Le néolibéralisme et l’opinion britannique : Un héritage en demi-teinte ?
Introduction
Au printemps 2009, à l'occasion des trente ans de l'arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher, le journaliste de sensibilité néolibérale Simon Heffer écrivait dans le Daily Telegraph : « Ce n'est pas la faute de Mme Thatcher si ses successeurs ont dilapidé son héritage et l'ont fait par ignorance de la théorie économique. Bien qu'elle n'ait pas été économiste de formation, elle n'a jamais craint de s'entourer des plus brillants penseurs - Fritz Hayek, Alan Walters, Ralph Harris et d'autres de cette école - et de solliciter leur avis. Ce que l'on apprécie moins c'est qu'elle s'assurait de comprendre exactement ce qu'ils disaient, et pourquoi les politiques libérales produiraient les résultats qu'elles ont produit, avant de les mettre en œuvre. Son élection en tant que Premier ministre, il y aura trente ans lundi prochain, et la mise à bas du consensus discrédité qui s'en est suivie, reste l'événement le plus positif et le plus important dans l'histoire de la Grande-Bretagne d'après-guerre. Si quelqu'un vous dit le contraire, c'est qu'il n'était pas vraiment là - au sens littéral ou métaphorique. » (Heffer, 2009)
Quelques clarifications sont nécessaires afin de saisir pleinement l'appréciation que Heffer livre de l'héritage thatchérien. Le « consensus discrédité » renvoie au consensus keynésien, mis en place aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale par les gouvernements travaillistes puis conservateurs. Il se caractérise, outre la planification de la production et la nationalisation des secteurs stratégiques, par une politique monétaire expansionniste et une politique fiscale redistributive, la gestion tripartite de l'économie entre l'État, le patronat et les syndicats, la réglementation des marchés et des relations professionnelles, et une protection sociale généralisée (avec la construction de l'État providence). Une interprétation trop littérale de l'expression « consensus keynésien » pourrait laisser croire que le keynésianisme faisait l'unanimité durant les Trente Glorieuses (ou Golden Age, selon la terminologie anglophone). Si l'emprise des idées keynésiennes sur les élites britanniques est indéniable, elles sont néanmoins contestées par un petit nombre d'économistes dits « néolibéraux », partisans d'un capitalisme moins réglementé que le capitalisme keynésien. Les néolibéraux sont liés entre eux par leur appartenance à un réseau international de think tanks, au sein duquel les trois économistes cités par Heffer ont joué un rôle central. Friedrich Hayek, tout d'abord, est aujourd'hui considéré comme le principal architecte de la pensée néolibérale, notamment parce qu'il a fondé, en 1947, la Société du Mont Pèlerin (SMP), le premier think tank néolibéral, dont la vocation est de fédérer les néolibéraux sur le plan international. Ralph Harris, ensuite, est le directeur, de 1957 à 1987, de l'Institute of Economic Affairs (IEA), le satellite britannique de la SMP, fondé en 1955 sur les conseils de Hayek. Enfin, Alan Walters, professeur à la London School of Economics de 1967 à 1976, membre de la SMP et de l'IEA, est le conseiller économique personnel de Margaret Thatcher de 1981 à 1983.
Si l'on définit, à la suite de Simon Heffer, l'héritage thatchérien comme l'abandon du consensus keynésien au profit d'un nouveau consensus, cristallisé autour des idées néolibérales, alors se pose la question des modalités de l'influence du néolibéralisme sur Margaret Thatcher et, plus généralement, sur l'opinion britannique. Autrement dit, s'interroger sur le travail de conversion de l'opinion britannique aux idées néolibérales représente une étape essentielle de l'évaluation de l'héritage thatchérien. Il apparaît que dans l'immédiat après-guerre, les néolibéraux formulent un projet hégémonique de conquête des institutions qui suppose la transformation préalable des mentalités. Margaret Thatcher, elle-même, se fait l'écho de ce projet lorsqu'elle affirme dans le Sunday Times en mai 1981 : « l'économie n'est que la méthode ; l'objectif est de changer l'âme. » (Thatcher, 1981) Afin d'établir dans quelle mesure l'ambition hégémonique des néolibéraux a été réalisée, nous nous proposons de commencer par étudier la formulation et la mise en œuvre de la stratégie néolibérale de conversion de l'opinion britannique, avant de considérer l'influence effective de cette stratégie.
