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La naissance du roman en Angleterre au XVIIIe siècle

Par Anne Dromart : Maître de conférences - Université Jean Moulin Lyon 3
Publié par Clifford Armion le 14/02/2008

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Après la grande époque de la poésie, la prose revient au goût du jour vers la fin du XVIIe siècle en Angleterre pour progressivement s'épanouir en une forme nouvelle au cours du XVIIIe siècle. Les "novels" qui apparaissent sous les plumes de Defoe, Richardson, Fielding et Sterne se démarquent des "romances" qui les avaient précédées et se caractérisent par une attention portée à la vraisemblance des faits narrés.

On s'accorde généralement à dire que c'est au début du XVIIIe siècle que naît le roman moderne en Angleterre. Il est toujours difficile de dater avec précision la naissance d'un genre littéraire d'autant que celui-ci se caractérise par une absence de définition formelle, et bien des études font remonter les origines du roman au Moyen Age ou à l'Antiquité, aux romans d'aventures grecs et latins comme Théagène et Chariclée d'Héliodore ; mais les auteurs des premiers romans ont bien le sentiment de proposer une littérature nouvelle, et c'est ce terme, novel, qui reste en anglais pour nommer ces récits en prose de la vie d'un être de fiction qui évolue dans un univers parfaitement identique à celui de ses lecteurs. Il est d'usage de dire que Robinson Crusoe, écrit par Daniel Defoe en 1719, est le premier roman en anglais ; suivent ensuite les autres œuvres fictionnelles de Defoe : Captain Singleton en 1720, Moll Flanders et Colonel Jack en 1722, Roxana en 1724. Joseph Andrews (1742), Tom Jones (1749) et Amelia (1751) sont publiés par Henry Fielding, quand Samuel Richardson écrit Pamela (1740), Clarissa (1747-8) et Sir Charles Grandison (1753-4). Enfin, il est impossible de parler de ces débuts de l'ère romanesque, promise à un si bel avenir, sans évoquer Tristram Shandy, que Laurence Sterne publie par épisodes entre 1760 et 1767. Ce n'est pourtant qu'au XIXe siècle que le terme vient rétrospectivement englober tous ces récits de manière péremptoire

1. Données sociales

Après la grande époque de la poésie que fut en grande partie le XVIIe siècle en Angleterre, la prose revient au goût du jour sous des formes bien nettes qui, peu ou prou, annoncent la naissance du roman : les mémoires et les essais, qu'ils soient puritains, satiriques ou périodiques. Si l'on pense à la prose de la Restauration telle qu'on la lit sous la plume de Dryden ou de Bunyan, on devine déjà la recherche d'un style clair et élégant mis au servie d'un didactisme moral : l'intention édifiante est ce qui préside à ces projets de publication en prose qui allient la facilité et le plaisir de la lecture à son utilité. La poésie s'efface lentement devant la prose à mesure que le lectorat augmente sensiblement grâce à l'opulence que le commerce procure à des familles qui, jusque là laborieuses et illettrées, accèdent à un certain niveau d'éducation qui met à leur portée la lecture de prose quand la poésie reste l'apanage des élites sociales et culturelles. L'évolution politique, qui voit l'importance grandissante de la représentation populaire au Parlement, et la réalisation de profits financiers considérables grâce au commerce maritime, expliquent que toute une catégorie de population non issue de l'aristocratie cherche à se cultiver pour tenir le rang social auquel ses biens monétaires ou sa fonction politique lui donnent accès. A ces considérations s'ajoute l'esprit de liberté qui a soufflé sur l'Angleterre à la suite de la révolution et qui ne manque pas de concerner les règles canoniques d'expression littéraire dont les auteurs s'affranchissent afin de laisser libre cours à une expression individuelle libérée de carcans formels.

2. Autobiographies spirituelles et roman

Certains ont vu dans le roman l'héritage du puritanisme et de son rapport individuel à Dieu et à son message qui se vit dans la particularité de l'individu et non, contrairement à l'église établie, dans le cadre plus rigide d'une congrégation organisée et régie par des règles. Dès John Bunyan le puritain, qui publie Grace Abounding en 1666 et A Pilgrim's Progress en 1684, la production littéraire voit l'émergence d'un récit qui est centré sur l'expérience humaine du bien et du mal. Récits portés par l'énergie et la conviction de la foi, ces œuvres édifiantes, souvent des autobiographies spirituelles ou des récits allégoriques, mettent en scène le cheminement de l'individu confronté aux pièges du monde et à l'espérance du salut, à l'exigence religieuse et aux tentations du quotidien. 

