Néo-libéralisation et régénération urbaine : quelques réflexions sur l’évolution de Glasgow depuis 1979
Introduction
Glasgow est une ville doublement emblématique. Premièrement, Glasgow peut être considérée comme l'archétype de la ville fordiste dans laquelle les transformations du capitalisme ont produit, sans doute beaucoup plus qu'ailleurs, une situation économique, sociale et physique désastreuse au début des années 1980. Dans un second temps, la réponse apportée à cette crise du fordisme préfigura une évolution des politiques urbaines que beaucoup ont qualifiée de tournant entrepreneurial, c'est-à-dire du passage de politiques redistributives keynésiennes (la « ville managériale ») à des politiques de l'offre visant à attirer ressources, capital et emplois (la « ville entrepreneuriale »). Glasgow en fut une ville pionnière au Royaume-Uni.
L'objectif de ce papier est d'essayer d'articuler le cas de Glasgow, souvent décrit comme archétypal de l'évolution des politiques urbaines dans les travaux de recherche urbaine, autour des problématiques majeures mises en évidence dans ces travaux de recherche au cours des quinze ou vingt dernières années. Cette démarche s'inscrit parfaitement dans la perspective d'un regard critique sur l'héritage thatchérien dans la mesure où la mise en place du projet politique néolibéral voulu et mis en place par Margaret Thatcher au Royaume-Uni et Ronald Reagan aux États-Unis est largement admise, dans les travaux de géographie critique, comme marquant un tournant majeur dans l'évolution des politiques urbaines. Ces travaux sont par ailleurs très clairs : le projet politique néolibéral qui s'est mis en place à partir de la fin des années 1970 s'est caractérisé par un ré-échelonnement des politiques publiques au profit du local et du régional et, dans ce contexte, la ville est devenue un maillon central dans l'évolution des processus de régulation.
Néolibéralisation et recherche urbaine
Je vais donc essayer de mettre en perspective l'évolution des politiques urbaines menées à Glasgow de la fin des années 1970 à nos jours en mobilisant, dans les grandes lignes, le cadre analytique développé dans la recherche urbaine anglophone. En géographie critique, chez un certain nombre d'auteurs (Brenner, Theodore, Peck et Tickell sont parmi les plus influents et ceux dont les travaux sont les plous aboutis), le concept de néolibéralisme a cédé la place à celui de néolibéralisation, et ce dans un chantier de recherche lancé au début des années 2000. L'objectif de ce chantier de recherche est de comprendre comment la diffusion de l'idéologie néolibérale s'est produite et quel fut son impact sur les transformations du capitalisme, la restructuration des États, le contenu et la manière de produire les politiques urbaines.
Dans une certaine mesure, le concept de néolibéralisation reste cependant un concept plutôt flou, tant il est composé d'une nébuleuse de définitions chez les chercheurs qui ont mobilisé ce concept. Toutefois, le point de départ commun est la crise du régime d'accumulation fordiste au début des années 1970, remplacé par un régime plus flexible (post-fordiste) qui valorisait les échelles locales, c'est-à-dire les villes. Cette évolution marqua la fin de l'État providence et le début de la diffusion des préceptes néolibéraux.
La réappropriation du terme néolibéralisme par ces auteurs répond donc au besoin de comprendre les réorganisations institutionnelles, politiques et idéologiques apparues depuis la crise des années 1970 et la remise en cause du compromis keynésiano-fordiste qui l'a accompagnée, spécifiquement dans les villes.
Trois questions émergent dans l'agenda de recherche sur les politiques urbaines et la néolibéralisation :
- Comment les différents projets politiques néolibéraux ont été mis en œuvre et comment ces projets se sont articulés à des héritages de structures politico-institutionnelles : c'est l'étude des mécanismes de « path dependency ». Autrement dit, il s'agit de partir du rôle clé joué à l'origine à l'échelle nationale par l'État dans la régulation de la vie politique et économique pour permettre le développement et le maintien du modèle keynésiano-fordiste et pour rendre l'accumulation possible (Brenner et Theodore, 2002 : 10-15). Il en résulte que, de façon générale, et de façon plus particulière dans les villes, des formes variées et hybrides de néolibéralisme ont émergé: il n'existe pas un unique projet politique néolibéral global, mais de multiples projets politiques néolibéraux qui sont l'héritage d'un contexte géographique, politique et historique particulier qu'il est essentiel de prendre en compte. Cette période est donc le prélude et le préalable nécessaire à l'émergence par la suite des projets néolibéraux tels qu'ils se sont mis en place au début des années 1980. En d'autres termes, chaque projet néolibéral entretient des relations complexes avec le territoire dans lequel il est mis en place. Le contexte spatial, sociopolitique et institutionnel dans lequel il s'insère conditionne les modalités et manifestations de son développement.
