"Flucht und Vertreibung" dans la mémoire collective officielle
Toute mémoire collective fait l'objet de débats dans la sphère publique et se trouve souvent non seulement controversée mais aussi manipulée et instrumentalisée par le pouvoir politique. Cela est d'autant plus vrai dans le cas de la mémoire de la « fuite et expulsion ». Celle-ci constitue, en quelque sorte, le prototype d'une mémoire « blessée » (Ricœur) au sens où elle fut souvent manipulée et même violentée par le pouvoir politique, mais également au sens où elle porte aujourd'hui encore les traces de ces violences ayant laissé des plaies ouvertes toujours visibles au sein du débat actuel autour de cette mémoire.
« Tabouisée » en RDA, instrumentalisée en RFA, on se penchera donc sur la place de cette histoire et le traitement de cette mémoire dans les discours officiels et la politique mémorielle des deux Etats allemands entre 1945 et 1989. Il s'agira ensuite d'interroger l'impact de la réunification sur la mémoire collective de la fuite et expulsion en Allemagne afin d'expliquer les causes et le sens du retour en force de cette mémoire en Allemagne.
La fuite et l'expulsion dans la mémoire collective allemande de 1945 à nos jours
« Wer über das Gedächtnis einer Gemeinschaft verfügt, der verfügt auch über ihr politisches Selbstverständnis, über ihre Werte und Normen, ihre Zukunftsperspektiven und ihre politische Agenda. » (« Celui qui dispose de la mémoire d'une communauté, dispose également de son identité' politique, de ses valeurs et normes, de ses perspectives d'avenir et de son agenda politique. ») ((Münkler, Herfried : Das kollektive Gedächtnis der DDR. In : Vorsteher (dir.), Parteiauftrag :Ein neues Deutschland. Bilder, Rituale und Symbole der frühen DDR. 1997 : p. 458-468.)). Et c'est pourquoi toute mémoire collective ((C'est Maurice Halbwachs qui, le premier, thématisa l'aspect social de la mémoire en introduisant la notion de mémoire collective désignant, selon Gérard Namer, aussi bien la « mémoire dans la société » que la « société dans la mémoire ». Si les souvenirs sont toujours individuels, « en réalité nous ne sommes jamais seuls » (Halbwachs). En opposant mémoire individuelle et mémoire collective, d'une part, mémoire collective et mémoire historique, d'autre part, Halbwachs délimita le cadre dans lequel s'inscrivirent, pour le dépasser, les théories de la mémoire au XXe siècle. On utilisera ici le terme de « mémoire collective » au sens général du terme, comme mémoire d'un groupe par opposition à la mémoire d'un individu, sans entrer plus avant dans les discussions opposant différentes conceptions et différents modèles théoriques de la mémoire collective (voir pour cela : Jan Assmann, Marie-Claire Lavabre, Pierre Nora).)) fait l'objet de débats dans la sphère publique et se trouve souvent non seulement controversée mais aussi manipulée et instrumentalisée par le pouvoir politique.
Cela est d'autant plus vrai dans le cas de la mémoire de la « fuite et expulsion ». Celle-ci constitue, en quelque sorte, le prototype d'une mémoire « blessée » ((Le terme de « mémoire blessée » est emprunté au philosophe français Paul Ricoeur qui l'utilise pour désigner les difficultés et blocages au niveau du rapport à la mémoire dans la sphère publique (voir : Ricoeur, Paul : Das Rätsel der Vergangenheit. Essen : 1999). Les historiens Martin Sabrow et Konrad Jarausch (voir : Jarausch / Sabrow (dir.) : Verletztes Gedächtnis? Erinnerungskultur und Zeitgeschichte im Konflikt. 2002 : p. 7-8) reprirent ce terme pour qualifier le rapport de l'Allemagne à son passé en évoquant les « blessures » que constituent les deux guerres mondiales et l'Holocauste pour la mémoire collective allemande. La fuite et l'expulsion appartiennent également à ce passé encore douloureux aujourd'hui, ce passé « qui ne veut pas passer ».)) au sens où elle fut souvent manipulée et même violentée par le pouvoir politique, mais également au sens où elle porte aujourd'hui encore les traces de ces violences ayant laissé des plaies ouvertes toujours visibles au sein du débat actuel autour de cette mémoire.
On se penchera donc sur la place de cette histoire et le traitement de cette mémoire dans les discours officiels et la politique mémorielle des deux Etats allemands entre 1945 et 1989 avant d'analyser l'impact de la réunification sur la mémoire collective de la fuite et expulsion en Allemagne.
1. 'Flucht und Vertreibung' dans la mémoire officielle de le RDA : un tabou ?
(Par « Flucht und Vertreibung », on fait référence aux mouvements de population forcés s'étant déroulés entre 1944 et 1950 et au cours desquels près de 12,5 millions d'Allemands résidant dans les anciens territoires orientaux du Reich allemand, en Tchécoslovaquie, en Hongrie et dans d'autres pays d'Europe du Sud-Est ont été déplacés de force dans les nouvelles limites de l'Allemagne après 1945. Pour des raisons de fluidité du texte français, on optera ici pour la traduction la plus courante de ces deux termes : « fuite et expulsion ».)
a. Caractéristiques générales de la mémoire officielle
Dressons tout d'abord les contours de la mémoire collective officielle en RDA entre 1945 et 1989 avant d'interroger la place du thème de la fuite et expulsion au sein de cette mémoire officielle. La mémoire officielle de la RDA se distingua très rapidement de celle propagée en RFA, et cela autant sur le plan de la forme que sur celui du contenu.
Une mémoire officielle omniprésente et dominée par les formes culturelles de la mémoire
La première caractéristique de cette mémoire officielle est-allemande réside dans son omniprésence dans l'espace public est-allemand ((Ainsi l'historien Martin Sabrow évoque comme point de départ de son étude sur la mémoire collective en RDA un constat faisant apparemment l'unanimité, à savoir celui de « l'omniprésence de la mémoire historique dans la culture politique de la RDA » (« der Allgegenwart historischer Erinnerung in der politischen Kultur der DDR »). In : Sabrow : Erinnerungskultur und Geschichtswissenschaft in der DDR. In : Cornelißen / Holec / Peek (dir.), 2005 : p.83-100. Voir aussi : « (...) das kollektive Gedächtnis der DDR war omnipräsent. » in : Münkler, 1997 : p. 460.)). Dans son analyse de cette mémoire, Herfried Münkler s'appuie sur la distinction établie par Jan Assmann entre mémoire communicative et mémoire culturelle ((Jan Assmann distingue mémoire communicative et mémoire culturelle. Alors que la mémoire culturelle, caractérisée selon Assmann par sa distance à la sphère du quotidien, « cristallise », objective l'expérience collective dans une forme culturelle et lui permet ainsi de perdurer au cours des siècles, la mémoire communicative (selon lui, la seule concernée par la théorie d'Halbwachs) désigne exclusivement la mémoire transmise par le biais de la communication quotidienne. Cette dernière est donc (a) transmise dans la société et (b) liée à un groupe particulier. Sa caractéristique première, à l'inverse de la mémoire culturelle, est son horizon temporel limité. Elle ne peut jamais remonter plus loin que quatre-vingts, voire cent ans, soit trois ou quatre générations. Cf. Assmann : Kollektives Gedächtnis und kulturelle Identität. In : Assmann / Hölscher (dir.): Kultur und Gedächtnis. 1998 : p. 9-19.)) et définit la mémoire collective officielle de la RDA comme une mémoire dominée par des formes culturelles. En s'inspirant d'Assmann, Münkler distingue éléments communicatifs et éléments culturels de la mémoire collective, les premiers étant ceux encore vivants dans la mémoire des individus et donc transmis dans la communication quotidienne ; les seconds ayant, eux, disparu des souvenirs personnels et donc de la communication privée, ne sont plus que transmis dans la sphère publique et sont donc régis par la langue symbolique des cérémonies commémoratives. Selon Münkler, le propre de la mémoire collective de la RDA est d'avoir banni les éléments communicatifs au profit d'une hypertrophie des éléments culturels. Selon lui, il s'agissait, d'une part, de contrôler et de canaliser les souvenirs personnels, et, d'autre part, de mettre en scène, à fort coup de cérémonies, de monuments, de rites et de symboles, la vision officielle de l'histoire ((In : Münkler, 1997 : p. 460.)).
Une mémoire non seulement dominante mais dominatrice : l'utopie d'une mémoire est-allemande homogène
Pour Martin Sabrow, il convient d'aller plus loin encore. S'il partage la vision de Münkler d'une mémoire omniprésente dans la sphère publique et d'un discours mémoriel orchestré jusque dans les moindres détails par les cercles dirigeants, il va au-delà de l'idée d'une mémoire privée contrôlée et dominée par la mémoire officielle. Selon lui, le but poursuivi en RDA n'était pas simplement d'étouffer les souvenirs privés et la mémoire communicative. L'objectif ultime résidait dans une fusion de la mémoire communicative avec la mémoire culturelle, dans « l'utopie » d'une mémoire homogène. Il souligne ainsi d'avantage le caractère dominant et structurant de la mémoire officielle (« beherrschende Erinnerung ») que celui, dominé, de la mémoire privée (« beherrschte Erinnerung ») ((In : Sabrow : Erinnerungskultur und Geschichtswissenschaft in der DDR. In : Cornelißen / Holec / Peek (dir.), 2005 : p. 83-100.)). En ce sens, l'étude de la mémoire collective est-allemande est inséparable d'une étude des manipulations et des tentatives de tabouisation' de certains éléments de la mémoire communicative. Afin de mieux comprendre l'attitude adoptée dans le cas de la mémoire de la fuite et expulsion, il faut tout d'abord présenter les éléments centraux soutenant la mémoire officielle est-allemande.
