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La question du langage

Par Elisabeth Malick : Doctorante - ENS LSH
Publié par MDURAN02 le 08/10/2007

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Selon Jacques Le Rider, la crise du langage est un phénomène caractéristique de la modernité du début du XXème siècle et est au coeur de la réflexion des intellectuels de l'époque. Au constat douloureux de la perte du sens et de la dissolution du sujet qu'exprime ((la Lettre de Lord Chandos)) de Hugo von Hofmannstahl répondent diverses démarches littéraires (Karl Kraus), philosophiques (Ludwig Wittgenstein) ou artistiques (Gustav Mahler, Arnold Schönberg).

1 Petit historique de la problématique

1.1 Un questionnement ancien

Le questionnement sur le langage, sur sa validité, sur son rapport aux « objets du monde », au réel, remonte à l'Antiquité. La référence en ce domaine est le Cratyle de Platon. Dans ce dialogue, Socrate renvoie dos à dos deux conceptions du langage : il réfute tout d'abord la thèse d'Hermogène, selon laquelle le choix des mots serait uniquement fondé sur une convention, en constatant que la sonorité des mots n'est souvent pas le fruit du hasard (le son [s] suggère par exemple la douceur) et en soulignant l'importance de l'étymologie. Mais Socrate n'adhère pas pour autant à la conception de Cratyle, selon laquelle les mots ont une justesse naturelle qui échappe aux hommes. Socrate lui oppose que les noms sont différents dans les diverses langues et explique cela par le fait que le nom n'est pas identique à la chose, mais en donne seulement une image, qui n'imite jamais parfaitement ce à quoi elle renvoie. Dès lors, pour connaître les choses, et donc pour connaître le monde, il faut s'interroger non pas sur les mots, mais sur le sens.

Cette réflexion sur l'aptitude du langage à « dire le monde » de façon adéquate, voire à dire une vérité sur le monde, se poursuit dans l'œuvre d'Aristote, des sophistes et de nombreux philosophes du Moyen Âge pour trouver toute sa place également dans la philosophie moderne.

1.2 Réactualisation de la problématique par l'entrée dans la modernité

Avec l'entrée dans la modernité, la question du langage n'échappe pas à la volonté des philosophes de rationaliser le rapport de l'homme au monde. Leibniz (1646-1716) par exemple souhaitait élaborer une langue formelle universelle, la characteristica universalis, capable de fonder un discours rationnel dans tous les domaines de la pensée, de résoudre par le « calcul » toute question théorique. Dans la philosophie kantienne également, le langage est associé à la théorie de la connaissance : l'homme, confronté au monde, y introduit ce qui permet de le penser, en l'occurrence le langage. Le langage est donc une construction de l'esprit, un acte de l'entendement impliquant la conscience du sujet en tant que pouvoir unificateur du divers.

Parallèlement à ce rationalisme  « continental » se développe en Angleterre une pensée empiriste, qui considère que la source de la connaissance se trouve non pas dans la raison, mais dans l'expérience sensible. Francis Bacon (1561-1626), considéré comme le père de l'empirisme, inaugure une sévère critique du langage. Selon lui, les mots dissèquent la réalité selon de fausses catégories et sont par là source d'erreurs. L'esprit doit faire table rase (principe de la tabula rasa) de ces catégories élaborées par la raison, pour être réceptif aux impressions sensibles. Cette position sert de base aux théories de ses successeurs, notamment de Hobbes, Locke et Hume.

1.3 Une problématique particulièrement présente dans la culture viennoise du début du XXe siècle

La pensée autrichienne de la fin du XIXe siècle est plus orientée vers la philosophie britannique que vers le courant traditionnel de réflexion allemand. Elle tourne le dos à la révolution philosophique opérée par Kant, qui place le sujet au centre de la connaissance, pour se réclamer de l'empirisme anglo-saxon. Le physicien et philosophe des sciences Ernst Mach revendique clairement cet héritage lorsqu'il refuse de considérer le sujet comme une entité autosuffisante et considère que le « moi » est réductible à une série de sensations. Cette « perte » du sentiment d'identité est au cœur de la crise du sujet qui caractérise la modernité viennoise du début du XXe siècle, et d'où découlent également de nombreuses interrogations sur le langage.