- L'étude des mécanismes de destruction créative (« creative destruction ») qui germent autour du processus de néo libéralisation : comment certains arrangements politico-institutionnels sont-ils (partiellement) détruits et comment de nouveaux arrangements sont-ils créés et promus pour les remplacer (Cela renvoie aux travaux de Joseph Schumpeter chez qui la destruction créative est l'une des caractéristiques essentielles du capitalisme qui, en évoluant, se débarrasse de l'inutile, de l'obsolète, du non-compétitif pour se réorienter vers des secteurs et des activités plus dynamiques). Selon Harvey (2005), c'est un processus central dans la compréhension des processus de néo libéralisation. En suivant cette analyse, il faut rendre compte des deux effets majeurs des projets néolibéraux : la destruction de l'héritage institutionnel de la période keynésiano-fordiste et la création de disparités et inégalités géographiques importantes (Brenner et Theodore, 2002 : 4). Brenner et Theodore insistent sur la double contradiction du projet néolibéral : il aspire à créer une utopie de marchés libérés de toutes les contraintes liées à l'interventionnisme étatique mais, dans la pratique, il est à l'origine d'une très forte intensification de l'intervention de l'État sur le plan coercitif pour imposer les règles du marché sur tous les aspects de la vie sociale. De plus, l'idéologie néolibérale implique que l'autorégulation des marchés va générer une redistribution optimale des ressources et des investissements. Toutefois, dans la pratique, la mise en place de ce projet a généré des échecs importants, de nouvelles formes de polarisation sociale et une très forte augmentation des inégalités à toutes les échelles (Brenner et Theodore, 2002 : 5).
- Cartographier la géographie du néolibéralisme : les travaux sur le néolibéralisme considèrent la ville comme une échelle centrale. Le troisième volet de l'analyse de Brenner et Theodore met en avant les villes comme espaces privilégiés de néo libéralisation dans la mesure où le projet néolibéral a été complètement assimilé par les élites gouvernantes urbaines qui recourent aux divers outils du néolibéralisme (dérégulation, privatisation, libéralisation, réduction des dépenses publiques) pour régénérer leur économie et promouvoir leur territoire dans un contexte de concurrence globale (Brenner et Theodore, 2002 : 20-21).
La ville est devenue une échelle pertinente d'analyse des transformations néolibérales ainsi que le vecteur d'approfondissement de ces transformations : « cities have become the incubators of many of the major political and ideological strategies through which the dominance of neoliberalism is being maintained. » (Brenner, 2004, 375-6). Les processus de néoliberalisation sont évolutifs et se développent à plusieurs échelles, ce dont Brenner et Theodore rendent compte à travers l'expression « actually existing neoliberalism ».
Ce cadre global d'analyse est complété par une volonté de périodiser le processus de néolibéralisation (Peck et Tickell). Une première phase théorique (« proto-néolibéralisme ») évolue vers une phase de « roll-back neoliberalism » (c'est-à-dire de démantèlement de l'héritage institutionnel et de l'appareil économique de la période keynesiano-fordiste à la fin des années 1970), à la faveur de la crise économique de cette période (Peck et Tickell, 2002 : 40) Une troisième phase dite « roll-out neoliberalism » est caractéristique d'un libéralisme que l'on pourrait définir comme étant un libéralisme d'ajustement. Il vient instaurer une forme de régulation en faveur de l'économie de marché mais avec le souci affiché de prendre en compte les contradictions et dégâts générés par la période de néolibéralisme agressif précédente (Peck and Tickell, 2002 : 41). Le néolibéralisme s'installe comme un processus technocratique de gouvernance qu'il n'y a pas lieu de contester puisqu'il est présenté comme une évidence : « it has become a commonsense of the times » (Peck and Tickell, 2002 : 33-34).
Néolibéralisation et régénération urbaine à Glasgow
En reprenant la périodisation de Peck et de Tickell, nous allons voir dans quelle mesure elle peut s'appliquer à l'évolution des politiques urbaines mises en place à Glasgow au cours des trente dernières années.