Lire l'extrait de The Pilgrim's Progress (John Bunyan) proposé par l'auteur

Cette attention à l'individu et aux difficultés rencontrées dans une vie se retrouve dans les mémoires dont on voit de nombreux exemples à la fin du XVIIe siècle : les plus célèbres sont les journaux de John Evelyn et de Samuel Pepys qui rendent compte autant de leur expérience personnelle que du monde dans lequel ils évoluent, en Angleterre ou à l'étranger.

3. La presse et le roman

A une époque qui sort de profonds bouleversements sociaux et politiques après la révolution, l'expérience du Commonwealth et la restauration, les esprits goûtent au calme relatif du moment et se tournent volontiers vers la réflexion pour mieux comprendre le nouvel état de la société anglaise. La satire connaît son heure de gloire grâce à des auteurs comme Jonathan Swift, Samuel Butler et John Dryden, puis avec Richard Steele et Joseph Addison qui lancent un nouveau de style d'écriture très proche, par son fonctionnement, du roman tel qu'il vient à exister quelques années plus tard. Addison et Steele s'attellent à la rédaction de périodiques, The Tatler (1709-1711) et The Spectator (1711-1712) auxquels collaborent des auteurs comme Jonathan Swift et dont le but est de transmettre à leurs lecteurs les règles du bon goût, tant en peinture qu'en musique ou en littérature ; il s'agit aussi de réfléchir sur la langue et la correction de l'expression, autant que sur la société et ses travers, sur la morale et ses exigences. L'ensemble ne se veut pas austère. Les réflexions sont souvent mises en scène au moyen de personnages imaginaires si bien campés qu'ils en deviennent très réalistes : Mr. Spectator est la voix éditoriale qui répond avec sagesse, parfois ironie, aux différents problèmes portés à sa connaissance par des lecteurs réels ou fictifs ; Sir Andrew Freeport, prospère marchand whig, et Sir Roger de Coverley, hobereau tory généreux et suranné, représentent la modernité de l'individu qui réussit par son travail face à la noblesse héréditaire terrienne. Bien des sujets sont ainsi abordés et traités : la religion, l'imagination, la banque d'Angleterre, la façon de gérer les serviteurs, l'éducation des filles, l'humour, l'amour, etc.... Chaque question se présente sous la forme d'un cas concret auquel aurait été confronté un lecteur et Mr Spectator y répond, parfois de façon directe, parfois en mettant en scène une situation prétendument vécue qui éclaire le lecteur sur ce qu'il faut faire ou ne pas faire dans tel ou tel cas. Loin d'un discours didactique, esthétique ou moral abstrait, ces périodiques proposent, par la voix d'un individu, une dynamique vivante, souvent dialoguée, qui obéit déjà à bien des aspects caractéristiques du roman : invention de personnages fictifs mais frappants de réalisme, situations identiques au quotidien des lecteurs, réflexions mêlant nécessités  pratiques et considérations morales.

4. Novel / Romance

Il ne reste alors guère de trace des longs récits en prose, nommés romans en français, mais romances en anglais, qui ont précédé cette naissance d'une nouvelle utilisation de la prose et qui reposaient sur l'utilisation du merveilleux, sur la création de personnages idéalisés, princes et princesses très éloignés de l'univers des lecteurs qui recherchaient avant tout le plaisir de l'évasion par l'imaginaire grâce à une lecture divertissante : parmi ces romances on trouve par exemple l'Euphues, de John Lyly, publié en 1578, ou les romans de Robert Greene, très semblables aux grands romans français du XVIIe siècle comme l'Astrée d'Honoré d'Urfé. On peut penser que ce genre disparaît au moment où les esprits découvrent l'empirisme et se passionnent pour l'empire de la raison ; il resurgit au XIXe siècle avec le roman gothique. Mais au début du XVIIIe siècle, les auteurs de fiction sentent le besoin de faire une distinction nette entre les deux genres, à l'image de ce qu'écrit Congreve dans sa Préface de Incognita en 1692 :

Romances are generally composed of the constant Loves and invicible Courages of Hero's, Heroins, Kings and Queens, Mortals of the first rank, and so forth ; where lofty Language, miraculous Contingencies and impossible Performances, elevate and surpize the Reader into a giddy Delight [...] Novels are of a more familiar nature ; Come near us, and represent to us Intrigues in practice, delight us with Accidents and odd Events, but not such as are wholly unusual or unpresidented, such which not being so distant from our Belief bring also the pleasure nearer us.

