Vous êtes ici : Accueil / Langue(s) / Linguistique / La linguistique-fiction dans la littérature anglaise du 20e siècle : Notes sur Orwell, Burgess, Hoban et Golding

La linguistique-fiction dans la littérature anglaise du 20e siècle : Notes sur Orwell, Burgess, Hoban et Golding

Par Sandrine Sorlin : Maîtresse de Conférences - Université Paul Valéry - Montpellier 3
Publié par Clifford Armion le 22/05/2007

Activer le mode zen

Sur le modèle de la science-fiction, Sandrine Sorlin nous parle ici de linguistique-fiction et se penche sur les langues imaginaires dans la littérature.

Introduction

Nous parlerons ici de quatre langues imaginaires : de la Novlangue dans Nineteen Eighty-Four de George Orwell, du Nadsat dans A Clockwork Orange d'Anthony Burgess, du Riddleyspeak dans Riddley Walker de Russell Hoban et enfin de ce qu'on pourrait appeler le "Néandertalien" dans The Inheritors de William Golding. Mais plutôt que de parler d'utopie linguistique, il faudrait forger dans le cas qui nous intéresse la notion de dys-topie linguistique. La violence et le mal traversent en effet ces œuvres romanesques, et les événements dramatiques décrits portent un coup sévère à l'idéal d'une humanité apaisée et réunifiée par la communication. Les "langues fantastiques" sont au contraire déformées, altérées, rendues opaques, de manière à refléter le bouleversement du monde, c'est-à-dire aussi l'envers de toute reconstruction fantasmatique de la réalité. (C'est en effet la « langue comme fantasme » qui semble à l'origine des langues « fantastiques » décrites dans l'ouvrage dirigé par Sylvain Auroux, 1992.)

Mais le langage employé, et c'est ce que nous allons démontrer, ne se contente pas dans ces dystopies d'être la traduction verbale d'événements et de visions cauchemardesques : ici, la linguistique fantastique produit le cauchemar. Loin d'être un simple instrument, le langage est donc le personnage principal de ces ouvrages. Il est le protagoniste qui retarde ou fait avancer, englobe ou contraint l'action ou l'histoire, à tel point même qu'il nous faut désormais forger un autre terme pour cette littérature : la "langue-fiction" ou "la linguistique-fiction", expression qui a le mérite d'entrer en écho avec la science-fiction, laquelle met en avant la science, et non le langage, comme si les mots devaient être conçus comme n'étant que les véhicules d'une réalité à retranscrire. Certes, les altérations portées à la langue ne sont pas l'apanage du XXe siècle dans l'histoire du roman anglais. Ces œuvres sont les avatars d'une longue tradition anglo-saxonne sur laquelle il nous faudra revenir si l'on veut mieux percevoir les enjeux linguistiques de ces nouvelles manipulations sur la langue. Nous verrons alors que ces langages sont en rupture avec les conceptions des penseurs ou écrivains qui, depuis le XVIIe siècle, ont fait de la langue leur objet d'étude ou de préoccupation. Enfin, nous tirerons les enseignements et motivations de cette nécessité d'agir sur la langue dans les œuvres de notre corpus : nous verrons qu'elles visent toutes à une libération du langage.

1. Une longue tradition utopique

Il est frappant de constater que les philosophes et penseurs anglo-saxons ont été les premiers à s'intéresser à la possibilité d'une langue universelle ou philosophique. Umberto Eco nous en donne une raison : il s'agissait pour les Anglais de se détacher du latin, langue trop fortement associée à la religion catholique. Il était temps pour le langage de se libérer de l'idéologie religieuse. La Réforme anglaise impliquait déjà que fût pensée la possibilité d'une traduction, d'une retraduction créatrice, des discours orthodoxes qui manifestaient la primauté du Pape sur les souverains anglais. Les projets de langue universelle ou philosophique apparaissent ensuite comme une réaction contre « toutes ces idola qui ont obscurci l'esprit de l'humanité et l'ont tenu éloigné du progrès scientifique » (Eco, 1994, p.241). Les penseurs manifestaient ainsi le désir de construire une langue capable de refléter la nature telle que la science du XVIIe siècle la décrivait. Ils reprochaient en effet aux langues naturelles leur manque de clarté et déploraient l'absence d'une relation logique entre les idées et les mots censés les exprimer. Cette rigueur scientifique qu'ils comptaient imposer à la langue n'avait qu'un but : éliminer les termes ambigus mettant en péril l'expression d'une pensée claire et logique (Large, 1985, p.14). La langue "philosophique" était née. Il faut se souvenir également de l'importance des voyages d'exploration qui marquent l'histoire de l'Angleterre. A la suite des Espagnols et des Portugais, l'Anglais découvre la diversité des langues. La catastrophe de Babel est soudain ressentie comme une réalité : à chaque pays visité, une langue différente. Pour surmonter cette malédiction, les efforts s'orientent dès lors dans deux directions : retrouver la langue d'avant Babel, la langue unique parlée par Adam, langue parfaite dans laquelle chaque mot était le reflet transparent de la chose. L'autre solution consiste à élaborer une langue universelle à partir de concepts répertoriés, censés être les mêmes pour tous les êtres humains. En fait, les deux solutions trahissent la même nostalgie d'un paradis perdu et la même nécessité de retrouver une certaine unité langagière. Marina Yaguello remarque le développement simultané de la croyance en « la pluralité des mondes habitables » et l'élaboration d'une langue universelle « comme si l'universalité de la langue devait s'accompagner d'un élargissement d'une redéfinition de l'univers » (Yaguello, 1984, p.53).