La formulation et la mise en œuvre de la stratégie néolibérale
Animés par la conviction que ce qui a été fait politiquement - le consensus keynésien - peut être défait de la même manière, les néolibéraux élaborent, lors des congrès de la Société du Mont Pèlerin et au fil de l'œuvre de Hayek, une stratégie de conversion de l'opinion publique. La mise en œuvre de cette stratégie s'organise autour d'une division internationale du travail entre la SMP, où sont élaborées les idées, et l'IEA, qui se charge de les importer en Grande-Bretagne, et de la formation d'un réseau britannique, dont l'IEA est le centre de gravité et à travers lequel sont recrutés les convertis.
Le pouvoir des idées et le processus social de leur diffusion
La stratégie néolibérale peut se résumer par une formule simple : convertir les intellectuels qui influenceront à leur tour l'opinion publique. Dès les premiers congrès de la Société du Mont Pèlerin, les néolibéraux s'intéressent au pouvoir des idées et au processus social de leur diffusion. Ils opposent notamment les idées aux intérêts et affirment la primauté des premières sur les seconds. Friedrich Hayek cite à cet effet un célèbre passage de la Théorie générale de Keynes : « ce sont les idées et non les intérêts constitués qui, tôt ou tard, sont dangereuses en bien comme en mal. » (Keynes, 1936, p. 384)
Les néolibéraux conçoivent la diffusion des idées comme un processus long et indirect. Cela implique, d'une part, qu'il faut adopter une perspective de long terme en s'affranchissant de l'obsession politicienne pour le court terme et le politiquement praticable. Hayek estime ainsi qu'il faut au moins une génération avant qu'une nouvelle idée exerce une influence politique. Cela suppose, d'autre part, que les idées soient soumises à un processus de médiation, au cours duquel elles sont popularisées et souvent simplifiées, avant d'atteindre le grand public. Les intellectuels - groupe aux frontières floues dans lequel Hayek inclut les enseignants (tout particulièrement les universitaires), les journalistes, les écrivains, les artistes, les satiristes, les scientifiques - sont identifiés comme étant le maillon stratégique de la chaîne qui relie les idées des théoriciens (dont les plus éminents représentants sont, aux yeux de Hayek, les philosophes) aux opinions du public. Une fois les intellectuels conquis, la diffusion et la réception favorable des idées n'est plus qu'une simple question de réaction en chaîne : « c'est avant tout leur jugement qui détermine quelles opinions vont influencer l'évolution de la société dans un futur proche. Il n'est pas exagéré de dire qu'une fois que la part la plus active des intellectuels a été convertie à un ensemble de convictions, le processus par lequel celles-ci deviennent généralement acceptées est quasiment automatique et irrésistible. Ces intellectuels sont les organes que la société moderne a développés pour diffuser le savoir et les idées, et ce sont leurs convictions et leurs opinions qui opèrent comme le tamis à travers lequel toutes les nouvelles conceptions doivent passer avant de pouvoir atteindre les masses. » (Hayek, 1949/1967, p. 182) Pour Hayek, les intellectuels sont le relais entre les idées et le grand public parce qu'à travers leurs activités respectives ils génèrent le climat d'opinion d'une époque, c'est-à-dire les cadres de pensée, ou la vision du monde, que la plupart des gens intériorisent sans même s'en apercevoir et qui posent les limites de l'action politique.
Il s'agit donc pour les néolibéraux d'œuvrer, par la conversion des intellectuels, au renversement du climat d'opinion keynésien qui domine l'horizon politique de l'après-guerre. Ralph Harris et Arthur Seldon, les directeurs de l'IEA, vont se donner une cible plus large que les seuls intellectuels : ils visent les « faiseurs d'opinions », qu'ils définissent comme les journalistes, les universitaires, les politiciens et les hommes d'affaires. En incluant ces deux derniers groupes, ils font preuve de plus de pragmatisme et de réalisme que Hayek, qui avait choisi de les ignorer car il ne les estimait pas intéressés par les idées. L'essentiel est que les néolibéraux partagent tous la conviction que l'influence des idées, bien qu'indirecte et différée, est déterminante en dernière instance : ainsi que l'exprime Hayek, « à long terme ce sont les idées et par conséquent les hommes qui popularisent les nouvelles idées qui gouvernent le devenir collectif » (Hayek, 1960, p. 112).