A mesure que le XVIIe siècle se déroule, c'est un certain réalisme qui prévaut et l'un des critères qui séparent les romances des novels est la vraisemblance. George Canning écrit en 1787 dans The Microcosm :

An eminent characteristic of each is Fiction, a quality which they possess, however, in very different degrees. The Fiction of Romance is restricted by no fetters of reason, or of truth; but gives a loose to lawless imagination, and transgresses at will the bounds of time and place, of nature and possibility. The Fiction of the other, on the contrary, is shackled with a thousand restraints; is checked in her most rapid progress by the barriers of reason; and bounded in her most excursive flights by the limits of probability.

Le roman dépeint les difficultés d'un individu en proie à des problèmes qu'il doit résoudre dans un quotidien qui ressemble à celui du lecteur. Le récit s'attache à donner une image précise de l'environnement social, géographique et culturel du héros, comme s'il était une application de l'empirisme philosophique de John Locke qui, en 1690, dans son Essay Concerning Human Understanding, liait l'acquisition de connaissances et les facultés de réflexion de l'homme à ses expériences sensorielles. Le héros vit souvent une rupture avec son milieu d'origine, familial ou social, rupture volontaire ou non ; cette rupture est le point de départ de son histoire qui devient le récit d'une ascension sociale, d'une résistance héroïque, des efforts, des bonheurs et des malheurs, c'est-à-dire de la construction d'un moi autonome et distinct qui propose au lecteur toute la subjectivité de sa vision du monde et de son existence. C'est en partie cette subjectivité dont Swift fait la satire dans Les Voyages de Gulliver, qui n'est pas à proprement parler un roman mais qui semble, par la personne de Lemuel Gulliver, dénoncer l'étroitesse et la stérilité de ce point de vue individuel.

Romance/Novel : 2 extraits pour illustrer la différence

5. Le choix de la fiction

La dimension morale, parfaitement caractéristique du XVIIIe siècle, entre en jeu dans la production littéraire : l'intention didactique est l'apanage de la prose, gagnant la fiction qui mêle l'utile à l'agréable. Le tournant du siècle voit ainsi un grand nombre d'écrits didactiques très prisés par la population qui est friande d'information sur la médecine, l'éducation, l'art, la finance, la religion. Tous ces ouvrages n'ont pas la forme vivante et agréable de The Spectator, mais certains auteurs de traités nommés conduct books cherchent néanmoins à rendre leur lecture agréable. John Locke avait connu un grand succès en publiant Some Thoughts on Education en 1693, ouvrage rédigé sous la forme de petits paragraphes dans le style d'une conversation amicale puisqu'à l'origine il s'agissait de conseils que le philosophe avait donnés à un de ses amis à qui il écrivait de Hollande pendant son exil politique. L'ouvrage garde néanmoins une forme de traité théorique dans lequel aucun personnage ne prend forme. En revanche, Daniel Defoe écrit en 1715 A Family Instructor, ouvrage d'éducation morale, sous la forme de dialogues entre un père de famille imaginaire et ses enfants. Il a bien conscience d'utiliser un style nouveau et il cherche à prévenir les critiques dans sa préface en justifiant son choix : « The way I have taken for this, is entirely new, and at first, perhaps, it may appear something odd, and the Method may be contemned [sic]. » L'important, selon lui, est d'amener à faire réfléchir, et d'amender les comportements ; la forme narrative choisie n'a d'intérêt que si elle sert ce but. C'est un peu comme s'il répondait déjà aux critiques qui se font entendre sur la forme romanesque.