A Glasgow, la période de proto-néolibéralisme se situe dans les années 1970. C'est une période au cours de laquelle les élites politiques locales sont confrontées à deux principales difficultés. La première est la crise du fordisme qui a un impact considérable sur l'économie de la ville, notamment les chantiers navals et l'industrie lourde traditionnelle qui sont confrontés à une baisse d'emplois dramatique. Cette baisse se prolongera jusqu'en 1996, année qui marque un seuil historiquement bas du nombre d'emplois à Glasgow. Le deuxième point est la prise de conscience par les élites politiques locales de l'échec des politiques urbaines mises en place dans les années 1950 et 1960. Cet échec est particulièrement visible à deux niveaux. Il y a, d'un côté, la paupérisation et la dégradation des quartiers de grands ensembles construit dans les années 1960. D'un autre côté, la politique de déplacement de population qui visait à créer dans les années 1950 et 1960 des villes nouvelles autour de Glasgow pour accompagner l'expansion urbaine est un échec. Elle ne fit que contribuer à intensifier l'hémorragie démographique qui toucha la ville. Ainsi, Glasgow, qui comptait plus d'un million d'habitants en 1951, n'en compte plus que 774 000 en 1981 et 580 000 en 2006. Au passage, il est important de noter que cette hémorragie a concerné les professions libérales et les ouvriers les plus qualifiés, ce qui a eu pour conséquence de réduire les recettes fiscales de la ville.
Face à cette situation difficile les élites politiques locales vont progressivement revoir les recettes utilisées dans le développement de la ville. Le programme GEAR (Glasgow Eastern Area Renewal) est emblématique de cette évolution. Lancé en 1977, il s'agissait d'un programme ambitieux de régénération des quartiers Est de la ville, quartiers parmi les plus touchés par la désindustrialisation. L'arrivée au pouvoir de Thatcher en 1979, diminua les fonds publics disponibles dans le cadre de ce programme, et par conséquent les effets potentiels qu'il aurait pu produire. Stigmatisé pour son manque d'efficacité, son abandon fut synonyme d'une transformation profonde du référentiel des politiques urbaines à Glasgow. Avec le recul, il apparaît comme une transition, quelque peu avortée, entre deux approches complètement différentes.
La période qualifiée de "roll-back neoliberalism" s'ouvre donc au début des années 1980 sur cette critique des recettes redistributives typiques du modèle de gestion locale travailliste. De nombreuses réflexions sur la transformation du modèle de développement de la ville apparaissent et accouchent d'une nouvelle stratégie construite autour de trois thèmes principaux : l'importance de la culture, la nécessité de réinventer l'image de la ville qui souffre d'un déficit sévère et la nécessité de recréer un cadre de vie attractif en soignant le retraitement des friches industrielles et la qualité architecturale du centre-ville et en développant les liaisons aériennes. L'objectif de tout cela est bien évidemment d'attirer des entreprises de la nouvelle économie, des touristes et des ménages solvables pour augmenter les recettes fiscales.
Dès le début des années 1980, Glasgow se lance à corps perdu dans cette stratégie. L'ouverture de la Burrell collection, la réhabilitation du quartier de Merchant City et le lancement d'une campagne de promotion de la ville (Glasgow's Miles Better) constituent le point de départ de cette stratégie. Le centre ville est l'objet des investissements les plus importants et des transformations les plus radicales. Les quais de la Clyde les plus proches du centre-ville (notamment the Broomielaw) et le quartier de Merchant City subissent une transformation radicale. Merchant City est un ancien quartier d'entrepôts situé à quelques rues de George Square, la place centrale de Glasgow. Les entrepôts sont rénovés et reconvertis en un complexe de logements, commerces, cafés/ restaurants et bureaux pour une clientèle aisée à partir du début des années 1980. L'Italian Centre, dont la réalisation date de 1991, en est le projet phare. Il est souvent cité comme la réussite de Merchant City. Les vieux entrepôts de Broomielaw sont remplacés par des bâtiments modernes de bureaux.
Cette stratégie très précoce - à la même période la nouvelle gauche urbaine de Londres, Manchester ou Sheffield est en pleine période de radicalisation - va s'intensifier au tournant des années 1990 avec la réception de nombreuses manifestations culturelles dont la plus connue est le titre de Capitale Européenne de la Culture. Il est d'ailleurs intéressant de noter que Glasgow avait été désignée, de façon assez inattendue, par le gouvernement britannique dès 1986.