Une division internationale du travail
Dans la division internationale du travail qui s'organise entre la SMP et son satellite britannique, l'IEA, la Société du Mont Pèlerin se donne avant tout pour mission d'être un lieu de sociabilité, où se constitue un réseau intellectuel. Les néolibéraux ayant été dispersés par la Seconde Guerre mondiale, le principal objectif de la SMP était de briser leur isolement, qui les condamnait à la stérilité intellectuelle et à l'inefficacité politique. La priorité était ainsi de fédérer un groupe, de créer ou recréer des liens intellectuels.
De son côté, l'IEA avait pour tâche principale l'importation dans le champ intellectuel et politique britannique des idées élaborées par les membres de la SMP. À cette fin, l'IEA s'est livré, par une intense activité de publication, à un double travail de vulgarisation et de concrétisation des théories néolibérales. Les publications de l'IEA s'adressant à un public informé mais non spécialiste, il fallait qu'elles soient rédigées dans un langage clair, qui parle aux lecteurs en étant plus accessible que celui de l'abstraction théorique et du formalisme mathématique. Arthur Seldon, le directeur éditorial de l'IEA, veillait ainsi à ce que les brochures de l'Institut ne contiennent pas trop de jargon ni de chiffres. Gordon Tullock, le père fondateur, avec James Buchanan, de l'école du Public Choice, dont les théories informent la réorganisation entrepreneuriale de l'État britannique et des services publics à partir des années 1980, souligne ainsi l'importance du travail d'édition effectué par Seldon : « Dans la mesure où Seldon a fait un superbe travail d'édition et, pratiquement, de réécriture de nombreuses publications de l'IEA, il peut prétendre être l'une des principales influences dans l'amélioration des sciences économique et politique non seulement en Grande-Bretagne mais également dans le reste du monde anglophone. » (Tullock, 1976/2006, p. 25) Par ailleurs, les publications de l'IEA appliquaient les théories économiques à des situations concrètes, proches des préoccupations des gens (l'éducation, la santé, les retraites) et en rapport avec l'actualité (le chômage, l'inflation, les syndicats). Le propos était de montrer la pertinence des idées néolibérales pour expliquer et résoudre les problèmes que rencontrait la société britannique.
Cette division internationale du travail de subversion du consensus keynésien, où l'action de la SMP, qui consiste essentiellement en l'organisation de congrès internationaux, est relayée par celle de l'IEA, consacrée pour une grande partie à publication d'essais, est sans doute l'élément essentiel à prendre en compte pour comprendre les rôles respectifs de la SMP et des think tanks auxquels elle a donné naissance (l'IEA en Grande-Bretagne, la Heritage Foundation aux États-Unis, etc.).
La formation d'un réseau britannique
L'IEA a mené une intense activité sociale autant qu'intellectuelle. C'est au travers d'un réseau de circulation des idées néolibérales, dont l'IEA est le centre de gravité, que vont être recrutés la plupart des convertis. Dès les années 1960, Ralph Harris invite des journalistes, des universitaires, des politiciens, des hommes d'affaires aux fameux « Hobart Lunches », des repas organisés par l'IEA à l'occasion du lancement d'une nouvelle publication. Lentement mais sûrement, l'IEA parvient à établir des passerelles avec le monde de la presse, le champ universitaire, les organisations patronales, le parti conservateur et le parti travailliste.