A cette influence de la pensée britannique viennent s'ajouter d'autres références : Schopenhauer et Kierkegaard, notamment, ont marqué Wittgenstein. Rien d'étonnant si l'on considère leurs théories. Lorsque Schopenhauer pose que le sujet qui pense est moins important que le sujet qui veut et qui désire, et lorsque Kierkegaard affirme que l'expérience éthique et la pensée de l'infini échappent à toute justification rationnelle, ils refusent l'un et l'autre l'idée d'un sujet raisonnable tout puissant qui serait au cœur de la connaissance. Leurs philosophies peuvent donc être en partie intégrées par les penseurs viennois à la réflexion qui accompagne la crise de l'identité et du langage.

Enfin, ce n'est certainement pas un hasard non plus si cette réflexion sur le langage prend une dimension toute particulière dans la monarchie danubienne, polyglotte depuis des siècles.

2 Formulation du problème par les artistes et intellectuels viennois et esquisses de solutions

2.1 Hugo von Hofmannsthal (1874-1929) et la Lettre de Lord Chandos

Dans son ouvrage sur la Modernité viennoise (Le Rider, 1990), Jacques Le Rider rappelle que la crise du langage est un  phénomène caractéristique de la modernité du début du XXe siècle, découlant directement de la crise de l'identité. Il renvoie notamment à la fameuse Lettre de Lord Chandos de Hofmannsthal, texte de 1902, où Philippe Lord Chandos exprime son renoncement à toute activité littéraire, après avoir fait l'expérience du sentiment douloureux que toute cohérence a disparu, dans ses pensées comme dans sa vision du monde. Sa pensée se fragmente et les mots isolés se vident peu à peu de leur sens : « Les termes abstraits dont doit se servir naturellement la langue pour émettre un quelconque jugement se délitaient dans ma bouche comme des champignons pourris. » [Die abstrakten Worte, deren sich doch die Zunge naturgemäß bedienen muß, um irgendwelches Urteil an den Tag zu geben, zerfielen mir im Munde wie modrige Pilze. (Ein Brief, 2000, p. 51)]. La vie ne peut plus passer par la médiation des mots ou des signes mais se révèle directement dans les choses du monde. Cette crise du langage poétique accompagne ainsi la dissolution du sujet, qui finit par se taire pour se fondre avec le monde qui l'entoure. Le fait que cette lettre fictive soit adressée à Francis Bacon, fondateur de la tradition empirique anglaise, ne fait que confirmer le fait que cette crise du langage poétique est un thème subordonné à celui de la crise de l'identité du Moi, mis à mal par une critique néo-empiriste réduisant la subjectivité à des perceptions.

2.2 Fritz Mauthner (1849-1923) : le fétichisme du langage

L'écrivain et philosophe des langues Fritz Mauthner exprime lui aussi, dans les deux principaux ouvrages qu'il consacre à la question (Beiträge zu einer Kritik der Sprache en 1901-1902 et Die Sprache en 1907), un scepticisme critique à l'égard du langage. Il reconnaît au langage une fonction de communication sociale et d'expression artistique, mais refuse d'y voir un moyen d'accéder à la connaissance. Selon lui, le caractère anthropomorphe et métaphorique des mots et des concepts pervertit bien au contraire notre accès à la connaissance en introduisant dans les sciences un « fétichisme du langage » (Wortfetischismus). Le langage nous fait croire à la réalité objective d'entités abstraites conceptualisée par la langue (par exemple « l'Etat » ou « la Nation ») et trahit, par sa généralité, le caractère subjectif et singulier de nos expériences. Mais en même temps, Mauthner reconnaît que le langage est indispensable à la pensée, qu'il n'y a pas de pensée sans mots pour les formuler. En passant par la médiation du langage, notre connaissance est donc nécessairement relative et n'appréhende pas de façon adéquate la réalité du monde.  Il aboutit donc à la conclusion qu'il n'y a pas de connaissance métaphysique possible et que la philosophie devrait se réduire à une analyse critique du langage. Le but ultime du penseur devrait être de se libérer du langage et Mauthner, d'une manière paradoxalement éloquente, finit donc par se faire l'apôtre d'une mystique sans paroles, tout en admettant que celle-ci est impossible.