Le mythe de l'antifascisme, pilier de la mémoire collective officielle en RDA
« Fonder un Etat implique également de présenter son existence comme une nécessité fondée objectivement et moralement. » (« Einen Staat zu gründen bedeutet auch zu begründen, warum es ihn geben muß und geben sollte. ») ((Cf. Flacke / Schmiegelt : Deutschland. Deutsche Demokratische Republik. Aus dem Dunkel zu den Sternen : ein Staat im Geist des Antifaschismus. In : Flacke (dir.), 2005 : p. 173-189.)). Il s'agissait donc dans les années 1945-1949 de justifier la création d'un nouvel Etat, et cela notamment en l'enracinant dans un passé historique. L'élément central du mythe fondateur propagé dès 1946 par le SED (Sozialistische Einheitspartei Deutschland) était l'antifascisme. Il importait, au sortir de la guerre, d'intégrer ce passé, lourd de crimes, au sein d'un récit susceptible de légitimer le nouvel Etat et de rendre compte de son caractère pacifique. La défaite de l'Allemagne fut donc relue et réécrite comme la libération du peuple allemand du joug national-socialiste, libération accomplie par l'Armée rouge et rendue possible par la résistance communiste. Durant toute son existence, la RDA se présenta officiellement comme l'Etat où l'antisémitisme et le fascisme avaient été éradiqués. Le mythe fondateur centré autour de l'antifascisme devint une doctrine d'Etat qui s'infiltra jusque dans le vocabulaire courant. Il fit l'objet de mises en scène annuelles, et cela jusqu'en 1989, lors de grandes cérémonies commémoratives dans l'ancien camp de concentration de Buchenwald ou encore, tous les 8 mai, au pied du monument à la gloire des soldats soviétiques dans le parc Treptow à Berlin-Est9.
Afin que s'établisse durablement cette vision de l'histoire, les mesures de propagande en faveur d'une vision spécifique de l'histoire s'accompagnèrent de mesures répressives visant l'étouffement de souvenirs contradictoires. Münkler parle à cet égard d'un « double jeu entre mémoire officielle et refoulement » (« Zusammenspiel von offizieller Erinnerung und Verdrängen »). Ainsi, l'histoire de l'Armée rouge et de la résistance communiste, qui étaient au centre du mythe antifasciste, furent « épurées » afin de mettre en avant leur attitude héroïque dans la lutte contre le fascisme. Les crimes perpétrés par l'Armée rouge, les relations ayant existé dans les camps entre la résistance communiste et les SS furent bannis des récits officiels. D'autres éléments de l'histoire allemande furent complètement rayés de l'histoire officielle est-allemande. C'est ce qui arriva avec l'histoire de la fuite et de l'expulsion qui contrevenait à l'image de l'Armée rouge comme armée libératrice.
Il faut cependant s'interroger sur l'étendue de ce tabou officiel en RDA. En effet, si Monika Flacke et Ulrike Schmiegelt soulignent la forte continuité de ce mythe de l'antifascisme tout au long de l'histoire de la RDA, elles relèvent cependant une légère évolution sous Honecker ((Erich Honecker (25 août 1912 à Neunkirchen - 29 mai 1994 au Chili) fut, entre 1976 et 1989, le dernier chef d'État de l'Allemagne de l'Est avant la réunification.)). Dans une RDA soucieuse désormais d'être reconnue sur le plan international, on commença alors à thématiser la Shoah. Il ne s'agit pas là d'un changement radical et cela ne bouleversa pas le discours officiel toujours centré sur l'antifascisme. Néanmoins, il faut se demander si la place du sujet « fuite et expulsion » connut également une évolution parallèle afin d'interroger la réalité et les limites de la tabouisation' de cette mémoire.
b. La mémoire de la fuite et expulsion à l'Est : un tabou ?
L'historien Hans-Ulrich Wehler résume en une parenthèse le problème du traitement de l'histoire de la fuite et expulsion en RDA : « (...) dans la zone d'occupation soviétique, et par la suite en RDA, le sujet resta de toute façon tabou. » ((Cf. Aust / Burgdorff (dir.) : Die Flucht. Über die Vertreibung der Deutschen aus dem Osten. München : Deutscher Taschenbuch Verlag, 2005 : p. 9 : « (...) in der Sowjetischen Besatzungszone und dann in der DDR blieb das Thema ohnehin tabu (...) ».)). De tels jugements sans appel dénonçant la tabouisation' du sujet en RDA sans en interroger les impacts réels sont monnaie courante dans la littérature de vulgarisation mais aussi dans la littérature scientifique sur le sujet. Il ne s'agit pas ici de renier l'entreprise de tabouisation' de cette mémoire menée en RDA mais de la présenter en en montrant également les limites.
Contexte et construction de la lecture officielle est-allemande de la fuite et expulsion
Dans le cadre spécifique du discours mémoriel officiel véhiculé en RDA, il semble compréhensible que la mémoire de la fuite et expulsion ait été perçue comme gênante puisqu'elle nuisait à l'image de l'Armée rouge comme armée libératrice. D'autre part, elle constituait également un danger pour la politique internationale de la RDA, tenue de célébrer l'amitié entre les peuples du bloc de l'Est, y compris avec les Polonais et les Tchécoslovaques.
Après une courte phase, au cours de laquelle l'interprétation officielle resta encore vague et où certains hommes politiques, à l'instar de Wilhelm Pieck ((Cf. Wille : SED und « Umsiedler » - Vertriebenenpolitik der Einheitspartei im ersten Nachkriegsjahrzehnt. In : Hoffmann / Schwartz (dir.), 1999 : p. 91-104.)), firent encore des déclarations en faveur d'une révision de la frontière Oder-Neisse, la RDA s'engagea donc très tôt dans une phase d'écriture volontariste de cette histoire, en accord avec les objectifs du jeune Etat allemand. La fuite et l'expulsion ne pouvaient donc, dans ce contexte, être présentées autrement que comme les justes conséquences des crimes commis par les Allemands lors de la Seconde Guerre mondiale, conséquences légitimes puisque décidées par l'ensemble des vainqueurs réunis à Potsdam. Dans cette optique, la fuite et l'expulsion étaient présentées comme un simple déplacement de population servant au maintien de la paix après une guerre terriblement cruelle. D'autre part, la responsabilité pour cet événement n'était en aucun cas à attribuer à l'URSS ou aux peuples voisins tchécoslovaques et polonais puisque ces mouvements de population avaient été décidés par les Alliés.
Du contrôle à l'effacement de cette mémoire dans le discours officiel
Mais cette phase ne dura pas longtemps, laissant la place, dès le milieu des années 1950, à une tabouisation' complète du sujet. Après avoir essayé de contrôler et d'orienter cette mémoire afin de l'inscrire dans l'histoire officielle de la RDA (« beherrschende Erinnerung » Sabrow), celle-ci fut tout bonnement effacée de la mémoire officielle (« Tabuisierung »). « Même les souvenirs conformes aux directives du SED en matière mémorielle n'étaient plus souhaités par le régime du SED lorsqu'il s'agissait d'expulsés. La politique mémorielle menée par le SED en matière d'expulsés visant, dans un premier temps, à la mise en place d'une mémoire contrôlée, avait depuis longtemps pris la forme d'une tabouisation' complète. » ((Cf. Schwartz : « Apparate » und Kurswechsel. Zur institutionellen und personellen Dynamik von « Umsiedler »-Politik in der SBZ/DDR 1945-1953. In : Hoffmann / Schwartz (dir.), 1999 : p. 105-135 : « Selbst SED-konforme Erinnerung war dem SED-Regime in der Vertriebenenfrage nicht mehr erwünscht. Die vertriebenenrelevante « Vergangenheitspolitik » der SED war längst vom Versuch zurechtgestützten Erinnerung zu dem völliger Tabuisierung übergegangen ».)).
L'exemple de la politique langagière en la matière
L'évolution de la politique langagière en la matière illustre ce glissement vers une tabouisation' complète de la question dans le discours officiel. Les concepts employés en RDA ne furent pas le simple reflet des évolutions en matière de politique mémorielle, ils en furent un des outils les plus efficaces.