Il faut dire que le choix de la fiction n'allait pas de soi à cette époque qui commençait juste à voir ces récits en prose autrement que comme un tissu de mensonges. Inventer une histoire, c'est mentir et l'influence puritaine ne manquait pas de rappeler que mentir est un péché. Aussi les premiers romans s'efforcent-ils de chercher des stratégies pour tenter de se présenter comme un récit véridique. Gulliver's Travels commence par une lettre dans laquelle Capt. Gulliver écrit à son cousin pour se plaindre de la mauvaise qualité du travail de l'éditeur : « I hope you will be ready to own publickly, whenever you shall be called to it, that by your great and frequent Urgency you prevailed on me to publish a very loose and uncorrect Account of my Travels ». La préface de Moll Flanders présente le récit comme étant issu d'un manuscrit écrit par Moll Flanders elle-même et corrigé pour ne pas heurter les âmes sensibles : « It is true, that the original of this Story is put into new Words, and the Stile of the famous Lady we here speak of is a little altered, particularly she is made to tell her own Tale in modester Words than she told it at first; the Copy which came first to Hand, having been written in Language more like one still in Newgate, than one grown penitent and Humble, as she afterwards pretends to be. » Le roman commence donc en niant sa caractéristique principale qui est d'être une œuvre de fiction. C'est au prix de ce renoncement qu'il a acquis ses lettres de noblesse, non sans mal d'ailleurs puisque Henry Fielding se sent encore dans l'obligation de situer son œuvre dans une filiation littéraire prestigieuse en la qualifiant de « comic Epic-poem in Prose » tout en admettant, dans la préface de Joseph Andrews, qu'il écrit selon un mode nouveau : « [...] it may not be improper to premise a few words concerning this kind of Writing, which I do not remember to have seen hitherto attempted in our Language ». L'éditeur de Robinson Crusoe commence par faire figurer une courte préface dans laquelle le lecteur peut lire : « The Editor believes the thing to be a just History of Fact; neither is there any appearance of fiction in it ». Le choix de ce terme history n'est pas anodin. Dans son livre History and the Early English Novel, Robert Mayer avance la thèse que le roman moderne est issu des récits historiques tels qu'ils étaient rédigés au XVIIe siècle et l'utilisation ambivalente du terme history, à la manière du français histoire, voulant dire autant ce que l'anglais moderne nomme history que story, montre que la distinction n'était pas très claire. Il est caractéristique de l'époque que les frontières entre réalité et fiction ne soient pas parfaitement claires. Les récits historiques ou biographiques ont parfois des airs de romans, quand les romans cherchent à se faire prendre pour les récits de faits réels.

The divide between fact and fiction that we are pretty confident about is hard to locate in narratives from earlier centuries, and the eighteenth-century novel played with that still blurry division, often presenting fiction as fact and dramatizing fact in ways we would find more appropriate to fiction.
(Richetti, 2002, p.2)

La vie du brigand Jonathan Wild, écrite par Defoe et par Fielding, ou certains des récits de Defoe comme The Journal of the Plague Year, sont de parfaits exemples de ces récits qui sont des compte-rendus de faits réels ou des biographies de personnes réelles mais qui mêlent adroitement réalité et fiction.

La nouveauté est suspecte à cette époque empreinte de classicisme qui avait la conviction que tout avait déjà été dit et que celui qui se piquait d'invention et de modernité ne faisait qu'œuvre de vanité éphémère et superficielle. En même temps, la nouveauté est fortement populaire : les romans du début du XVIIIe siècle se vendent bien, très bien même. Ce succès encourage les tentatives de réflexions formelles sur ce qui n'est vraiment perçu comme un nouveau genre cohérent qu'au XIXe siècle. Naissent ainsi, en même temps que le roman, des contre-romans qui s'amusent des formes ou des sujets des romans, comme Les Voyages de Gulliver de Swift, Shamela de Henry Fielding ou Tristram Shandy de Laurence Sterne. Avant même qu'une réflexion formelle cohérente ait vu le jour, le roman venait à créer sa propre parodie. Peut-être peut-on expliquer cette caractéristique par la responsabilité qu'occupe Don Quichotte de Miguel de Cervantès dans la paternité de ce nouveau genre littéraire. Le nombre d'allusions à Cervantès augmente considérablement au XVIIIe siècle : Addison et Steele, mais aussi Swift, Pope, Fielding et Sterne considèrent que Don Quichotte est un modèle, un classique, et des références au personnage et à l'histoire du chevalier de la Manche se retrouvent dans Joseph Andrews et dans Tristram Shandy. Peut-être est-ce parce que Don Quichotte met en évidence les liens particuliers entre fiction et réalité et qu'il les comprend mal, ce qui le mène à la folie : il offre par là une réflexion sur la différence entre le vraisemblable et le vrai, entre le véridique et le réalisme, notions qui sous-tendent l'écriture romanesque.

