Jean Rhys ou la revenance : « Wide Sargasso Sea »
[Toutes les références à Wide Sargasso Sea données dans le corps du texte renvoient à l'édition Hammondsworth, Penguin Books, 1968]
[Les références à Jane Eyre (C. Brontë), renvoient à l'édition suivante : Jane Eyre, éd. Margaret Smith, Oxford / New York, Oxford University Press, « World's Classics », 1980]
Article
De son roman, Jean Rhys écrit : « Indeed, it is a demon book and it never leaves me. » [Letters 1931-1966, p. 156] La romancière est véritablement « hantée » par sa propre écriture : le livre revient, ne cesse de revenir - « it never leaves me » -, empêchant l'auteur de coïncider avec elle-même. Cette non-coïncidence de soi à soi apparaît ici comme l'effet majeur de la production du féminin par l'écriture. Pour saisir l'ampleur de cette hantise, il faut remonter aux sources ou aux origines on reviendra sur ces deux termes - de Wide Sargasso Sea, c'est-à-dire, plus exactement, au fantôme d'un autre livre, celui de Charlotte Brontë, Jane Eyre (19 octobre 1847). Autrement dit, il s'agit pour nous, dans un premier temps, de retrouver le moment de faille de Jane Eyre, ce vide, cette déchirure, cet espacement, dans lequel Wide Sargasso Sea peut s'engouffrer pour remettre un texte de femme en travail, et récrire ainsi le féminin sous la forme d'une revenance.
La deuxième édition de l'œuvre de Brontë, qui suit de très près la première, s'ouvre sur un seuil, en fait un double seuil, qui, à n'en pas douter, sécurise l'accès au texte. C'est la fonction même de cette seconde édition : redoubler de prudence, recadrer ce qui peut encore l'être, ramener le texte inaugural dans la sphère de l'acceptable, c'est-à-dire celle d'une écriture soumise, respectueuse des conventions, parallèle à la parole donnée, pleinement « prophétique » [Lyotard, 1977, p. 47]. Au fond, la couverture originale, qui promet « An Autobiography », est trompeuse ; Jane Eyre n'est jamais un livre de l'originel : c'est toujours déjà lire une parole donnée, une deuxième édition, presque immédiatement protégée par ses seuils, ses limites, ses frontières. Vient d'abord, et ce dès l'origine, la dédicace à Thackeray ; puis surgit, dans la deuxième édition, la Préface du 21 décembre 1847, inscrite sous un faux nom, un nom d'homme, dont les majuscules singent l'autorité (CURRER BELL) ; enfin, arrive le texte lui-même, plus exactement le texte de la narratrice, Jane Eyre, qui n'écrit pas l'autobiographie de l'auteur. La dédicace à elle seule vaut que l'on s'y arrête :
To W. W. THACKERAY, ESQ. This Work IS RESPECTFULLY INSCRIBED By The Author
Dès le début, donc, le livre s'enlève et s'envole aussitôt to vers un ailleurs absolu, cet homme, cette célébrité, dont la primauté indiscutable se signale de toutes les façons possibles (la graphie disproportionnée, la syntaxe qui relègue l'auteur en bout de course, le statut social, le choix des termes, la disposition typographique, etc.). L'œuvre elle-même, avant même qu'elle ne soit ouverte, dit ce qui doit venir en premier, ce raccordement à un enchaînement de signifiants hautement symboliques, qui ancrent l'écriture dans une zone précise, clairement délimitée. En somme, le roman se veut, se désire anonyme, efface de lui-même sa propre origine ; il ne se revendique pas comme œuvre à part entière, mais comme opération mineure, que souligne une visibilité diminuée par la soudaine absence de capitales : This Work, les seuls mots inscrits en minuscules. D'entrée de jeu, donc, le texte se subordonne au maître, au parrain, THACKERAY, Esq. : le livre s'écrit au nom de, à l'adresse de, « respectfully », les yeux baissés, le corps incliné. L'inscription n'est qu'une adresse - les deux acceptions possibles de to inscribe , une assignation de l'auteur à l'intérieur d'une certaine sphère. L'auteur, The Author, prend la dernière place parce qu'il se définit par sa secondarité. Certes, son importance est signalée en capitales, mais les caractères sont nettement inférieurs, et ce nom n'est pas un nom : tout juste un emprunt, une imposture qui ne se nomme pas, mais avance voilée et reste à couvert. Celui qui parle ici est malgré tout « author » non pas « novelist » ou « writer » mais il n'est « author », justement que parce qu'il s'autorise de l'autorité du grand maître auquel il rend hommage, de ce père inaccessible auprès duquel il faut faire acte d'allégeance, cette Origine incontestable qui seule importe, cette archi-écriture, cet archi-nom dont tout le reste va découler, à quoi tout va s'ordonner, et surtout les intentions de l'auteur.