La troisième phase - qualifiée de roll-out - qui a pris la forme d'un investissement très fort des élites politiques locales dans l'organisation d'événements culturels et sportifs de grande ampleur accentuent la transformation physique de la ville (avec, toujours en priorité, le centre ville et les quais de la Clyde), l'attraction de capitaux et la poursuite de la transformation de l'image de la ville. Cette transformation avait été enclenchée par l'organisation du Garden Festival en 1988. Elle s'affirme avec l'obtention du titre de Ville Européenne de la Culture en 1990 puis le titre de UK city of Architecture en 1999 et la pléthore de manifestations culturelles et populaires organisées de façon plus ou moins régulière depuis maintenant une vingtaine d'années.
Les partenariats public-privé
Les périodes de « roll-back » et « roll-out neoliberalism » ne sont bien entendu pas étanches, et il y a bien davantage glissement de l'une vers l'autre au fil du temps, alors que le changement entrepris au début des années 1980 fut, lui, radical. Les sociétés locales de développement (Local Development Companies), dont nous allons présenter une rapide analyse critique, se sont d'ailleurs développées sur une longue période, à partir de la fin des années 1980 jusqu'à devenir les agences locales de régénération (local regeneration agencies) en 2007.
Parallèlement à cela, donc, huit sociétés locales de développement sont créées à partir de la fin des années 1980. Ces partenariats public-privés sont chacun en charge d'une zone défavorisée de la ville. Leurs résultats sont mitigés. D'un coté, ces sociétés ont permis de décentraliser la production des politiques urbaines, de rapprocher la lutte contre la misère des différentes communautés de la ville et ainsi de nouer des liens avec les populations. Ces sociétés ont également permis - de manière plus ou moins nette selon les cas - d'améliorer les conditions de vie. A l'inverse, elles n'ont pas réussi à agir sur les causes structurelles des problèmes économiques et sociaux de la ville. Les indicateurs semblent le prouver puisque le chômage reste endémique et largement supérieur à la moyenne nationale, l'espérance de vie est, dans certains quartiers, beaucoup plus faible que dans le reste du pays et le seuil de pauvreté est atteint par une proportion inquiétante de ménages. De façon quelque peu simplificatrice, leur action pourrait être résumée en reprenant la formule de Webster (2000) : « Indeed, successive rounds of underfunded, social partnership-based strategies have failed to raise employment and income levels within large deprived areas, only succeeding as a form of jobless regeneration. »
Sous couvert de modernisation des pratiques politiques locales, ces sociétés ont insufflé un ethos privé dans la gestion publique qui contribua à créer une compétition féroce dans l'attraction des fonds publics. Compétition qui eut pour conséquences la fragmentation des politiques sociales et la gestion différenciée de l'espace urbain. Ces sociétés voulues comme des partenariats public-privé furent dans les faits de purs produits de l'État (local ou supra local) qui resta leur principale source de financement. Elles ont, dans un sens, permis aux acteurs locaux de diluer à leur responsabilité politique.
De même que dans les autres villes industrielles, le développement du secteur des services n'a pas compensé les emplois perdus dans l'industrie. Le logement n'entrait pas dans le champ de compétence des sociétés locales de développement. Les grands ensembles construits après guerre continuent à concentrer les problèmes sociaux les plus importants. Ils se sont aussi beaucoup dégradés. Conséquence de leur manque d'entretien et des défauts de construction, un grand nombre d'immeubles d'habitation (« high-rises »), dont certains furent en leur temps les plus hauts d'Europe, a été démoli. Il est prévu que d'autres encore subissent le même sort dans les années à venir.
L'investissement dans la culture a permis de renouveler l'infrastructure de la ville, de nettoyer le centre-ville (au sens propre comme au sens figuré), de développer l'économie des services et aussi et surtout de constituer Glasgow en tant que modèle de régénération par la culture célébré par la presse, l'Union Européenne et certaines organisations internationales comme l'OCDE. Mais, à l'inverse, l'identité industrielle de la ville a été instrumentalisée, (on pense aux polémiques sur l'aspect officiel des manifestations culturelles organisées en 1990, au détriment des productions locales plus spontanées et enracinée dans l'héritage socioculturel de la ville), le centre-ville aseptisé, les quartiers proches du centre-ville font l'objet de processus de gentrification de nature à évincer les catégories populaires. D'une manière générale, inégalités et polarisation sociale se sont accentuées.