C'est souvent la prétention au réalisme avant le terme qui est fustigée. D'aucuns critiquent le roman en lui reprochant de montrer des scènes immorales, ce que, dans The Rambler (n°4, 1750), Dr. Jonhson souligne en rappelant que le réalisme du roman permet une identification du lecteur avec les personnages qui n'était pas possible dans les romances :

In the romances formerly written, every transaction and sentiment was so remote from all that passes among men, that the reader was in very little danger of making any applications to himself; the virtues and crimes were equally beyond his sphere of activity.

C'est effectivement la magie et le risque de l'écriture romanesque, comme le formule la critique moderne : « Imaginative realism can make a convivial comrade of the devil himself » (Eagleton, 2005, p.6). Et pourtant ce réalisme n'est qu'apparence et masque mal l'intentionnalité de la narration, qui est de donner vie à un message moral. Le roman n'a de sens que s'il cherche à mettre en scène un tel message. « So fiction' does not exactly mean not true'. It means something like a story (either true or false) treated in such a way as to make it clear that it has a significance beyond itself'. » (Eagleton, 2005, p.13) C'est particulièrement évident dans un roman comme Tristram Shandy qui montre le narrateur face aux difficultés de composition et d'écriture de son roman pourtant présenté comme ayant bien des caractéristiques d'une autobiographie, dans un mouvement de déconstruction qui semble propre au roman qui ne cesse d'osciller entre réalisme et ironie dramatique. Si Defoe et Richardson ont choisi de privilégier le réalisme, Fielding et Sterne ont choisi de révéler les artifices rhétoriques qui sous-tendent la construction de leur récit et ces différences rappellent qu'il y a peu de points communs entre ces auteurs que l'on a, a posteriori, regroupés sous la même appellation d'auteurs de romans, ce qui n'aurait sans doute pas manqué de les surprendre. Au milieu du XVIIIe siècle, Samuel Jonhson écrivait que les lecteurs de romans étaient les jeunes, les ignorants et les paresseux (« The young, the ignorant, the idel », Rambler 4, 1754) tout comme il écrivit que Tristram Shandy n'aurait aucun succès pérenne. Personne ne pouvait deviner à quel point il se trompait. Le genre était appelé à connaître un succès immense et à susciter l'intérêt des théoriciens et des critiques littéraires et philosophiques tant le fonctionnement de cette écriture et ses caractéristiques permettent d'incommensurables réflexions. Parmi les penseurs qui se sont intéressés au roman, on peut retenir J. Paul Hunter qui, dans Before Novels, cherche à délimiter les traits pertinents du roman. Il propose la liste suivante (Hunter, 1990, p.24) :

contemporaneity, credibility and probability, familiarity/everyday existence, rejection of traditional plots, tradition-free language, individualism/subjectivity, empathy/vicariousness, coherence and unity of design, inclusivity/digressiveness/fragmentation and self-consciousness about innovation/novelty.

S'il développe et étoffe encore ces mots-clefs au cours de son ouvrage, il n'en propose pas moins, par cette liste, des outils utiles pour une étude du genre romanesque, étude qui se révèle d'une richesse infinie. La complexité de l'étude générique du roman apparaît dès les productions des premiers inventeurs de ce genre, dont Daniel Defoe, Samuel Richardson, Henry Fielding et Laurence Sterne.

6. Roman d'aventures et construction de l'individu : les romans de Daniel Defoe

Puritain à une époque où l'anglicanisme est la seule religion autorisée en Angleterre, Daniel Defoe mène une vie riche en rebondissements. Tour à tour entrepreneur aux affaires florissantes et commerçant emprisonné pour dettes, journaliste, conseiller politique et espion, proche du pouvoir ou mis au pilori à cause d'écrits jugés séditieux, il se met à écrire des œuvres de fiction à 60 ans passés. Son premier roman est The Life and Adventures of Robinson Crusoe, paru en 1719 ; c'est une histoire qui s'inspire d'un fait divers, l'aventure d'un marin écossais nommé Alexander Selkirk resté seul sur une île déserte en 1704, l'île de Juan Fernandez, pendant quatre ans. Daniel Defoe en fait un récit riche et complexe qui retrace en parallèle les aventures et le développement spirituel, social et économique d'un individu. Jeune homme, Robinson ne veut pas suivre la voie tracée par son père et choisit de quitter la maison familiale. C'est une première transgression qui l'assimile à Jonas refusant de remplir sa mission : sur le bateau qui l'emmène loin de chez lui, Robinson essuie une tempête qui effraie même les marins les plus endurcis. Sauvé de ce danger, il reste sourd aux conseils qu'on lui donne et il s'embarque à nouveau. Il prospère au Brésil, mais lors d'une traversée vers l'Afrique qui doit lui permettre de ramener des esclaves, une nouvelle tempête le laisse seul survivant sur une île déserte. Il connaît alors la solitude, le manque de confort, la faim, la peur, ce qui le pousse vers une démarche spirituelle dans un désir de donner un sens à ce qu'il vit, comme lorsqu'il découvre que des graines tombées d'un sac ont germé et poussé sans qu'il s'en occupe :

