Vous êtes ici : Accueil / Littérature / Littérature postcoloniale / Wide Sargasso Sea, Jean Rhys / « Wide Sargasso Sea » de Jean Rhys : "L'ailleurs de l'ailleurs"

« Wide Sargasso Sea » de Jean Rhys : "L'ailleurs de l'ailleurs"

Par Eileen Williams-Wanquet : Maître de conférences - Université de la Réunion
Publié par Clifford Armion le 19/09/2007

Activer le mode zen PDF

((Wide Sargasso Sea)) ne peut se lire qu’en référence – et en comparaison – à ((Jane Eyre)), sur lequel il oblige à porter un autre regard, un autre point de vue. Mais Rhys, nous dit l’auteur de cet article, ne se contente pas de présenter simplement le revers de "Jane Eyre" et nous montre qu’il existe toujours l’ « ailleurs de l’ailleurs ».

Les numéros de pages pour les citations de Wide Sargasso Sea renvoient à l'édition "Penguin Student Edition", 1966.

Introduction

Wide Sargasso Sea (1966) de Jean Rhys est une réécriture de Jane Eyre de Charlotte Brontë (1847). Pour reprendre les termes de Gérard Genette dans Palimpsestes, il y a une relation « hypertextuelle » entre ces deux romans, écrits à plus un siècle d'écart. En effet, pour bien comprendre Wide Sargasso Sea, il faut lire ce roman comme étant l'« hypertexte » de Jane Eyre (que l'on appellera alors l'« hypotexte »). L'« hypertextualité » de ce texte dont une version antérieure, perdue, s'intitulait d'ailleurs Le revenant est indiquée par divers types d'« intertextualité » (pris ici dans le sens restreint de « la présence effective d'un texte dans un autre ») : de nombreux parallèles entre les personnages, l'intrigue et la symbolique des deux romans, ainsi que des citations non signalées, permettent effectivement au lecteur de reconnaître le roman de Brontë en filigrane.

Mais Rhys « décontextualise » le roman victorien, enlevant l'intrigue de son contexte spatio-temporel d'origine, c'est-à-dire de l'Angleterre du tout début dix-neuvième siècle, pour le « recontextualiser » aux Antilles des années 1830 et 1840. Ce qui permet de jeter un regard différent sur des mêmes événements. Alors que Jane Eyre présente l'« ici » ou le point de vue unique et « eurocentrique » de Jane, Wide Sargasso Sea vise à en montrer l'« ailleurs » ou l'autre point de vue, celui qui est incarné par Bertha Mason, la Créole folle enfermée dans le grenier. En effet, Rhys se disait vexée par le portrait de Bertha et par la « fausseté » des scènes créoles de Jane Eyre, qui ne présentaient que le « côté anglais » des choses ; elle désirait donc sortir Bertha de l'ombre : « The Creole in Brontë's novel is [...] off-stage. For me [...] she must be right on stage ».

Le personnage d'Antoinette fait écho à son auteur lorsqu'elle dit à son mari : « There's always the other side, always » (WSS 81, l'édition utilisée est « Penguin Student Edition » de 1966). Tout le roman va illustrer cette phrase. Mais Rhys ne se contente pas de présenter simplement le revers de Jane Eyre. Wide Sargasso Sea montre qu'il existe toujours « l'autre côté de l'autre côté » ou « l'ailleurs de l'ailleurs ». C'est ce que cet article vise à démontrer. Je me concentrerai d'abord sur les personnages, en insistant sur des questions de point de vue et de voix. Puisque les domaines privé et public sont inextricablement liées dans ce roman, je poserai ensuite la question de l'idéologie sous-jacente. Finalement, j'analyserai aussi la thématique, le décor et les images, pour insister davantage sur cette réversibilité qui caractérise le roman de Rhys.

