Le passé comme fantôme dans «Wish You Were Here» de Graham Swift
Introduction
Chez Swift, le fantôme est une figure qui ne se limite pas à l’inscription dans le récit de voix d’outre-tombe : comme le souligne Pascale Tollance, la spectralité « traverse et informe toute son œuvre » ((Tollance, Pascale. « Lieu et non-lieu dans Wish You Were Here de Graham Swift » Études britanniques contemporaines 47 (2014) n.p., URL : http://ebc.revues.org/1772)). Ses textes sont en effet souvent guidés par une réflexion sur le deuil, l’omniprésence des disparus dans l’esprit et l’existence des vivants, et ce tout particulièrement dans Wish You Were Here, roman paru en 2011 : délaissant le narrateur-fantôme, le texte est centré sur le personnage de Jack Luxton, hanté par son frère disparu. Ancien agriculteur ayant quitté son Devon natal pour devenir le gérant d’un terrain de camping sur l’île de Wight, Jack doit revenir sur les terres de ses ancêtres à la mort de son frère Tom, parti combattre en Irak. C’est lors de ce voyage qu’il se retrouve face au fantôme du soldat, qui le suit jusqu’à son retour sur l’île de Wight. Les apparitions régulières de Tom s’inscrivent dans un questionnement sur l’absence et la perte, tout en offrant une représentation originale de la figure du spectre.
1. Le fantôme de l'ordinaire
Les apparitions du fantôme au cours du voyage se produisent dans un cadre a priori peu propice à l’irruption du surnaturel, du moins tel que le conçoit la tradition gothique qui privilégie les atmosphères médiévales. Chez Swift, l’espace ordinaire est investi par l’extraordinaire, ce qui correspond à l’une de ses ambitions: « That’s one of the thrills I look for – discovering the extraordinary in the ordinary » ((Craps, Stef. « An Interview with Graham Swift » Contemporary Literature 50.4 (2009) 652.)). Dans Wish You Were Here, le spectre surgit dans des lieux quelconques tels qu’une station-service, un pub, un hôtel, ou encore une voiture :
« But then, for a clear second or two, and by way of an answer, Tom was there. He had a corporal, in battle gear, sitting beside him while he drove, under a brightening sky, down the M4. This was the first time this had happened on his journey, and it wouldn’t be the last. Jack wasn’t frightened or even surprised. » ((Swift, Graham. Wish You Were Here. 2011. (Londres: Picador, 2012) 216.))
Le narrateur souligne le caractère incongru de cette apparition, en mentionnant l’autoroute sur laquelle circule Jack sous un soleil radieux, autant de détails réalistes qui se substituent à l’obscurité d’un château gothique et semblent jurer avec le surnaturel. Le fantôme n’est en fait associé à aucun lieu précis : il hante le personnage en le suivant dans ses déplacements et en teintant l’espace ordinaire d’une présence qui finit par être perçue comme banale. Une telle apparition de l’étrange au sein du familier correspond à la définition de l’unheimlich ((Concept mis en lumière par Sigmund Freud dans son essai "Das Unheimliche" (1919): "l'inquiétante étrangeté est cette variété particulière de l'effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier" [Freud, Sigmund. L'Inquiétante étrangeté et autres essais. Trad. par Bertrand Féron (Paris: Gallimard, 1985) 215.)])). Cependant, dans le roman de Swift, contrairement aux récits traditionnels où le fantôme provoque la terreur de ceux qu’il poursuit, le spectre ne représente aucune menace. En outre, son apparition le place sur le même plan que les autres personnages, puisque le narrateur, en employant le verbe « be » (« was there »), laisse peu de doute sur la « réalité » du phénomène dans la conscience de Jack. Le fantôme chez Swift appartient-il alors toujours au surnaturel ?
Selon Todorov, le principe d’« incertitude » est ce qui caractérise le fantastique ((Todorov, Tzvetan. Introduction à la littérature fantastique (Paris : Éditions du Seuil, 1970) 29.)). Une telle hésitation transparaît à plusieurs moments dans le roman : Jack se demande s’il n’a pas sombré dans la folie, ou si l’apparition fantomatique n’est pas le fruit de son imagination: « Then he thought: Am I going mad ? » (216), « Had he simply imagined it this time ? » (218). Le spectre conduit parfois à outrepasser les frontières de la raison, ce qu’illustrent d’autres récits de fantômes, comme par exemple The Turn of the Screw (1898), où Henry James laisse planer le doute sur la folie dont le personnage de la gouvernante pourrait être victime. Dans Wish You Were Here, la distinction entre rêve et réalité devient parfois ainsi difficile à établir : « Sleep hadn’t entirely deserted him, but he’d passed a dreadful, see-sawing night, uncertain of what was truth or dream » (254); « it was only a dream » (254), « all some evil product of his mind » (254). L’incertitude qui entoure l’apparition spectrale trouve en outre un écho dans la grisaille qui domine l’espace du récit, comme si la réalité était en permanence recouverte d’un voile: « the blurring wind and rain » (5), « blinding rain » (5). L’omniprésence d’un paysage obstrué, rendu flou par la persistance de la pluie, est en effet à l’origine d’une perte de repères et d’une profonde incertitude qui facilitent l’émergence du surnaturel .