C'est le rôle de la Préface du 21 décembre, précisément, que de clarifier cela (p. 3). Cette Préface est signée Currer Bell (p. 5), dont les initiales, C et B, signalent mais effacent aussitôt la timide présence de Charlotte Brontë, laquelle réitère cette fois encore sa capitalisation sur la voix du Père, « the Satirist of Vanity Fair' », placé parmi les « Throned Kings of Judah and Israel ; and who speaks truth as deep, with a power as prophet-like » (p. 4). En ce jour du 21 décembre 1847 se prépare déjà la commémoration du prophète, celui de l'écriture. L'aspirant Currer Bell réitère les génuflexions de la dédicace tout en les déplaçant, dans un premier temps. Car, cette fois, un « je » s'affiche clairement : la Préface, au contraire de la dédicace, dit très vite « I » (« A Préface to the first edition of Jane Eyre' being unnecessary, I gave none [...] »). On note cependant que ce « I » se déporte une fois de plus en deuxième position. Le début de la phrase affiche une neutralité évidente, mettant seulement en avant la nécessité d'une Préface. Cette fois encore, même si le « I » finit par s'énoncer et se mettre en contexte, c'est pour honorer à nouveau sa dette et souligner sa propre évanescence : le roman que l'on va lire est « a plain tale with few pretensions », proposé à la lecture par « an obscure aspirant », « an unknown and unrecommended Author » (p. 3, l. 5-6, 8, 10-11). Cette débauche de flagorneries et d'autoflagellations pourrait laisser percer une pointe d'ironie, et inviter le lecteur à pressentir quelque fraude, une escroquerie. Cela ne saurait être exclu : l'Auteur jouerait ainsi le jeu attendu, se prêterait à la mascarade de la sexuation, pour mieux déjouer les attaques ; il jouerait à jouer pour s'avancer masqué et miner à l'aise une certaine économie prophétique, qui s'accommode mal en effet de cette histoire de deux femmes, Jane et la « mad woman », nomades, rebelles, ne se pliant jamais aux lois de la bienséance victorienne. Qu'une telle ironie existe est une réelle possibilité ; mais qu'elle perdure dans l'économie même de l'écriture de Charlotte Brontë est une pure vue de l'esprit. Car cette ironie sous-jacente à la Préface, si elle peut s'incarner thématiquement dans tel ou tel personnage, ne s'inscrit jamais en profondeur, de manière à renverser le sens de l'inscription première, celle de la dédicace à l'Autre, du renvoi à la Loi du Père. Point n'est encore besoin d'entrer dans le détail du roman ; la Préface, à elle seule, résume par son architecture souterraine toutes les contradictions de l'auteur et de ses « intentions » :
The Press and the Public are but vague personifications for me, and I must thank them in vague terms; but my Publishers are definite: so are certain generous critics who have encouraged me as only large-hearted and high-minded men know how to encourage a struggling stranger; to them, i.e. my Publishers and the select Reviewers, I say cordially, Gentlemen, I thank you from my heart (p. 3, 1. 12-17).
L'Auteur personnalise ses relations dès que cela est possible. « The Press » et « The Public » sont sans visages, sans identité stable et fiable : ce sont des « vague personifications » qui appellent par conséquent des « vague terms ». Ce neutre, cette indifférence, l'Auteur n'en veut pas pour sa Préface (sa « pré-face »), dont on comprend bien qu'elle mette en scène des identités reconnaissables, des visages familiers et rassurants. L'Auteur, cette fois encore, sait où situer son « I » : le « I » doit renoncer à ses prétentions et jouer le jeu de la féminité, celui de l'assignation à résidence. Le « I » ne peut être autorisé que là où il réitère sa subordination à ces « large-hearted and high-minded men », qui seuls permettent - autorisent - l'émergence, la présence, l'advenue à la visibilité de l'étranger, de l'étrangère, « the struggling stranger ». Encore faut-il que cette dernière se pare de tous les attributs de la fémininité : « I say cordially, Gentlemen, I thank you from my heart. » Ainsi, chaque fois que le « I » s'affiche et se déclare, il prend soin de spécifier sa « différence » en rappelant son appartenance naturelle à la sphère des affects, du cœur, de la sentimentalité. Sûr d'avoir clarifié et renforcé ses positions, le « I » peut logiquement se détourner de ses protecteurs pour s'attaquer à cette foule indifférenciée, ce grand Neutre que sont « The Press and the Public » (1. 12), qui a osé formuler ses réticences, voire sa désapprobation, à la lecture de Jane Eyre. En d'autres termes, Currer Bell, ayant fait acte d'allégeance, peut se permettre un geste, un ton, une attitude déplacés : Currer Bell ne sera pas une « proper lady » et dira son fait à la majorité silencieuse. Elle a été interpellée ; elle répondra par une contre-interpellation. Le raisonnement mérite la plus grande attention.
L'Auteur - non pas le narrateur ou la narratrice - procède dès lors à une nette distinction entre deux « classes » (1. 20). D'un côté, les « generous », les « large-hearted », les « high-minded », bref les « Gentlemen » ; de l'autre, « the timorous or carping few » (1. 21-22), dont on devine qu'ils constituent le bras armé des ligues de vertu et des sociétés de bonnes mœurs, voire de ces « proper ladies » auxquelles les adjectifs de « timorous » et de « carping » font clairement allusion. Bref, une certaine féminité, toute faite de peurs, de pudibonderies, d'effarouchements, de passions. L'Auteur trace donc une frontière entre « the stranger » et les autres, pour lesquelles « whatever is unusual is wrong » (1. 23). D'un côté la norme, de l'autre l'a-normal, qui, conjugué aux valeurs du bien et du mal (valeurs impliquées par le wrong anglais), devient proprement monstrueux, si proche et si lointain à la fois qu'il doit nécessairement être expulsé [voir Girard, 1972]. D'un côté, donc, ce qui peut donner asile à 1' « étranger/étrangère », ce qui peut s'en accommoder, voire l'incorporer dans un système ; de l'autre, ce qui penche pour le rejet, la violence émissaire contre cette « insult to piety » (1. 25). Dans les deux cas, c'est bien de l'identité féminine qu'il est question : en somme, soit on autorise son existence, et son auctorialité est marquée du sceau de la secondarité, soit on ne l'autorise pas, et son auctorialité est marquée du sceau de l'infamie. Or, il faut bien se rendre à l'évidence : dans les deux cas, la féminité est fondamentalement déterminée par un discours prophétique (juste ou faux). Au fond, les deux dispositifs se complètent assez bien : soit la féminité s'autorise d'une parole prophétique qui la laisse se produire sous l'autorité des « Gentlemen », soit elle s'autorise à prendre le large comme créature scandaleuse, mais, dans un cas comme dans l'autre, elle incarne les deux clichés attendus de son « sexe », à savoir la « proper lady », d'une part, la « hag » ou la « witch », d'autre part [Regard, 2002, p. 28]. Ces fondements du raisonnement importent particulièrement, car il devient clair que l'Auteur se conçoit moins comme source d'intentions que comme effet d'extensions. Currer Bell est un effet métonymique de Jane Eyre, l'héroïne de l'histoire, dont 1' « autobiographie » facilite cet amalgame par contiguïté ou extension. Il y a, à l'évidence, une part de Jane Eyre dans Currer Bell. C'est ainsi que l'Auteur peut être perçu comme scandaleux, au même titre que son personnage qui ne cesse de prendre « les mauvaises décisions ». La monstruosité brouille donc les limites, fait jouer les cadres identitaires, met en danger les frontières fondatrices de sens que la Préface prétend justement dessiner avec précision.