2.3 Karl Kraus (1874-1936) : une foi absolue dans la langue

Si Mauthner retire au langage toute faculté de raisonnement, la critique du langage engagée de façon systématique à partir des années 1907- 1910 par Karl Kraus est au contraire liée à une foi absolue dans la langue, au point que la valeur scientifique de ses théories a souvent été contestée. En effet, Kraus ne critique pas la langue en elle-même, mais la mauvaise utilisation qui en est faite. Cette divergence de point de vue s'explique notamment par le fait que, contrairement à Mauthner, Kraus ne s'intéresse pas à la relation entre la langue et la « réalité », mais à la relation réciproque entre la langue et la « représentation », le reflet de la réalité. Le langage sert à formuler non pas la réalité immédiate, mais la réalité telle que nous nous la représentons. Dans cette conception du langage, l'imagination joue un rôle central, elle est à la base de la langue. Selon lui, une langue défectueuse trahit des représentations défectueuses et inversement. Il voit dans les imprécisions du langage le reflet des pires travers de son époque. Kraus reproche à ses contemporains, et tout particulièrement aux journalistes, d'employer le langage avec trop de légèreté, de ne considérer la langue que comme un moyen d'exprimer des opinions qui existeraient en soi, hors formulation, alors qu'il n'y a pas de réflexion sans langage et que le langage doit, de ce fait, faire l'objet d'une réflexion critique approfondie. C'est cette réflexion qu'il propose aux lecteurs de sa revue Die Fackel, en prônant l'usage d'une « langue juste » et en dénonçant les abus journalistiques de son époque grâce à la citation satirique et à l'immense collection d'exemples que constituent les gloses de la revue. Kraus tente également de faire vivre ses théories dans le milieu littéraire, car selon lui, c'est dans l'œuvre poétique, où l'imagination occupe une place prépondérante, que la langue peut se régénérer.

Alors que Hofmannsthal et  Mauthner aboutissaient à une aporie et ne voyaient d'issue que dans le silence, Karl Kraus propose donc une réponse positive qui fait avancer la réflexion sur la validité de la langue.

2.4 Ludwig Wittgenstein (1889-1951)

Ludwig Wittgenstein tente lui aussi d'apporter une réponse constructive à la question du langage. Dans son Tractatus logico-philosophicus, publié en 1921, il considère la critique du langage comme la base de toute philosophie, car selon lui, pour résoudre un problème philosophique, il faut commencer par corriger le mauvais usage de la langue qui peut être à son origine. Wittgenstein veut donc répondre à la question : que peut-on exprimer ?

Il distingue pour ce faire un langage pourvu de sens (la pensée) d'un langage qui ne le serait pas. Selon lui, le sens est accessible uniquement dans les propositions logiques, c'est-à-dire dans les propositions dont la forme logique reflète la structure des faits, de ce qui a lieu dans le monde. En effet, pour Wittgenstein, une proposition (Rab) ne se contente pas d'asserter que certains objets (a et b) ont une relation (R) entre eux ; une proposition a aussi une forme (aRb ou bRa). La forme de la proposition joue un rôle central dans la théorie de Wittgenstein, qui conçoit la proposition comme une image (Bild) : selon lui, la proposition représente la réalité de la même manière que le fait une photographie ou un dessin stylisé, mais avec un niveau beaucoup plus haut d'abstraction, en ne rendant compte que des relations en général. La représentation du monde réside donc dans l'enchaînement, au sein de la proposition, des noms simples qui signifient les objets du monde. Wittgenstein rejoint ainsi les théories de l'atomisme logique développées par Russell, mais dans une certaine mesure seulement, car pour lui, la signification d'un nom (c'est-à-dire l'objet qu'il dénote) ne peut s'appréhender que dans la combinaison avec d'autres objets. Wittgenstein nomme ces combinaisons des « états de choses ». L'objet n'est donc pas considéré comme une entité concrète, présente ici et maintenant, mais comme le nœud de toutes les combinaisons virtuelles auxquelles il peut participer pour constituer des états de choses. Si l'ordre des noms de la proposition a la même structure que l'ordre des objets dans la réalité, on peut qualifier la proposition de « vraie » ; sinon, elle est « fausse ». Pour savoir si la proposition est vraie ou fausse, il faut donc la confronter à la réalité. Mais il n'est pas nécessaire que la proposition soit vraie pour qu'on puisse la comprendre. La comprendre revient seulement à « savoir ce qu'il advient si elle est vraie » (4.204)