La fiction anglaise témoigne dès lors d'un engouement pour les faits de langue et reflète la préoccupation des penseurs. Godwin est le premier en Angleterre à inventer la langue universelle des habitants de la lune, s'inspirant de la langue chinoise. Son œuvre de 1638, The Man in the Moon : or a discourse of a voyage thither by Domingo Gonsales, the speedy messenger, marque le début de la science-fiction anglaise (Large, 1985, p.17). Mais c'est Wilkins qui témoigne le mieux de l'interaction du monde littéraire avec celui des idées linguistiques. Ses premiers écrits fictionnels reprennent l'idée majeure de Godwin, celle d'une relation avec l'extra-terrestre, comme en témoigne son ouvrage de 1640 : The Discovery of a New World or a Discourse Tending to Prove that it is Probable that There May be a Habitable World on the Moon. Mais son obsession fut ensuite l'élaboration d'une langue philosophique qui équiperait l'homme d'un moyen parfait pour représenter le monde. Chez les penseurs comme Wilkins, auteur d'un Essay towards a real Character and a Philosophical Language (1668), ou comme Francis Lodwick dans Of a Universal Character, on délaisse le signifiant classique du langage naturel au profit du character' qui est un symbole, un signe réél' représentant une res' (Auroux, 1992, p.409). Lodwick, par exemple, écrit en 1647 sur une portée musicale dans Common Writing, code qui a le mérite d'être compris de tous : c'est ici que se nouent langue philosophique et langue universelle. Les tentatives d'élaboration de langues utopiques abondent. Cave Beck, un simple maître d'école de province, délimite dans son Universal Character de 1657 quatre mille concepts de base « dénotés par des nombres en chiffres arabes qui trouvent leurs clefs dans des listes alphabétiques de mots anglais ou français » (Auroux, 1992, p.414). L'accent est donc mis sur la réduction des objets du monde qu'il faut regrouper dans un ordre qui ait du sens pour aider l'esprit à raisonner.

Curieusement, le XVIIIe ne s'intéresse plus guère au projet d'une langue universelle. Chercheurs et penseurs ont tendance à ridiculiser ces langues artificielles dont la difficulté d'apprentissage est manifeste. D'autant qu'au siècle des Lumières, le regard porté sur la langage change : on affirme désormais que langage et pensée ont une influence mutuelle, ce que des philosophes comme Leibniz ou, en Angleterre, Locke, avaient déjà noté. Pour Locke, en effet, non seulement le signifiant est arbitraire mais le signifié lui-même entretient avec la réalité une relation non nécessaire. On s'éloigne manifestement des projets de langues adamiques qui prônent l'équivalence entre ontologie et linguistique. C'est le pouvoir, l'emprise du langage sur la pensée qui est mis en avant, et Locke annonce ce qui constituera toute la philosophie des Lumières en Europe, avec Condillac, Humbolt ou Fichte. Un rôle majeur est attribué au langage : c'est la thèse de « la nature linguistique de la pensée » (Auroux, 1992, p.444). Il n'en reste pas moins que Locke n'entend jamais réformer le langage lui-même. La langue philosophique ou universelle ne semble plus être une solution pour suppléer le défaut des langues, d'autant que les Idéologues français du XVIIIe siècle rejettent l'existence d'une pensée qui serait universelle. Le monde ne peut être catégorié ou conceptualisé de façon universelle pour ensuite se voir attribué une langue parfaite qui lui correspondrait en tous points. Le langage n'est pas second, il est premier ; c'est lui qui détermine la pensée : « la langue ne reflète pas un univers platoniquement préconstitué mais elle contribue à sa formation » (Eco, 1994, p.329). A la fin du siècle, les idéologues mettent un terme à toute recherche de langue philosophique.

