symphonie est misérable et importune : quand on n'est pas accoutumé à cette sorte de musique, elle paraît un vrai charivari. Comme nous étions tous aux fenêtres, nous vîmes paraître quatre hommes habillés en femmes précédés par un bouffon, qui tenait à sa main un ambeau fait d'une corde gaudronnée ; ils dansèrent à la turque des danses où il n'y avait ni gure ni cadence ; mais celui qui fait les postures les plus déshonnêtes est celui qui danse le mieux ; ils dansèrent à plusieurs reprises de cette manière, et changèrent d'habit à chaque fois.
L'on vint demander à Monsieur le Consul s'il voulait manger. Après l'honnêteté qu'il t là-dessus, on apporta une table haute d'un pied que l'on couvrit d'une grande fote[2], espèce de nappe ; l'on étendit sur l'autre divan une des mêmes fotes, et l'on servit ces deux tables de quantité de viandes préparées à la turque, c'est-à-dire des pillaus, des poules, des pigeons rôtis et de la viande bouillie, comme du mouton et du bœuf. Il y avait aussi d'autres ragoûts composés avec du lait et du miel. Il y eut quelques contures au dessert. Le meilleur du repas fut du vin que nous avions apporté, qui nous aidait à faire avaler ces sortes de mets auxquels nous n'étions pas accoutumés. Les tables desservies, chacun se lava les mains, l'on donna le café et le sorbec[3], et nous nous remîmes aux fenêtres pour revoir les danses qui continuaient à leur ordinaire au son des instruments.
Il vint de ces danseurs dans la chambre où nous étions, avec quelques instruments, et se mirent à danser. Lorsqu'ils avaient ni une danse, ils allaient baiser la main de Monsieur le Consul qui leur faisait donner par les députés de la nation deux sequins, ce qui arriva par trois fois. Ensuite on donna aux joueurs d'instruments et au valet qui avait servi le café et le sorbec. Le maître de la maison envoya prier Monsieur le Consul de l'aller trouver dans un grand divan où il était. Nous y descendîmes tous, et nous y demeurâmes environ une heure à voir toujours les mêmes danses, d'où nous sortîmes qu'il était près de minuit. Monsieur le Consul fut accompagné avec toutes les marques d'honneur que l'on pouvait souhaiter.
Autre réception amicale
Le matin, comme je me disposais à aller à terre, je vis arriver la chaloupe de l'Aga et son homme, qui vint prier les Francs d'aller trouver l'Aga. Sur cette nouvelle qui me faisait plaisir, je pris deux boîtes de contures et une livre de café ; car c'est une coutume qu'il ne faut jamais aller voir les Turcs les mains vides, si vous voulez en être bien reçus. On nous mena donc à terre, et de là à la forteresse, où l'on monte par un escalier de trois pieds de large qui n'a point de garde-fou des deux côtés, et il faut se baisser pour entrer dans la porte. Nous fûmes conduits à un petit appartement où l'Aga nous attendait. Dès que je lui eus fait mon présent, qui le réjouit, il envoya les contures à ses femmes, il me t beaucoup de compliments, ensuite vint le café et les pipes ; et après avoir un peu causé et fumé, on nous apporta à manger, qui consistait en des œufs frits, une poule bouillie, et du pilleau, du lait, des fruits et quelques poissons rôtis, de la potargue[4], des olives et du fromage.
Traversant le désert, la caravane est attaquée par des brigands. Après un pillage en règle, les survivants sont emmenés pour être vendus comme esclaves. Paul Lucas a la chance de pouvoir s'évader. Il est recueilli au bout de deux jours d'errance par une caravane de Bédouins.
La pensée qu'ils avaient que je fusse quelque Arabe, fit qu'ils me conduisirent à coups de poing et à coups de pied vers leur troupe. Dès que je l'eus jointe, à la première halte qu'on fit, je demandai un peu d'eau. On me mena auprès du chameau qui la portait, d'où l'on en prit un vase de cuir qu'on me présenta. Il me fut impossible de boire néanmoins. J'avais le palais et la gorge si enflés, que l'eau en ressortit. Ce que je souffrais à cet accident nouveau m'allait jeter dans le désespoir, lorsqu'un homme passant avec du café, m'en offrit une prise par compassion. Je la portai avec des mains tremblantes à ma bouche, et je ne l'eus pas plutôt remplie, que ce remède fit son effet. Il ouvrit les conduits et me donna le moyen de boire ensuite toute l'eau dont j'avais besoin pour me rendre l'usage de la parole. Après avoir dit au moucre[5] et aux autres que je n'étais ni Turc ni Arabe, que j'étais Franc et que je me sauvais des mains des Arabes. J'ajoutai que j'avais bien des choses à leur apprendre, mais qu'on me fît la grâce auparavant de me donner à manger, parce que depuis deux jours et deux nuits, j'étais épuisé de fatigue et d'inanition. Toute la caravane fit là-dessus des exclamations qui me flattèrent ; et chacun s'empressa de me donner quelque chose. On commença par une éculée de biscuit rompu par morceaux, avec du fromage, de l'eau et du miel mêlés ensemble. Je mangeai donc ce ragoût avec tant d'appétit, que de ma vie je n'ai fait un si bon et si agréable repas.