La contre-interpellation de Currer Bell n'est pas dénuée d'intérêt. L'Auteur choisit de répondre sur le terrain même de son interpellation, celui de la religion et surtout de la « piété », instrument privilégié de l'Aurorité suprême (« piety, that regent of God on earth », 1. 25). Currer Bell se déplace, se « dys-positionne » par rapport aux assignations à résidence qu'implique son interpellation, c'est-à-dire sa sexuation. L'Auteur prend la parole « en son nom propre », c'est-à-dire au nom de principes fondamentaux qu'il nomme des vérités simples, qui sont donc les siennes, « simple truths » (1. 27), dont il affirme, par conséquent, qu'elles vont à l'encontre du discours officiel de la piété. Ces « vérités » sont clairement énoncées par ce « I », sommé de se situer, et elles n'ont qu'un but, remarquable : démontrer que les catégories de pensée établies, que les systèmes de valeurs sont eux-mêmes producteurs de la monstruosité dont Auteur et son livre sont accusés. Dans le même mouvement, la notion de « piety » devient à son tour un outil du dispositif de pouvoir, parfaitement complémentaire de la « monstruosité ». Ainsi, l'Auteur perçoit tout discours évaluateur comme un système sémique ordonné à un binarisme. Il en découle que la « vérité », autrement dit la véritable spiritualité, ne saurait se satisfaire de ce dualisme discursif. La voix de la « vérité » énonce, dès lors, une série de paradoxes :
Conventionality is not morality. Self-righteousness is not religion. To attack the first is not to assail the last. To pluck the mask from the face of the Pharisee, is not to lift an impious hand to the Crown of Thorns (1. 28-31).
Currer Bell fonde donc son autorité propre sur un énoncé scandaleux : la religion reconnue n'est pas garante de la moralité, la certitude de la pureté n'est pas nécessairement un signe d'élection. L'Auteur met ainsi à nu le fonctionnement du discours moralisateur, ce discours du savoir-pouvoir, dont l'hypocrisie est mise au jour. Or, et c'est bien toute la subtilité de cette « dé-monstration », la dénonciation du dualisme ne mène pas l'Auteur vers un au-delà du Bien et du Mal, mais, bien au contraire, aspire à rétablir l'autorité d'une « vraie » religion, celle enseignée par l'authentique prophète, celui à la couronne d'épines, Jésus-Christ. La manœuvre est d'une audace incontestable : dans le même temps que l'Auteur se « dys-positionne » par rapport au discours dominant, il s'attache à produire à son tour une autre « différence », une autre ligne de démarcation : d'un côté, ceux qui utilisent la monstruosité et la piété comme méthodes de pouvoir, ou encore comme catharsis, purgation des passions malsaines ; de l'autre, ceux qui suivent l'enseignement du Fils de Dieu ; pour aller jusqu'au bout de la logique impliquée, d'un côté, les Pharisiens qui croient se laver les mains de leur propre impureté en pratiquant des expulsions émissaires, de l'autre, ceux qui se détachent de la vulgate et mettent effectivement en pratique « the world-redeeming creed of Christ » (p. 4, 1. 36-37). La véritable monstruosité, selon Currer Bell, n'est pas de se soustraire à l'ordre dominant, c'est de confondre « convention » et « moralité », pureté affichée et religion authentique : voilà le véritable scandale, celui qui doit être révélé au grand jour pour confondre les « pharisiens ». Currer Bell rétablit dès lors une autre « différence », ou, plus exactement, se déplace pour déplacer la « différence », dans l'espoir de voir se produire une Autorité inattaquable, ne présentant pas de prise à la bipolarisation de l'ordre discursif victorien, échappant au cadastrage serré de la sexuation conventionnelle : « There is I repeat it a difference ; it is a good, and not a bad action to mark broadly and clearly the line of separation bet-ween them » (p. 4, 1. 37-39).
Ce déplacement de la « différence », cette mise en place d'une autre différence ne signifie pas, on le voit bien, la mort du binarisme métaphysique : en fait, le binarisme métaphysique est dégagé de ses simulacres, rendu à son authenticité première, renvoyé à sa pureté originelle. C'est pourquoi ce que nous venons de nommer le « déplacement de la différence », qui peut effectivement passer comme une manifestation féministe au XIXe siècle, n'abolit pas pour autant le prophétisme. Bien au contraire, il le revivifie. Autrement dit, l'Autorité dont Currer Bell se prévaut est validée par une Autorité ultime et absolue, celle du Prophète, du Fils de Dieu mort en croix, auquel l'Auteur s'identifie implicitement. Cette dimension ne pouvait d'ailleurs échapper aux lecteurs victoriens. Lorsque Currer Bell légitime son inscription de la différence en comparant son geste à celui qui lèverait le voile sur les blanchisseurs de sépulcre - « to let white-washed walls vouch for clean shrines » (1. 43) - il sait, l'Auteur, que d'autres mots des Évangiles vont désormais résonner dans les oreilles des lecteurs et lectrices : « Ye are like unto whited sepulchres which indeed appear beautiful outward but are within full of dead men's bones, and of all uncleanness » (Mat. XXIII, 27). La référence se précise deux lignes plus bas : « To penetrate the sepulchre, and reveal charnel relics » (1. 45). L'Autorité de Currer Bell se fonde ainsi sur la plus pure des traditions christiques : l'écriture ne capitalise pas sur les apparences extérieures, mais sur une authenticité métaphysique qui dépasse tout « moralisme ».