Pourtant cette condamnation n'a pas sonné la fin de toute utopie de langues universelles, mais celles-ci s'inspirent davantage désormais des langues naturelles. Ce sont d'ailleurs des polyglottes qui mettent au point dans la deuxième moitié du XIXe siècle des langues artificielles, comme Monseigneur Schleyer avec son Volapük (1879-1880) ou le docteur Zamenhof avec l'espéranto (1887). Ces projets ont pour origine des motivations idéalistes et humanistes : il s'agit de préserver la neutralité du langage en matière religieuse et politique et de concevoir ainsi une langue à même de rassembler les hommes et de leur permettre de vivre heureux dans un monde paisible. Les déplacements internationaux, la création d'institutions comme la Croix Rouge ou la Société des Nations au tournant du siècle rendent palpable la nécessité d'une langue internationale pour effacer les barrières linguistiques, l'anglais ne se présentant pas encore comme une langue potentiellement dominante. Pour réussir comme langue internationale, ces langages devaient être faciles à apprendre, d'où la réduction du lexique, la régularisation de la grammaire (il n'y a plus d'exception), la suppression de toutes les lettres muettes. On cherche à éliminer le risque de la  polysémie et de l'imprécision, mais l'objectif semble moins philosophique, car ce sont avant tout des langues de communication.

Les deux guerres mondiales portent inévitablement un coup à ces projets idéalistes de communication harmonieuse et paisible, même si l'espéranto survit encore aujourd'hui. La langue dite internationale se limite à l'Occident (on ne parle plus de langue universelle depuis longtemps). Ce sont les relations économiques qui dictent la nécessité d'une langue dans un monde devenu plus pragmatique : l'anglais se présente comme la langue internationale de référence. C'est à partir d'elle que s'élaborent de nouvelles langues. C. K. Ogden propose en 1930 une version simplifiée de huit cent cinquante mots seulement, appelée le Basic English. Mais il ne s'agit pas d'invention linguistique au sens strict. Outre les guerres, on peut supposer que la fortune de la linguistique moderne au XXe siècle met en péril toute utopie du langage, puisque les études et courants linguistiques du milieu de siècle s'intéressent davantage aux langues dans leur diversité. L'hypothèse ultra-culturaliste de Sapir et de Whorf est un des produits de l'attention portée aux différentes langues dont on n'envisage plus la réduction à l'unité. Selon Whorf, les structures grammaticales et lexicales détermineraient une certaine vision du monde. Le langage serait donc propre à une culture, et ce mode de pensée différerait selon la langue utilisée. Les linguistes contemporains radicalisent ainsi les idées du XVIIIe siècle, lequel, on l'a vu, était conscient du pouvoir du langage sur la pensée. Il convient de noter toutefois que la fiction n'a pas en règle générale reflété l'engouement pour les langues universelles de la fin du XIXe et du début du XXe, comme elle l'avait fait au XVIIe. L'élan humaniste et positif ne trouve que peu d'écho dans la littérature. M. Yaguello affirme même que dans la science-fiction naissante, « le thème linguistique est absent » (Yaguello, 1984, p.67). L'exception est anglaise : The Future Race de Bulwer-Lytton en 1871 qui développe la langue vril'.

2. Des langues en rupture avec l'idéalisme de leurs ancêtres

Au XXe siècle, tout se passe dans la littérature anglaise comme si la fiction avait été rattrapée par l'histoire. Au sortir de la seconde guerre mondiale, Orwell imagine la montée d'un régime totalitaire en Océanie qui veut tout gérer jusqu'aux mots que prononceront les disciples de Big Brother ; Burgess présente un monde de violence où la communication entre êtres humains et plus particulièrement entre jeunes et adultes n'est plus possible ; Russell Hoban envisage le pire et imagine un langage d'après la destruction nucléaire de sa civilisation ; Golding nous présente aussi l'extinction d'une race par une autre, l'une possédant le langage, l'autre n'en ayant que les rudiments. Ces quatre langues imaginaires mettent donc en avant le lien qu'entretient la langue avec toute forme de pouvoir ou de domination, s'inscrivant en faux par rapport aux rêves de neutralité des concepteurs de langues universelles. Dans nos quatre œuvres, c'est un petit groupe seulement qui s'est emparé de ce qui devrait être le bien commun, le langage : le Parti Intérieur et Extérieur dans 1984, Alex et ses droogs' (ses amis) dans A Clockwork Orange (CO), les membres du gouvernement appelé le Ram qui seul possède la version écrite du mythe fondateur, le mythe de Eusa dans Riddley Walker (RW), et enfin nos ancêtres dans The Inheritors, dont l'anglais semble bien loin de refléter le prestige de l'anglais moderne et internationaliste du XXe siècle.