A la table de moines arméniens
Le Patriarche nous t asseoir, le Père Bernard et moi, des premiers à la grande table, où l'on servit quantité de pilleaux et de viande bouillie, des poules rôties, quelques pigeons et d'autres sortes de ragoûts à l'arménienne qui n'étaient pas trop bons. Comme c'était un samedi, on nous servit, au Père Bernard et à moi, du poisson et des œufs ; ce qui en fut de meilleur fut le vin. Un peu avant la n du repas, on t courir un sac de place en place, et chacun mettait quelque chose dedans, c'est-à-dire de l'argent plus ou moins. Nous étions près de deux cents à table, et je crois qu'ils reçurent près de trois cents écus de cette quête. Les moindres donnaient un écu, et il y en eut beaucoup qui en donnèrent deux. Nous en fûmes exempts, nous autres, par ordre du Patriarche.
S'approvisionner aux confins de l'empire ottoman
Les vivres en ce pays sont à très bon marché ; la viande, le pain et le vin n'y coûtent presque rien. Je s emplir mes trois outres, qui tiennent bien trente-cinq ou quarante pintes, d'excellent vin pour trente sols. On y mange aussi entre autres de bonnes truites et de bonnes carpes. Un gros poisson qui avait près de deux pieds ne m'y coûta que dix sols. L'on me dit qu'on prenait ces sortes de poissons dans un grand lac, dont on aurait de la peine de faire le tour en quatre journées. Ce lac est éloigné de la ville d'environ dix ou douze heures de chemin du côté du Nord.
Réception officielle de l'ambassadeur de France près la cour de Perse
Voici l'ordre qu'on tient toujours dans ces sortes d'audiences. A la première, l'ambassadeur présente ses lettres de créance, qui sont prises par le premier ministre. Le Roi parle ensuite, pour l'ordinaire, des Princes de qui l'on apporte des lettres, et demande comment ils se portent, l'état de leurs affaires, s'ils ont guerre et s'ils sont victorieux. L'on sert après cela une grande nappe par terre, qu'on couvre de plusieurs plats, et l'ambassadeur y mange avec ceux de sa suite qu'il a choisis. Le Roi dans un lieu plus élevé est servi de même. Tout ce repas ne consiste qu'en pilleau, quelques poules bouillies, quelques poulets, de l'agneau rôti, et quelques autres ragoûts à la persienne qui ne sont pas trop bons. Les mets sont servis dans de la vaisselle d'or fort massive. L'ambassadeur a toujours coutume d'envoyer ses présents avant que d'aller à l'audience ; et pendant le repas, il peut voir par une fenêtre que le Roi les fait passer devant lui, afin que l'Ambassadeur connaisse qu'il en fait cas. Ensuite passent les éléphants du Roi, et plusieurs beaux chevaux que l'on mène en laisse. L'on porte aussi plusieurs têtes au bout des lances. Ces têtes sont ou de personnes de remarque rebelles au Roi [sic], ou de quelques voleurs redoutables. Quand toutes ces choses ont passé et que le Roi a fait desservir, l'ambassadeur prend congé du Roi qui promet de faire réponse aux lettres.
Repas dans la communauté juive
On nous servit au dîner un grand plat de viande et de pâte où il y avait du fromage dessus ; c'est le premier mets des Juifs, à cause qu'ils n'en peuvent manger après la viande. Quand nous eûmes mangé de ce plat, on nettoya bien la table et il fallut se laver les mains, et ensuite on servit les autres mets. Les Juifs ne se servent point, pour couper autre chose, du couteau qui a servi à couper le fromage.
Notes
[1] Pilau, pillau, pilleau - Riz que l'on fait cuire à moitié dans l'eau ou dans le bouillon, et sur lequel on verse ensuite de la graisse ou du beurre fondu, avec addition de poivre rouge.
[2] Fote - Terme inconnu.
[3] Sorbec - Breuvage courant chez les Turcs, composé de sucre, de citron et de diverses aromates.
[4] Potargue, poutargue, boutargue - ufs de poisson salés, confits dans le vinaigre.
[5] Moucre - Conducteur, responsable d'une caravane.
Pour citer cette ressource :
Henri Duranton, Salam Diab Duranton, Manières de table dans l'empire ottoman à l'orée du XVIIIe siècle, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), septembre 2008. Consulté le 07/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/arabe/civilisation/machreq/manieres-de-table-dans-l-empire-ottoman-a-l-oree-du-xviiie-siecle