C'est toute l'éthique, proprement chrétienne, de la Préface écrite par C. B. : cerner un personnage-Auteur légitime, lui assigner une intention d'Auteur indiscutable. Jane Eyre se conçoit initialement comme une critique des fondements « romantiques » du soi, théorie selon laquelle le pur et l'impur, l'intégrité et la monstruosité ne sauraient se croiser. Le roman se donne dès lors une mission prophétique : ouvrir les sépulcres blanchis et révéler au grand jour ces « choses cachées depuis la fondation du monde », à savoir cette monstruosité inhérente au socius, cette impureté fondatrice de la construction sociale, ces « charnel relics » sur lesquelles la « moralité » s'est empressée d'échafauder des systèmes de savoir, des techniques de pouvoir [voir Girard, 1978, p. 244sq.]. Currer Bell se veut scandaleuse, au même titre que le Christ : en refusant de jouer le jeu des sphères respectives, en se désignant à la vindicte populaire comme 1' « étrangère », elle s'offre en sacrifice, revendiquant sa propre monstruosité, l'inscrivant dans le texte comme son extension métonymique, Jane Eyre, cette présence blasphématoire qui ne cesse de dépasser les bornes.
La stratégie est, cette fois encore, d'une audace extrême. Même lorsqu'il se revendique comme scandale vivant, l'Auteur place son inscription sous la double protection des hommes de bien et de l'enseignement christique. Le « blasphème » retombe dès lors sur ceux et celles des lecteurs qui n'ont rien saisi du prophétisme de Jane Eyre, dont la seule ambition rejoint, en effet, celle du maître Thackeray : exhiber à la vue de tous cette « vanity fair » de la comédie humaine. Mais, on l'aura assez souligné, il s'agit bien là des « intentions de l'auteur ». Or, Jane Eyre, le roman, est le produit de cet Auteur, Currer Bell, mais aussi celui de la narratrice du récit. C'est bien là la difficulté majeure : le récit lui-même, dans son économie générale, ne permet pas à l'Auteur d'échapper à une contradiction insurmontable. On peut même penser que c'est là la deuxième fonction de la Préface : effacer la portée d'un déplacement plus subtil encore, celui qu'opère le récit lui-même, en produisant encore de la monstruosité, à son corps défendant, si l'on peut dire. Quid, en effet, de la « mad woman in the attic », véritable double monstrueux de la déjà monstrueuse Jane Eyre ? Qu'est-ce que c'est que « ça » ? Quelle est cette chose hurlante, « fearful and ghastly », dont il n'est question que dans les marges de l'intrigue principale et qui pourtant vient hanter le cœur de la narration (voir Livre II, chap. X, p. 286) ? Toute la tension entre auteur et narrateur, entre intention et écriture, trouve dans ce personnage de Bertha - du nom de celle par qui le christianisme prit pied à Cantorbéry [voir Regard, 2002, p. 65, sur John Stuart Mill] - sa plus troublante expression.
En somme, la narratrice réintroduit bien une ultime « différence ». Elle met en scène une femme scandaleuse, Jane, d'autant plus scandaleuse qu'elle dit « je », qu'elle frappe ses transgressions répétées du sceau de la sincérité et de l'affectivité autobiographique, qu'elle aime un homme marié (Rochester). Mais le roman retombe dans l'illusion romantique sitôt quil dessine un triangle du désir qui implique le meurtre de l'épouse légitime (« the creature of an over-stimulated brain », répond Rochester, p. 287). Autrement dit, le romanesque fait en sorte que le non-conventionnel apparaisse comme une forme de moralité prophétique, mais le triangle amoureux de Jane Eyre contrarie singulièrement cette audace initiale [voir Girard, 1961]. On s'émerveille encore de cette célèbre déclaration qui ouvre la Conclusion du roman : « Reader, I married him » (p. 454). Mais mesure-t-on bien tout ce que cette fin heureuse suppose de renonciation mortifère ? Deux indices sont particulièrement symptomatiques de ce qui se joue ici : 1 / Jane et Rochester éprouvent l'un pour l'autre un sentiment spontané (ce qui n'est pas le cas avec l'épouse légitime), mais la justice poétique fait en sorte que toute transgression soit soumise au primat de l'ordre social : un feu purificateur débarrasse l'édifice de tous les simulacres, ruine, ampute et aveugle Rochester (figures banales de la castration), permet enfin à Jane de devenir une épouse « acceptable », qui se transforme donc en infirmière pour invalide (« I will be your neighbour, your nurse, your housekeeper » [Livre III, chap. XI, p. 440]). 2 / Dans le même temps, le dénouement suppose la mort de l'épouse de Rochester (« She yelled, and gave a spring, and the next minute she lay smashed on the pavement » [III, X, 433]). Toute la monstruosité est finalement transférée sur « the mad woman in the attic », la seule « hag » ou « witch » à rester dotée jusqu'à la fin de ses attributs scandaleux.
Jane Eyre se lit dès lors comme une simple « Victorian romance » [Stone, 1980, p. 13]. Qu'il soit possible de se livrer à une lecture féministe de Jane Eyre ne fait pas de doute. Il faut simplement s'en tenir à un niveau thématique, persister à voir dans Jane l'incarnation des aspirations à la liberté de toute femme victorienne, lire la Préface et les intentions de l'Auteur à la lettre, repérer des victimes émissaires de sexe féminin, comme Helen Burns à Lowood Institution. Mais une lecture postféministe constatera qu'il n'y a qu'un monstre dans Jane Eyre, celui dont l'Auteur ne parle jamais, tout occupé qu'il est à s'exonérer de sa propre monstruosité aux yeux de son public. Le roman lui-même produit ainsi de la « différence », perpétuant de fait la tradition patriarcale de l'inscription de la féminité. Autrement dit, la narratrice ne peut tenir sa promesse prophétique qu'à nier l'existence de l'autre femme, c'est-à-dire à la transformer en un monstre « gothique » qui vient déranger l'ordre privilégié de la « romance » victorienne. L'intention de l'Auteur se trouve ici face à son propre désir narcissique : pour exister, pour prendre place dans l'ordre symbolique que lui ouvrent aimablement les « Gentlemen », Jane Eyre n'a d'autre choix que de se produire dans un imaginaire qui dénie à l'autre le droit à l'existence, dans le même temps qu'il autorise sa soudaine et brève irruption. C'est bien cet autre, cette étrangère oubliée, ce monstre en trop qui va revenir hanter la littérature postféministe, en différé, plus tard, là où on ne l'attend plus, dans un roman sorti de l'oubli, Wide Sargasso Sea.