Dès le début, le choix du terme « Umsiedler » (personne déplacée) était loin d'être neutre. Il reflétait, d'une part, l'influence des traditions langagières et politiques soviétiques puisqu'il s'agit, en effet, d'un terme emprunté au vocabulaire administratif courant en Union soviétique. D'autre part, il s'inscrivait dans le mythe fondateur de l'antifascisme puisqu'il faisait implicitement référence aux « Umsiedlungen » (déplacements de population) ordonnées par Hitler pendant la Seconde Guerre mondiale. Il s'agissait en effet de concevoir la fuite et expulsion des Allemands au sortir de la guerre comme le pendant légitime des « Umsiedlungen » fascistes ((Paul Merker, fonctionnaire du SED, déclarait ainsi en 1947 qu'il ne fallait pas oublier les déplacements de population ordonnés par Hitler (« Umsiedlungen ») car ceux-ci « ont eu un effet boomerang sur notre propre peuple » (« [sind] zu einem Bumerang für unser eigenes Volk geworden »). Cf. Schwartz : « Vom Umsiedler zum Staatsbürger ». Totalitäres und Subversives in der Sprachpolitik der SBZ/DDR. In : Hoffmann / Krauss / Schwartz (dir.), 2000 : p. 135-166. C'est sur cette étude que nous nous appuyons pour la présentation de l'évolution de la terminologie en vigueur en RDA en matière d'expulsés (« Vertriebene »).)). Le terme de « Umsiedler » s'opposait également aux termes employés à l'Ouest, « Vertriebene » (expulsés) et « Flüchtlinge » (réfugiés). Si ces derniers renvoyaient à la perte de l'ancienne « Heimat », celui de « Umsiedler », lui, évoquait, à l'inverse, les possibilités d'avenir dans une nouvelle « Heimat ».
Néanmoins, le terme de « Umsiedler » était, dès son introduction, appelé à disparaître. Ainsi Michael Tschesno, Vice-Président de l'administration centrale en charge du problème des « Umsiedler » allemands (« Zentralverwaltung für deutsche Umsiedler » - ZVU), déclara, en 1946, que « Umsiedler » était le mot adéquat dans la mesure où il contenait l'obligation de tout mettre en œuvre « afin que le « Umsiedler » cesse très bientôt d'être un « Umsiedler » et de se percevoir comme tel ». Dès 1946, d'autres concepts furent lancés dans certains Länder : « nouveau citoyen » (« Neubürger ») en Thuringe, « personne autrefois déplacée » (« ehemalige Umsiedler ») dans le Brandebourg avant d'être appliqués à l'ensemble de la RDA. Si les termes de « migrants » (« Umgesiedelten ») et de « personne rapatriée » (« Repatrianten ») - terme qui fut, lui, employé en Pologne - n'eurent pas vraiment de succès, celui de « Neubürger » fut, un temps, employé dans toute la RDA. Néanmoins il fut critiqué car il supposait que l'intégration des « Umsiedler » n'était pas complète, qu'ils n'étaient pas des citoyens comme les autres.
Au terme de débats menés dans les années 1948-1950 sur la poursuite ou non d'une politique spécifique en matière de « Umsiedler », c'est l'expression « ehemalige Umsiedler » qui s'imposa. L'expression reflétait le compromis temporaire au sein du SED, dans la mesure où il traduisait à la fois le caractère passé du problème des « Umsiedler », tout en conservant cette catégorie de population. Toutefois, même ce qualificatif disparut des papiers officiels dans les années 1952/53. Le concept de « Umsiedler » perdura cependant officieusement au sein de l'administration est-allemande, dans la mesure où ceux-ci étaient toujours sous contrôle policier. Il persiste aussi dans les critiques formulées à l'encontre de la RFA qui condamnaient la mauvaise intégration des expulsés à l'Ouest.
Réalité, évolution et limites d'un tel tabou dans la sphère publique
L'évolution des termes en vigueur en RDA atteste donc de la volonté de tabouisation' du sujet dans la sphère publique ((La politique de tabouisation' de l'expulsion eut des répercussions à d'autres niveaux de la politique langagière, notamment dans l'attitude adoptée face aux termes « Schlesien » ou « Pommern ». Christian Lotz détaille les conflits ayant opposé l'EKD au SED à propos du nom de l'Eglise protestante de Silesie (EKS). In : Bahlcke (dir.): Historische Schlesienforschung. Methoden, Themen und Perspektiven zwischen traditioneller Langesgeschichtsschreibung und moderner Kulturwissenschaft. 2005 : p. 593-617.)). Ainsi, Manfred Wille, lui-même historien en RDA avant 1989, constate l'existence d'un tel tabou ayant empêché le traitement scientifique du sujet : « Pour des raisons politiques, la question des expulsés était clairement un sujet tabou sur lequel les scientifiques n'avaient pas le droit de faire des recherches et qui fut, en grande partie, mis à l'écart de l'histoire officielle transmise et publiée dans l'espace public. Cette mise à l'écart était obligatoire et entièrement consciente. » ((Cf. Wille : Die « Umsiedler »-Problematik im Spiegel der SBZ- / DDR-Geschichtsschreibung. In : Wille / Hoffmann / Meinicke (dir.), 1993 : p. 3-11 : « Die Vertriebenenproblematik war ein eindeutig politisch begründetes Tabu-Thema, das nicht wissenschaftlich bearbeitet werden durfte, weitestgehend aus dem vermittelten und publizierten Geschichtsbild ausgeklammert blieb, ja ganz bewusst übergangen werden musste. ».)).
Si la mémoire de la fuite et expulsion fut ainsi effectivement bannie de la mémoire officielle est-allemande et les expulsés en RDA (« Umsiedler » ) contraints à taire, dans la sphère publique, leur vision de cette histoire et leurs souvenirs personnels, cela ne nous révèle rien quant à l'efficacité de cette politique de tabouisation'. Il convient en effet d'en interroger les limites. Michael Schwartz souligne ainsi l'existence de discours concurrents au sein même du SED, notamment du temps de Ulbricht ((Walter Ernst Paul Ulbricht (né le 30 juin 1893 à Leipzig, mort le 1er août 1973 à Döllnsee au nord de Berlin) était un communiste allemand au KPD puis au SED. Il fut le chef d'Etat de la RDA à partir de 1960 et jusqu'à sa mort.)) qui défendit, dans certains discours officiels, des positions assez proches de la ligne suivie à la fin des années 1940 sous Wilhelm Pieck. En outre, les historiens mettent en avant une évolution de cette politique dans les années 1980. Le sujet put alors être traité dans le cadre de recherches menées à l'Université Humboldt et à l'Université de Magdeburg par des historiens de RDA. Le tabou fut certes maintenu, mais le fait que de telles recherches furent possibles en RDA, constitue la preuve d'une certaine évolution dans les dernières années de la RDA.
Par ailleurs, il s'agit d'interroger l'impact réel de cette politique de tabouisation' sur la population. En effet, soulignons, avec Ralph Jessen, « qu'il n'existe pas de société complètement muselée » ((Cf. Jessen : Die Gesellschaft im Staatssozialismus. Probleme einer Sozialgeschichte der DDR. In : Geschichte und Gesellschaft, 21/1995, p. 395-407 : « (...) dass es eine stillgelegte Gesellschaft nicht gibt. ».)). Les rapports du ministère de l'Intérieur de la RDA font état d'une résistance du côté des expulsés qui continuèrent à s'organiser dans l'ombre ((Cf. Schwartz : Vertriebene und « Umsiedlerpolitik ». Integrationskonflikte in den deutschen Nachkriegsgesellschaften und die Assimilationsstrategien in der SBZ/DDR 1945-1961. 2004 : p. 412 : « Die Politik der Vertriebenen als Herausforderung der offiziellen Umsiedlerpolitik. ». Cf. Grottendieck : Egalisierung ohne Differenzierung? Verhinderung von Vertriebenenorganisationen im Zeichen einer sich etablierenden Diktatur. In : Großbölting / Thamer (dir.) : Die Errichtung der Diktatur. Transformationsprozesse in der SBZ und in der frühen DDR. 2003 : p. 191-221.)), à faire du trafic de journaux destinés aux expulsés et qui fuirent en grand nombre vers la RFA. En 1965, une enquête d'opinion montrait que 22% de la population est-allemande était contre la frontière Oder-Neisse, une importante minorité qui inquiéta les autorités de RDA. Il est probable que les expulsés réussirent, dans le cadre de communautés villageoises réduites, à entretenir leur culture spécifique malgré la politique du SED. Telle est du moins la conclusion de Ute Schmidt, au terme de son étude sur les communautés d'Allemands de Bessarabie dans le Mecklembourg ((« Am Beispiel der Bessarabiendeutschen lässt sich zeigen, dass Flüchtlinge und Vertriebene in der DDR - trotz der Tabuisierung der Flüchtlingsthematik und von der DDR-Öffentlichkeit unbeachtet - informelle Substrukturen gebildet haben, die es ihnen ermöglichten, sich in diesen Asymmetrien nicht nur zu behaupten, sondern auch ihre kulturelle Identität zu wahren. » In : Schmidt : « Drei- oder viermal im Leben neu anfangen zu müssen... » - Beobachtungen zur ländlichen Vertriebenenintegration in mecklenburgischen « Bessarabier-Dörfern ». In : Hoffmann / Schwartz (dir.), 1999 : p. 291-320.)). D'autre part, si les réunions d'expulsés diminuèrent effectivement avec le temps (du moins en milieu urbain), les Eglises restèrent longtemps un espace privilégié où on pouvait exprimer son attachement à son ancienne « Heimat ». Celles-ci s'engagèrent donc pour le soutien matériel et psychologique des expulsés ((Cf. Neumann : Die Rolle der beiden christlichen Kirchen bei der Eingliederung der Vertriebenen in der Bundesrepublik Deutschland. In : Wille (dir.), 1997 : p. 202-213.)). Il était ainsi possible d'organiser, à mots couverts, des soirées sur la Silésie dans le cadre des associations gérées par les Eglises, et cela encore dans les années 1960. Il semble que la résistance menée au sein des Eglises s'effrita vers 1970, suite au changement générationnel ((Cf. Schwartz : Der historische deutsche Osten in der Erinnerungskultur der DDR. In : Gauger / Kittel (dir.), 2005 : p. 78.)).