It is impossible to express the astonishment and confusion of my thoughts on this occasion; I had hitherto acted upon no religious foundation at all, indeed I had very few notions of religion in my head, or had entertain'd any sense of anything that had befallen me, otherwise than as chance, or, as we lightly say, what pleases God ; without so much as enquiring into the end of Providence in these things, or his order in governing events in the world.
(Defoe, Robinson Crusoe, p.63)

Roman d'éducation, le livre a séduit Rousseau qui le recommande comme seule lecture utile pour Emile. Le récit est à la fois le compte-rendu des aventures de Robinson à mesure qu'elles se déroulent, et la volonté de trouver une explication à ce qui lui arrive. L'arrivée de Friday dans sa vie est l'occasion de transmettre non seulement son savoir, mais aussi son sens de l'existence. Friday lui permet aussi de prendre conscience de son identité d'être social et de réfléchir à ce que sont la civilisation et la sauvagerie : « The savage was now a good Christian, a much better than I » (Defoe, Robinson Crusoe, p.174). La fameuse question posée par Friday qui écoute avec attention l'enseignement de Robinson, « Why God no kill the Devil », l'oblige, avec plus ou moins de sincérité, à réfléchir sur l'ordre du monde, sur le bien et le mal, sur le sens de la religion et de la révélation, ce qui donne au roman un caractère allégorique.

The variety of structures - spiritual autobiography, traveller's narrative, do-it-yourself utopia, political and economic allegory - fuse into a unity under the realist surface of the narrative but provide a text that opens itself to a myriad of possible readings.
(Richetti, 2002, p.49).

Le lecteur moderne trouve aussi dans le roman, par les résonances avec Vendredi ou les limbes du pacifique de Michel Tournier et Foe de J.M. Coetzee, un regard sur la colonisation, sur l'altérité.

Le dernier roman de Daniel Defoe est Roxana, publié en 1724. C'est son deuxième roman dont le narrateur est une femme qui écrit l'histoire de sa vie. En 1722, Moll Flanders racontait les aventures d'une orpheline qui refuse que sa condition sociale l'oblige à n'être que servante alors qu'elle veut être une grande dame ; ses désirs d'ascension sociale la poussent vers la marginalité : menteuse, prostituée, puis voleuse, elle se retrouve en prison et est condamnée à être déportée en Amérique, d'où elle revient riche et respectable à la fin du roman après avoir mis ses exactions sur le compte de la pauvreté et de l'incurie de l'organisation politique qui ne prévoit pas d'aide aux plus pauvres et aux femmes seules. Roxana regrette elle aussi que les femmes aient si peu de latitude pour gérer leur vie. Abandonnée par son mari qui a dilapidé sa fortune et la laisse seule, sans ressources, pour élever leurs cinq enfants, elle ne trouve d'autre solution que de se séparer de ses enfants et de devenir la maîtresse d'un homme riche, puis d'un prince étranger. Accumulant une vraie fortune grâce aux dons de ses amants, elle revient en véritable femme d'affaires et refuse de retomber sous le joug d'un mari, se conduisant comme aucune femme ne le faisait alors : « you go upon different notions from all the world », lui dit un de ses amants qu'elle refuse d'épouser bien qu'elle soit enceinte de ses œuvres. Si la pauvreté pouvait excuser ses premiers écarts de conduite, il n'en est plus de même par la suite et elle en est bien consciente dans sa rédaction rétrospective : « as Necessity first debauch'd me, and Poverty made me a whore at the beginning; so excess of avarice for getting Money, and excess of vanity, continued me in the crime, not being able to resist the Flatteries of great Persons » (Defoe, Roxana, p.202). Le pouvoir que confère l'argent l'enivre, et plus rien ne la retient. Le livre est une réflexion sur les dangers d'une ambition effrénée et les conflits entre cette ambition et les lois civiles et morales : « how ill our Passions guide us; and how dangerously we act, when we follow the Dictates of an ambitious Mind » (Defoe, Roxana, p.161). C'est aussi un manifeste féministe :