1. Voix et points de vue

Jane Eyre est écrit à la première personne du singulier. En effet, l'héroïne éponyme, Jane, raconte sa propre histoire après dix ans de mariage avec Rochester. La voix et le point de vue sont uniquement ceux de Jane, qui devient ainsi la « conscience centrale » du roman, le filtre par lequel le lecteur accède aux autres personnages, qui, eux, n'ont jamais de voix ni de point de vue indépendant de la sienne. La voix de Jane est autoritaire. Active, elle contrôle le cours de sa vie, tout comme elle maîtrise sa narration. On peut parler ici de Bildungsroman, car Jane entreprend un véritable pèlerinage vers la connaissance et l'épanouissement de son moi, thème typiquement romantique. Toutefois, le mouvement linéaire de ce roman victorien tend vers la victoire de la raison et de l'ordre social sur l'individu, à travers le personnage de Jane, qui parviendra à réconcilier les éléments opposés de sa personnalité en domptant sa nature rebelle et passionnée. Ainsi, en parfait « sujet kantien » de la modernité, Jane utilise la raison pour maîtriser sa nature, le cours de sa vie et le monde extérieur. Le point de vue unique et autoritaire de celle que Rochester perçoit comme la femme anglaise idéale est bien celui du projet des Lumières, qui est aussi celui de l'Angleterre impérialiste. Dans cette perspective, Bertha, le double monstrueux ou l'inconscient inné de Jane, le « continent noir » refoulé dans l'organisation du monde, n'a pas voix au chapitre, et, symboliquement, doit mourir pour que règne l'ordre social.

Par contre, dans Wide Sargasso Sea, qui crée l'illusion de précéder Jane Eyre, Jane disparaît complètement. L'héroïne de Brontë est remplacée par l'Etrangère assassinée, qui s'échappe du grenier pour retrouver un passé et une humanité, et dont la voix dit « je » à la place de l'Anglaise. En donnant voix à Antoinette Mason, qui est la réincarnation de Bertha, Rhys déplace le centre d'intérêt et inverse la perspective du roman de Brontë. Ce qui était marginal devient central, ce qui était refoulé est libéré. En effet, Antoinette remplace Jane comme narratrice autodiégétique, sa voix dominant le roman de Rhys. Ainsi, dans la première partie du roman, Antoinette raconte sa vie aux Antilles jusqu'à son mariage avec l'Anglais ; dans la troisième partie, elle raconte sa vie après l'échec du mariage, lorsqu'elle est devenue une épouse folle enfermée à Thornfield Hall en Angleterre. Mais, contrairement à Jane, Antoinette ne contrôle rien, ni son discours ni le cours de sa vie. Rien ne fait sens dans son univers de rêve, qui est dépourvu de relations logiques de cause à effet, dont elle n'a qu'une connaissance fragmentée, et qu'elle décrit de façon décousue, par petites touches impressionnistes. Elle ne comprend pas sa propre histoire par exemple, elle ne sait pas comment sa mère est morte et ne pose même pas de question à ce sujet : « She died last year, no one told me how, and I didn't ask » (WSS, 35). Passive, elle n'analyse rien, se contentant de ressentir les événements et d'agir aveuglément selon l'instinct du moment, comme les papillons de nuit qui se brûlent les ailes. Ainsi, elle explique à son mari que ça ne sert à rien de se poser des questions : « It doesn't matter [...] what I believe or you believe, because we can do nothing about it, we are like these [les papillons]» (WSS 81). D'autant plus que, comme les marins pris dans les algues géantes de la mer des Sargasses, elle est piégée par un destin déjà écrit dans un autre roman, plus d'un siècle auparavant. Ainsi, ses trois rêves prémonitoires (WSS 10, 34, 121) annoncent son mariage et son incarcération à Thornfield Hall ; elle connaît d'avance la maison et la chambre où elle terminera sa vie : « For I know that house where I will be cold and not belonging, the bed I shall lie in has red curtains and I have slept there many times before, long ago » (WSS 69) ; une fois à Thornfield, elle sait qu'elle a une obligation à remplir: «What is it that I must do ? » (WSS 121). Wide Sargasso Sea se démarque davantage de son hypotexte en inversant le mouvement du Bildunsgroman. Alors que Jane écrit sa propre identité, celle d'Antoinette est déconstruite, notamment par son mari qui est à l'évidence le jeune Rochester d'avant Jane Eyre. Antoinette perd progressivement son identité, déjà si fragile. En se mariant elle perd ses biens, son nom et son autonomie. Surtout, lorsque son mari la renomme « Bertha », il lui enlève définitivement son identité, puisqu'il la transforme littéralement en la « folle du grenier ». Elle n'est donc plus qu'un « zombi », un fantôme, lorsque l'Anglais l'enlève à son île et à son histoire, pour l'enfermer dans un pays froid et lointain : « She was only a ghost. A ghost in the grey daylight » (WSS 111).

