Religion et politique (Entre la grande séparation et la consubstantialité)
Je voudrais apposer quelques nuances qui auraient à tempérer ce qui semble être la polarité sur laquelle tout un chacun aujourd'hui réfléchit, celle qui distancie la « grande séparation » de la « consubstantialité » ((Il me plaît de convertir le terme qui désigne un dogme chrétien en notion destinée à caractériser l'a priori qui représente l'islam chez les siens mêmes comme dans le sens commun universel.)) entre politique et religion, la première parfaitement représentée par l'Occident, l'autre, commune aux traditions historiques, venant à être polémiquement actualisée par l'islam.
Sans aller jusqu'à cautionner le chic du radicalisme qui le caractérise, je ne peux occulter la part du vrai qui se pense dans l'œuvre de Giorgio Agamben même si, encore une fois, je ne le suivrai pas lorsqu'il cède au snobisme de l'extrême qui le conduit à accabler le système auquel l'organisation politique occidentale a abouti. Car pour nous la démocratie, en ses manques et manquements, en ses insuffisances et carences, demeure la seule visée atteignable par notre raison pratique. Et pour en restaurer les virtualités, disons avec Jacques Derrida, qu'elle est toujours à venir.
Cependant, la rémanence théologique pointée par Agamben dans son polyptique Homo Sacer, en suivant les sillons creusés par Ernst Kantorovicz, Carl Schmitt et Michel Foucault, agit en effet au sein de nos démocraties pour troubler la grande séparation qui les fonde en principe. Des rudiments de la tradition théologico-politique continuent de produire sourdement leurs effets, fût-ce sous forme de trace. Je citerai deux exemples perceptibles par quiconque sait observer. Le suffrage universel n'empêche pas l'incarnation du corps politique républicain, il ne l'exile pas, pour une part, du sacré qui investissait le corps royal au temps de la monarchie de droit divin. Cette dimension symbolique est patente et semble même renforcée par le vote populaire qui est à l'origine du système présidentiel. C'est ce vote qui la légitime, non pas comme fondement mais comme reste de l'ordre monarchique transformé en supplément républicain, entretenu par le suspens et le provisoire, car une autre élection ou la limitation du nombre des candidatures peuvent sanctionner l'élu et éteindre de son vivant l'aura dont il avait joui en tant que président. En France et aussi en Amérique, malgré l'encadrement constitutionnel, malgré le contrôle du droit, malgré la liberté de la critique, toute personne qui occupe la présidence est transfigurée par la fonction. Et, plus que jamais, en ces temps où règne l'information audio-visuelle, c'est par l'image que le président assure sa présence dans la cité tandis que le corps réel est réservé à un espace difficilement accessible, bien gardé, pour ainsi dire inatteignable, c'est-à-dire correspondant à la définition élémentaire du sacré. Et lorsque, par privilège, le citoyen rencontre en chair et en os son président le mystère d'une image qui s'incarne opère.
Je voudrais aussi rappeler que, dans un pays aussi laïque que la France, la rémanence catholique apparaît dans une partie des jours fériés qui créent la vacance en laquelle s'éprouve le pacte communautaire au cœur du retrait individuel ou dans la communion de petits groupes que rassemble la parenté ou l'affinité. A côté des fêtes qui honorent la Nation et la République en célébrant les victoires politiques et militaires (le 14 juillet, le 11 novembre, le 8 mai, le 18 juin), s'enchaînent les mémorisations religieuses entre Toussaint, Nativité, Pâques, Pentecôte, Ascension, Assomption. A moins que ce référent religieux appartienne à l'identité de la nation, auquel cas le critère religieux s'avèrerait franchement prégnant au sein même de la République. Nous préférons y déchiffrer une trace plutôt subconsciente qui signale que la coutume procède généalogiquement de la religion, que, dans le processus de sécularisation, le rite social garde en souvenance le culte auquel il était jadis aggloméré.