Cette stratégie se poursuit aujourd'hui avec la réception programmée pour 2014 des Jeux du Commonwealth qui sont appréhendés comme la prochaine étape dans la renaissance urbaine glaswégienne. Cette réception prend sens dans un projet de plus grande ampleur de ré-aménagement des rives de la Clyde, qui, à la suite des travaux de Swyngedouw, porte toutes les caractéristiques des « large scale urban redevelopment project », dont l'objectif est de redonner de la valeur aux espaces urbains bien situés, d'en maximiser la rentabilité locative et d'augmenter les recettes fiscales en attirant des populations avec des revenus importants et des logements dont la valeur détermine le niveau d'imposition (comme c'est le cas à Glasgow).
Un village pour recevoir les athlètes sera construit dans les quartiers de logement sociaux de Dalmarnock, dans l'East End de la ville. Les 1500 logements construits seront ensuite majoritairement destinés au marché immobilier privé avec pour objectif final de créer un quartier résidentiel dans cette zone qui reste aujourd'hui toujours économiquement, socialement et physiquement défavorisée. On l'aura compris, ce projet est par nature destiné aux classes moyennes et supérieures : comment les résidents des logements sociaux de l'East End de Glasgow vont-ils pouvoir s'offrir ces logements ? On est ici dans le cas d'une gentrification qui s'étend désormais bien au-delà du périmètre central.
En suivant le géographe Neil Smith, la politique de régénération urbaine menée à Glasgow apparaît en fait n'être qu'une politique de gentrification déguisée et assumée par les responsables politiques. La gentrification de Merchant City est bien documentée, et il s'agit d'un phénomène déjà ancien. De façon finalement assez surprenante, les Gorbals, dont les taudis ont largement contribué à construire une image très négative de la ville, sont devenus un quartier assez côté après un énième redéveloppement. Les logements construits le long des berges de la Clyde ont été ou sont construits pour des propriétaires occupants des classes moyennes et supérieures.
Quelles perspectives trente ans après l'arrivée de Margaret Thatcher au pouvoir ?
La continuité des politiques de régénération et la filiation avec le voisin du sud sont évidentes. Au niveau local, les sociétés locales de développement sont devenues des agences locales de régénération (local regeneration agencies). La continuité en termes d'objectifs, de fonctionnement et de financement avec les sociétés locales de développement est évidente et, de façon très significative, le terme « régénération » a fait son apparition. Ces intentions s'inscrivent complètement dans la philosophie de renaissance urbaine définie par Richard Rodgers, qui a présidé l'Urban Task Force, dans le rapport qu'il a remis à Tony Blair en 1999 et qui par la suite est devenu le véritable guide de la renaissance urbaine en Grande-Bretagne. Au niveau national, la mise en place des Urban Regeneration Companies (URC) s'inscrit aussi dans le contexte plus global de la politique de régénération urbaine mise en place par Tony Blair en Angleterre. Les URC ont en effet été proposées dans le rapport de l'Urban Task Force comme le moyen de mettre en œuvre la régénération des zones urbaines qui en avaient le plus besoin. C'est après avoir conduit une évaluation de l'action des URC en Angleterre que le gouvernement écossais a décidé de créer des agences identiques en Écosse. L'idée n'était alors pas de créer un dispositif innovant, mais un dispositif qui donne un second souffle à l'ensemble des agences ou dispositifs déjà existants, en apportant une coordination supplémentaire: sur les six URC actuellement existantes, une se situe dans les limites de Glasgow (Clyde Gateway) et deux autres dans la conurbation de Glasgow (Inverclyde Riverside et Clydebank)
La crise n'a pas épargné la ville. La mince base industrielle de la ville ne cesse de rétrécir toujours plus : la distillerie de port Dundas va fermer pour être réinstallée près d'Edimbourg, avec des pertes d'emplois à la clé. Dans ce cas, comme dans bien d'autres, ce sont les intérêts des financiers investisseurs et propriétaires des distilleries qui priment. Les ressources de Glasgow City Council sont en baisse. Le Council a adopté une politique de départ en retraite volontaire pour les agents de plus de 55 ans, espèrant ainsi supprimer 3500 postes dans l'ensemble des services de la ville. Le Council persiste toutefois à affirmer que c'est pour optimiser l'argent du contribuable et améliorer le service rendu. Il y a fort à parier que cela affectera l'éducation (c'est prévu), de même que le domaine social (notamment l'aide à l'enfance défavorisée et aux personnes âgées en difficulté), même si le discours des dirigeants assure le contraire dans ces cas précis.