Mais, Rhys ne présente pas seulement le point de vue opposé à celui de Jane Eyre. Wide Sargasso Sea est une véritable « mosaïque de voix », ayant plusieurs narrateurs et points de vue. La deuxième partie du roman, la plus longue, celle qui raconte le mariage d'Antoinette et du pas-encore-nommé Rochester, est prise en charge par le mari anglais, qui a, lui aussi, le droit de dire « je ». À l'intérieur de son discours, il cède parfois la voix à d'autres personnages : Antoinette elle-même raconte une visite à Christophine, puis elle raconte son enfance à son mari (WSS 66-74 et 82-87) ; Daniel raconte sa propre histoire sous la forme d'une lettre écrite au mari (WSS 57-60) ; Christophine prend la parole dans un long dialogue avec le mari (WSS 97-101). Même Grace Poole a une voix, puisque son monologue interne (en italique) introduit la troisième partie du roman. Le fait que ce soit le mari qui raconte le mariage est particulièrement significatif. Car, si le point de vue de Bertha est l'« ailleurs » de celui de Jane, le point de vue du mari est l'« ailleurs » de celui de Bertha. Le roman ne se contente pas de restituer corps et voix à celle que Rhys appelait la « paper tiger lunatic », mais donne aussi le point de vue du mari, afin de montrer que ses intentions étaient, en fait, bonnes au départ. Par exemple, il aurait souhaité trouvé un moyen pour qu'Antoinette ne fût pas entièrement dépouillée de ses biens en l'épousant, comme il l'écrit à son père : « No provision has been made for her (that must be seen to) » (WSS 39). À plusieurs reprises il est gentil envers sa femme, qu'il aurait sincèrement aimé pouvoir protéger et écouter : « I kissed her fervently, promising her peace, happiness, safety » (WSS 46). S'il l'emmène en Angleterre pour l'enfermer, c'est par devoir, pour ne pas abandonner celle qui a sombré dans la folie : « I will not forsake her [...] I will do all I can for her » (WSS 102). Au fond de lui, il l'aimait réellement, comme le révèlent ses pensées secrètes, transcrites en italique  « Love her as I did - oh yes I did » (WSS 102). Jusqu'au dernier moment, il était prêt à faire marche arrière pour sauver leur amour : « I don't know what I would have said and done. In the balance everything » (WSS 111). Mais, il n'est pas plus libre que ne l'est Antoinette, car il est aussi victime de son éducation, de sa culture, de l'Histoire, en un mot de toute une idéologie.

2. Un texte « postcolonial » ?

Le roman de Brontë, écrit à une époque d'expansion impériale où l'hégémonie britannique allait atteindre son apogée, ne remet pas plus en question l'idéologie impérialiste de son temps qu'il ne questionne le projet de la modernité qui le sous-tend. Puisque Jane représente l'Angleterre et Bertha les Antilles, l'opposition entre ces deux personnages incarne toute une série de dualismes Europe/colonies, centre/excentrique, même/autre, ici/ailleurs, culture/nature, raison/passion, rationnel/irrationnel, esprit/corps, vie/mort, sain/malsain, bien/mal, humain/inhumain, etc. dans lesquels le premier terme est valorisé par rapport à son contraire. En effet, les champs sémantiques qu'utilise Rochester pour parler à Jane de sa femme folle sont péjoratifs, rejetant celle qu'il appelle la « Créole », la « folle » ou le « monstre » « lunatic, mad, manic, maniac, monster » vers tout ce qui est « ailleurs » par rapport à son propre monde anglais fondé sur la raison. En qualifiant Bertha de « strange » ou d'« eccentric », il la stigmatise comme étant « autre ». En la décrivant comme un animal « creature, bird of prey, tigress, wild beast, snarling, scratching, canine, grovelled on all fours, wolf's den» , comme une chose « it, thing » , ou comme une créature surnaturelle « goblin, preternatural » , il l'exclut du monde des humains. Il associe au non-civilisé « savage, wild » et au mal « devil, fiend » celle qui vient de l'« enfer » des Antilles. Une caricature, dépourvue de voix et d'intelligence « pygmy intellect » , Bertha ne peut qu'émettre des grognements « bellowed, fiercest yells, growled » , des rires étranges, et des jurons. Son physique monstrueux est effrayant : ses yeux rouges, son épaisse chevelure noire et ébouriffée, son visage enflé et noir sont le reflet de ses excès de passion « vices, intemperate and unchaste, gross, impure, depraved ». Par contre, Jane représente tout le contraire « the antipodes of the Creole ». Elle est la femme idéale, vertueuse, rationnelle et intelligente « a good and intelligent woman » , qui représente « the healthy heart of England » ou « a fresh wind from Europe ». (Les citations sont tirées de la « Penguin Student Edition » de Jane Eyre. Voir surtout les pages 328-333, et 347-355.)