Néanmoins, le fantôme du roman finit par devenir un élément ordinaire et banal, une figure familière que le personnage ne s’étonne plus de voir apparaître : « as he entered, there, briefly, was Tom again » (221), « one of the other customers, he almost casually observed now, was Tom » (223). La figure du spectre se rapproche ainsi de celle de l’ange gardien, et ce d’autant plus qu’il finit par jouer un rôle crucial dans l’intrigue en tendant un miroir au personnage et en le sauvant d’une fin tragique.
2. Du spectral au spéculaire
Le mot « spectre », souvent utilisé comme synonyme de « fantôme », renvoie au champ de la vue, puisqu’il a pour origine étymologique « spectare », qui signifie « regarder » en latin ((Dauzat, A., Dubois, J., Mitterand, H. Dictionnaire étymologique et historique du français (Paris : Larousse, 2007) 784.)). Tout au long du roman, le fantôme est avant tout une vision, une apparition muette qui ne retrouve une voix salvatrice qu’au moment du dénouement. Il finit par s’apparenter à la figure du double en instillant le doute dans l’esprit du personnage principal : « this second shock had hit him, as if he’d seen not Tom, but himself in a mirror » (350). On peut en effet noter que la venue de Tom ramène Jack à sa propre condition : à plusieurs reprises, il redoute d’affronter le regard offert par un miroir ou un rétroviseur. Le voyage qu’il entreprend génère une douloureuse remise en question qui le place au centre du récit, et invite à lui accorder plus d’attention qu’au fantôme, qui ne serait que le reflet d’un esprit tourmenté. Les apparitions de Tom peuvent ainsi se lire comme le signe d’un deuil impossible : paradoxalement, le spectre ne serait pas la matérialisation de la mort, mais de son déni, d’un refus de la regarder en face en lui substituant l’illusion d’une présence. Le fantôme n’est alors que la création d’un esprit malade, atteint d’une extrême mélancolie.
Cependant, le personnage de Jack semble davantage hanté par son propre passé que par le spectre de son frère : « Now all the other ghosts, it suddenly seemed to him, were waiting for him too — sensing his approach, beyond the end of this blue, snaking motorway » (217). En se rendant dans le village du Devon où il a grandi, Jack doit affronter les spectres du passé : « He’d gone to bury Tom, but now all the things that had once been dead and buried had come back again » (300). Ces « choses » que le narrateur n’ose pas nommer avec plus de précision, ce sont les tragédies familiales dont Jack a tenté de se libérer en partant vivre ailleurs, mais qui ne cessent de le hanter. On peut ici penser au concept du fantôme tel que le définit Nicolas Abraham, c’est-à-dire une histoire inavouée, transmise de génération en génération, ou d’inconscient en inconscient ((Abraham, Nicolas. « Notules sur le fantôme » in Nicolas Abraham et Maria Torok, L’Écorce et le noyau (Paris : Flammarion, 1978) 429.)). Dans toute l’œuvre de Swift, le passé prend la forme de secrets enfouis ou de traumatismes indélébiles qui deviennent source de hantise pour les vivants. Dans Wish You Were Here, ces souvenirs douloureux ne sont pas de l’ordre du secret, mais ils envahissent l’esprit du personnage principal : le départ de son frère pour l’armée, la mort dramatique du père ou encore l’abandon de la ferme familiale font partie de ce passé tragique, qui semble résumé par la figure fantomatique de Tom. Ce dernier conduit son frère à reconsidérer sa propre existence, en lui permettant de s’affranchir de son histoire.
La menace représentée par le fantôme du frère mort au combat est en fait celle d’un enfermement dans le passé. En effet, si le motif du miroir invite à associer les deux frères, le « couple » qu’ils forment est également hanté par deux autres personnages, deux frères Luxton morts au combat lors de la Première Guerre Mondiale. L’héroïsme de ces figures tutélaires est honoré chaque année au mois de novembre lors de commémorations qui rythment la vie de la famille. À travers la mort de Tom au cours d’une autre guerre, le passé semble venir hanter les vivants en brandissant la menace d’une répétition de l’histoire familiale, incarnée dans le spectre du disparu et mettant dès lors en danger la vie de l’autre frère, perçu comme un jumeau. Au cours du récit, Jack semble en effet se rapprocher de plus en plus de Tom, et devenir lui-même une figure spectrale.