Du côté de la consubstantialité, une force intrinsèque distancie le politique et le religieux, pourtant déclarés d'une solidarité insécable. Dans les actes, un écart s'instaure et sépare les deux domaines que la croyance confond. Certes si nous prenions pour argent comptant ce que les sectateurs affirment de leur dogme et de leur culte, nous serions emportés par la naïveté qui pense que l'acte se conforme fatalement à la parole. Dans un entretien publié récemment par le quotidien de langue arabe édité à Londres (Asharq al-Awsat), le porte-parole des Talibans d'Afghanistan dit : « L'islam est une totalité, tout y est gouverné par la loi divine contenue dans le Livre saint et la Tradition prophétique. Tout y est englobé : le politique, le militaire, l'économique, le social, l'intime, le juridique, l'éthique. Notre religion est totalisante. Nous n'avons besoin de personne, surtout pas de l'Occident pour avoir à parachever notre téléologie. Nous n'aurons recours qu'aux deux extériorités que sont la science et la technique pour être en mesure d'exploiter comme nous l'entendons nos richesses ». Voilà des propos qui réconfortent la doxa. Mais cette formulation ne constitue-t-elle pas l'illusion d'une croyance ? ne s'assimile-t-elle pas à un vœu pieux ? Il est vrai que, pour nous, ce type d'opinion ne procède pas d'une référence principielle incontestable.
« Religion totalisante », dit-il ; ce à quoi nous répondons que, intervenant dans le siècle, cette tradition se change en idéologie de combat, l'éloignant de ses constituants premiers, la transmutant vers le totalitarisme. Et dans les temps historiques, tout ce qui a été réalisé de grand par les civilisations de l'islam ne se pliait pas forcément aux prescriptions saintes qui unit l'Etat à la religion (dîn wa dawla); au contraire, de telles splendeurs ont éclos en contournant la table des lois religieuse, en rusant avec elle, en la traversant, en l'adaptant, en l'interprétant pour séparer les deux instances, l'Etat et la religion, creuser la distance entre le fait et le principe : tel est l'effet du pragmatisme propre au politique.
Prenons l'exemple du droit : la ruse juridique a été à l'œuvre pour que le législateur prenne en considération le droit coutumier (urf) ou qu'il adopte les antériorités pertinentes qu'il avait rencontrées dans les espaces de haute civilisation qu'il a foulé dans le sillage de la conquête, comme en Perse ou sur les territoires marqués par la latinité. Il me suffit de mesurer l'effet du droit romain sur le droit malékite en Ifriqiya, adaptation arabe de l'Africa - qui correspond à la Tunisie actuelle débordant vers l'ouest algérien. De cet effet, je donne un seul exemple, celui qui concerne la notion de maçlaha, adaptation de l'utilitas, cette prise en compte de l'intérêt commun qui autorise de transgresser le commandement religieux si le bien public l'exige. Cette procédure introduit de l'écart et du jeu qui, dans la pratique, met à mal la prétendue consubstantialité entre droit, politique et Ecritures saintes.
Et le recours à la ruse fut aussi corrosif dans le domaine des transactions financières qui irriguaient le commerce international médiéval en contournant l'interdit de l'usure et des intérêts. Par le jeu fictif de l'achat et de la vente, la prise d'intérêt est ainsi déguisée en contrat d'échange. C'est la notion de mokhâtara (« prise de risque ») qui couvre cette opération, laquelle fut si efficace qu'elle fut adoptée par les catholiques, eux aussi confrontés à l'interdit de l'usure ; ainsi l'ont-ils inscrite dans le droit canon sous la même appellation.
Et ceux qui prônent aujourd'hui la finance islamique ne procèdent pas autrement. Ils mobilisent bien des techniques spéculatives pour déguiser les intérêts financiers par de virtuelles transactions commerciales. De fait, depuis le XIXe siècle, plus que jamais la ruse juridique n'a cessé d'être utilisée pour que les sources du législateur soient élargies vers le droit positif et les dispositions du droit international et commercial. Et de nos jours, dans les relations entre nations, l'invocation de la Sharî'a comme source unique ou principale dont dispose le législateur correspond beaucoup plus à une distinction idéologique qu'à une pertinence heuristique.