Or, Wide Sargasso Sea, qui vise à rétablir le passé de Bertha et à expliquer pourquoi elle a sombré dans la folie, a souvent été interprété comme un texte « postcolonial », qui tente d'écrire l'Histoire coloniale de l'« autre côté ». Le roman met effectivement à jour à quel point le personnage de Rochester est le premier responsable de la folie de sa femme, mais montre aussi qu'il est le pur produit d'une idéologie impérialiste. Si Rhys ancre son hypertexte dans une réalité historique, qui est celle des Antilles (plus précisément, les îles de la Jamaïque et Saint-Domingue), et situe l'intrigue plus avant dans le temps, c'est bien pour en situer les événements dans la période postcoloniale, juste après l'émancipation des esclaves en 1833. Les fantômes qui hantent Wide Sargasso Sea sont non seulement ceux de l'hypotexte, mais aussi ceux de l'impérialisme et de ses structures psychiques. Les sphères privée et publique sont indissociables, l'attitude du mari anglais envers sa femme créole étant le reflet de celle de l'Angleterre envers ses colonies. Antoinette, tout comme son île, est « colonisée ». En effet, le mari incarne ce que l'ethnologue Octave Mannoni nomme le « complexe de Prospéro », qui caractérise le colonial paternaliste, orgueilleux, possessif, matérialiste, intolérant et dominateur, et dont les traits pathologiques proviennent au fond de sentiments d'insécurité et d'infériorité, qui donnent lieu à un besoin de dominer. Il méprise ces îles, qu'il considère comme étant non civilisées, tout comme il se sent supérieur à sa femme qu'il appelle « this Creole girl » (WSS 45) ou « the woman » (WSS 39). Mais, les Antilles, comme Antoinette, lui inspirent un sentiment d'insécurité, car tout y est excessif les couleurs, les sons, la taille des fleurs, celle des papillons, les sens, et les émotions surtout : « Everything is too much », constate-il dès le début (WSS 39). Voulant tout contrôler, il essaie sans arrêt d'imposer son ego par exemple, lorsqu'il organise le transfert d'Antoinette en Angleterre, son discours est ponctué de « I » (WSS 106). Il veut posséder Antoinette, la maîtriser  « She's mad, but mine, mine » (WSS 108). Elle lui appartient : « I don't want her and she'll see no other » (WSS 108). Dans son monde, tout est régi par le pouvoir de l'argent, qui est un thème majeur du roman. Incapable de dialogue, il remplace l'amour et la réciprocité par le sexe et la domination : « I was thirsty for her, but that is not love. I felt very little tenderness for her, she was a stranger to me, a stranger who did not think or feel as I did » (WSS 56). Pour survivre, il doit considérer Antoinette comme « autre » et la « briser » pour mieux la posséder, tout comme il écrase les fleurs sous ses pieds (WSS 42) comme le répète Christophine, « all you want is to break her up » (WSS 99). Or c'est bien cette cruauté, cette négation de tout son être, qui est la cause de la folie d'Antoinette/Bertha.