Il est important de préciser que l'IEA ne limitait pas son entreprise de conversion aux seuls politiciens de droite. Convaincus que les socialistes sont dans l'erreur mais peuvent encore être sauvés, Harris et Seldon s'efforcent d'intégrer à leur réseau des travaillistes et des fabiens, puis les dissidents travaillistes qui fondent le parti social-démocrate (SDP) en 1981. En 1970, par exemple, ils organisent une conférence de Milton Friedman, le chef de file de l'école de Chicago, principal centre universitaire du néolibéralisme, à laquelle assiste sur leur invitation James Callaghan, ministre des Finances sous les gouvernements Wilson des années 1960 et futur Premier ministre. Trois ans plus tôt, en 1967, l'IEA avait publié un essai de Douglas Houghton, ministre du Travail du premier gouvernement Wilson, de 1964 à 1966, dans lequel il affirmait que l'État ne pouvait se permettre d'augmenter davantage les dépenses sociales et qu'il fallait par conséquent encourager les citoyens à les financer eux-mêmes. Ainsi que l'expliquaient Harris et Seldon lors d'un congrès de la SMP en 1959 : « nous recherchons des auteurs de sensibilité fabienne ou apparentée, dont l'amour fondamental de la liberté leur permet de nous rejoindre sur certains sujets. Cette infiltration inversée peut se révéler des plus efficaces. » (Harris et Seldon, 1959)
Pour expliquer le succès du travail de socialisation réalisé par l'IEA, il faut également ajouter un facteur déterminant : celui de la proximité géographique. En effet, les bureaux de l'IEA se trouvent dans une zone qui, sur 3 km² environ, rassemble le parlement à Westminster, le gouvernement et l'administration à Whitehall, la finance à la City et la presse à Fleet Street. Harris et Seldon avaient ainsi la possibilité côtoyer personnellement tout ce que la Grande-Bretagne comptait d'élites politiques, administratives, financières et journalistiques, ce qui a grandement contribué à la diffusion de leurs idées.
Par le biais de son réseau, l'IEA ne convertit qu'une poignée de personnes, mais qui se trouvent être des acteurs-clés. Maurice Green et William Rees-Mogg, rédacteurs en chef du Daily Telegraph et du Times, ainsi que Margaret Thatcher et Keith Joseph, ministres conservateurs puis dirigeants du parti, occupent une position dominante dans leurs institutions respectives. Ainsi que nous allons le voir, ils vont se charger de convertir aux idées néolibérales à la fois leurs institutions (la presse de qualité et le parti conservateur) et les publics auxquels ils s'adressent (lecteurs et électeurs).
L'influence de la stratégie néolibérale
Lorsqu'il s'agit d'évaluer l'influence de la stratégie néolibérale, on aboutit à des conclusions divergentes selon les groupes sociaux concernés. À partir de la fin des années 1960, les principaux acteurs de la sphère publique - journalistes et politiciens - basculent progressivement dans l'orbite néolibérale. Le reste de la population, en revanche, n'intériorise que partiellement le nouveau sens commun néolibéral.
La conversion des journalistes
Les journalistes sont les premiers à se convertir au néolibéralisme, à partir du milieu des années 1960. En conjonction avec l'IEA, ils introduisent les idées néolibérales auprès l'opinion publique avant que la classe politique, les fonctionnaires du ministère des Finances, les économistes de la Banque d'Angleterre ou les universitaires ne s'y intéressent sérieusement (Parsons, 1990). Dans le courant des années 1970, le journalisme est ainsi le principal vecteur de diffusion et de légitimation du discours néolibéral. En tant que précurseurs, les journalistes jouent un rôle déterminant dans la conversion des élites et du grand public, offrant aux idées de l'IEA la visibilité qui leur manquait et sans laquelle elles ne se seraient jamais imposées. Comme l'explique l'historien des réseaux néolibéraux Richard Cockett : « La plupart des députés conservateurs et travaillistes ont davantage été sensibilisés au libéralisme économique par le journalisme de Samuel Brittan et Peter Jay qu'à travers les instituts de recherche de leurs partis respectifs ou les universités. » (Cockett, 1994, p. 325)
Le néolibéralisme que promeuvent les journalistes est un produit d'importation. Celle-ci se déroule en deux temps. Au début des années 1930, Lionel Robbins, le directeur du département d'économie de la London School of Economics, obtient une chaire d'économie pour Hayek, qui avait développé durant les années 1920 une critique des théories interventionnistes que préconise Keynes après la crise de 1929. L'objectif en faisant venir Hayek de Vienne est de permettre aux libéraux de la London School of Economics de tenir les keynésiens de Cambridge en échec sur le plan théorique. Si les années 1930 voient l'importation de la critique autrichienne des théories keynésiennes, les années 1960 sont marquées par l'importation d'une autre critique du keynésianisme, celle de Milton Friedman et de l'École de Chicago. Ce n'est plus la communauté universitaire qui donne l'impulsion, mais les journalistes, tout particulièrement Samuel Brittan, du Financial Times, et Peter Jay, du Times. Parce qu'il est correspondant à Washington en 1967-68, Peter Jay est idéalement placé pour être influencé par les théories monétaristes de l'école de Chicago. À partir de la fin des années 1960, il développe ainsi des analyses de l'économie britannique inspirées des travaux de Friedman. Durant la première moitié des années 1970, les journalistes président également à la redécouverte de l'œuvre de Hayek, occultée par l'hégémonie des idées keynésiennes durant l'après-guerre et par la position marginale de Hayek dans le champ économique.