Ce qui est frappant à la lecture de ce corpus, c'est même l'extraordinaire rétrécissement géographique, qui contraste avec l'ouverture des frontières linguistiques  conditionnant les premières recherches sur une  langue universelle : on ne dépasse pas Londres chez Orwell ; CO est situé dans les Midlands ; l'espace géographique est limité à une seule région dans The Inheritors, et Hoban présente une île britannique de taille réduite (une bonne moitié est désormais sous les eaux à la suite de la fonte des glaciers). On ne peut guère parler d'u-topie, de non-lieu, puisque la plupart des romans sont situés de manière très précise, dans un espace géographique si délimité qu'il en devient étouffant, voire menaçant. Chaque homme est chez Orwell cantonné dans de petits logements tous équipés d'un télécran, symbole d'un pouvoir panoptique. De même chez Burgess, les hommes vivent dans de petites cases identiques regroupées dans de grands ensembles urbains. Dans RW, seuls les hommes et les chiens mangeurs d'hommes ont survécu à la catastrophe ; chaque espèce a marqué son territoire, et il est dangereux de s'aventurer hors de son lieu, site figé et mortifère.

Le langage est affecté sur un mode très voisin. La Novlangue est une langue décharnée, délestée de tous ses synonymes ou de tout sens figuré. Cette réduction et cet appauvrissement reflètent la pauvreté des hommes et des ressources dont ils disposent. Les exceptions sont bannies, la langue est uniformisée comme les hommes, habillés de la même combinaison, mangeant la même nourriture insipide. Dans RW, la langue reflète elle aussi le nouvel état de fait. L'anglais de 2347 O. C. (Our Count) a subi le même sort que l'atome en fission. Les syllabes et mots tronqués sont répartis sur la page comme des morceaux après l'explosion. La déformation linguistique répond à la déformation des corps : Lissener, un des personnages, n'a pas d'yeux. Dans CO, la langue des droogs est aussi violente que les actes perpétrés. Leur langage s'appuie sur la syntaxe anglaise mais est enrichi de termes russes anglicisés. Cette apparente richesse lexicale se révèle, après analyse, découpée en huit grands domaines sémantiques qui reflètent les huit domaines de préoccupation des droogs : l'alcool, l'argent, les hommes et les femmes, le sexe, la violence / les armes / les combats, les parties du corps / les vêtements, la nourriture, la perception. Les différentes bandes d'adolescents possèdent chacune un langage qui leur est propre. Loin des idéaux d'unité des langues imaginaires, ces langages privés sont au contraire façonnés pour ne pas être compris. Ce quadrillage de la langue reflète celui de la société : chacun est cloué chez soi le soir par la peur. Enfin dans The Inheritors, le langage limité reflète la perception limitée des hommes de Neandertal : il se restreint à quelques propositions simples, car les  hominiens communiquent surtout par télépathie ou par images, lesquelles ne nécessitent pas le recours à la réflexion. Le mot pensée' a d'ailleurs été éliminé de la Novlangue et n'existe pas en Nadsat.

Or, le langage n'est pas ici un simple reflet du monde comme il l'était pour les concepteurs de langues universelles ou philosophiques. Bien au contraire, la littérature anglaise imagine un langage qui produit une certaine vision du monde. D'affecté, le langage devient celui qui affecte. Si au XVIIe siècle le langage était écarté au profit de la pensée, dans la littérature anglaise du XXe le langage est le personnage principal dont le but est au contraire d'écarter, de court-circuiter la pensée. Chez Orwell, les linguistes d'Océanie élaborent une langue qui, en 2050, rendra toute pensée contraire aux exigences du Parti impossible. (Les principes de la Novlangue sont inscrits en Appendice.) Avec 1984, on passe d'une manipulation de la langue, propre à la rhétorique politicienne (dont l'échec de la persuasion est toujours possible), à une manipulation sur la langue, censée rendre cet échec impossible. Ce sont les mots eux-mêmes qui sont manipulés, altérés, tronqués, vidés de leur sens pour leur en imposer d'autres, afin d'atteindre la pensée, l'empêcher de se développer. Le langage débarrassé de tous les mots afférant à la liberté, à la pensée et à l'amour deviendrait, une fois inculqué, une sorte de police intérieure à même de régler le problème des dissidents au régime. Cette langue-police' rendra caduc tout corps d'armée puisque c'est linguistiquement que les hommes s'aligneront sur les préceptes du Parti.