Toutefois, le mari est aussi, lui-même, une victime. D'abord de la loi de primogéniture, qui dicte qu'en tant que fils cadet il n'hérite rien ; ensuite de son père, dont il ne fait qu'exécuter les désirs en venant aux Antilles pour épouser une riche héritière ; finalement de son éducation, qui lui a appris à cacher ses sentiments : « How old was I when I learned to hide what I felt? A very small boy. Six, five, even earlier. It was necessary, I was told, and that view I have always accepted » (WSS 63). Le roman insiste sur le fait qu'il se sent perdu, menacé, trompé et piégé dans cet univers qui n'est pas le sien, qu'il ne comprend pas, et qui le brise à son tour, comme l'explique Grace Poole : « I knew him as a boy. I knew him as a young man. He was gentle, generous, brave. His stay in the West Indies has changed him out of all knowledge » (WSS 114). De plus, il n'est pas la seule victime d'une idéologie fondée sur la raison et sur une pensée dualiste qui favorise la violence. Le roman de Rhys montre à quel point toutes les catégories de la population sont victimes d'un système colonial dans lequel, comme le dirait Frantz Fanon, « l'infrastructure économique est aussi une superstructure. La cause est la conséquence : vous êtes riche parce que vous êtes blanc, vous êtes blanc parce que vous êtes riche ». Tous les groupes ethniques et raciaux (et non seulement les anciens esclaves), y compris les planteurs blancs, portent les cicatrices du système colonial c'est d'ailleurs la raison pour laquelle certains critiques refusent au roman le statut de « postcolonial ». Avec le déclin de l'économie sucrière, les Créoles blancs, comme les Cosway, sont ruinés, ce qui leur vaut le mépris des noirs, qui les traitent de « white niggers » (WSS 8). Attendant en vain la compensation financière promise par le gouvernement anglais, certains vont jusqu'au suicide, tel Mr Luttrell. Leurs propriétés sont achetées pour une bouchée de pain par de riches Anglais, qui font figure de nouveaux colons, et qui ne comprennent rien au pays, comme c'est le cas pour Mr Mason. Les anciens esclaves noirs, incarnés notamment par Tia, haïssent les blancs, mais ont toujours besoin de leur argent. Daniel représente les métis, exclus et aigris, qui, eux aussi, détestent les blancs. Ainsi, Antoinette, la Créole blanche, tout comme son mari anglais, est victime de l'Histoire coloniale, qui lui vaut la haine de tous. Elle hérite donc symboliquement de la folie de sa mère, qui lui est littéralement imposée par son entourage, qui répète qu'elle « est en train de prendre le même chemin que sa mère » « going the same way as her mother » (WSS 60). Leur mariage, voué à l'échec, aurait pu réussir, car ils s'aimaient, mais l'Histoire et la société postcoloniale ne cessent de s'interposer par exemple, Daniel jette l'opprobre sur la famille d'Antoinette ; Christophine dérange sans cesse les nouveaux mariés et pousse le mari à tromper Antoinette avec son « obeah ». Le roman est donc une étude très fine des multiples forces historiques qui ont fait que les deux parties Rochester, le colon anglais, et Antoinette/Bertha, la colonisée créole, qui, dans son île, bascule du côté des colons n'étaient finalement que des « marionnettes », dans une union condamnée à finir tragiquement, comme dit le mari à sa femme : « We are letting ghosts trouble us. Why shouldn't we be happy? » (WSS 87).

3. Raison ou émotion ?

Les fantômes qui hantent Wide Sargasso Sea sont aussi ceux de la dualité entre raison et émotion, qui sous-tend le roman de Brontë. Si Jane Eyre a été qualifié de « Victorian romance », c'est parce que la raison triomphe sur le monstre que repésente la passion débridée, afin que règne l'ordre social ce qui est en conformité avec la « rationalité chrétienne » des Lumières, qui valorise la tempérance. La « happy end » le dénouement attendu et rassurant veut que Jane épouse son Prince. Mais, puisque la justice poétique du roman victorien vise d'abord l'intégration sociale, elle présuppose que tout sentiment spontané et individuel, autrement dit toute passion dangereuse, soit maîtrisé au nom du consensus social. Jane doit donc se transformer en infirmière pour invalide, et Bertha, en tant que son double monstrueux, doit mourir. En d'autres termes, le thème romantique de l'épanouissement individuel doit être soumis au primat de l'ordre social, l'individu devant se plier raisonnablement à la société. Ainsi, tout au long du roman, Jane doit apprendre à maîtriser ses émotions, à modérer sa nature passionnée, car ce n'est qu'à ce prix qu'elle pourra forger son identité. C'est pourquoi ses rêves romantiques sont constamment subvertis par un réalisme terre-à-terre, qui a des effets comiques comme, par exemple, lors de la première rencontre entre Jane et Rochester, celui qu'elle perçoit comme le Prince charmant arrivant sur son beau cheval au soleil couchant, tombe à ses pieds lorsque sa monture glisse sur la chaussée glacée. Dans le même esprit, les nombreux éléments gothiques, manifestations du romantisme comme le surnaturel, les rêves prémonitoires, la peur, la victime innocente, le danger, le mystère, la nuit, la nature sauvage sont aussi minés par le réalisme, l'ironie et le rire. La symbolique du texte va dans le même sens : la couleur rouge, qui symbolise la passion, est opposée au blanc, qui symbolise la raison froide. Ainsi, Rochester, qui incarne la passion, est un homme de feu, alors que St John Rivers, qui incarne la raison, est un homme de glace. Quant à Jane, elle devra trouver un compromis entre ces deux extrêmes, en domestiquant sa nature fougueuse.