Les journalistes « néolibéraux » œuvrent en collaboration étroite avec l'IEA à discréditer le consensus keynésien et à forger un nouveau consensus. Ils participent aux repas et aux séminaires organisés par l'IEA, qui publie leurs interventions lors des séminaires et leurs essais. Trois exemples permettent d'illustrer la contribution des journalistes à la construction d'un consensus néolibéral. Samuel Brittan, dans ses articles du Financial Times et dans ses essais et ouvrages, réalise dès le début des années 1970 la synthèse des idées de Friedman et de Hayek, ainsi que celles d'un autre membre de la SMP, James Buchanan, le fondateur de l'école du Public Choice. Ce travail de synthèse des différentes mouvances du néolibéralisme est primordial pour assurer la cohérence intellectuelle du discours néolibéral, qui est loin d'aller de soi : dans ses articles du Times, Peter Jay commence en effet par présenter Hayek et Friedman comme des rivaux à la succession de Keynes. Au Daily Telegraph, Maurice Green, rédacteur en chef entre 1964 et 1974, recrute un grand nombre de journalistes acquis au libéralisme économique, assurant ainsi la conversion de son journal à ce courant de pensée. Très influencé par les idées de l'IEA, il publie régulièrement dans les pages principales du Daily Telegraph des articles écrits par le personnel de l'IEA ou par des sympathisants conservateurs, comme Margaret Thatcher. Enfin, William Rees-Mogg, le rédacteur en chef du Times, se pose en arbitre du débat entre keynésiens et néolibéraux. En 1978, dans un article intitulé « Keynes avait tort », il proclame la victoire de Hayek sur Keynes et baptise les années 1970 « l'âge de Hayek » (Rees-Mogg, 1978). Venant de la part du Times, qui à l'époque était encore le journal de référence en Grande-Bretagne, cet article consacre symboliquement l'accession du néolibéralisme au rang de nouvelle orthodoxie.
La conversion des politiciens
En ce qui concerne les politiciens, il faut se montrer plus nuancé que pour les journalistes et ne pas surestimer l'influence des néolibéraux, même si elle reste déterminante.
Les travaux de l'historien Ewen Green amènent à relativiser la nouveauté pour les conservateurs des idées avancées par l'IEA, lorsqu'elles sont replacées dans le contexte des tensions idéologiques au sein du parti (Green, 2004). Green révèle l'existence d'une division entre une tendance « paternaliste » et une tendance « libertaire », qui se cristallise à la fin du xixe siècle lors du débat sur la Tariff Reform. Il démontre que cette tension informe par la suite l'ensemble des débats internes pendant le xxe siècle. Dès l'immédiat après-guerre, la tendance libertaire va s'opposer au consensus keynésien. Elle se retrouve finalement en position de force à la faveur du discrédit de la tendance paternaliste associée avec le système keynésien tenu pour responsable de la crise des années 1970. Au vu de ces dispositions néolibérales de longue durée chez les conservateurs, il faut donc moins parler d'une conversion à une idéologie qui leur était étrangère que d'une articulation des idées néolibérales avec la tradition conservatrice, qui est partiellement réinterprétée pour l'occasion, la tendance libertaire s'affirmant comme la représentante du « vrai » conservatisme. Ce qui est certain, en revanche, c'est que les publications de l'IEA ont donné aux préjugés des conservateurs instinctivement hostiles au consensus keynésien une cohérence et une systématicité, ainsi qu'une forme de légitimité « scientifique ».