Enfin, il faut souligner, avec Michael Schwartz, l'existence d'un autre domaine où purent s'articuler ces récits de mémoire : la littérature ((Cf. Schwartz : Tabu und Erinnerung. Zur Vertriebenen-Problematik in Politik und literarischer Öffentlichkeit der DDR. In : Zeitschrift für Geschichtswissenschaft, 51/2003, 1, p.85-101.)). Le thème fut en effet présent dans les œuvres littéraires tout au long de la période, quand bien même en marge et bien souvent en accord avec la propagande officielle. Le roman de Ursula Höntsch Wir Flüchtlingskinder, paru en 1986 en RDA et retraçant la fuite et l'arrivée en RDA racontées par une enfant, constitua une véritable rupture du tabou, signe de l'évolution constatée plus haut dans les années 1980.
2. « Flucht und Vertreibung » en RFA : instrumentalisation d'un « lieu de mémoire » ?
a. Caractéristiques générales de la mémoire officielle en RFA avant 1989
Un discours mémoriel plus diversifié
Si l'on repart de la distinction entre mémoire communicative et mémoire culturelle, on peut tout d'abord souligner, avec Herfried Münkler, que ce furent essentiellement les « éléments communicatifs » qui dominèrent en RFA, à l'opposé de la situation en RDA : « L'ancienne République fédérale, telle qu'elle exista jusqu'en 1989/90, fut un Etat particulièrement pauvre en symboles (...). La mémoire collective de la République fédérale ne fut ni stylisée dans des icônes, ni mise en scène dans des rituels. » ((Cf. Münkler, Herfried : Das kollektive Gedächtnis der DDR. In : Vorsteher (dir.), Parteiauftrag : Ein neues Deutschland. Bilder, Rituale und Symbole der frühen DDR. 1997 : p. 458-468 : « Die alte Bundesrepublik, so, wie sie bis 1989/90 bestanden hat, ist ein ausgesprochen symbolarmer Staat gewesen (...). Das kollektive Gedächtnis der Bundesrepublik ist weder ikonisch verdichtet noch rituell inszeniert worden. ».)). Il s'agit là d'une différence importante entre la RDA et la RFA sur le plan de la forme de cette mémoire officielle et sur son rapport à la mémoire privée. Alors que l'espace privé constituait, en RDA, une « niche » où purent, en partie, être transmis des souvenirs bannis de la sphère publique, cette mémoire privée fut, elle, encouragée dans le contexte ouest-allemand. De fait, la mémoire officielle fut moins ritualisée en RFA, et l'on peut parler, avec Bernd Faulenbach, d'une évolution plus dynamique et plus diversifiée du discours mémoriel en RFA ((Cf. Faulenbach : Deutsche Erinnerungsgesellschaft Ost und West seit 1989/90. In : Cornelißen / Holec / Peek (dir.), 2005 : p. 453-471.)).
Néanmoins, « (a)ucun Etat ne peut se permettre de laisser se développer des mémoires qui concernent son histoire sans intervenir. », souligne Detlef Hoffmann en introduction à son étude de la mémoire officielle de la RFA ((Cf. Hoffmann : Bundesrepublik Deutschland. Vom Kriegserlebnis zur Mythe. In : Flacke (dir.), 2005 : p. 150-172 : « Kein Staat kann es sich erlauben, Erinnerungen, die seine Geschichte betreffen sich ereignen zu lassen. ».)). La RFA eut donc également son mythe fondateur qui prit forme, selon Münkler, à partir de la réforme monétaire et s'appuya fortement sur le miracle économique comme raison d'être du nouvel Etat ouest-allemand. L'interprétation du passé national allemand joua toutefois également un grand rôle dans la mise en place et l'évolution de la RFA. Le discours mémoriel officiel connut toutefois de plus grandes évolutions qu'en RDA, dans la mesure où celui-ci fut moins dirigé par le haut mais porta également la marque des débats menés au sein de la société.
Les trois grandes phases de la mémoire officielle ouest-allemande entre 1945 et 1989
On peut ainsi distinguer trois grandes phases entre 1945 et 1989 en fonction de tendances dominantes au sein de ce discours sur le passé allemand. Dans un premier temps, de la fin de la guerre à la fin des années 1950, c'est avant tout la souffrance de la population allemande, présentée comme victime du régime nazi et des bombardements alliés, qui fut mise en avant ((Detlef Hoffmann souligne ainsi : « Das Gefühl einer von dem Diktat der « Siegerjustiz » unterdrückten Nation prägt die Erinnerungen der Mehrheit der Deutschen nach dem Krieg, eine Änderung tritt erst mit dem Wohlstand der 50er Jahre ein. » Toutefois, il évoque également l'existence de mémoires concurrentes au sein de la génération ayant fait la guerre. Cette pluralité des mémoires est en effet une des caractéristiques du discours mémoriel en RFA. Il fait ainsi référence au film de Wolfgang Staudtes de 1946 Die Mörder sind unter uns. Si celui-ci ne reflète pas un discours majoritaire à l'époque en RFA, le simple fait qu'il ait pu être diffusé atteste de la pluralité des discours mémoriels dans la société de RFA.)).
Cela changea au cours des années 1960 avec l'arrivée d'une nouvelle génération. Nés peu avant ou pendant la guerre, les membres de la génération souvent étiquetée comme « génération soixante-huit » s'opposèrent fortement à celle de leurs parents dont ils critiquèrent la part de responsabilité dans l'avènement du nazisme. Le succès de la série télévisée américaine « Holocauste », diffusée dans les années 1970 en Allemagne, contribua également à la mise en avant de la responsabilité de la population allemande dans les crimes nazis. La Shoah se retrouva progressivement au centre des débats privés et publics sur le passé allemand, l'histoire du national-socialisme étant souvent réduite à l'histoire de la persécution des Juifs par les nazis. La question de la culpabilité allemande dominait alors les débats menés autour du passé nazi ((Cf. Frevert : Geschichtsvergessenheit und Geschichtsversessenheit revisited. In : Aus Politik und Zeitgeschichte, 41/2003, B 40, p. 8.)).
La situation évolua à nouveau quelque peu au cours des années 1980. Si le véritable changement eu lieu avec la réunification, on constate, avec l'arrivée de Helmut Kohl en 1982 au poste de chancelier, le retour d'une histoire nationale visant à fonder une nouvelle identité nationale plus positive que celle, négative, reposant sur la conscience d'une culpabilité collective allemande. Ainsi, c'est Helmut Kohl qui commanda la construction de la « Haus der Geschichte der Bundesrepublik » à Bonn ((Cf. Faulenbach : Deutsche Erinnerungsgesellschaft Ost und West seit 1989/90. In : Cornelißen / Holec / Peek (dir.), 2005 : p. 453-471.)).
Il s'agit désormais d'analyser la place et la forme de la mémoire de la fuite et expulsion dans ce discours mémoriel ouest-allemand entre 1945 et 1989.
b. « Flucht und Vertreibung » : un « lieu de mémoire » en RFA ?
Concernant la place de leur histoire dans la mémoire nationale ouest-allemande, les expulsés apparaissent comme un groupe à part, comparé à d'autres groupes de migrants installés en RFA. C'est du moins ce que soulignent Jan Motte et Rainer Ohliger en introduction à un ouvrage collectif consacré à la mémoire dans la société allemande comme société d'immigration et à la place des histoires de migrants entre reconstructions historiques et politique mémorielle ((Cf. Motte / Ohliger (dir.) : Geschichte und Gedächtnis in der Einwanderungsgesellschaft. Migration zwischen historischer Rekonstruktion und Erinnerungspolitik. 2004 : p.13.)). Certes, ainsi que le soulignent Motte et Ohliger, le thème de la fuite et expulsion fit l'objet de discussions dans l'espace public ouest-allemand, et cela dès la fin de la guerre. A ce titre, le groupe des expulsés bénéficie d'une position privilégiée par rapport à d'autres groupes de migrants dans la société allemande. Néanmoins, ce serait aller trop vite que de prendre l'exemple du traitement de l'histoire de la fuite et expulsion au sein de la culture mémorielle ouest-allemande comme un modèle à suivre pour aborder l'histoire des autres groupes de migrants. S'il importe de tirer les leçons de cette expérience historique d'intégration d'un groupe de migrants en RFA - sur le plan économique, politique, social, mais aussi mémoriel -, il s'agit tout autant d'apprendre des réussites que des faux-pas commis lors de cette expérience. Et précisément, sur le plan mémoriel, les avis divergent quant à savoir si cette histoire fut véritablement intégrée à une mémoire collective allemande, et si le thème fuite et expulsion peut être considéré comme un « lieu de mémoire » allemand.