Wide Sargasso Sea, à l'inverse, libère tout ce que Jane Eyre réprime, en faisant remonter à la surface tout le « continent noir » qui a été refoulé dans l'organisation patriarcale du monde victorien. Le décor typiquement romantique des îles est présenté comme étant idyllique : « Our garden was large and beautiful as that garden in the Bible the tree of life grew there » (WSS 4). L'excès est la norme recommandée dans cet univers exotique et sensuel, avec ses parfums enivrants, ses fleurs multicolores et ses couchers de soleil flamboyants. Grandbois, l'île presque vierge, est un ailleurs de rêve. Le bien et le mal y sont présents dans un sens archaïque, sous la forme de crabes géants qui se tapissent sous des rochers dans les ruisseaux. Le mystère, la peur et le sentiment d'insécurité sont ici bien réels. Antoinette, créature de la nuit qui a « dormi trop longtemps sous les rayons de la lune », est entièrement une victime innocente, et ses rêves sont vraiment prémonitoires. Le texte est réellement hanté. La magie est effectivement présente sous la forme de l'« obeah ». Les personnages ressemblent aux stéréotypes gothiques : le mari, d'abord présenté comme le Prince charmant, se transforme ensuite en monstre gothique ; quant à Antoinette, elle est à la fois la victime persécutée et la femme fatale. La logique rationnelle de Jane Eyre cède la place à un destin aveugle. Rhys reprend aussi la symbolique de la couleur rouge. Antoinette signe son nom en rouge (WSS 29) ; la terre de son île est rouge ; les fragiles fleurs du flamboyant, qui lui ressemblent, sont rouge feu ; sa robe préférée est rouge ; elle allume tout le temps des bougies à Grandbois ; elle rêve qu'elle met le feu à Thornfield avant de s'en aller accomplir son destin dans l'autre roman. Son mari tente en vain d'étouffer sa nature émotive et sensuelle, en éteignant systématiquement les bougies, en foulant les fleurs, et en refusant qu'elle porte la robe rouge. Mais, dans un magistral revirement, la couleur rouge envahit littéralement la troisième partie du roman, s'insinuant dans le roman de Brontë, pour prendre sa revanche, et détruire ce qu'Antoinette/Bertha appelle « their world [...] this cardboard world » (WSS 116), c'est-à-dire un discours patriarcal, qui peut, et doit, être renversé.

Cependant, les choses ne sont jamais si tranchées dans le roman de Rhys. Tout dépend du point de vue où l'on se place. Les mots « secret », « truth », « silence », « nothing », « lies », « false », ponctuent le roman, formant en filigrane comme un réseau où serait inscrit un message à décoder. Le « secret » ou la « vérité », lié à Antoinette et à son île, serait l'amour, qui est étouffé par l'ordre patriarcal dominant, car il fait perdre le contrôle de soi. Dans cette perspective, l'amour, passé sous « silence », est rejeté comme étant « rien », et l'argent remplace les sentiments comme mode d'échange entre hommes et femmes. À la fin de la deuxième partie, lorsqu'ils quittent l'île, le mari a réussi à éliminer toutes ses émotions, il a retrouvé toute sa raison et maîtrise donc la situation, contrairement à sa femme : « All the mad conflicting emotions - had gone and left me wearied and empty. Sane » (WSS 112). Il est donc étonné et agacé devant les larmes du petit garçon qui aurait voulu accompagner Antoinette, et cette partie se termine sur les mots suivants : « Who would have thought the boy would cry like that. For Nothing. Nothing... » (WSS 113). Mais, vu de « l'autre côté », cette vision du monde relève du pur mensonge, comme le mari s'en était rendu compte dans un moment de vraie lucidité quelques minutes auparavant : « So I shall never understand why, suddenly, bewilderingly, I was certain that everything I had imagined to be truth was false. False. Only the magic and the dream are true all the rest's a lie. Let it go. Here is the secret. Here » (WSS 109). Les deux côtés opposés existent donc à la fois, comme dans l'oxymore, mais ici la réversibilité est illimitée et se fait à une vitesse incalculable, pulvérisant la structure de l'oxymore pour donner un texte « fou », où l'« ailleurs » se double instantanément de son propre « ailleurs », et ainsi de suite, à l'infini : « There is always the other side, always » (WSS 81). Tout dans ce roman est aussi insaisissable et réversible que les anguilles qui peuplent la Mer des Sargasses. Dans un jeu de miroirs, Antoinette est Bertha, et Bertha est Antoinette ; Antoinette est sa mère, et sa mère est Antoinette ; Antoinette est Tia, et Tia est Antoinette. Dans un affolement temporel, passé et présent se confondent, et le futur est dans le passé. Dans l'univers de rêve d'Antoinette, toutes les frontières sont brouillées : « Desire, Hatred, Life, Death came very close in the darkness [...] Not close. The same... », se dit le mari (WSS 57).