Les propositions qui sont vraies ou fausses indépendamment de l' « état de choses », comme par exemple les tautologies ou les contradictions, sont qualifiées d' « absurdes » (sinnlos) et les propositions privées de tout lien avec la réalité sont dites « insensées » (unsinnig). Les énoncés évaluatifs, notamment ceux qui concernent l'éthique et l'esthétique, ainsi que ceux qui tentent de représenter des trait généraux du monde et du langage doivent donc, selon le Tractatus, rester hors du langage, car « ce qui peut être dit, peut être dit clairement, et ce dont on ne peut parler, il faut le passer sous silence » [« Was sich überhaupt sagen lässt, lässt sich klar sagen; und wovon man nicht sprechen kann, darüber muss man schweigen » (Tractatus logico-philosophicus, 7)]. Wittgenstein désavoue ainsi tout discours métaphysique, et met en cause la validité de son propre discours sur le langage, condamnant sa philosophie au silence.

Après s'être longuement tenu à cette conclusion, Wittgenstein livre tout de même une seconde œuvre, publiée après sa mort en 1953, les Recherches philosophiques (Philosophische Untersuchungen), toujours orientée vers la question de l'élucidation du langage. Wittgenstein y étudie le statut et les conditions de la signification des mots du langage usuel, pour en élaborer une « grammaire philosophique ».

2.5 Reflet de cette problématique dans les créations artistiques de l'époque

2.5.1 Un exemple littéraire : L'Homme sans qualités de Robert Musil

Dans son œuvre maîtresse, L'Homme sans qualités, Robert Musil n'échappe pas aux interrogations de son temps sur la validité du langage. Sa réflexion sur le langage est clairement associée à la crise identitaire qui frappe tout particulièrement la société viennoise du début du XXe siècle. C'est Ulrich, le personnage central du roman, qui incarne le mieux cette crise existentielle, faisant l'expérience, dans le chapitre 34, « [du] sentiment inquiétant que tout ce que l'on croit atteindre vous atteint. [...] Ce qui excite le plus la méfiance, ce sont les divisions et les formes déjà toutes faites de la vie, l'histoire toujours la même, les choses déjà préfigurées par les générations précédentes, le langage tout fait, non seulement de nos lèvres, mais de nos sensations et sentiments. » (L'Homme sans qualités, p. 162.) ((« [...] ein beunruhigendes Gefühl: alles, was ich zu erreichen meine, erreicht mich. [...] Es sind die fertigen Einteilungen und Formen des Lebens, was sich dem Misstrauen so spürbar macht, das Seinesgleichen, dieses von Geschlechtern schon Vorgebildete, die fertige Sprache nicht nur der Zunge, sondern auch der Empfindungen und Gefühle. » (Der Mann ohne Eigenschaften, p. 129))). Cette crise identitaire, si elle est explicitement formulée par Ulrich, touche également l'ensemble des personnages de L'Homme sans qualités : Clarisse fait notamment l'expérience de l'insuffisance du langage, se demandant  « à quoi bon chercher des mots pour quelque chose qui ne se trouve pas sur le chemin des mots » (L'Homme sans qualités, p. 557) ((« [...] wozu Worte für etwas suchen, das nicht an der Straße der Worte liegt. » (Der Mann ohne Eigenschaften, p. 443))).