Les facteurs déterminant la conversion des conservateurs au néolibéralisme sont les défaites électorales de 1964 et 1974. Après chaque défaite, Keith Joseph, l'un des principaux dissidents avec Enoch Powell, échoue dans les bureaux de l'IEA, en quête de nouvelles idées. Les défaites électorales légitiment les critiques des libertaires et leur offrent une tribune au sein du parti. Elles fournissent également une porte d'entrée aux idées développées par l'IEA, qui rejoignent les critiques internes des opposants au consensus keynésien et se diffusent avec une force accrue parmi les rangs conservateurs. Au milieu des années 1970, cependant, les cadres du parti sont toujours majoritairement keynésiens. Keith Joseph et Margaret Thatcher prennent alors l'initiative de fonder le Centre for Policy Studies (CPS), un think tank dont les publications sont destinées à convertir les dirigeants et les militants conservateurs. Les activités du CPS permettent aux néolibéraux d'étendre considérablement leur influence sur le parti conservateur, en faisant entendre leurs idées auprès d'un nombre grandissant de sympathisants, d'adhérents, de militants et de cadres du parti. Par exemple, Keith Joseph prononce dans la seconde moitié des années 1970 une série de discours écrits par Alfred Sherman, ancien journaliste et directeur d'études du CPS, au fil desquels il formule une critique radicale du consensus keynésien et propose une synthèse des idées de Hayek, Friedman et Buchanan.
À partir de la fin des années 1980, les succès politiques et économiques du thatchérisme imposent aux travaillistes de reconnaitre les bienfaits de l'économie de marché, ce qui entraîne un glissement vers la droite du champ politique. Le projet de modernisation du parti travailliste est entamé par Neil Kinnock suite à la troisième défaite électorale consécutive des travaillistes en 1987 et achevé sous l'impulsion de Tony Blair par l'abandon en 1995 de la clause IV de la constitution du parti (« la propriété commune des biens de production, de distribution et d'échange ») et la rupture des liens historiques avec les syndicats. À la faveur de la crise économique de la fin des années 1980 et du début des années 1990, les travaillistes adoptent un nouveau positionnement dans le jeu électoral en revendiquant une plus grande compétence que les conservateurs pour la gestion d'une économie de marché. La proximité idéologique entre les deux partis de « gouvernement » est telle que Keith Dixon, spécialiste de la Grande-Bretagne contemporaine, souligne le « nouveau sens commun hayékien qui soude la classe politique britannique aujourd'hui » (Dixon, 2003a, p. 5).
La conversion du grand public
Si les élites se sont majoritairement converties au néolibéralisme, les stratégies néolibérales ont-elles été aussi efficaces sur le grand public ?
Durant les années 1970, le principal message que développent les néolibéraux est qu'il faut abandonner l'objectif de plein emploi fixé par le rapport sur l'emploi de 1944 (Employment Policy White Paper) au profit d'une politique de lutte contre l'inflation. La majorité des journalistes et des politiciens, qu'ils soient de droite ou de gauche, s'accordent pour présenter la lutte contre l'inflation comme la priorité économique. Le grand public intègre parfaitement le message. Ainsi, entre janvier 1972 et décembre 1977, à la question « Quel est le problème le plus urgent auquel est confronté le pays à l'heure actuelle ? », 49 % des personnes interrogées répondent l'inflation et seulement 13 % le chômage.
De même, au cours des années 1980, les Britanniques semblent relativement bien accepter les reformes structurelles de l'économie engagées par les gouvernements Thatcher. En 1987-88, au sommet du boom du milieu des années 1980, seules 10 % des personnes interrogées se disent inquiètes des performances de l'économie britannique, même si 57 % des gens sont préoccupés par le chômage. En revanche, la situation change avec l'avènement de la crise économique de la fin des 1980 et du début des années 1990. Après 1988, le taux de préoccupation concernant l'économie augmente régulièrement pour affleurer les 40 % en 1992, au plus fort de la dépression, avec un taux de préoccupation envers le chômage avoisinant les 62 %. Les inquiétudes s'atténuent ensuite mais restent à un niveau élevé.