Une mémoire fortement controversée en RFA
L'argument principal semblant remettre en question le statut du thème « fuite et expulsion » comme « lieu de mémoire », réside dans le caractère éminemment controversé de cette mémoire en Allemagne de l'Ouest. Celle-ci ne pénétra pas, selon des auteurs comme Matthias Beer ((Cf. Beer : Verschlusssache, Raubdruck, autorisierte Fassung. Aspekte der politischen Auseinandersetzung mit Flucht und Vertreibung in der Bundesrepublik Deutschland (1949-1989). In : Cornelißen / Holec / Peek (dir.), 2005 : p. 369-401.)) et Eva et Hans Henning Hahn, dans la mémoire collective allemande, précisément parce qu'elle fut trop âprement défendue, mise en scène, et finalement, instrumentalisée par la « Fédération des expulsés » (le « Bund der Vertriebenen » - BDV), d'une part, et par l'Etat ouest-allemand, d'autre part. « Le thème « fuite et expulsion » pourrait apparaître comme le « lieu de mémoire » par excellence dans l'Allemagne d'après-guerre, si ce lieu de mémoire, entretenu avec tant de soin par l'Etat allemand, était fondé également, ne serait-ce qu'en partie, sur certains éléments politiques et culturels traversant l'ensemble de la population allemande. » ((Cf. Hahn / Hahn : Flucht und Vertreibung. In : François / Schulze (dir.) : Deutsche Erinnerungsorte. Eine Auswahl. 2005 : p. 332 : « « Flucht und Vertreibung » ließen sich als ein lieu de mémoire par excellence in der deutschen Nachkriegsgeschichte dokumentieren - wenn dem mit soviel Aufwand staatlich gepflegten Erinnerungsort wenigstens im Ansatz politisch und kulturell gesamtgesellschaftlich übergreifende Elemente zugrunde lägen. » et plus loin « Der Begriff « Flüchtlinge und Vertriebene » ist keine deskriptive Bezeichnung, sondern die Konstruktion einer ganz bestimmten und umstrittenen Form der Erinnerung (...). Die westdeutsche Vergangenheits- und Erinnerungspolitik schuf mit großem Aufwand den Erinnerungsort « Flucht und Vertreibung » und bemühte sich um seine Verankerung im kollektiven Gedächtnis der westdeutschen Nachkriegsgesellschaft. ».)). Eva et Hans-Hening Hahn dressent le constat d'un « paysage mémoriel fissuré » (« zerklüftete Erinnerungslandschaft »). D'un côté se trouverait la mémoire propagée par le groupe, quantitativement minoritaire mais dominant dans l'espace public, des expulsés engagés au sein du BDV et ayant utilisé la mémoire de la fuite et expulsion à des fins politiques, en bénéficiant, à des degrés divers selon les époques, du soutien de l'Etat ouest-allemand. De l'autre côté, il y aurait, selon eux, « les « autres » expulsés » (« die « anderen » Vertriebenen ») qui restèrent attachés, à l'instar de l'écrivain silésien Horst Bienek, à leurs souvenirs personnels de leur région d'origine et de la fuite sans pour autant soutenir la construction d'un « lieu de mémoire » éminemment politique et controversé, selon Hahn et Hahn. Si cette opposition entre « bons » et « mauvais » expulsés mériterait d'être discutée, le fait est que l'action et l'image du BDV joua en effet un rôle important dans la construction et la perception de cette mémoire de la fuite et expulsion en RFA avant 1989. Il s'agit de retracer l'évolution de la place de cette mémoire en Allemagne de l'Ouest avant 1989 en se penchant sur le problème, pointé du doigt par Hahn et Hahn, de l'instrumentalisation de cette mémoire.
L'exemple de l'unification langagière en la matière : « fuite et expulsion », des concepts construits
Soulignons tout d'abord, comme nous l'avons fait pour la RDA, le caractère construit des concepts utilisés : « Les concepts « réfugiés et expulsés » ne sont pas des qualificatifs descriptifs mais bien la construction d'une forme très spécifique et controversée de cette mémoire (...). La politique ouest-allemande en matière d'histoire et de mémoire créa à beaucoup de frais le lieu de mémoire « Flucht und Vertreibung » et se donna beaucoup de mal pour l'ancrer dans la mémoire collective de la société ouest-allemande d'après-guerre. »33 Il est en effet intéressant de constater que les termes « Flucht und Vertreibung » (fuite et expulsion) et « Vertriebene » (expulsés) se sont imposés, dès les années 1950, dans le langage courant en Allemagne de l'Ouest, et cela alors que plusieurs autres termes étaient utilisés dans les premières années d'après-guerre comme « Ausweisung », « Austreibung », « Um- oder Aussiedlung ». Cette simplification du vocabulaire en vigueur ne résulta pas d'une politique linguistique volontariste comme en RDA mais apparaît, tout de même, comme la conséquence d'une mesure prise au niveau fédéral, à savoir la réglementation du statut des expulsés dans la loi fédérale sur les expulsés (« Bundesvertriebenengesetz » - BVFG) de 1953. Ce texte régla l'usage des termes de « Flüchtlinge » (réfugié), réservé désormais aux Allemands ayant fui de RDA vers la RFA, de « Vertriebene » (expulsé), désignant tous ceux ayant perdu leur lieu de résidence d'avant-guerre « suite à une expulsion, une délocalisation ou la fuite ». Le terme de « Heimatvertriebene » (expulsé hors de sa Heimat') était, lui, réservé à ceux, parmi les expulsés, qui résidaient déjà avant 1937 dans les régions perdues par l'Allemagne en 1945. L'unification langagière, s'accompagnant de la reconnaissance d'un statut juridique spécifique et transmissible de génération en génération, contribua à homogénéiser le groupe au départ hétérogène des expulsés arrivés en RFA, du moins dans le discours officiel ouest-allemand. Cette unification langagière s'inscrit dans le cadre d'une politique favorable, jusqu'à la fin des années 50, à la défense de la mémoire de la fuite et expulsion.
Une mémoire encouragée et instrumentalisée jusqu'à la fin des années 50
Si la place de la mémoire de la fuite et expulsion évolua au gré des changements constatés plus haut pour la mémoire officielle ouest-allemande en général, elle fut en effet très présente dans le discours officiel ouest-allemand centré, jusque vers la fin des années 50, sur les victimes allemandes. C'est en ce sens, que l'Etat allemand « construisit » lui-même ce « lieu de mémoire » spécifique en encourageant l'action du BDV. Les historiens Hahn et Hahn dénoncent à cet égard une véritable instrumentalisation de la mémoire des expulsés, dans la mesure où la mise en scène officielle de cette histoire ignora la diversité des expériences individuelles pour dresser un tableau unique de la fuite et expulsion comme crime commis à l'encontre des Allemands. Pour ce faire, le mythe du « grand Est allemand » et le concept de « Heimat », en vogue au XIXe siècle, furent, selon Hahn et Hahn, réactivés, afin d'inscrire ce nouveau lieu de mémoire dans le temps long de la mémoire nationale allemande ((« (...) die persönlichen Erfahrungen der Flüchtlinge und Ausgewiesenen (waren) bei der Konstruktion des Erinnerungsortes « Flucht und Vertreibung » nur in geringem Maße Objekte des öffentlichen Interesses. (...) Als die Politiker und organisierten Vertriebenen in der Bundesrepublik ihren Erinnerungsort « Flucht und Vertreibung » konstruierten, bedienten sie sich der vorhandenen Inhalte aus der Speicherkammer des deutschen nationalen Gedächtnisses. » In : Hahn / Hahn, 2005 : p. 336 et 343.)). Or, dès 1965, seuls 1% des expulsés étaient encore membres des « Landsmannschaften » (groupes régionaux au sein du BDV) ((Cf. Hirsch : Flucht und Vertreibung. Kollektive Erinnerung im Wandel. In : Aus Politik und Zeitgeschichte, 41/2003, B 40, p. 21.)). Celles-ci réussirent toutefois à s'imposer, dans la sphère publique, comme le porte-parole des expulsés. Cela ne put se faire sans le soutien de l'Etat ouest-allemand dans les années 1950 qui avait, dans le cadre du conflit Est/Ouest, un intérêt politique à entretenir les buts politiques du BDV.