I return'd, that while a Woman was single, she was a Masculine in her politick Capacity; that she had then the full Command of what she had, and the full direction of what she did; that she was a Man in her separated Capacity, to all Intents and Purposes that a Man could be so to himself; she was controul'd [sic] by none, because accountable to none, and was in subjection to none.
(Defoe, Roxana, p.149)

Son désir de respectabilité l'emporte sur le tard et elle se marie afin de jouir d'un titre de noblesse mais comme le hasard met sur sa route sa propre fille qui a été témoin de ses frasques passées, elle laisse son alter ego Amy supprimer la jeune fille afin de ne pas voir ses désirs de respectabilité sociale réduits à néant !

7. Amour et société : les romans de Richardson

Si l'on voit déjà une étude du rapport entre individu et société dans les romans de Defoe, ce thème se retrouve dans l'œuvre de Richardson. En 1740 paraît Pamela. Son auteur, Samuel Richardson, est un imprimeur ; il travaille à un recueil de modèles de lettres quand, après avoir lu une lettre écrite par un père à sa fille dont le maître est amoureux et la réponse de la fille, il se lance dans la rédaction de Pamela. Petite servante vive et jolie, elle fait partie de la maisonnée d'une grande dame qu'elle aime et respecte et dont le fils la garde à son service à la mort de sa mère. Lorsqu'il commence à lui faire des avances, elle refuse avec indignation et se voit obligée de quitter sa place mais, en réalité, est enlevée par son maître et enfermée dans une maison en compagnie d'une Mrs. Jewkes bien décidée à aider son maître à obtenir ce qu'il veut.

O my dearest father and mother!
Let me write, and bewail my miserable hard fate, though I have no hope how what I write can be conveyed to your hands!-I have now nothing to do but write and weep, and fear and pray!
[Richardson, Pamela, Letter XXXII]

La résistance de la jeune fille continue, au point que son maître finit par l'épouser. Les conventions sociales et l'intérêt du jeune homme allaient pourtant contre ce mariage : le roman montre bien le poids de la hiérarchie qui place le maître dans une catégorie bien supérieure à celle de la petite servante et rend toute alliance inconcevable. Pamela doit obéissance à son maître selon les règles en vigueur. Sa façon de résister et d'exprimer cette résistance à la première personne, donnant tout le poids, toute l'autorité de la voix par le langage, elle qui n'avait pas voix au chapitre du fait de son statut social, donne consistance à son attitude de refus révolutionnaire. Cette voix qui s'exprime la constitue, la construit ; elle prend corps par son écriture.

And pray, said I, walking on, how came I to be his Property? What right has he in me, but such as a Thief may plead to stolen goods? - Why was ever the like heard, says she! -This is downright Rebellion, I protest!

La forme épistolaire permet au lecteur de vivre en direct ce que vit ou ressent chacun des personnages mais elle crée parfois un réalisme artificiel comme le montre la parodie de Fielding qui fait écrire Pamela au moment même où son maître se jette sur elle !

8. Le roman de l'identité : Henry Fielding

En effet, Fielding, comme beaucoup, est peu convaincu par l'histoire de Pamela qu'il voit comme une intrigante arriviste, prête à jouer les vertueuses pour mieux piéger son maître naïf. C'est ce que montre An Apology for the Life of Mrs Shamela Andrews, In which the many notorious Falshoods and Misrepresentations of a book called Pamela are exposed and refuted qu'il écrit en 1741. Dans cette histoire, Shamela n'est plus vierge depuis longtemps ; elle a plusieurs amants, dont le pasteur, et, voyant que son maître la désire mais que, timide et maladroit, il n'ose pas l'approcher, l'hypocrite joue la jeune fille chaste et vertueuse dans l'espoir de lui soutirer de l'argent puis, estimant qu'elle peut espérer encore mieux, parvient à se faire épouser. Entre morale et faux-semblant, comment distinguer la vraie nature d'une personne ? Henry Fielding, que la censure théâtrale a poussé vers l'écriture de prose, reprend le thème dans Joseph Andrews dont le héros est présenté comme étant le frère de Pamela. Mais si le début du roman semble dicté par la volonté de réaliser une parodie - renversée, cette fois, car c'est Joseph, le serviteur, qui est l'objet du désir de sa maîtresse dont il repousse les avances - le récit s'éloigne peu à peu de l'histoire racontée par Richardson pour prendre son indépendance. Les scènes comiques, souvent burlesques, abondent dans ce roman qui raconte les tribulations de Parson Adams, de Joseph et de Fanny, pour aboutir au mariage des deux jeunes gens sur fond d'identités incertaines, de secrets de famille et de révélations de dernière minute. C'est finalement la nature humaine et l'identité individuelle qui sont au cœur des préoccupations de ce roman dans lequel l'auteur ne cesse de rappeler à son lecteur qu'il lit une œuvre de fiction, comme pour mieux l'amener à réfléchir sur le véridique et le vraisemblable, sur le réel et le réalisme.