Il existe sur l'œuvre de Jean Rhys un petit ouvrage critique dont l'élégance, la justesse et la pertinence permettent, avec une réelle économie de moyens, de proposer une lecture qui ne serait que complémentaire [Maurel, 1998]. Rappelons l'essentiel : écrivain oublié, en proie au doute, à soixante-seize ans, Jean Rhys gagne soudain une notoriété inattendue en reprenant l'histoire conçue par Charlotte Brontë. Les intentions de l'auteur sont claires et démontent d'emblée celles de Currer Bell :
The Creole in Charlotte Brontë's novel is a lay figure repulsive, which does not matter, and not once alive, which does. She's necessary to the plot, but always she shrieks, howls and laughs horribly, attacks all and sundry off stage. For me [...], she must be right on stage. [Letters 1931-1966, p. 156]
Pour Jean Rhys, l'enjeu de l'acte d'écriture s'impose de lui-même : faire en sorte que ce qui était « off stage » revienne occuper le devant de la scène, faire en sorte que ce qui n'était que décoratif, l'élément « gothique » de la « romance » victorienne, devienne le cœur même de l'économie romanesque, faire en sorte que Bertha retrouve les conditions textuelles de sa propre naissance (noter l'homophonie anglaise entre /Bertha/ et /birth/). Les termes d'intertextualité, de métatextualité, etc., donnent à peine idée de ce qui est impliqué ici : l'absence doit devenir présence, l'invisible visible, la mort vie. Ce qui n'était pas doit désormais avoir lieu d'être, et, surtout, doit pouvoir dire « je » à la place du « je » de Jane Eyre. Il s'agit donc de donner corps et voix à la « paper tiger lunatic » [Ibid, p. 262] de rendre justice rétrospectivement, de refaire l'histoire, de produire le féminin inouï, impensé, oublié et forclos, mais en latence, dans Jane Eyre. Il faut, autrement dit, faire jouer à plein régime toute la force d'une figure rhétorique, la prosopopée, dont on sait qu'elle a pour effet de dire tout à la fois la présence et l'absence [de Man, 1984, p.75 sq.].
Wide Sargasso Sea ne peut en effet se concevoir, à proprement parler, comme une mise en présence de Bertha, la « mad woman in the attic » de Jane Eyre :le livre se conçoit plutôt sur le modèle du rêve, d'un déplacement, d'une translation nécessairement déformante, d'une dis-location pourrait-on dire en jouant sur le français et l'anglais, tout en gardant à l'esprit le fonctionnement de l'Entstellung freudienne (et il n'est question que de rêves chez Rhys). Car Wide Sargasso Sea s'apparente bien à ce travail : c'est la mise en scène de l'inconscient « inné » de Jane Eyre, la mise en scène d'un manque fondamental, d'un originel qui n'aurait jamais existé sans le travail de réitération de l'écriture rhysienne. Tout le danger d'une mauvaise interprétation se dessine ici : le roman de Rhys ne se veut pas la re-présentation d'une Bertha cachée, mais la représentation d'un pas-encore-représenté, une représentation sans représenté. Tel est bien le « scandale logique » de tout travail du rêve, dit Samuel Weber [Return to Freud, p. 4]. Wide Sargasso Sea aura rêvé Bertha. Le roman ne rêve pas un personnage qui a déjà été, il rêve un futur antérieur où s'abolit à jamais la prééminence d'un passé fixe et stable, un futur antérieur permettant l'effectuation d'une identité féminine comme effet rétroactif, effet différé et différant, toujours en relation avec un autre signifiant pour être « elle-même ». Bertha n'est pas un signifié. C'est ce travail qui parvient, pourtant, à figurer le féminin, le féminin comme scandale logique, le féminin comme naissance scripturale d'un événement autre.
Il en est d'abord de Bertha comme de la Sphynge dans le mythe d'dipe. L'histoire telle qu'elle nous est transmise par Sophocle répond aux questions concernant dipe, mais laisse ouvertes deux interrogations concernant le monstre : 1 / Qu'advient-il de la Sphynge une fois dipe passé ? 2 / La Sphynge aurait-elle survécu dans notre culture si elle n'avait été inscrite dans l'histoire d'dipe ? La réponse à ces questions peut prendre un tour radical : une intrigue est toujours une conspiration du silence ; écrire, c'est toujours se placer d'un côté et pas de l'autre [de Lauretis, p. 43-44]. C'est pourquoi il n'est sans doute pas tout à fait pertinent de raisonner en termes d'influence à propos de Wide Sargasso Sea, surtout si l'on conçoit celle-ci comme une « anxiété » œdipienne [Bloom, 1973, p. 8-10]. Wide Sargasso Sea est surtout une re-vision de Jane Eyre, c'est-à-dire une réouverture et une remise au travail du roman de Charlotte Brontë. Sylvie Maurel affirme, à juste titre, que le roman de Rhys veut créer l'illusion de précéder Jane Eyre [Op. cit., p. 139 sq.]. Certes, le rêve d'Antoinette se présente bien comme une incursion, voire une infraction dans l'univers diégétique de 1847, puisque Antoinette/Bertha s'échappe de son grenier, met le feu à Thornfield Hall, se réfugie sur le toit, se jette dans le vide, mais - c'est capital - se réveille avant d'avoir heurté le sol. Autrement dit, le corps démembré de Bertha, auquel il est fait allusion dans Jane Eyre, n'existe plus que comme « à-venir » : c'est donc Jane Eyre qui tue Bertha, ou plutôt qui tuera Bertha, Wide Sargasso Sea se situant comme en amont, matrice du roman de Charlotte Brontë, usurpant la fonction d' « originalité maternelle », afin de libérer ce qui, dans Jane Eyre, aura été retenu ou refoulé. Wide Sargasso Sea dédoublerait ainsi Jane Eyre, de manière à prévenir sa duplicité. À ce sujet, a-t-on assez remarqué de quelle manière les signifiants /Jean Rhys/ et /Jane Eyre/ jouaient sur cette possible interchangeabilité ou réversibilité de l'avant et de l'après, du même et de l'autre (Jean, anagramme de Jane : Rhys, anagramme imparfait de Eyre, jouant malgré tout sur une quasi-homophonie entre /Reey/ et /Rhys/) ?