On n'échappe pas à son siècle. Et le siècle techniquement est pour l'autonomie des champs. Il instaure des discontinuités attentatoires à la consubstantialité. Il suffit que le porte-parole des Talibans se déplace pour le pèlerinage, qu'il visite Médine et La Mecque. Il verra que l'état des lieux ne peut confirmer la conviction qui l'incite à croire qu'il est encore le contemporain du prophète pour qui il voue un culte. Le saint des saints de l'islam est bien plus empreint par l'esprit des formes de Manhattan et de Disney Land que par le modèle originel de l'oratoire se déployant en salle hypostyle. Le gigantisme de l'élévation environne la mosquée sainte, laquelle, très agrandie et étagée, a été rebâtie selon la pseudo esthétique de l'imitation qui se substitue à l'original et vous dispense d'en goûter la singularité. Lorsque, à la Mecque, l'on se trouve orant, pérégrinant dans l'enceinte du Harâmsharîf (« noble Sanctuaire »), l'on est assailli par les symboles du consumérisme qui apparaissent jusque dans la forme architecturale et dans l'esprit qui se dégage de l'espace. Cette greffe qui vient du monde de la «grande séparation » peut-elle contribuer à affermir la « consubstantialité » réclamée localement ? Ou instaure-t-elle objectivement la discontinuité qui accélère le processus de séparation au cœur de la croyance prônant l'unification des champs? Quant à nous, nous pensons qu'inconsciemment la séparation chemine sans retour dans un imaginaire islamique destinalement marqué par le XXIe siècle malgré son apparent archaïsme.
C'est voir court que de penser avec le porte-parole des Talibans que l'accès à la science et à la technique est sans conséquence pour la croyance. Deux exemples extraits de l'histoire de l'islam en montrent l'inanité. Abû Bakr Râzî (Xe s.), le plus grand médecin de langue arabe, se confirme matérialiste, déiste, quasi agnostique, pourfendeur des mythes religieux, du monothéisme et de ses prophètes, pour avoir fréquenté Galien et le logos grec. Et Averroès (XIIe s.), comme nombre de philosophes hellénisants articulés à l'islam, ne purent croire à la Création ex-nihilo scripturaire ; ils lui préféraient le processus continu, évolutif, après avoir été convaincus par l'argumentation aristotélicienne.
Quitte à vous paraître positiviste, j'opterai pour un processus historique unique qui, dans le rapport entre religion et politique, fait passer les formations humaines de la « consubstantialité » à la « séparation ». Aussi situerai-je aujourd'hui les pays d'islam, dans leur majorité et à des degrés divers, sur la ligne de fuite décrite par Hobbes pour les Etats européens du XVIIe siècle. C'est-à-dire que nous sommes en islam aussi en train de passer du théologico-politique à l' « anthropolitique ». En plus, nous pensons que la distinction spinoziste entre le prince et le pontife est en islam plus que jamais opérante (ce qui favorise en cette entité la prédisposition à jouer la « séparation »). Nous dirons alors qu'aujourd'hui le prince a neutralisé le pontife, l'a soumis à son autorité ; cette tâche accomplie, le prince s'approprie la revendication d'agir au nom de la religion en imposant à ses sujets sa propre vision de la foi. Prenons l'exemple le plus extrême, celui de l'Arabie Saoudite, laquelle a été désignée du doigt après le traumatisme du 11 septembre. Quinze des dix-neuf terroristes de ce jour funeste n'étaient-ils pas Saoudiens ? Ben Laden, l'inspirateur de leur acte meurtrier, n'est-il pas Saoudien ? C'est que l'hégémonie du pôle pontifical était telle qu'en dernière instance le 11 septembre ne représente que le passage à l'acte du message qui était transmis par l'institution religieuse saoudienne dont la pensée est née de la collaboration entre les docteurs wahhabites et certains ténors des Frères musulmans égyptiens expatriés en Arabie aux débuts des années 1970 (notamment le frère de leur idéologue le plus destructeur Saïd Qutb).