Michael Grottendieck souligne lui aussi la rapide dislocation des communautés originelles d'expulsés et la diversification des intérêts et aspirations des expulsés au sortir de la guerre. Selon lui, le culte de la « Heimat » et d'une identité spécifique en tant qu'expulsé, tel qu'il fut entretenu par le BDV, visait à compenser artificiellement la perte réelle de cette identité culturelle ((« Durch diese Diversifizierung der Interessen und Aspirationen der Vertriebenen wurde die Gruppe als Ganzes von innen her aufgelockert und eine Abkapselung gegenüber den Einheimischen vermieden. Je länger allerdings eine strukturelle Desintegration gegeben war, desto eher entlud sich diese kompensatorisch in der Hypostasierung ethnischer oder landsmannschaftlicher Identität. Die Folkloretreffen und die kulturellen Aktivitäten in speziellen Vertriebenenvereinigungen, wie es sie in den westlichen Zonen gegeben hat, somit als die natürliche und womöglich bessere Form zu erachten, um die traumatischen Erlebnisse der Flucht aufzuarbeiten, wäre womöglich vorschnell. » In : Grottendieck : Egalisierung ohne Differenzierung? Verhinderung von Vertriebenenorganisationen im Zeichen einer sich etablierenden Diktatur. In : Großbölting, Thomas / Thamer, Hans-Ulrich (dir.) : Die Errichtung der Diktatur. Transformationsprozesse in der SBZ und in der frühen DDR. Münster : Aschendorff Verlag, 2003 : p. 197.)). De fait, le discours tenu par le BDV, qui domina le discours officiel sur cette mémoire jusqu'à la fin des années 1950, apparaît comme le résultat d'une simplification et d'une instrumentalisation de cette mémoire et de la notion de « Heimat » au profit de buts politiques (révision de la frontière Oder-Neisse pour le BDV, critique du bloc de l'Est pour l'Etat allemand).
Une mémoire écartée de la sphère publique à partir des années 60
Avec le changement de perspective sur le passé nazi, survenu au cours des années 1960, et la focalisation du discours mémoriel sur l'Holocauste et la question de la culpabilité allemande, l'importance du thème « fuite et expulsion » diminua fortement dans la sphère publique. Le discours sur le passé se concentra de façon presque exclusive sur l'histoire et la mémoire des victimes des Allemands (assimilés aux nazis), ne laissant pas de place à la mémoire d'éventuelles victimes allemandes. Constantin Goschler ((Cf. Goschler : « Versöhnung » und « Viktimisierung ». Die Vertriebenen und der deutsche Opferdiskurs. In : Zeitschrift für Geschichtswissenschaft, 53/2005, 10, p. 878.)) souligne toutefois que, si la comparaison entre le sort des expulsés et des Juifs, comme deux groupes de victimes de la Seconde Guerre mondiale, fut banni du discours officiel dans les années 1970, cette perspective perdura dans la sphère privée. Il établit ainsi une séparation entre un « discours victimaire particulariste » (« partikularistischer Opferdiskurs ») dans la sphère publique, c'est-à-dire un discours plaçant la mémoire de la Shoah comme référence centrale et inégalable, et un « discours victimaire intégrationniste » (« integrationistischer Opferdiskurs »), c'est-à-dire un discours commémorant toutes les victimes ensemble, dans la sphère privée. L'arrivée de Kohl au pouvoir marqua, comme on a pu le voir, un « tournant spirituel et moral » (« geistig-moralische Wende ») qui s'accompagna d'une tentative visant à réhabiliter officiellement le « discours victimaire intégrationniste ». Mais cette tentative se heurta, selon Goschler, à la résistance d'une opinion publique n'acceptant plus, dans les années 1980, le retour d'un discours mettant sur un pied d'égalité victimes allemandes et victimes des Allemands ((Ainsi Kohl se rendit en 1985, lors de la visite de Ronald Reagan, aussi bien dans l'ancien camp de concentration Bergen-Belsen que sur le cimetière militaire de Bitburg, où se trouvent également enterrés des soldats de la Wehrmacht. Néanmoins les nombreuses protestations publiques ayant sanctionné cette initiative montrèrent qu'un tel retour à un discours prônant un certain équilibre entre victimes allemandes et victimes des Allemands n'était plus envisageable pour la majorité de l'opinion publique allemande.)). De fait, la mémoire de la fuite et expulsion fut largement absente du discours mémoriel officiel ouest-allemand à partir de la fin des années soixante, notamment avec le début de la nouvelle « Ostpolitik » de Willy Brandt, et cela jusqu'en 1989 ((On constate parallèlement une baisse d'influence du BDV à cette époque. Leur forte campagne contre la politique de Willy Brandt aboutissant à la reconnaissance de la frontière Oder-Neisse n'obtint aucun résultat. 18 ans plus tard, ils ne purent pas non plus empêcher la reconnaissance définitive de celle-ci par l'Allemagne réunifiée dans le cadre du Traité des frontières (« Grenzvertrag ») du 14 novembre 1990. Cf. Stöver : Pressure Group im Kalten Krieg. Die Vertriebenen, die USA und der Kalte Krieg 1947-1990. In : Zeitschrift für Geschichtswissenschaft, 51/2003, 1, p. 897-911.)).
La question du tabou en RFA
Pour Constantin Goschler, la rupture entre discours officiel et discours privé sur la fuite et expulsion, qu'il constate pour cette époque, explique l'impression, fortement répandue à l'heure actuelle, selon laquelle le thème fut tabouisé en RFA avant 1989. En effet, plusieurs voix s'élevèrent ces dernières années pour dénoncer la tabouisation' de cette mémoire en RFA avant 1989, tabou qu'il conviendrait de rompre aujourd'hui, plus de cinquante ans après la fin de la guerre. Citons ici le discours tenu par l'écrivain Günter Grass à Vilnius en l'an 2000, peu avant la parution de son roman Im Krebsgang consacré au naufrage du paquebot « Wilhelm Gustloff » qui causa la mort d'environ 9343 personnes. Celui-ci fut torpillé par un sous-marin russe le 30 janvier 1945 alors qu'il transportait plusieurs milliers de réfugiés de Prusse orientale fuyant la progression de l'Armée rouge. Pour Grass, on assiste aujourd'hui au retour d'un discours sur la fuite et expulsion « comme si les enfants et petits-enfants voulaient se souvenir au nom de leurs pères et grands-pères silencieux. » (« (...) als wollten sich die Kinder und Enkel stellvertretend für ihre schweigsamen Väter und Großväter erinnern ».) ((Cf. Franzen : Die Vertriebenen. Hitlers letzte Opfer. 2002 : p. 36.)). La publiciste Helga Hirsch s'engage également fortement ces dernières années pour rompre un silence, qui aurait, selon elle, régné sur le sujet en RFA, notamment parmi les membres de sa génération ((« Bei Angehörigen der zweiten und dritten Generation schließlich, die zwischen 30 und 60 Jahre alt sind, steht in Ost- wie in Westdeutschland die Entdeckung von bisher tabuisierten und ausgeklammerten Familiengeschichten (...) » In : Hirsch : Flucht und Vertreibung. Kollektive Erinnerung im Wandel. In : Aus Politik und Zeitgeschichte, 41/2003, B 40, p. 26.)).
A l'opposé, nombreux sont ceux qui critiquent ce qu'ils qualifient de fausse dénonciation, un tel tabou n'ayant, selon eux, jamais existé en RFA sur ce sujet. Il est alors fait référence à la place importante du sujet « fuite et expulsion » dans la mémoire officielle de la RFA au sortir de la guerre ((Cf. Frevert : Geschichtsvergessenheit und Geschichtsversessenheit revisited. In : Aus Politik und Zeitgeschichte, 41/2003, B 40, p.10. Voir aussi Krzemiski : Die schwierige deutsch-polnische Vergangenheitspolitik. In : Aus Politik und Zeitgeschichte, 41/2003, B 40, p. 5 .)).
En prenant une certaine distance par rapport à ces débats actuels, souvent polémiques, il est possible, avec Michael Schwartz, de parler d'un « tabou partiel » ayant frappé la mémoire de la fuite et expulsion en RFA, partiel sur le plan temporel (à partir des années 1970) mais aussi sur le plan du contenu. En effet, il est bien un aspect de cette histoire et de ses conséquences qui fut occulté en RFA, à savoir les problèmes entre expulsés et Allemands non-expulsés lors de leur intégration en Allemagne de l'Ouest ((« Nicht nur in der DDR wurde die Erinnerung an die alte Heimat und an die Vertreibung « als politisch nicht opportun » sehr bald « totgeschwiegen », sondern « auch in der Bundesrepublik Deutschland (wurden) - vor und nach 1989 - diese Themen verdrängt. » Michael Schwartz parle ainsi d'une tabouisation « progressive et jamais vraiment totale » (« allmähliche und nie ganz vollständige ») du sujet en Allemagne de l'Ouest. In : Schwartz : Vertreibung und Vergangenheitspolitik. Ein Versuch über geteilte deutsche Nachkriegsidentitäten. In : Deutschland Archiv, 30/1997, 2, p. 177-195.)).