Il est donc inconcevable de nommer le mari d'Antoinette « Rochester » dans Wide Sargasso Sea : ce dernier doit rester sans nom, car ce que Jane Eyre a nommé n'est pas encore nommable ; c'est un innommable, un pas-encore-nommé, comme si l'écriture de Rhys s'épanouissait dans un pré-symbolique, avant qu'Antoinette ne devienne Bertha et que la tragédie de la monstruosité ne soit amorcée. L'absence du patronyme dans Wide Sargasso Sea est, ainsi, d'une importance cruciale, car ce manque signifie l'ouvert de la relation, la possibilité de la rencontre ; dès que le patronyme s'installe, la loi tragique reprend son travail de mort, ainsi que le montre le passage de Antoinette à Bertha dans le corps même du roman de Rhys on y revient ci-dessous. Or, ce passage même permet d'affiner encore la question : qu'il y ait une révision « féministe » du matriciel au cœur du scriptural rhysien ne peut faire aucun doute ; la seule interrogation, « postféministe » [Joubert, 1997, p. 161] cette fois, reste celle-ci : quel est, après tout, le texte matriciel ? Or, la réponse est on ne peut plus simple. Il n'y a pas ici de texte matriciel. Ou plutôt, il y a du matriciel des deux côtés à la fois (« There is always the other side, always », dit Wide Sargasso Sea, p. 106), et ce à une vitesse incalculable qui, comme dans le cas de l'anagramme et de l'homophonie, interdit de raisonner en termes d'avant et d'après, à une vitesse proprement « magique » qui défie les lois de la raison et de l'ordre [Sur le rapport entre magie, vitesse et signifiants, en particulier dans la théorie freudienne, voir Derrida, 2000]. Wide Sargasso Sea s'est d'ailleurs donné un nom, étranger, inquiétant, d'une « inquiétante étrangeté », pour ce phénomène : obeha, la magie noire des Caraïbes, apparemment réservée aux femmes dans le roman (voir p. 88-89).
Il faut se souvenir que le titre étrange, « La Mer des Sargasses », ou plus exactement « L'Ouvert de la Mer des Sargasses », renvoie le lecteur à cet espace marin découvert par Colomb en 1490, craint par les navigateurs en raison des algues (les sargasses) qui emprisonnent les navires, mais recherché par les anguilles qui viennent s'y reproduire. L'anguille, justement : celle qui file entre les doigts, qui traverse le monde, qui renverse les parcours ordinaires, et, surtout, nous enseigne la biologie animale, qui accède à la maturité de manière neutre, asexuée, la sexuation s'effectuant non par la naissance, mais en fonction de facteurs environnementaux. L'ouverture de Wide Sargasso Sea nous fait dériver ainsi très loin des stratégies du placement œdipien. La question de la filiation est soulevée, mais l'écriture ne tranche pas : la mère est la fille, et inversement, la fille est la mère, dans un tourbillon de substitutions métaphoriques qui confère au texte de Jean Rhys sa plus « inquiétante étrangeté », son effet le plus dérangeant d'immédiateté [Sur le rapport entre « mort », « inquiétante étrangeté » et « immédiateté », voir Cixious, 1974, p. 31]. La fiction se peuple ainsi de ses propres fantômes, et ce jusque dans les moindres recoins du texte. Voici vraiment un texte « fou », c'est-à-dire schizophrène, habité par la discordance et la dissociation, et qui parvient à faire exploser les dernières réticences narcissiques et paranoïaques de Jane Eyre, roman fondé, avons-nous dit, sur la défense et la forclusion. Wide Sargasso Sea se donne ainsi à lire comme la tache opaque de Jane Eyre, comme l'écriture de ce qui ne va pas de soi : il marque l'être-là de la schizo, et, dans le même temps, trace la mise en œuvre de ce qui reste en puissance, ce rhyzome inattendu, cette contresignature inespérée qui dit enfin oui à la schizo, s'autorisant non plus d'une référence à l'ordre prophétique, mais d'un affolement de la temporalité et de l'espace. Le symptôme le plus manifeste de ce phénomène d' « inquiétante étrangeté » se trouve sans doute dans le dialogue entre Christophine, la magicienne, et Bertha :
« I will be quiet, I will not cry. But Christophine, if he, my husband, could corne to me one night. Once more. I would make him love me. » « No doudou. No. » « Yes, Christophine. » « You talk foolishness. Even if I can make him corne to your bed, I cannot make him love you. Afterward he hate you. » « No. And what do I care if he does ? He hates me now. I hear him every night walking up and down the veranda. Up and down. When he passes my door he says. Good-night, Bertha.' He never calls me Antoinette now. He has found out it was my mother's name. I hope you will sleep well, Bertha' - it cannot be worse », I said. « That one night he came I might sleep afterwards. I sleep so badly now. And I dream » (p. 93-94).