Et, depuis qu'il était prince héritier, le roi actuel Abdallah a su juguler la puissance des pontifes après avoir gagné militairement et policièrement la guerre intérieure contre les suppôts d'al-Qâ'ida et leurs affidés. Il a imposé ainsi à ses sujets sa propre vision de la religion en prônant la wasatiyya ((Notion extraite du Coran : « Nous avons fait de vous une communauté médiane (ummatu wasat).)), cet islam du « juste milieu », présenté en alternative à l'islam des islamistes, celui-ci étant disqualifié par un terme coranique négatif, ghulw («excès »). Contre l'exclusivisme, l'abolition de l'altérité, le fanatisme, la guerre prônés par les tenants du ghulw ((Autre notion extraite du Coran où elle est notamment appliquée aux « gens du Livre (les scripturaires juifs et chrétiens) qui usent de ghulw, d'excès, de démesure dans linterprétation de leurs écritures.)), la wasatiyya met en premier la rahma (« miséricorde, compassion ») qui rend effectives la diversité et l'égalité humaines au-delà de la différence de croyance. La wasatiyya s'adapte aussi à la notion de tolérance assimilée au mot arabe tasâmuh qui veut dire : « s'accepter l'un l'autre, se reconnaître, se faire pardonner mutuellement l'offense ».
Deux actions illustrent cette soumission du pontife au prince. La première a été la création il y a trois ans de l'université internationale de Djedda. C'est, au reste, l'unique université arabe qui trouve place depuis deux ans dans le classement de Shanghai qui répertorie les 500 universités les plus performantes dans le monde. C'est aussi le premier espace académique et public qui instaure la mixité en Arabie. Ce fait a provoqué des sermons véhéments de la part d'un des grands pontifes du Royaume. Et le prince a eu les moyens de sévir contre le shaykh rebelle, lequel fut révoqué et contraint à l'isolement dans l'enceinte de sa demeure.
La seconde initiative royale concerne la très belle exposition archéologique qu'a abrité l'été dernier le Musée du Louvre, précisément dans le hall Napoléon (du 14 juillet au 27 septembre). Elle a eu lieu suite à la décision du prince contre ce qui se pense dans le pontificat. En effet, les docteurs wahhabites assimilaient tous les produits archéologiques, statues et autres images aux idoles, bétyles, pierres dressées, autels dénoncés comme signes de l'idolâtrie contre laquelle s'est dressé le Coran en invoquant le Dieu « Un, Impénétrable, qui n'a pas engendré et n'a pas été engendré » (sourate CXII). Le pontificat wahhabite est contre toute forme de médiation pour accéder au divin. C'est la raison pour laquelle ses agents n'avaient pas seulement détruit les vestiges archéologiques des traditions antiques païennes mais aussi de très nombreux mausolées et autres tombeaux et mémoriaux de saints musulmans. On dit même que c'est par miracle que le tombeau du prophète à Médine a échappé à leur fureur iconoclaste. Ibn Abd al-Wahhâb, le fondateur du wahhabisme au XVIIIe siècle, consacre un chapitre sur l'image dans son « Traité de l'Unicité » (Kitâb at-Tawhîd) ; dans ce bréviaire, il recommande au fidèle d'effacer, d'oblitérer (t'ams) toute image qu'il rencontre sur son chemin. C'est à cet impératif qu'ont obéi les Talibans (aidés par al-Qâ'ida) en dynamitant les Bouddhas de Bamiyan au printemps 2001. Et c'est cette disposition du pontife que vient d'annuler le prince en optant pour la "diplomatie du patrimonial" afin de renforcer la présence de son pays dans le concert des nations et d'inscrire son apport à la civilisation dans la mémoire des arts commune à tous les humains et gage de la mondialité à laquelle ils aspirent. Cette exposition a été précédée par la création de départements d'archéologie dans les universités, par une politique de coopération et de recherche qui a lancé des campagnes de fouilles en collaboration avec des autorités scientifiques européennes ou américaines.