La Novlangue est, si l'on veut, une version poussée à l'extrême de la langue universelle et philosophique puisqu'elle en reprend la méthode à défaut des objectifs : anéantissement des irrégularités, prononciation claire de toutes les lettres, identité des adverbes et des adjectifs ; le même mot peut porter en lui-même son contraire par simple ajout d'un préfixe : good / ungood. On sait qu'Orwell s'est inspiré du Basic English pour sa langue. L'écrivain pousse aussi à l'extrême les études linguistiques de son temps et notamment l'hypothèse whorfienne, lui donnant une implication totalitaire qu'elle n'a pas à l'origine : si la langue détermine une certaine perception du monde, alors il suffit de transformer la langue pour manipuler la vision des choses. En 2050, le monde sera déterminé linguistiquement.

Linguistique et société, langue et pouvoir sont en adéquation trop parfaite dans 1984 pour laisser l'homme libre ; cette superposition sans reste du système langagier et du système étatique ne peut se faire, on l'a vu, qu'au détriment de la pensée. On notera toutefois que dans CO, langue et société sont en rupture totale. Le nouveau gouvernement, fraîchement élu sur des promesses d'éradication de la violence, décide pour s'en débarrasser d'adopter des méthodes totalitaires  infra-linguistiques : des scientifiques injectent dans le corps d'Alex un produit qui lui donnera la nausée dès que lui viendra l'idée de faire le mal, ou qu'il prononcera une parole trahissant un désir violent (Burgess, 1972, pp.74-101). Alex sera alors contraint de faire le bien. Au fondement de la méthode scientifique présentée par Burgess se trouve donc l'idée que l'intention vaut l'acte, que la pensée comme le langage sont immédiatement performatifs. Alex n'a plus la possibilité de parler gratuitement, sans faire suivre ses intentions de ses actes. Toute parole est condamnée à être lourde de conséquence car on accorde à tout prix un sens aux mots ; d'une certaine manière les scientifiques imposent un sens, leur sens, aux mots entendus. Le langage perd de sa liberté, de sa gratuité, de sa facticité car on s'est une nouvelle fois emparé de lui. Il est désormais chargé d'une puissance asservissante.

C'est cette même facticité que Goodparley refuse au langage dans RW. Goodparley est le Premier Ministre ou, en Riddleyspeak, Pry Mincer' du gouvernement, qui a la conviction que, sur cette terre où il ne reste rien de la grandeur de la civilisation passée, la langue est seule à même de communiquer des informations sur les hommes d'avant la catastrophe. Elle est l'unique lien avec le passé : le seul héritage est linguistique. Derrière l'analyse de textes anciens, se cache chez le premier ministre un but politique : il veut retrouver, avant tout le monde, la formule du 1 Big 1 (un signifiant flottant qui désigne tantôt la bombe tantôt toute forme de pouvoir qui a donné la puissance aux êtres précédents), seule à même d'assurer son pouvoir. Dans RW, la puissance et la domination sur le monde ne peuvent être atteints que linguistiquement. L'interprétation erronée de la Légende de St Eustache qui date du XVe siècle (Hoban, 2002, pp.123-130) par le premier ministre est la conséquence de son obstination à faire dire au langage ce qu'il ne dit pas. Il oublie que tout énoncé est nécessairement contextualisé, le fait d'une époque, d'une société et de mœurs qui ne sont pas transposables. En fait ces erreurs sont dues à sa volonté "finaliste" d'imposer à un texte religieux une grille de lecture scientifique dont le résultat recherché est connu d'avance (la formule du 1 Big 1). L'interprétation ne peut être que faussée puisqu'il manipule le langage pour parvenir à ses fins.

3. Des-incarcération de la langue dans l'espace littéraire

Il existe toutefois un autre type de manipulation dans ces œuvres : la manipulation non plus politique, mais poétique de la langue. Car les auteurs de ces romans procèdent eux aussi à une appropriation de ce bien commun qu'est la langue. Si les personnages manipulent la langue pour affirmer leur pouvoir, l'auteur quant à lui la manipule à des fins poétiques. C'est ici qu'une rupture s'installe entre langage poétique et langage politique, visant une libération du et par le langage, une désincarcération hors du lieu dystopique où il était enfermé : pour reprendre la fameuse distinction de Michel de Certeau, (dans L'Invention du quotidien, il décrit le lieu comme un ordre immobile dans lequel chaque chose a sa place propre alors que l'espace se définit comme une libre pratique de ce lieu) on dira que l'altération poétique ouvre un espace linguistique. Et c'est bien dans cet espace que se situe et se produit la liberté du lecteur.