Ainsi, Wide Sargasso Sea, comme révision ou remise au travail du roman de Brontë, s'affranchit de cette opposition entre l'« ici » et l'« ailleurs », qui suppose encore la permanence d'une pensée dualiste. En dépassant la tyrannie de la vision du monde dualiste de la modernité, pour tendre vers la transmutation des valeurs souhaitée déjà par Nietzsche, Rhys rejoint une pensée postmoderne, qui s'appuie au contraire sur le principe du tiers inclus pour qui les contraires sont finalement complémentaires. En montrant à quel point tout est une question de point de vue, qui varie selon le contexte spatio-temporel, son roman s'inscrit davantage dans une pensée postmoderne hautement consciente que le monde nous vient à travers le filtre d'une pluralité de discours, qui confèrent sens et réalité aux faits bruts. C'est là tout l'enjeu d'une « écriture féminine », qui affiche une réversibilité immédiate et illimitée de toutes choses, interdisant ainsi toute limite.

Bilbliographie sélective

Genette, Gérard, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris : Seuil, 1982.

Gregg, Veronica, Marie, Historical Imagination. Reading and Writing the Creole, U.S.A. : North Carolina UP, 1995.

Luego, Anthony, « Wide Sargasso Sea and the Gothic Mode», World Literature Written in English, no 15 (April 1976) : 229-245.

Maurel, Sylvie, Jean Rhys, New York : St. Martin's Press, 1998.

--, « Across the Wide Sargasso Sea' : Jean Rhys's Revision of Charlotte Brontë's Eurocentric Gothic », Commonwealth, vol. 24, no 2 (Spring 2002) : 107-118.

Regard, Frédéric, L'Écriture féminine en Angleterre, Paris : Puf, 2002. Spivak,

Gayatri Chakravorty, « Three Women's Texts and a Critique of Imperialism, » Critical Inquiry, vol. 12, no 1 (Autumn 1985) : 243-261.

Stone, Donald, D., The Romantic Impluse in Victorian Fiction, Cambridge Mass. : Harvard UP, 1980.

Extrait pour la classe

Extrait : « The road climbed upward. [...] Now you are at Granbois.' I looked at the mountains purple against a very blue sky. » Édition « Penguin Student Editions », 2001 Part Two, p. 39, l. 10 p. 40, l. 33.

Quelques pistes pour un commentaire

Cet extrait se situe au début de la deuxième partie du roman, qui est prise en charge par le mari. À la fin de la première partie, Antoinette, âgée de dix-sept ans, a été enlevée du couvent par Mr Mason (son beau-père) pour épouser l'Anglais c'est là qu'elle fait son premier rêve prémonitoire. Le mariage, qui a eu lieu à Spanish Town, Jamaïque, fait l'objet d'une ellipse, cette deuxième partie s'ouvrant sur une des Îles du Vent (Windward Islands) des Petites Antilles, où les époux sont venus passer leur lune de miel à Granbois, une petite propriété familiale située dans les montagnes. Après une première nuit en ville (dans des chambres séparées), ils se mettent en route pour Granbois. L'extrait raconte le voyage à cheval jusqu'à leur arrivée à Granbois, pour y passer leur nuit de noces.