Au tabou qui refuse de reconnaître pertinence aux antériorités islamiques toutes assimilées au mythe de la jâhiliyya, cette ère de l'ignorance à laquelle met fin l'islam qui apporte au monde les lumières de la grâce divine, en plus de l'atteinte à ce tabou, la reconsidération du patrimonial malmène un autre préjugé, celui qui fait croire que l'Arabie n'était qu'aire désolée avant le désenclavement que lui apportera l'islam. Or, cette exposition nous montre magistralement qu'il n'en est rien : de l'âge de pierre à l'âge de bronze, de Sumer à l'Egypte des Pharaons, de la Perse à la Grèce, de Pétra à Rome, l'Arabie n'a cessé d'être hospitalière, recevant les signes venues de ses périphéries, réagissant à ces flux par son génie propre. Cette porosité du désert et de ses oasis pour accueillir la diversité des civilisations, nous sommes en droit de la prolonger jusqu'au milieu qui a vu naître l'islam. Nous repérons en effet en lui un milieu informé du judéo-christianisme, des traditions perses, byzantines, abyssines, dont témoigne de surcroît la richesse épigraphique où se lit l'araméen, l'hébreu, le syriaque, le grec, le latin, le nabatéen, le guèze, le sabéen (sud-arabique). Ces considérations mettent à mal ce que les traditionnistes musulmans assimilent au miracle même, à savoir l'inspiration de l'islam à un prophète illettré appartenant à un milieu analphabète, devenu savant par révélation divine pour informer une communauté humaine embourbée dans les fanges de l'ignorance.
En jugulant le pontife, le prince nous libère de bien des mythes islamiques, parmi lesquels je situe la consubstantialité du politique et du juridique avec le religieux. Nous sommes ainsi introduits dans le jeu qui introduit la faille où la consubstantialité semble le mieux entretenue. Dès lors, le pays islamique idéologiquement le plus archaïque est acclimaté aux valeurs communes en lesquelles se reconnaissent les nations qui ne se contentent pas d'échanger les seuls biens matériels mais cherchent aussi à se féconder en croisant leurs signes.
Faut-il espérer que cette phase hobbesienne et à tout le moins spinoziste constituerait un prélude à l'avènement des Lumières ? C'est en tous les cas ce que pense Hâshim Sâlih, le chroniqueur philosophique du quotidien déjà cité Asharq al-Awsat, lequel a écrit un livre qui répertorie les signes avant-coureurs de cet avènement. Mais pour lui l'inscription effective des Lumières (après leur avortement suite aux initiatives égyptiennes et libano-syriennes des débuts du XXe s. et de l'entre-deux-guerres) se ferait dans un cadre de pensée qui demeure en lien avec la croyance et non dans celui qui la met hors champs. Bref, un tel avènement se produirait plus selon la logique du sécularisme anglo-saxon qu'à l'horizon de la laïcité française.
Il me reste à dire un mot sur ce qu'il en est de l'islam et de sa présence parmi nous dans les pays démocratiques, d'Europe et d'Amérique, bref dans ce qu'on appelle l'Occident. Il y a d'abord le fantasme de l'invasion, de la conquête, de l'orchestration idéologique qu'apporte l'incompatibilité entre ceux qui ont construit leur communauté nationale sur « la grande séparation » et ceux qui continuent de prospérer dans l'archaïsme de la « consubstantialité » ; entre ceux qui situent la transcendance du droit à partir de sa genèse humaine mobile, perfectible, capable de recevoir des amendements, des rectifications, des adaptations, des compromis, des accommodements ; et ceux qui restent arc-boutés à un droit dont l'inviolabilité s'exacerbe par sa prétendue origine divine qui recouvre la genèse réelle de son archaïsme patriarcal.
Pour nous l'adaptation de l'islam aux démocraties ne vaut que par son traitement à égalité avec les autres formations religieuses. C'est pour cette raison que j'ai exprimé en son temps mon soutien en faveur des caricatures danoises et ma compréhension pour la conférence du pape à Ratisbonne (malgré sa vision fixiste et donc injuste de l'islam dont il élimine les potentialités de renouvellement). De tels événements donnent à l'islam le même statut que le christianisme ou le judaïsme qui, en tant que religions, ont déjà subi historiquement l'offensive critique qu'encourage la liberté de pensée et d'opinion. Je préfère rendre l'islam capable d'assumer la parole libre, fût-elle des plus blessantes, que ramener nos sociétés à des lois destinées à réduire la liberté de l'esprit à l'aune du respect des croyances : je pense à l'offensive de la Conférence islamique auprès de l'ONU pour tracer un tel horizon prescriptif.