À cela s'ajoute une montée en flèche à partir de 1987 des préoccupations concernant les deux institutions centrales de l'État providence, les systèmes de santé et d'éducation, que les conservateurs veulent réformer par l'introduction de logiques de marché. Le taux de préoccupation concernant la santé atteint plus de 44 % en 1988, et celui concernant l'éducation dépasse la barre des 15 % en 1987 puis celle des 20 % en 1991. Il apparaît alors clairement que l'attachement des Britanniques à l'État providence représente un obstacle majeur à la néolibéralisation des secteurs clés du service public. Thatcher ne s'étant intéressée que tardivement à la réforme des systèmes éducatif et de santé, il est logique que l'opinion publique y ait été moins préparée. Les sympathisants néolibéraux du gouvernement reprochent d'ailleurs à Thatcher d'avoir laisser passer l'opportunité d'une réforme radicale de l'éducation et de la santé lors de ses deux premières administrations. Arthur Seldon et Ralph Harris, notamment, avaient fait de la privatisation - ou, tout du moins, de la marchéisation (c'est-à-dire l'introduction de logiques concurrentielles) - des services publics leur croisade personnelle. En janvier 1987, Harris exprimait de la sorte les frustrations et les espoirs des néolibéraux : « Nous n'avons fait aucun progrès sur le front de l'État providence, qu'il s'agisse de la santé, de la sécurité sociale, de l'éducation, ou même du logement. Les services publics semblent jusqu'à présent imperméables à la critique intellectuelle. Mais à long terme il est impossible que nous perdions cette bataille. L'éducation et la santé coûtent toujours plus chers et cela finira par causer des problèmes. Il y a tant d'émotions engagées dans toute cette affaire que la bataille sera amère et sanglante - mais l'État providence finira par céder. » (Harris cité par Blundell, 1987/2007, p. 27)
– La troisième administration Thatcher et les deux administrations Major se trouvent donc confrontées à une crise de gestion que les gouvernements successifs ne parviennent pas à résoudre, et la pérennité de la révolution néolibérale est menacée. C'est là qu'intervient « l'effet Blair ». Dans les mois qui suivent son élection en 1997, il rétablit, avec l'aide de son ministre des Finances, Gordon Brown, la confiance en la viabilité de l'économie britannique par l'adoption d'une politique de rigueur budgétaire et la décision d'accorder l'indépendance de la Banque d'Angleterre, le tout agrémenté de quelques mesures sociales en trompe-l'œil, comme l'introduction d'un salaire minimal en 1999. Les Britanniques cessent alors de s'inquiéter des performances économiques du pays, ainsi qu'en témoigne un taux de préoccupation de 11,5 % en moyenne sur les trois mandats Blair, en comparaison des 21,5 % de la période 1987-1997. La différence est encore plus spectaculaire dans le cas du chômage, le taux de préoccupation chutant de 48,5 % pour la période 1987-1997 à moins de 13 % sous les travaillistes. Au plan économique, les sondages d'opinion confirment ainsi l'hypothèse avancée par Keith Dixon, qui présente le blairisme comme une entreprise de pacification de l'héritage thatchérien (Dixon, 2003b, p. 45). Sous l'égide des néotravaillistes, le volet économique de la révolution néolibérale est à l'abri de la contestation.