Dans CO par exemple, la volonté gouvernementale de faire fusionner langue et action, intention et réalisation, se trouve finalement contrecarrée par le triomphe (le livre qu'écrit Alex à la première personne) d'une langue libre de s'exprimer comme elle l'entend. En rupture avec le canon littéraire, cette langue violente représente un point toujours plus positif que la volonté de couper scientifiquement la parole aux hommes. Comparé à la Novlangue, le Nadsat est une langue de vie. Burgess a élaboré une langue vive, fluide et souple, concrète et tonitruante, soutenue par un humour relevé. Pour Burgess, mieux vaut une langue violente qu'une langue soumise qui rentre docilement dans le moule fixé par l'Etat. Dans 1984, Winston est finalement happé par la machine étatique mais il s'est accroché jusqu'au bout à la liberté que lui procurait l'écriture illégale de son journal intime. Cette résistance peut être aussi celle du langage lui-même comme dans RW. La langue est bien l'héroïne de la catastrophe nucléaire. Au premier abord dépouillé et humilié, le Riddleyspeak se révèle être lourd d'un passé enfoui dans ses mots. Les signifiants raccommodés tant bien que mal après l'explosion portent les cicatrices d'une histoire qui dépasse même ses locuteurs et ne peut être comprise que du lecteur. Il suffit d'ouvrir ces mots pour en découvrir les secrets, comme si une autre langue renaissait sous cette langue déformée, la rendant plus riche encore. Seule survivante des ruines, elle a continué de vivre alors que ses locuteurs ont disparu. Le héros, Riddley Walker, a compris la liberté que conférait le langage poétique : il tente de relancer un théâtre de marionnettes en marge du théâtre institutionnalisé du gouvernement (Hoban, 2002, p.213-220). Dans sa fiction, le langage ne servira qu'à distraire les spectateurs, loin de toute ambition de pouvoir si ce n'est celui qui consiste à dénoncer par la parodie et l'humour.

Dans CO, comme dans RW, le langage poétique semble donc sortir victorieux de l'épreuve à laquelle la littérature le soumet. La prépondérance est en effet donnée aux signifiants : la langue abonde en répétitions et en onomatopées, de telle manière que les sons ont tendance à transporter le sens plus que les signifiés eux-mêmes, donnant à penser que le Riddleyspeak et le Nadsat sont au plus près du rythme de la vie. Loin de rechercher la transparence adamique entre les mots et les choses, les langues fantastiques exploitent au maximum les potentialités de la langue, comme si les romanciers anglais croyaient finalement au pouvoir de la déformation de la langue, comme si le travail sur la langue pouvait encore assurer sa liberté à l'homme en contre-carrant la puissance de la langue politique.

C'est ce que nous confirme la lecture de The Inheritors. Dans l'œuvre de Golding, c'est la langue dans sa version non-modifiée qui est présentée comme une atteinte à la liberté humaine. La langue des "héritiers", des Homo Sapiens, c'est-à-dire la langue telle que nous la connaissons, est sans cesse décrite comme une forme de violence contre l'autre, les autres et le monde. Voilà pourquoi les hommes de Néandertal, représentants condamnés d'une culture éminemment pacifique, appréhendent le monde seulement par les sens, c'est-à-dire immédiatement, sans la médiation de l'outil, qu'il soit technique ou linguistique. L'autre n'est pas perçu comme un objet à envisager à distance, d'un point de vue centralisateur et totalisateur. Le monde néandertalien est donc un ensemble relativement silencieux, pris en charge par une narration au plus près de la perception immédiate des choses, opposé au monde surchargé de paroles des Homo Sapiens, auxquels la narration délègue souvent la responsabilité des énoncés reproduits au style direct. Dans le monde déjà civilisé de nos ancêtres, une hiérarchie claire s'affiche sans cesse, dominée par un patriarche, the old man', maître de la parole et des femmes, se servant toujours du langage sur le mode performatif.  Les dissensions sont grandes, comme si le langage avait vocation à diviser irrémédiablement les membres d'une même société. Par opposition à la communauté néandertalienne, caractérisée par le respect silencieux d'un ordre naturel dominé par les figures maternelles, le langage de l'Homo Sapiens est présenté soit comme une imposition, soit comme une injonction.