En outre, le sujet islamique en terre occidentale a les moyens de conduire le travail de déconstruction qui peut révéler en quoi l'islam, comme toute croyance, est une machine qui fonctionne en raison de l'efficacité des mythes qu'il a mis en récit. De sous ces mythes, peuvent être excavées des potentialités qui remontent à la quintessence des principes, les rendant assez ductiles pour se conformer aux nôtres. Bref, la tâche critique est à conduire sans concession mais dans le respect du sujet islamique et de la matière qui nourrit ses capacités imaginaires et symboliques.
Je voudrais pour illustrer ce type de travail me transporter vers le dernier été américain et plonger dans le passionnant et passionné débat qui y a eu lieu à propos du projet de construction d'un centre islamique à deux blocs du Ground Zero, Lower Manhattan. (J'ai suivi ce débat en lisant les traductions et les enquêtes réalisées par la rédaction du quotidien déjà cité Asharq al-Awsat, ce qui a donné aux lecteurs arabophones la chance de coller au plus près des vifs échanges qui ont agité le temps d'une saison la démocratie américaine). Alors on découvre que le projet de ce centre est en soi des plus méritoires, il veut revivifier le symbole d'une Andalousie médiévale idéalisée pour les vertus de la convivance qu'elle a assuré aux sectateurs des trois formes du monothéisme : un tel centre ne devrait-il pas s'appeler Dâr Qurtuba (la Demeure de Cordoue) ? N'est-il pas porté par un couple de New-Yorkais musulmans, acteurs reconnus du dialogue inter-religieux ? Elle et lui ne se fondent-ils pas en outre sur la plus belle part de l'islam (le soufisme) ? Ce couple est composé par une dame d'origine pakistanaise, Deasy Khân (qui a en horreur l'islam politique se réclamant de la « consubstantialité » entre l'Etat/ Dawla et la Religion/ Dîn) et un imâm d'origine égyptienne, le shaykh Fayçal Abd ar-Ra'ûf ; l'un et l'autre vivent leur islam adapté à la « grande séparation ». Il n'y a donc pas pour les laïcs de meilleurs interlocuteurs dans la communauté musulmane croyante, pratiquante.
Il faudra aussi rendre hommage au maire de New York Michael Bloomberg qui soutient viscéralement le projet de Dâr Qurtuba parce qu'il connaît ceux qui le portent et sait ce qu'ils représentent ; ils font partie des rares musulmans actifs dans la cité sur qui l'on peut s'appuyer pour distinguer l'islam de l'islamisme, pour intégrer l'islam à l'espace commun. Ce serait par des personnes de ce type qu'adviendrait la « grande séparation » dans un islam débarrassé du mythe de la « consubstantialité ». En tant que juif, Michael Bloomberg n'efface pas de sa mémoire le temps où sévissait la discrimination qui empêchait un juif fortuné d'acquérir une résidence dans un quartier chic et bourgeois (comme cela a été le cas de ses propres parents). L'amnésie pour lui n'est pas opérante et sa vigilance lui révèle l'analogie entre antisémitisme et islamophobie.
En plus, le maire de New-York partage avec le président Obama la conviction qu'il faut défendre une des dispositions précieuses de la constitution américaine qui insiste sur la liberté religieuse et le respect de toutes les croyances. Le président américain l'a rappelé en s'engageant en faveur du projet de Dâr Qurtuba devant un auditoire musulman à l'occasion d'un iftâr offert à la Maison Blanche lors d'une des cérémonies de rupture de jeûne pendant le mois de ramadan. Il l'a fait pour défendre le principe constitutionnel même s'il savait pertinemment que dans la conjoncture politique et politicienne, un tel jugement ne peut que lui être néfaste et conforter les 24% de ses compatriotes qui pensent qu'il est, sinon fidèle d'islam, à tout le moins crypto-musulman. Cette prééminence accordée au principe juridique au risque du dommage politique est recensée comme une des positivités du président Obama par Eugene Robinson dans son point de vue paru sur les colonnes d'une des livraisons aoûtiennes du Washington Post.