Alors que la première partie du roman est racontée à la première personne par Antoinette, la deuxième partie est racontée à la première personne par le mari anglais, qui a donc, lui aussi, le droit de dire « je ». Comme le démontre Dorrit Cohn, dans La transparence intérieure. Modes de représentation psychique dans le roman, « la relation qui s'institue entre un narrateur à la première personne et son propre passé est parallèle à celle qui existe entre un narrateur et son héros dans un récit à la troisième personne » (page 167). Effectivement, une étude narratologique montrera que ce passage comprend des passages de narration au passé, qui consistent soit à raconter les événements « We pulled up and looked at the hills... » , soit à décrire le paysage « There was a soft warm wind blowing... ». Nous trouvons aussi du dialogue, dans lequel les paroles des époux sont transcrits en discours direct « What an extreme green,' was all I could say... » ou en discours direct libre « They take short cuts.' » Les pensées du mari lui-même nous sont parfois livrées en « monologue auto-rapporté » au présent (voir Cohn, page 185 sq.), soit au discours direct « Everything is too much, I felt... » soit au discours direct libre « Her pleading expression annoys me, or so she thinks. ». Mais, ses pensées sont aussi exprimées en « monologue auto-narrativisé » (voir Cohn, page 190 sq.) « Or perhaps it was the first time I had felt simple and natural with her ».

Le point de vue est celui de l'Anglais et reflète l'idéologie impérialiste, dont il est le pur produit. Ainsi, l'opposition Angleterre/Antilles incarne pour lui l'opposition civilisation/sauvagerie ou nature/culture. Il se sent menacé par ce lieu « sauvage », dans lequel Antoinette, par contre, se sent chez elle. Effectivement, il ne se sent pas en sécurité en présence de cette « autre », dans cet « ailleurs » exotique et sensuel, qui est dominé par la couleur rouge (symbole de passion débridée) « The earth is red here... » , et où l'excès est la norme « Everything is too much... ».

On peut comparer cette première rencontre entre Antoinette et l'Anglais à la première rencontre entre Jane et Rochester dans Jane Eyre (voir vol. I, chap. 12). Alors que dans le roman de Brontë, tout aspect romantique est aussitôt miné par des éléments réalistes à effet comique par exemple, Rochester n'est pas le Prince Charmant qu'imagine Jane, il n'est qu'un homme, qui tombe de son cheval et se met à proférer des jurons , le roman de Rhys libère tout ce qui est refoulé dans l'organisation patriarcale du monde victorien.

La phrase, « Everything is too much » contient la clé de l'échec que sera le mariage entre Antoinette et l'Anglais. Leur lune de miel porte déjà tous les germes de la tragédie que sera leur union, de l'incompatibilité tragique qui sépare ces deux êtres issus de cultures différentes. Dès le départ, donc, de nombreux signes annoncent inexorablement la fin, qui est déjà écrite dans un autre livre, mais qu'ils choisissent d'ignorer : « like a warning I did not choose to hear ». Pourtant, le mari était bien intentionné au départ. Souhaitant qu'Antoinette ne soit pas entièrement dépouillée de ses biens, il projette d'écrire à son père à ce sujet : « No provision has been made for her (that must be seen to) ». Lorsqu'il entend le chant de l'oiseau des montagnes, il exprime de la curiosité, il est prêt à écouter sa femme, mais elle ne l'entend pas : « A bird whistled, a long sad note. What bird is that ? She was too far ahead and did not hear me ». Déjà, le dialogue ne passe pas entre eux. L'oiseau solitaire, qui est l'image d'Antoinette, est mentionné une deuxième fois, lorsque tout est fini entre eux, lorsqu'ils entament le chemin inverse à cheval, cette fois pour rejoindre le bateau qui emmènera Antoinette, devenue folle, vers sa prison froide de Thornfield. À nouveau, le mari est prêt à écouter sa femme, mais il est trop tard, et il ne se souvient plus de ce qu'il voulait lui dire : « Sing, Antoinetta. I can hear you now. [...] I will listen to the mountain bird. [...] No . . . Gone. What was I to say to her ? » (p. 110).

Pour citer cette ressource :

Eileen Williams-Wanquet, Wide Sargasso Sea de Jean Rhys : "L'ailleurs de l'ailleurs", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), septembre 2007. Consulté le 22/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-postcoloniale/wide-sargasso-sea-jean-rhys/wide-sargasso-sea-de-jean-rhys-l-ailleurs-de-l-ailleurs-