Et pourtant, tout est encore possible. Il ne faut jamais oublier que la Novlangue de Nineteen Eighty-Four n'est jamais qu'un projet, dont on nous parle au passé, dans un Appendice. Alex sort finalement de sa prison artificielle dans CO. RW se clôt sur la montée en puissance de l'artiste, Riddley. Et chez Golding, The Inheritors s'achève également sur une figure de l'artiste, Tuami, en retrait par rapport aux autres. Des individualités émergent donc, des artistes, capables de réinterpréter le monde et de remettre en jeu les discours figés, se libérant du groupe comme du langage commun, affirmant leur individualité à travers leur travail sur les signes. C'est à eux que revient en dernier lieu la tâche de libérer le langage, de réinsuffler de la vie dans la langue et de dessiner en creux la figure de la liberté. La volonté de corriger les imperfections langagières ne peut mener qu'à la catastrophe : c'est bien la leçon principale chez Orwell. Les trois autres œuvres jouent au contraire sur les imperfections, et loin de rendre la langue parfaite et transparente, elles l'obscurcissent à dessein. Le Riddleyspeak, le néandertalien et le nadsat sont bien loin de répondre aux exigences de simplicité et de facilité d'apprentissage de la langue universelle. Mais c'est aussi cette difficulté qui rend possible et nécessaire le travail de l'interprétation, où s'assure la liberté du lecteur. C'est au prix d'une lecture exigeante que se gagne le combat contre les dystopies linguistiques. Le roman exige alors de son lecteur qu'il pense soudain autrement sa relation au langage et au monde pour devenir par là-même un homme libéré.

Références

AUROUX, Sylvain (éd.), Histoire des idées linguistiques, « Le développement de la grammaire occidentale », tome 2, Liège : Pierre Mardaga, 1992.

AUROUX, Sylvain, Jean Claude CHEVALIER, Nicole JACQUES-CHAQUIN et Christiane MARCHELLO-NIZIA, (éd.)., La Linguistique fantastique, Paris: Joseph Clims, Denoël, 1985.

BURGESS, Anthony, A Clockwork Orange, Londres: Penguin Books, 1972.

CERTEAU, Michel (de), L'Invention du quotidien, « 1. arts de faire », Paris : Gallimard, 1990.

ECO, Umberto, La Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne, Paris : Editions du Seuil, 1994.

GOLDING, William, The Inheritors, Londres: Faber & Faber, 1955.

HOBAN, Russell, Riddley Walker, Londres: Bloomsbury Publishing, 2002.

LARGE, Andrew, The Artificial Language Movement, Londres : Basil Blackwell & André Deutsch, 1985.

ORWELL, George, Nineteen Eighty-Four, Londres: Penguin Books, 1985.

YAGUELLO, Marina, Les Fous du langage, Des langues imaginaires et de leurs inventeurs', Paris : Editions du Seuil, 1984.

Article originellement publié sous le titre "La LINGUISTIQUE-FICTION dans la littérature anglaise du XXe siècle : notes sur Orwell, Burgess, Hoban et Golding", dans la revue Travaux & Documents n°23, Uglossies,sous la direction de Françoise Sylvos. Article reproduit sur La clé des langues avec l'autorisation de l'auteur et de Mme Françoise Sylvos.

Extraits pour la classe

George Orwell, Nineteen Eighty-Four

The second distinguishing mark of Newspeak grammar was its regularity. Subject to a few exceptions which are mentioned below, all inflections followed the same rules. Thus, in all verbs the preterite and the past participle were the same and ended in -ed. The preterite of steal was stealed, the preterite of think was thinked, and so on throughout the language, all such forms as swam, gave, brought, spoke, taken, etc., being abolished. All plurals were made by adding -s or -es as the case might be. The plurals of man, ox, life, were mans, oxes, lifes. Comparison of adjectives was invariably made by adding -er, -est (good, gooder, goodest), irregular forms and the more, most formation being suppressed.

The only classes of words that were still allowed to inflect irregularly were the pronouns, the relatives, the demonstrative adjectives and the auxiliary verbs. All of these followed their ancient usage, except that whom had been scrapped as unnecessary, and the shall, should tenses had been dropped, all their uses being covered by will and would. There were also certain irregularities in word-formation arising out of the need for rapid and easy speech. A word which was difficult to utter, or was liable to be incorrectly heard, was held to be ipso facto a bad word: occasionally therefore, for the sake of euphony, extra letters were inserted into a word or an archaic formation was retained.

George Orwell, Nineteen Eighty-Four, Londres: Penguin Books, 1987 [1949], p. 316 (Appendix).

Anthony Burgess, A Clockwork Orange

Cet extrait se situe dans la première partie du livre. Alex, arrêté et condamné, est emmené dans une cellule surpeuplée où il doit trouver sa place au milieu de prisonniers violents.