Cette crise du langage, présentée comme la conséquence d'un désarroi métaphysique, se double en plus d'un problème proprement linguistique. Ulrich déplore en effet l'« imprécision » (L'Homme sans qualités, p. 571) ((«Ungenauigkeit » (Der Mann ohne Eigenschaften, p. 454))) qui caractérise le langage de ses contemporains. Cette imprécision est mise sur le compte de la commercialisation de la société et de la communication verbale : toute nuance est devenue superflue car elle ne fait pas vendre. Le narrateur prend pour exemple l'emploi « commercial » du concept de « génie », qui, associé dans l'expression « un cheval de course génial » (L'Homme sans qualités, p. 55) ((« ein geniales Rennpferd » (Der Mann ohne Eigenschaften, p. 44))) au sème « animal », est rabaissé à ce qu'il y a de plus profane (ce qui conforte Ulrich dans sa volonté de ne pas être associé à des qualités explicitement formulées, à être « l'homme sans qualités »). Cette confusion des notions rend toute véritable communication impossible, puisque le mot ne peut plus servir de référence stable dans une société où « des gens qui en entendant le mot « cours » pensaient les uns au cours des changes, les autres à un cours de littérature et les troisièmes à la Cour d'assises. » (L'Homme sans qualités, p. 237) ((« Menschen, die bei dem Worte Kurs an den Rennkurs, Börsenkurs oder Seminarkurs dachten. » (Der Mann ohne Eigenschaften, p. 188))).

Cette crise du langage, dans le roman de Musil, va de pair avec une crise de la narration, plus intimement liée à nouveau à la crise identitaire. En effet, dans la modernité, dans ce monde où « les choses [sont] déjà préfigurées par les générations précédentes », où « le langage [...] non seulement de nos lèvres, mais de nos sensations et sentiments » est « tout fait » (L'Homme sans qualités, p. 162), les actes et les pensées n'ont plus à être assignés à des auteurs-sources, leur enchaînement n'a plus de sens global, ils sont simplement corrélés les uns aux autres. En thématisant la crise du langage et du récit, Musil renvoie donc plus largement à la question de la crise du roman. Son entreprise est toute entière fondée sur un « paradoxe », comme il le dit lui-même, consistant à « écrire le roman que l'on ne peut pas écrire » (den Roman schreiben, den man nicht schreiben kann, cf. Musil, Gesammelte Werke, 1978, vol. 7, p. 826). Il écrit en ayant conscience que la situation existentielle d'Ulrich et de son époque ne peut plus être retranscrite. Puisque la recherche d'une synthèse par l'écriture est perçue d'emblée comme impossible, le roman ne peut plus être qu'une parodie de sa propre entreprise. Il n'a pas d'autre choix que d'adopter une position distanciée vis-à-vis de lui-même et ne peut avoir d'autre forme que celle de l'ironie.

2.5.2 Extension de la problématique à d'autres domaines artistiques

La rigueur et l'adéquation au réel qui semblent indispensables à Kraus et à Wittgenstein pour fonder les bases d'un emploi plus juste de la langue, sont également les qualités revendiquées dans d'autres domaines pour permettre l'émergence de nouveaux langages artistiques. Toute une aile de l'architecture va ainsi, à la suite d'Adolf Loos, rechercher le dépouillement et l'austérité, en parfaite opposition au goût prononcé de la Sécession pour l'ornementation. Il en va de même dans le domaine musical.