3. La poétique du revenant
Le terme de « revenant » désigne littéralement celui qui revient, et peut s’appliquer à la fois à Tom et à son frère : comme le suggère Pascale Tollance, Jack lui-même peut être perçu comme un fantôme ((Tollance, Pascale. op. cit., n.p.)). Jack semble en effet entreprendre une véritable catabase lors de son voyage : « as if he might have returned from the dead himself » (351). Il s’identifie au spectre qui traverse les époques et les espaces, à un revenant qui hante les lieux de son enfance : le motif du retour au pays natal structure ainsi le récit grâce à de multiples analepses.
Le paysage lui-même est de plus assimilé au fantôme, comme si les figures spectrales du passé étaient inscrites dans les lieux traversés. La ville de Bristol est par exemple teintée de surnaturel : « Bristol, like some phantom presence » (217). L’espace semble nécessairement source de hantise : de fait, il constitue très souvent chez Swift un palimpseste marqué par les spectres de l’histoire collective et individuelle. Cette dimension fantomatique de l’espace peut être rapprochée des textes influencés par la « psychogéographie » : ce concept mis au point par les situationnistes et utilisée par des auteurs contemporains comme Iain Sinclair, a pour objectif « l’étude des lois exactes et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus. » ((Debord, Guy. « Introduction à une critique de la géographie urbaine », Œuvres (Paris : Gallimard, 2006) 204.)) Cette théorie invite notamment à percevoir l’espace dans sa dimension verticale ((Coverley, Merlin. Psychogeography (Harpenden: Pocket Essentials, 2010) 14.)), en faisant apparaître les couches du passé qu’il renferme, comme autant de fantômes. Cette mise à nu est le plus souvent facilitée par la marche. Dans Wish You Were Here, Jack se déplace en voiture, mais c’est une dynamique assez semblable qui révèle l’espace comme hantise : le voyageur apparaît comme un nouveau type de flâneur-fantôme dans l’espace contemporain.
Cette poétique du revenant ne se limite pas à Wish You Were Here : d’autres romans de Swift mettent en scène cette sorte d’anti-héros fantôme, condamné à errer sur les lieux de son passé. Dans The Light of Day, le narrateur est un détective qui s’apparente à un spectre : il se fond dans l’ombre pour mener à bien sa filature, mais il est également celui qui revient continuellement sur les lieux du passé pour tenter de faire la lumière sur un crime, et peut-être également, tel un esprit tourmenté, pour trouver le repos. Comme le souligne le narrateur de Waterland, le spectre est la preuve de la fatalité de ce retour spatial et temporel : « Do not ghosts prove — even rumours, whispers, stories of ghosts — that the past clings, that we are always going back...? » ((Swift, Graham. Waterland. 1983. (Londres: Picador, 2010) 108.)) Le voyage de Jack est une façon de mettre un terme à cette hantise, en faisant disparaître les fantômes qui le poursuivent, et en lui permettant de quitter ce monde spectral : Tom finit en effet par sauver son frère de la folie en l’aidant à faire son deuil, en le confrontant à l’absence et à ses souvenirs, tout en lui permettant de reprendre le cours de son existence et d’éviter un drame lors du dénouement. Les errements du personnage peuvent ainsi s’interpréter comme une entreprise cathartique, et Wish You Were Here prouve que si le retour est un motif qui hante la fiction de Swift, le voyage se révèle être un puissant exorcisme.
Bibliographie
Abraham, Nicolas, et Maria Torok. L’Écorce et le noyau. Paris : Flammarion, 1978.
Coverley, Merlin. Psychogeography. Harpenden : Pocket Essentials, 2010.
Craps, Stef. « An Interview with Graham Swift » Contemporary Literature 50.4 (2009): 637-661.
Debord, Guy. Œuvres. Paris : Gallimard, 2006.
Freud, Sigmund. L’inquiétante étrangeté et autres essais. Paris : Gallimard, 1985.
James, Henry. The Turn of the Screw: Authoritative Text, Contexts, Criticism. Ed. Deborah Esch et Jonathan Warren. 2nd edition. New-York: Norton, 1999.
McGregor, Jon. Even the Dogs. London : Bloomsbury, 2010.
Mitchell, David. Ghostwritten: a Novel in Nine Parts. London : Sceptre, 1999.
Swift, Graham. Waterland. 1983. London : Picador, 2010.
---. Out of This World. 1988. London : Picador, 2010.
---. Last Orders. 1996. London : Picador, 2010.
---. The Light of Day. 2003. London : Penguin Books, 2006.
---. Wish you Were Here. 2011. London : Picador, 2012.
Todorov, Tzvetan. Introduction à la littérature fantastique. Paris : Éditions du Seuil, 1970.
Tollance, Pascale. « Lieu et non-lieu dans Wish You Were Here de Graham Swift » Études britanniques contemporaines 47 (2014) n.p., URL : http://ebc.revues.org/1772
Pour citer cette ressource :
Mathilde Le Clainche, Le passé comme fantôme dans Wish You Were Here de Graham Swift, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), septembre 2016. Consulté le 26/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-britannique/le-passe-comme-fantome-dans-wish-you-were-here-de-graham-swift