Toutefois, je voudrais me référer à autre analyse américaine de cette affaire car elle se rapproche de la mienne. Elle peut correspondre au programme du travail sur soi que je réclame pour tout sujet qui continue d'entretenir quelque lien avec son origine islamique. Il s'agit de l'opinion formulée par Charles Krauthammer quelques jours plus tard dans le même journal, le Washington Post . J'aurais comme lui à tenir compte de la sensibilité que provoque le lieu (le Ground zero); et comme lui, je suspendrais la réalisation du projet en prenant en exemple le pape Jean-Paul II qui ferma le couvent que les moniales carmélites avaient ouvert au bord d'Auschwitz. J'insisterai avec lui sur le fait que certes l'islam radical n'est pas à confondre avec l'islam majoritaire. Mais combien est nombreuse cette minorité turbulente composée de financiers, de maîtres à penser, de sympathisants fascinés, d'agitateurs, de prédicateurs, de propagateurs de foi, de chefs accusateurs, de militants zélés, peuplant des camps d'entraînement pour attentats-suicides ; selon des estimations informées et raisonnables, ce courant de sensibilité couvrirait près de 7% de musulmans, ce qui fait plus de 80 millions de personnes ; un tel chiffre constitue un courant impétueux au sein de l'islam qui a métamorphosé la scène politique locale et globale et qui a eu des effets sur des millions d'individus dans leur vie quotidienne. Il suffit pour s'en rendre compte, d'enregistrer comment les aéroports de la planète, et surtout d'Occident, se sont transformés en camps policiers et militaires, avec des mesures de contrôle très renforcées et fort dérangeantes...
Le site du Ground zero constitue la cible de l'attaque la plus horrible conduite par ce mouvement mondial. Cette agression a été menée par des musulmans exhibant la bannière de l'islam. J'ai à penser ces vérités en bien plus grande implication que Charles Krauthammer. Car j'estime, quant à moi, qu'à propos de ce mouvement comme de l'événement du 11 septembre, le travail sur soi mené par le sujet islamique à l'échelle des individus comme des communautés reste des plus insuffisants. Nous avons à participer, en tant qu'originaires d'islam, à ce débat ouvert en Amérique. Nous y participons pour nous séparer irrévocablement de ce qui a été ourdi le 11 septembre à l'appel d'un islam fondé sur la vision globalisante, totalisante, sinon totalitaire de la « consubstantialité ». A partir de matériaux extraits de la tradition actualisée, nous avons à proposer un islam autre, celui-là même qui s'adapte à la grande séparation, celle qui fait l'éloge de l'altérité, qui favorise la convivance, qui accélère la mutation vers l'esprit de la liberté démocratique, pour s'adapter aux conditions du siècle en s'affranchissant des sociétés closes et participer par nos propres richesses aux sociétés ouvertes.
C'est à ce prix que nous pourrions prétendre à un oratoire musulman prêt à accueillir les célébrations de tous les cultes, à Lower Manhattan, si près du Ground zero, pour qu'enfin par le référent islamique nous transmutions le massacre des innocents accompli en notre nom en énergie sainte qui participerait à la sacralisation du lieu. Ce sera par ce labeur constant et en veilleurs vigilants que nous élaborerons notre stratégie destinée à combattre l'islamophobie qui est, par contre, nourrie par l'islam de la « consubstantialité », cette idéologie politique et militaire dont le moteur est la violence et l'usage de la terreur qui a pour vocation d'imposer le silence à toute altérité, d'entraver tout partage de vérité avec celui qui pense différent, approfondissant ainsi la malignité du mal en semant la discorde et la dissension parmi les humains.
Pour citer cette ressource :
Abdelwahab Meddeb, Religion et politique (Entre la grande séparation et la consubstantialité), La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), novembre 2010. Consulté le 19/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/civilisation/les-dossiers-transversaux/religion-et-societe/religion-et-politique-entre-la-grande-separation-et-la-consubstantialite-