Néanmoins, il est difficile de mesurer précisément l'impact de ces tentatives de tabouisation' en RFA comme en RDA. Et cela d'autant plus qu'il faut compter, à l'Est comme à l'Ouest, avec une « tabouisation progressive et volontaire ou même (avec) un refoulement de l'expérience de la fuite et expulsion suite à l'intégration progressive » (« sukzessive selbstgewählte Tabuisierung oder gar Verdrängung der Vertreibungserfahrung im Zuge des folgenden Integrationsprozesses ») et suite au changement de génération, comme le souligne Michael Schwartz. Retenons cependant, avec lui, que « cette tabouisation - abrupte et massive à l'Est, progressive et jamais totale à l'Ouest - faisait partie de la « raison d'être » des deux Etats allemands. » (« jene - im Osten abrupte und massive, im Westen allmähliche und nie ganz vollständige - Tabuisierung der Vertreibungserfahrung (gehörte) zur Raison d'être beider deutschen Staaten »). En effet, c'est avant tout le caractère éminemment politique de cette mémoire, aussi bien à l'Est qu'à l'Ouest, qui caractérisa sa place dans l'espace public avant 1989. Qu'en est-il à l'heure actuelle dans le cadre de l'Allemagne réunifiée ?
3. La mémoire de la fuite et expulsion dans l'Allemagne réunifiée
La rupture de 1989 marque, selon de nombreux historiens, un « tournant dans la mémoire publique allemande » (« Wendepunkt öffentlicher Erinnerung in Deutschland ») ((Cf. Schwartz : Dürfen Vertriebene Opfer sein ? Zeitgeschichtliche Überlegungen zu einem Problem deutscher und europäischer Identität. In : Deutschland Archiv, 38/2005, 3, p. 495. Voir aussi le titre de l'article de Helga Hirsch : Flucht und Vertreibung. Kollektive Erinnerung im Wandel. In : Aus Politik und Zeitgeschichte, 41/2003, B 40, p. 14-26.)) qui n'est pas sans conséquence sur la place et le traitement du thème « fuite et expulsion » dans la sphère publique allemande. Ce tournant se caractériserait par le retour de ce sujet plus ou moins absent des débats publics dans les années 1970 et 1980 ((Voir le titre de l'article de Helga Hirsch : Flucht und Vertreibung - die Rückkehr eines Themas. In : Gauger, Jörg-Dieter / Kittel, Manfred (dir.) : Die Vertreibung der Deutschen aus dem Osten in der Erinnerungskultur. Sankt Augustin, 2005 : p. 113-122.)). Si certains interprètent le retour soudain de cette mémoire comme la rupture d'un tabou ayant dominé la société allemande avant la « Wende », d'autres y voient, avant tout, la marque d'un « boom mémoriel » ayant explosé en Allemagne au lendemain de la réunification, après avoir couvé dans les années 1980 : « La dernière offensive mémorielle (...) n'est, en vérité, pas la conséquence tardive d'un refoulement ou d'un manque de respect (à l'égard de cette mémoire), mais une partie et le produit final provisoire de ce boom mémoriel que l'on peut observer depuis les années 1980. » (« (Die) neueste Erinnerungsoffensive (...) ist im eigentlichen Sinn keine Spätfolge von Verdrängung und Respektlosigkeit, sondern Teil und vorläufiges Endprodukt jenes Gedächtnisbooms, der seit den achziger Jahren zu beobachten ist. ») ((Cf. Frevert : Geschichtsvergessenheit und Geschichtsversessenheit revisited. In : Aus Politik und Zeitgeschichte, 41/2003, B 40, p. 11. Cf. Krzemiski : Die schwierige deutsch-polnische Vergangenheitspolitik. In : : Aus Politik und Zeitgeschichte, 41/2003, B 40, p. 5 : « Die Debatte um das « Zentrum gegen Vertreibungen » ist (...) vor allem ein Aspekt des neu entfachten Erinnerungsbooms. »)). Les deux explications ne s'excluent pas. On peut parler de la rupture d'un tabou, à condition de nuancer la notion de « tabou », tout en inscrivant l'évolution de la place de cette mémoire dans le contexte plus global des bouleversements géopolitiques de 1989/90 et des évolutions générales de la culture mémorielle en Allemagne. C'est sous cet angle-là qu'on présentera ici la place et le traitement du sujet dans l'Allemagne post-1989.
a. Les formes du « boom mémoriel »
Le thème « fuite et expulsion » est effectivement très présent dans la sphère publique depuis quelques années. Celui-ci est, d'une part, redevenu un sujet important sur le plan politique, notamment dans le cadre de l'élargissement à l'Est de l'Union Européenne (UE) dont font partie depuis 2004 les « pays expulseurs » (« Vertreiberstaaten »), soit la Pologne et la République Tchèque. Dans ce cadre-là, les discussions autour des Décrets de Bene entre Berlin et Prague et les débats germano-polonais autour du projet d'un Centre contre les expulsions (« Zentrum gegen Vertreibungen ») eurent une large résonance dans la sphère publique. D'autre part, cette nouvelle actualité du sujet se traduit également par une recrudescence de travaux scientifiques sur cette histoire.
Sur un autre plan, le succès foudroyant remporté, en 2001, par le dernier roman de Günter Grass, Im Krebsgang, dont plus de 300 000 exemplaires avaient déjà été vendus au bout de quelques semaines seulement, apporta la preuve du regain de popularité de ce sujet auprès du grand public. Et il ne s'agit pas là d'un phénomène isolé : d'autres œuvres littéraires traitant de l'histoire des expulsés rencontrent un large public, tel le livre de Marion Gräfin Dönhoff Namen, die keiner mehr kennt qui en est à sa 32ème édition. Mais ce sont avant tout les records d'audimat recueillis par les documentaires télévisés sur la fuite et expulsion ainsi que le succès des reportages publiés dans des journaux à grand tirage qui apparaissent comme l'indicateur le plus frappant de la popularité du sujet en Allemagne. Le sujet « Flucht und Vertreibung » fit ainsi l'objet d'une série de reportages, signée Guido Knopp, dans le quotidien populaire « Bild-Zeitung » et le Spiegel lui consacra un dossier en quatre parties. D'autre part, les chaînes de télévision MDR et NDR, filières de la chaîne ARD, diffusèrent un documentaire en trois parties intitulé « Die Vertriebenen. Hitlers letzte Opfer ». La chaîne concurrente ZDF diffusa également un documentaire dirigé par Guido Knopp et intitulé « Die große Flucht. Das Schicksal der Vertriebenen ». Les deux reportages ont abouti à la publication d'un livre. Ce succès a surpris même leurs initiateurs ((« Das überraschend starke Echo auf die vierteilige SPIEGEL-Serie über Flucht und Vertreibung der Deutschen aus dem Osten ermutigte die Redaktion, das bisland in der Öffentlichkeit und in den Medien eher vernachlässigte Thema erneut aufzugreifen und in einem erweiterten Kontext zu behandeln. » Cf. Aust / Burgdorff (dir.) : Die Flucht. Über die Vertreibung der Deutschen aus dem Osten. München : Deutscher Taschenbuch Verlag, 2005 : p. 7.)). L'exposition intitulée « Flucht, Vertreibung, Integration » circulant en Allemagne depuis début 2006 a jusqu'ici attiré un public important, de même que l'exposition organisée à Berlin sur le même sujet par le BDV.
b. Facteurs d'explication pour ce retour en force de la mémoire de la fuite et expulsion en Allemagne
Ce « boom mémoriel » s'inscrit dans un contexte bien particulier qui n'est pas sans influence sur la forme et le contenu des débats menés aujourd'hui autour de la mémoire de la fuite et expulsion.
L'influence du contexte national depuis la réunification
La forte conjoncture du thème « fuite et expulsion » en Allemagne depuis 1989 est, premièrement, une conséquence de la réunification allemande. Si la reconnaissance officielle de la frontière germano-polonaise au lendemain de la « Wende » fut difficile à accepter pour certains expulsés, ceux-ci obtinrent, en contrepartie, une augmentation importante des aides gouvernementales destinées à soutenir la protection et l'entretien de leur héritage historique et culturel. De 24,4 millions de DM consacrés à ce poste en 1990, la somme s'éleva à 47,6 millions de DM en 1994. Le gouvernement renforça également les aides à la recherche dans ce domaine. Ces aides connurent certes une nouvelle baisse de 45% avec l'arrivée au pouvoir de la coalition rouge-verte en 1998, mais elles contribuèrent néanmoins, entre 1990 et 1998, à un renforcement de la place de cette mémoire et de cette culture dans l'identité et la mémoire culturelle allemande ((Cf. Koschyk : Der neue Stellenwert von Flucht und Vertreibung in der Erinnerungskultur. In : Gauger, Jörg-Dieter / Kittel, Manfred (dir.) : Die Vertreibung der Deutschen aus dem Osten in der Erinnerungskultur. Sankt Augustin, 2005 : p. 139-144.)). Le BDV qui bénéficia fortement de cette augmentation de l'aide financière se trouva, par ailleurs, renforcé par l'arrivée des expulsés issus des nouveaux Bundesländer ((« Insgesamt ist (...) durch die deutsche Wiedervereinigung ein zusätzliches Potential an Menschen im vereinigten Deutschland entstanden, das aufgrund erlittenen Vertreibungsschicksals, kultureller Affinität zum historischen Osten oder aber aus Interesse an diesem von der DDR tabuisierte Thema der Erinnerung an die Vertreibung zusätzlich belebt hat. » In : Koschyk, 2005 : p.141.)). D'autre part, la « Wende » signifia également l'ouverture des frontières qui facilita les voyages des expulsés dans leur « Heimat » d'origine, et, par là, le dialogue avec les nouveaux habitants et la réactualisation de cette histoire.