Selon Ulrich Schreiber, la musique de Gustav Mahler exprime la crise de conscience de son époque au même titre que la Lettre de Lord Chandos. Mahler a employé dans ses premiers lieder ce que Schreiber appelle « la méthode de désillusion symphonique » (Schreiber, 1975, p. 928). Le lied Das irdische Leben (La condition terrestre) par exemple, tiré du Wunderhorn, donne une expression objective aux contradictions de la société en dénonçant les tâches qui accaparent l'homme et le rendent étranger à lui-même. Cette accusation est d'autant plus efficace qu'elle contraste avec le caractère populaire de l'ensemble. Ces contradictions, intrinsèques à la modernité, se retrouvent dans toute l'œuvre de Mahler. Contrairement au langage musical manichéen de Strauss, les notions de beauté et de laideur, de justesse et de fausseté s'effacent peu à peu dans l'œuvre de Mahler. Le trivial peut parfaitement y côtoyer le sublime. Schreiber cite, comme illustration exemplaire de ce principe, la Troisième symphonie qui fait fi des hiérarchies traditionnelles et intègre musique militaire, fête foraine et chanson populaire. Par cette esthétique de la citation, Mahler réclame de son public « une écoute attentive, à la fois critique et poétique (ironique et enfantine) dont dépendra la compréhension de la symphonie » (Leduc, 2001, p. 155). Comme chez Musil, l'ironie chez Mahler est une réponse aux contradictions de l'homme moderne, qui a conscience de la coexistence des contraires et reconnaît l'impossibilité des synthèses rassurantes.

Ce tournant artistique amorcé par Mahler annonce dans une certaine mesure le programme de l'expressionnisme. L'évolution de l'harmonie et la désagrégation progressive de la tonalité ont conduit Arnold Schönberg à oser des dissonances de plus en plus audacieuses, avant d'abolir totalement la notion de tonalité. Son système dodécaphonique peut être considéré comme une forme de langage nouvelle, plus à même d'exprimer la modernité. La remise en cause du langage de la majorité et la recherche de nouvelles formes d'expression est fondée là aussi sur les valeurs de rigueur et d'austérité, comme les réflexions linguistiques de Kraus et Wittgenstein et les créations architecturales de Loos.

Notes

Bibliographie indicative

Castagné André, Chalon Michel et Florençon Patrick (éd.), Gustav Mahler et l'ironie dans la culture viennoise au tournant du siècle, Climats, Montpellier, 2001.

Hofmannsthal Hugo von, Ein Brief, in : Schriften zur Literatur Kunst und Geschichte, Stuttgart, Reclam, 2000, p. 46-60.

Kaufholz Eliane (dir.), Karl Kraus, Editions de L'Herne, Paris, 1975.

Kreissler Félix (éd.), L'Autriche 1867-1938 - Naissance d'une identité culturelle, Publications de l'Université de Rouen (N° 178), Rouen, 1992.

Leduc Alain,  « L'esprit de l'ironie dans la 1re symphonie de Gustav Mahler », in : Gustav Mahler et l'ironie dans la culture viennoise au tournant du siècle, Climats, Montpellier, 2001, p. 143-157.

Le Rider Jacques, Modernité viennoise et crises de l'identité, PUF, Paris, 1990.

Musil Robert, Gesammelte Werke in neun Bänden (Adolf Frisé éd.), Rowohlt, Hambourg, 1978.

Musil Robert, Der Mann ohne Eigenschaften, Rowohlt, Reinbek bei Hamburg, édition revue et corrigée, 1978.

Musil Robert, L'Homme sans qualités, [traduction : Philippe Jaccottet], Seuil, Paris, 1956.

Rosen Charles,  « Schoenberg et l'expressionnisme », in : Vienne, début d'un siècle, Critique, août-septembre 1975, Editions de Minuit, Paris, p. 909-918.

Schreiber Ulrich, « Gustav Mahler : une musique des contradictions sociales », in : Vienne, début d'un siècle, Critique, août-septembre 1975, Editions de Minuit, Paris, p. 919-939.

Wittgenstein Ludwig, Tractatus logico-philosophicus, [Traduction : Gilles-Gaston Granger], Gallimard, Paris, 1993.

Sur Wittgenstein et le Tractatus, voir aussi: http://www.lyber-eclat.net/lyber/marconi/10.html

 

Pour citer cette ressource :

Elisabeth Malick, "La question du langage", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), octobre 2007. Consulté le 28/03/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/litterature/mouvements-et-genres-litteraires/tournant-du-xxe/la-question-du-langage