It is the observation of some antient sage, whose name I have forgot, that passions operate differently on the human mind, as diseases on the body, in proportion to the strength or weakness, soundness or rottenness of the one and the other.
We hope therefore , a judicious reader will give himself some pains to observe, what we have so greatly laboured to describe, the different operations of this passion of love in the gentle and cultivated mind of the Lady Booby, from those which it effected in the less polished and coarser disposition of Mrs Slipslop.
[Fielding, Joseph Andrews, Book 1, chapter 7]

9. La représentation de la réalité : Laurence Sterne

Cette intrusion du narrateur qui souligne son rôle dans l'organisation du récit au lieu de s'effacer et de se faire oublier n'est pas sans faire penser à Laurence Sterne et à son roman, The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman, publié par épisodes entre 1760 et 1767. Une autre étape de l'évolution du roman comme genre littéraire est franchie dans cette œuvre qui énonce les problèmes de l'art littéraire romanesque. Tristram ne nous parle ni de sa vie ni de ses opinions mais de la difficulté de représenter la réalité, de rendre compte de l'expérience humaine ; un tiers du livre raconte des événements qui ont eu lieu avant la naissance du narrateur, et le roman se finit sur l'histoire d'amour ratée entre l'oncle Toby et la veuve Wadman qui a eu lieu avant que Tristram soit né ; entre ces deux points extérieurs à sa vie mais parfaitement centraux au roman, Tristram dévide le fil d'un récit fait de digressions, de retours en arrière et d'anticipations, de scènes dynamiques et de commentaires théoriques. L'une des caractéristiques du récit est d'ignorer la différence entre le temps de la narration et le temps des événements, à l'image du père du narrateur qui abandonne sa Tristrapédie parce que son fils a grandi plus vite qu'il ne parvenait à écrire. L'individu et son expérience, la vie et la mort, l'amour, la connaissance, l'écriture sont les fils conducteurs enchevêtrés de ce roman bigarré et facétieux qui semble autant parodier les expériences formelles menées dans les premiers romans qu'annoncer les formes récentes du roman moderne à la façon d'un Robbe-Grillet ou d'un Butor.

Writing, when properly managed, (as you may be sure I think mine is) is but a different name for conversation: as no one, who knows what he is about in good company, would venture to talk all; -so no author, who understands the just boundaries of decorum and good breeding, would presume to think all: the truest respect which you can pay to the reader's understanding, is to halve this matter amicably, and leave him something to imagine, in his turn, as well as yourself.
[Sterne, Tristram Shandy, Book II, chapter XI]

Références bibliographiques

DEFOE, Daniel. 2003 (1719). Robinson Crusoe. Penguin.

----. 1988 (1724). Roxana. The World's Classics, Oxford University Press.

EAGLETON, Terry. 2005. The English novel: an Introduction. Malden (Ma) & Oxford, Blackwell.

HUNTER, J Paul. 1990. Before Novels: The Cultural Contexts of Eighteenth Century Fiction. New York & London, Norton.

RICHETTI, John (ed.). 2002. The Cambridge Companion to the Eighteenth-Century Novel. Introduction, Cambridge University Press.

Pour aller plus loin...

DAY, Geoffrey. 1987. From Fiction to the Novel. Routledge and Kegan Paul, London & New York.

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McKEON, Michael. 2002 (1987). The Origins of the English Novel, 1600-1740. Johns Hopkins University Press.

----. 2000. Theory of the novel - A Historical Approach. Johns Hopkins University Press.

 

Pour citer cette ressource :

Anne Dromart, "La naissance du roman en Angleterre au XVIIIe siècle", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), février 2008. Consulté le 28/03/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/les-dossiers-transversaux/theories-litteraires/la-naissance-du-roman-en-angleterre-au-xviiie-siecle