Il n'en va pas de même en ce qui concerne le volet social du projet néolibéral - la tentative de néolibéralisation des services publics. Durant la campagne électorale de 1997, Tony Blair prend position contre l'application d'une logique de marché dans les hôpitaux et les écoles, affirmant que l'on ne peut gérer les services publiques comme des supermarchés : « La première chose que nous allons faire, c'est nous débarrasser du marché interne des conservateurs, qui a causé tellement de dégâts au Service National de Santé. Nous en avons assez de le gérer comme un supermarché. Ce n'est pas un supermarché, c'est un service public. » (Blair, 1997/2007) Au cours de cette même campagne, Tony Blair déclare que les trois priorités du gouvernement travailliste seront « l'éducation, l'éducation, l'éducation ». Un fois au pouvoir, en revanche, il relance la marchéisation des services publics initiée par les conservateurs, en instaurant par exemple des frais d'inscription à l'université et en créant des partenariats public-privé pour la gestion des hôpitaux. Les Britanniques n'adhèrent pas davantage à la privatisation rampante de l'État providence sous les travaillistes que sous les conservateurs. Au contraire, les taux de préoccupation continuent d'augmenter, s'élevant de 22,5 % à 28,5 % pour l'éducation et de 35,5 % à 41,5 % pour la santé entre les périodes 1987-1997 et 1998-2007.
Lorsque Tony Blair démissionne en juin 2007, l'hégémonie néolibérale reste encore partielle : les Britanniques ont indéniablement accepté le néolibéralisme en tant que mode de gestion économique, mais résistent toujours à celui-ci comme mode de gestion sociale. En dépit de ce que préconisait la stratégie néolibérale, ni Thatcher ni Blair n'ont pris le soin de préparer les esprits avant l'introduction des réformes de l'éducation et de la santé. Thatcher s'est montrée hésitante, Blair contradictoire.
Conclusion
Envisagé sous l'angle de la conversion de l'opinion publique au néolibéralisme, l'héritage thatchérien se révèle en demi-teinte. Certes, Margaret Thatcher avait retenu la leçon hayékienne quant à la nécessité de transformer les mentalités. C'est pourquoi elle a consacré ses efforts non seulement à opérer une réforme en profondeur des structures économiques (privatisation des entreprises nationalisées et dérèglementation du marché du travail), mais également à développer un fort discours de légitimation pour accompagner ces mesures, afin de s'assurer que les Britanniques adhèrent à son projet et qu'ils intériorisent les valeurs sans lesquelles la révolution néolibérale ne s'inscrirait jamais dans la durée. Mais si la stratégie néolibérale de conversion de l'opinion publique s'est révélée efficace lorsqu'elle a été appliquée systématiquement, comme dans le cas de la restauration de l'économie de marché, elle a en revanche produit des résultats mitigés, voire décevants aux yeux des néolibéraux, là où elle n'a que partiellement été mise en pratique : trente et un ans après l'élection du premier gouvernement néolibéral, le démantèlement de l'État providence n'est pas encore achevé.
Quoi qu'il en soit, la stratégie néolibérale fondée sur le pouvoir des idées demeure l'une des références de l'action politique, à droite comme à gauche. À l'automne 2008, Chuka Umunna, candidat travailliste aux prochaines élections législatives, membre du think tank de centre-gauche Compass, écrivait ainsi dans le Guardian : « Après la fin du New Labour, nous devons expliquer honnêtement le projet du parti travailliste - construire un monde plus juste, plus équitable, plus démocratique et plus durable - et tenter de populariser ces idées de la même manière que Thatcher l'avait fait dans le cas de Hayek, Friedman et compagnie. » (Umunna, 2008)
Références bibliographiques
Blair Tony, conférence de presse, printemps 1997. Repris dans « The Blair Years : Part One », BBC One, 18 novembre 2007.
Blundell John, « How to Move a Nation », Reason, février 1987. Repris dans Waging the War of Ideas, Londres, Institute of Economic Affairs, 2007 (3e éd.).
Cockett Richard, Thinking the Unthinkable : Think Tanks and the Economic Counter-Revolution, 1931-1983, Londres, HarperCollins, 1994.
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Cette ressource a été publiée dans le cadre du colloque franco-britannique "The Thatcher Legacy 1979-2009", organisé par l'université de Lyon 2 et l'université de Sterling les 4 et 5 décembre 2009.
Pour citer cette ressource :
Gilles Christoph, Le néolibéralisme et l’opinion britannique : Un héritage en demi-teinte ?, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), janvier 2010. Consulté le 19/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/civilisation/domaine-britannique/l-heritage-thatcherien/le-neoliberalisme-et-l-opinion-britannique-un-heritage-en-demi-teinte-