Dans un contexte de ressources en baisse, on peut se demander si Glasgow a encore les moyens de sa politique événementielle. En effet, les travaux pour les infrastructures des Jeux de 2014 ont pris beaucoup de retard, jusqu'à trois ans dans certains cas. La construction du tronçon autoroutier (M74) qui doit relier l'ouest et l'est de la ville en traversant les quartiers sud afin de désenclaver le sud et l'est de la ville et faciliter leur redéveloppement économique renvoie aux temps de la construction de la M8 qui constitua une véritable saignée dans les anciens quartiers ouvriers situés à l'ouest et au nord du centre ville. Sa construction a été décidée malgré son coût exorbitant, de fortes oppositions, de sérieux doutes sur son utilité et l'avis défavorable d'une commission d'experts. Là encore, le développement économique et la création d'emplois sont invoqués comme étant largement suffisants pour légitimer un tel projet.
L'économie de services peut marquer le pas, notamment dans le secteur du commerce. La réputation de Glasgow comme capital du « shopping » n'est plus à faire: « the reinvention of Buchanan Street offers a powerful illustration of Glasgow's renaissance as a postindustrial city and a key node in the intensification of consumerist citizenship. » Toutefois, les élites politiques locales commencent à s'inquiéter de la survie des petits commerces indépendants du centre ville (ceux situés dans le « Golden Z », Sauchiehall Street, Buchanan Street et Argyle Street) qui sont en passe d'être phagocytés par les grands centres commerciaux. Pourtant, ces derniers n'en finissent pas de s'agrandir. St Enoch Centre, le premier grand centre commercial du centre ville, construit à la fin des années 1980, a inauguré il y a quelques semaines une coûteuse extension qui lui a permis de proposer beaucoup d'espace de vente à quelques unes des grandes marques qui n'avaient pas encore de vitrine de choix à Glasgow. Un projet d'extension de grande ampleur des Buchanan Galleries, le centre commercial situé à l'extrémité nord de Buchanan Street, est à l'étude.
Conclusion
Au terme de ce rapide parcours abordant quelques uns des principaux thèmes de la régénération de Glasgow, il semble nécessaire de conclure en ouvrant la discussion sur ce qui est en passe de devenir, si ce n'est pas déjà le cas, un aspect central de l'analyse des effets des processus de néolibéralisation sur les politiques urbaines. Le passage des années 1960 aux années 1980 a marqué un changement complet du référentiel de développement avec le passage des recettes keynésiennes de la ville managériale à la ville entrepreneuriale. Le changement entre les années 1980 et aujourd'hui est plus subtil, sans pour autant être moins dévastateur, bien au contraire. La mise en place des politiques urbaines que Neil Smith a qualifiées de revanchiste (c'est-à-dire punitives à l'égard des pauvres) est de plus en plus évidente. Il faut rendre les centres-villes toujours plus sûrs. Les temples de la consommation qu'ils sont devenus, et Glasgow en est à maints égards un exemple éclatant, doivent assurer aux consommateurs une « shopping experience » la plus agréable et la plus tranquille possible. Pour cela, il faut ménager un espace urbain aseptisé, dans lequel les groupes sociaux les plus marginaux n'ont pas leur place. Dans cette perspective, un discours sur le crime et l'insécurité, teinté d'un discours sur l'ordre moral, tenu par les gens qui ont de l'argent et qui sont en position d'influencer l'exécutif local et relayé par les médias légitime l'éviction des indésirables et le développement d'une panoplie de moyens humains et technologiques qui surveillent et régulent le comportement des citoyens. Une relecture des politiques urbaines sous l'angle du thème de la ville revanchiste doit permettre de porter un regard nouveau, trente ans après l'arrivée de Margaret Thatcher au pouvoir, sur l'évolution et les effets des politiques néolibérales dans les villes.
Cette ressource a été publiée dans le cadre du colloque franco-britannique "The Thatcher Legacy 1979-2009", organisé par l'université de Lyon 2 et l'université de Sterling les 4 et 5 décembre 2009.
Bibliographie sélective
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Webster, D. (2000), Scottish social inclusion policy: a critical assessment in Scottish Affairs, 30, pp 28-50.
Pour citer cette ressource :
Fabien Jeannier, Néo-libéralisation et régénération urbaine : quelques réflexions sur l’évolution de Glasgow depuis 1979, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), janvier 2010. Consulté le 26/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/civilisation/domaine-britannique/l-heritage-thatcherien/neo-liberalisation-et-regeneration-urbaine-quelques-reflexions-sur-l-evolution-de-glasgow-depuis-1979