So I was kicked and punched and bullied off to the cells and put in with about ten or twelve other plennies, a lot of them drunk. There were real oozhassny animal type vecks among them, one with his nose all ate away and his rot open like a big black hole, one that was lying on the floor snoring away and all like slime dribbling all the time out of his rot, and one that had like done all cal in his pantalonies. Then there were two like queer ones who both took a fancy to me, and one of them made a jump on to my back, and I had a real nasty bit of dratsing with him and the von on him, like of meth and cheap scent, made me want to sick again, only my belly was empty now, O my brothers. Then the other queer one started putting his rookers on to me, and then there was a snarling bit of dratsing between these two, both of them wanting to get at my plott. The shoom became very loud, so that a couple of millicents came along and cracked into these two with like truncheons, so that both sat quiet then, looking like into space, and there was the old krovvy going drip drip drip down the litso of one of them. There were bunks in this cell, but all filled. I climbed up to the top one of one tier of bunks, there being four in a tier, and there was a starry drunken veck snoring away, most probably heaved up there to the top by the millicents. Anyway, I heaved him down again, him not being all that heavy, and he collapsed on top of a fat drunk chelloveck on the floor, and both woke and started creeching and punching pathetic at each other. So I lay down on this vonny bed, my brothers, and went to very tired and exhausted and hurt sleep. But it was not really like sleep, it was like passing out to another better world. And in this other better world, O my brothers, I was in like a big field with all flowers and trees, and there was a like goat with a man's litso playing away on a like flute. And then there rose like the sun Ludwig van himself with thundery litso and cravat and wild windy voloss, and then I heard the Ninth, last movement, with the slovos all a bit mixed-up like they knew themselves they had to be mixed-up, this being a dream:

Boy, thou uproarious shark of heaven Slaughter of Elysium, Hearts on fire, aroused, enraptured, We will tolchock you on the rot and kick Your grahzny vonny hum.

Anthony Burgess, A Clockwork Orange, Londres, Penguin Books, 1972 [1962], pp. 58-9.

Russell Hoban, Riddley Walker

Riddley retrace l'histoire de l'humanité depuis ses débuts. De nomade respectueux de la nature, l'homme est devenu peu à peu sédentaire, mettant la nature à son service. Gagné par la soif de profits, il agrandit sa propriété et fait fructifier ses biens. Les hommes ont désormais peur de la nuit ; ils ne vivront plus jamais paisiblement, en harmonie avec la nature et les autres jusqu'à provoquer le 1 Big 1 (l'explosion nucléaire) qui perturbera désormais les jours et les nuits des hommes.

Every morning they were counting every thing to see if any thing ben took off in the nite. How many goats how many cows how many measurs weat and barly. Cudnt stop ther counting which wer cleverness and making mor the same. They sais, Them as counts counts moren them as don't count.'

Counting counting they wer all the time. They had iron then and big fire they had towns of parpety. They had machines et numbers up. They fed them numbers and they fractiont out the Power of things. They had the Nos. of the rain bow and the Power of the air all workit out with counting which is how they got boats in the air and picters on the wind. Counting cleverness is what it wer.

When they had all them things and marvelsome they cudnt sleap realy they dint have no res. They wer stressing ther self and straining all the time with counting. They said, What good is nite its only dark time it aint no good for nothing only them as want to sly and sneak and take our parpety a way.' They los out of memberment who nite wer. They jus wantit day time all the time and they wer going to do it with the Master Chaynjis.

They had the Nos. of the sun and moon all fractiont out and fed to the machines. They said, Wewl put all the Nos. in to 1 Big 1 and that wil be the No. of the Master Chaynjis.' They bilt the Power Ring thats where you see the Ring Ditch now. They put in the 1 Big 1 and woosht it roun there come a flash of lite then bigger nor the woal worl and it ternt the nite to day. Then every thing gone black. Nothing only nite for years on end. Playgs kilt peopl off and naminals nor there wernt nothing growit in the groun. Man and woman starveling in the blackness looking for the dog to eat it and the dog out looking to eat them the same. Finely there come day agen then nite and day regler but never like it ben befor. Day beartht crookit out of crookit nite and sickness in them boath.

Now man and woman go afeart by nite afeart by day. The dog all lorn and wishful it keaps howling for the nites whatre gone for ever. It wont show its eyes no mor it wont show the man and woman no 1st knowing. Come Ful of the Moon the sadness gets too much the dog goes mad. It follers on the man and womans track and arga warga if it catches them.

The fires col

My storys tol

Russell Hoban, Riddley Walker, Londres, Bloomsbury, 2002 [1980], pp. 19-20.

 

Pour citer cette ressource :

Sandrine Sorlin, "La linguistique-fiction dans la littérature anglaise du 20e siècle : Notes sur Orwell, Burgess, Hoban et Golding", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mai 2007. Consulté le 26/04/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/langue/linguistique/la-linguistique-fiction-dans-la-litterature-anglaise-du-20e-siecle