Le lecteur sait que le mari d'Antoinette, le Rochester de Jane Eyre, en est venu à haïr sa femme. Or, le plus étrange est que cette haine se porte sur le nom. Le mari ne nomme plus sa femme Antoinette, mais Bertha, qui est le nom de la mère de sa femme. En d'autres termes, la substitution d'un nom à un autre indique que Bertha est une revenante de sa mère, qu'elle répète l'histoire de sa mère. L'affolement narcissique du mari perçoit qu'Antoinette n'est pas là pour dénouer les liens familiaux, surtout pas les liens matriciels entre la mère et la fille ; à mesure que l'histoire prend forme, la répétition s'intensifie, ne re-présentant pas un passé, mais le déplaçant, le reformulant, le remplaçant. L'histoire d'Antoinette se nourrit de cette répétition d'Antoinette. Leur ressemblance physique est soulignée, toutes deux épousent un Anglais, toutes deux sombrent dans l'alcoolisme et dans la folie. Comme l'explique Daniel Cosway dans sa lettre (p. 79-82), Antoinette « is going the same way as her mother » (p. 82), des mots qui reviennent dans la bouche du marié sans nom (« tied to a lunatic for life - a drunken lying lunatic - going her mother's way » [p. 135]). Ce que les infimes modifications syntaxiques indiquent n'est rien d'autre que le phénomène de la revenance, cette Entstellung qui est une répétition d'un même qui n'est pas tout à fait le même [Weber, 1982, p. 53]. L'ironie de la scène n'en est que plus fortement soulignée. À première vue, il s'agit pour le mari de mettre un terme à la malédiction de la répétition, qu'il conçoit comme une tragédie de la filiation. Pour empêcher qu'Antoinette joue le jeu de la revenance et laisse advenir à travers elle la présence de la mère, il décide de la renommer, d'affirmer sa puissance symbolique en se réappropriant sa femme par le biais d'une interpellation qui, en quelque sorte, la rappelle à l'ordre (voir p. 121), c'est-à-dire à lui. Renommer Antoinette, c'est la remettre en place, tempérer la « dislocation » tropicale, couper court à la prolifération de la revenance : « We are letting ghosts trouble us » (p. 113).
En fait, rebaptiser sa femme revient à se nommer soi-même « Rochester », le mari de Bertha dans Jane Eyre. « Rochester » est le nom de celui qui défait la filiation, de celui qui peut forcer la fille à demeurer dans le champ du symbolique et de la fable œdipienne (« She's mad but mine, mine », p. 136). Or, cet acte immédiatement performatif de la nomination de la femme, de l'interpellation de la folle, du rappel à soi de la revenance, déclenche un autre rappel : alors qu'il s'efforce de mettre un terme à la répétition, le mari devient lui-même répétition, répétition de « Rochester », le mari de Bertha, à savoir le mari de la « mad woman in the attic » dans Jane Eyre. La formulation produit d'elle-même cet autre effet de revenance : que veut dire Antoinette lorsqu'elle déclare à Christophine « He has found out it was my mother's name » ? En fait, la phrase peut se lire de deux façons différentes : 1 / il me nomme Bertha, car il sait que ma mère se nommait Antoinette, et il ne veut plus m'appeler Antoinette ; 2 / il me nomme Bertha parce que tel était bien le nom caché de ma mère, ce qu'il a découvert. Pour être sûr du sens de la phrase anglaise, il faut donc y revenir plusieurs fois, sans jamais ressortir convaincu de la justesse de l'interprétation. Mais, précisément, il faut y revenir, sans cesse : l'interprétation se prend donc elle-même au jeu de la revenance, un jeu qui la force à être non pas d'un côté ou de l'autre, mais des deux à la fois, sans que le sens soit pleinement stabilisé, sans que le travail d'interprétation soit assuré de pouvoir se reposer. Ici encore, la question de l'avant et de l'après ne fait pas sens : le mari sans nom veut rompre les liens avec le passé, mais en nommant Antoinette Bertha, il se nomme lui-même implicitement « Rochester », et, en quelque sorte, annonce Jane Eyre, produit son propre avenir fantomatique de mari de Bertha, produisant cet effet en 1864, alors même qu'il n'est censé se produire que dans un texte achevé en 1846. La réversibilité affichée jusque dans les dates (64/46) est donc infime, illimitée, et la question du texte matriciel, c'est-à-dire de la précession, débouche ici sur une aporie. Le mari narcissique et paranoïaque veut rappeler sa femme à lui, mais le rappel déclenche un affolement temporel, cet ombilic du rêve autour duquel se tisse le récit de Wide Sargasso Sea. « And I dream », dit Antoi-nette/Bertha, magicienne des remplacements, figure littéraire de l'obeha, incarnation scripturale de la magie à vitesse incalculable.
Wide Sargasso Sea ouvre de la sorte une dimension de synchronie absolue, où le même est toujours déjà l'autre, où ce qui a lieu prend toujours effectivement une autre place, la place de l'autre. L' « ombilic du rêve » est le nœud vital du livre de Jean Rhys, qui ne peut jamais se concevoir comme ayant un centre fixe et solide. La matrice du texte n'est nulle part ; elle est de tous les côtés à la fois, à cheval sur l'inconnu, jouant l'imposture à fond, misant non sur le « Phallus », mais sur ce que Weber, sur les traces de Freud, nomme le thalus zone de défiguration qui fait également référence à une végétation sans racines, sans différence entre tige et feuilles, à la dérive, éparpillée dans toutes les directions, à la manière, par conséquent, des sargasses [Ibid., p. 112 sq.]. Tel est bien l'ouvert de la Mer : cet ombilic du rêve où l'ensemble du récit se nourrit d'une hantise abolissant toute identité, toute vérité, toute spéculation, et cela au profit d'un travail, d'un seul travail : non celui de la naissance originelle de Jane Eyre, mais celui de la revenance tous azimuts. On sait que Rhys envisagea un temps d'intituler son récit « Le Revenant » [Lettres, p. 213] Au fond, le roman est lui-même un revenant du « Revenant ». C'est la raison pour laquelle il est dépourvu de centre fiable, d'ancrage temporel et spatial solide, voire de point de vue narratif fixe. La première partie est racontée par Antoinette, la deuxième par son mari, puis à nouveau par Antoinette ; la troisième partie laisse surgir un narrateur hétérodiégétique qui rapporte, donc répète, une conversation entre Grace Poole et Leah, deux personnages de Jane Eyre, puis cède la place à un monologue de Grace Poole, suivi à son tour d'un récit homodiégétique dont le sujet est à nouveau Antoinette. Ce que Sylvie Maurel nomme « une mosaïque de récits » [Maurel, 1998, p. 129-130] se présente comme un jeu de « réitérations », c'est-à-dire comme un jeu infini de substitutions, de répétitions déformantes, qui introduisent certes de la relativité, mais dont la principale fonction en regard de Jane Eyre est d'interdire l'établissement d'un sujet narcissique et paranoïaque, c'est-à-dire, en fait : interdire la présence d'un Auteur du type de Currer Bell. Wide Sargasso Sea se conçoit pleinement, par conséquent, comme une écriture de la revenance, c'est-à-dire issue de la revenance, et sur la revenance. C'est un véritable récit « spectral », dont l'effet est de produire une disjonction du temps [Derrida, Spectres de Marx, loc. cit.]. Il n'y a plus ni avant ni après, ni même ni autre, ni rêve ni réalité, mais la précipitation « magique » de tous les opposés, qui viennent à se remplacer, à s'inverser, à se parler les uns les autres, métalepse qui met en échec toutes les stratégies d'opposition, d'exclusion, et même de dialectique. « Desire, Hatred, Life, Death came very close in the darkness. Better not know how close. Better not think, never for a moment. Not close. The same... », se dit soudain le mari (p. 79). Ce n'est donc même pas de « fantastique » qu'il faut parler ici, mais, au sens le plus précis du terme, de Unheimliche, d' « inquiétante étrangeté », c'est-à-dire de cette vitesse à laquelle l'un se fond dans l'autre jusqu'à abolir toute limite. À la rigueur, il n'existe même pas de figure pour la structure de la revenance : la figure se défigure de l'absolue synchronicité du et, de l'effondrement magique de la loi de non-contradiction. Sylvie Maurel choisit de parler d' « oxymore » pour définir cette structure, ce qui suppose encore la permanence d'oppositions binaires. Peut-être faut-il aller plus loin et admettre qu'il n'existe pas de figure pour la vitesse du taking place, comme dit Derrida, c'est-à-dire du dé-placement dont l'écriture de Jean Rhys se fait ici l'opératrice. Le « génie du remplacement », qui est la modalité opératoire du féminin [Derrida, 2000, p. 117-118], laisse surtout advenir l'indécidable, un événement sans véritable structure, dont on peut seulement dire qu'il n'est pas du côté de la paranoïa et du narcissisme dont Rochester comme Currer Bell restent les incarnations.
Aussi peut-on, cette fois encore, se contenter du mot de « métaphore » pour désigner ce taking place, cette spectralité, cette hantise. Car la « métaphore » fait ce qu'elle dit et dit ce qu'elle fait : c'est donc réellement une expérience de la magie de la revenance, du génie de la substitution, c'est-à-dire par conséquent une expérience de la représentation dis-figurale [Weber, 1982, p. 187]. La métaphore n'est pas entendue ici en son sens classique de véhicule emprunté : il s'agit bien plutôt d'une opération de déplacement défigurant où s'opère le féminin. La loi du thalus, explique Weber, ouvre un espace qui met en échec le narcissisme et la paranoïa dont les stratégies privilégiées visent à se réapproprier ou à exclure l'altérité, comme à promouvoir tout ce qui efface la différence absence/présence, possession/perte [Ibid. p. 156]. Wide Sargasso Sea s'informe de ce rythme d'allers et retours incessants où s'abolit tout concept de maternité, et c'est bien en ce sens qu'elle est une expérience de la revenance, au sens le plus précis de « rêve attardé ».
Références
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Cixous, Hélène, « La Fiction et ses fantômes », Prénoms de personne, Paris, Le Seuil, 1974
De Lauretis, Teresa, Technologies of Gender, p. 43-44
De Man, Paul, « Autobiography As De-Facement », The Rhetoric of Romanticism, New York, Columbia University Press, 1984
Derrida, Jacques, « H.C. pour la vie c'est-à-dire », in Mireille Calle-Gruber (dir.), Hélène Cixous : croisées d'une œuvre, Paris, Galilée, 2000
Girard, René, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, Grasset/Fasquelle, « Biblio-Essais », 1978
--, La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972
--, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris Grasset, 1961
Joubert, Claire, Lire le féminin : Dorothy Richardson, Katherine Mansfield, Jean Rhys, Paris, Messene, 1997
Lyotard, Jean-François, Instructions païennes, Paris, Galilée, 1977
Maurel, Sylvie, Jean Rhys, Basingstoke, Macmillan, 1998 Regard, Frédéric, L'Ecriture féminine en Angleterre - Prespectives postféministes, PUF, 2002
Rhys, Jean, Letters 1931-1966, 1984, rééd., Harmondsworth, Penguin, 1985
Stone, Donald D., The Romantic Impluse in Victorian Fiction, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1980
Weber, Samuel, The Legend of Freud, 1982
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rhysoularevenance_1229004536354.pdf
Pour citer cette ressource :
Frédéric Regard, Jean Rhys ou la revenance : Wide Sargasso Sea , La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), septembre 2007. Consulté le 22/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-postcoloniale/wide-sargasso-sea-jean-rhys/jean-rhys-ou-la-revenance-wide-sargasso-sea