Dans ce cadre-là, les discussions autour de la fuite et expulsion font partie de la quête, en Allemagne depuis 1989, de références historiques communes aux Allemands de l'Est et de l'Ouest. Il s'agit de mettre en avant des références historiques antérieures à la division du pays et susceptibles de fonder une mémoire nationale commune à tous les Allemands, mémoire qui servirait de ciment à une nouvelle identité nationale au sein de l'Allemagne réunifiée. Néanmoins, on peut s'interroger sur la persistance de différences Est/Ouest dans les discussions actuelles menées autour de cette mémoire. Celle-ci est-elle véritablement en train de devenir un « lieu de mémoire » de tous les Allemands ? Outre les différences Est/Ouest, le problème du caractère éminemment politique de cette mémoire est toujours actuel. Or c'est ce caractère qui aurait, selon Hahn et Hahn33, fait échouer son inscription dans la mémoire culturelle ouest-allemande avant 1989. Qu'en est-il aujourd'hui ? La question se pose d'autant plus que les discussions autour de la mémoire de la fuite et expulsion, comme mémoire d'un groupe de victimes allemandes de la guerre, remettent en cause un des paradigmes, certes controversé, mais néanmoins au cœur de la mémoire collective allemande : celui de la culpabilité collective' allemande pour la Seconde Guerre mondiale. De fait, la mémoire de la « fuite et expulsion » reste très polémique, sur le plan national, mais également international.
L'influence du contexte international et notamment européen
Ce retour de la mémoire de la fuite et expulsion s'inscrit en effet, deuxièmement, dans le contexte de l'intégration européenne à l'Est et cela de façon d'autant plus marquée depuis l'entrée de la Pologne et de la République tchèque dans l'Union européenne en 2004. La guerre dans les Balkans, qui révéla à l'opinion publique européenne la violente réalité et la triste actualité du concept de purification ethnique, joua également un rôle important dans le retour de cette mémoire de la fuite et expulsion. Les images du Kosovo contribuèrent ainsi à lancer une réflexion sur l'inscription de cette mémoire dans un contexte européen et un cadre historique plus global au sein d'une histoire européenne, voir mondiale, des migrations forcées.
La question de l'« européanisation » de cette mémoire constitue ainsi un des points centraux au cœur des discussions aussi bien scientifiques que politiques autour de cette mémoire. La discussion autour du projet d'un « Zentrum gegen Vertreibungen » (ZGV) initié par le BDV souleva, de façon accrue, la question de savoir dans quelle mesure un tel projet pouvait être réalisé dans une optique simplement allemande et suscita une vive polémique entre l'Allemagne et la Pologne. La pertinence et les modalités d'une telle « européanisation » de cette mémoire sont cependant encore en discussion ((Frauke Wetzel souligne dans son étude du traitement de la fuite et expulsion dans les manuels scolaires d'histoire en Allemagne et en République Tchèque que des progrès réels ont déjà été accomplis en ce sens et conclut : « Der Streit auf der großen Bühne sollte nicht davon ablenken, dass im schulischen Bereich bereits jetzt schon Materialien vorliegen, die die Chance bieten, der nächsten Generation eine umfassendere, europäisch angelegte Perspektive auf die Zwangsmigrationen im 20. Jahrhundert zu vermitteln. » In : Wetzel : Missverständnisse von klein auf? Die Vertreibung der Deutschen im tschechischen und deutschen Schulbüchern. In : Zeitschrift für Geschichtswissenschaft, 53/2005, 10, p. 955-968.)).
Le rôle de l'évolution des formes et fonctions de la culture mémorielle dans les sociétés occidentales
Outre l'influence du contexte national et international, il convient de prendre en compte l'évolution des formes et fonctions de la culture mémorielle en Allemagne et, plus généralement, dans nos sociétés occidentales. Constatons, tout d'abord, avec Constantin Goschler, une « pluralisation de la mémoire dans la sphère publique » (« Pluralisierung des öffentlichen Gedenkens ») amorcée dans les années 1980 en Allemagne et ayant conduit à une multiplication des lieux de mémoire (ici au sens propre de monuments commémoratifs). Chaque groupe social lutte pour la défense de sa mémoire particulière et le groupe des expulsés participe à ce mouvement. Mais c'est avant tout la médiatisation accrue de la mémoire qui apparaît comme une tendance structurante influant sur le contenu et la forme des mémoires collectives. « Les cultures mémorielles dépendent aujourd'hui prioritairement des médias. Ce sont eux qui rendent possible la conservation et la transmission des mémoires. Mais les médias ne sont pas de simples disques durs où les informations seraient reproduites et stockées de façon neutre. Ils participent, au contraire, de façon active à l'élaboration du sens du message à transmettre. L'histoire est devenue ces dernières années avant tout un évènement médiatique destiné à un large public. Elle divertit, elle informe, elle instruit et donne des leçons, et le passé n'est plus seulement à lire mais aussi à entendre et à voir. » ((Cf. Wolfrum : Neue Erinnerungskultur ? Die Massenmedialisierung des 17. Juni 1953. In : Aus Politik und Zeitgeschichte, 41/2003, B 40, p. 33-39 : « Erinnerungskulturen sind maßgeblich von Medien abhängig. Diese ermöglichen Bewahrung und Weitergabe. Medien jedoch sind keine neutralen Speicher, die Daten nur abbilden, sondern sie sind aktiv an der Bedeutungskonstruktion der zu vermittelnden Botschaft beteiligt. Geschichte ist in den vergangenen Jahren vor allem zu einem Medienerlebnis für die breite Öffentlichkeit geworden. Sie unterhält, informiert, klärt auf und belehrt, und vergangene Zeiten lassen sich nicht nur lesen, sondern auch hören und sehen. ». )) Pour le spécialiste de la mémoire culturelle allemande, Edgar Wolfrum, « on se souvient de ce qui est présentable dans le format des médias de masse » (« erinnert wird, was massenmedial präsentabel ist »)51. Cela n'est pas sans conséquence sur la mémoire de la fuite et expulsion dans l'Allemagne d'aujourd'hui. Celle-ci tend en effet, d'une part, à se cristalliser autour d'images symboles qui reviennent systématiquement dans les documentations et contribuent à uniformiser la mémoire collective. D'autre part, elle conduit à la mise en valeur de la dimension subjective de cette mémoire. Ainsi, les documentations citées plus hauts mettent toutes en avant le point de vue des expulsés eux-mêmes, il s'agit de donner la parole aux témoins et de se concentrer sur l'histoire individuelle des expulsés avec laquelle les téléspectateurs ou lecteurs pourront s'identifier. Les titres de ces reportages traduisent très clairement cette tendance : « Die Vertriebenen - Hitlers letzte Opfer », (« Les expulsés - dernières victimes d'Hitler »), « Die große Flucht - Das Schicksal der Vertriebenen » (« La grande fuite - le destin des expulsés »).
Ces titres mettent également à jour une autre caractéristique centrale du discours public actuel sur la fuite et expulsion en Allemagne, à savoir la focalisation sur le statut de victime des expulsés. La mise en avant du statut de victimes des expulsés ne relève pas seulement d'une stratégie médiatique mais résulte également de l'évolution de la valeur attachée à ce statut qui apparaît, de nos jours, comme garant, à lui seul, d'une certaine dignité morale et comme donnant droit à un soutien psychologique et financier.
Conclusion
Au terme de cette présentation du traitement de la mémoire de la fuite et expulsion dans la sphère publique en Allemagne depuis 1945, il semble pertinent de parler, pour cette mémoire, d'un « lieu de mémoire traumatique » (« traumatischer Ort » ) de l'histoire allemande ((In : Assmann, Aleïda : Erinnerungsräume. Formen und Wandlungen des kulturellen Gedächtnisses. München. 1999, p. 328.)), un lieu dont le sens ne se laisse pas encore fixer. Après l'instrumentalisation politique de cette mémoire dans les deux Allemagnes avant 1989, on assiste aujourd'hui aux négociations autour du sens à donner à ce « lieu de mémoire ». Dans ce débat, savamment orchestré par les médias, d'anciens préjugés et d'anciennes craintes ressurgissent, mais de nouveaux discours apparaissent également petit à petit, des discours qui refusent toute simplification de l'histoire, toute oppression de cette mémoire et qui prônent son européanisation et son inscription dans une histoire globale des migrations.
Ces « négociations » sont le signe du passage progressif de cette mémoire du domaine de la mémoire communicative privée au domaine de la mémoire culturelle allemande. Afin de mieux en comprendre les enjeux, il importe de se pencher non seulement sur la mémoire officielle et le discours public autour de cette mémoire, mais également sur la mémoire privée de cet évènement parmi les groupes et familles d'expulsés à l'heure actuelle. C'est pourquoi un autre article sera consacré à la perspective des expulsés et de leurs familles, à ces témoignages et récits de mémoire, plus de 60 ans après la fin de la guerre.
Bibliographie sélective
Théorie de la mémoire collective
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Faulenbach, Bernd / Helle, Andreas (dir.) : Zwangsmigration in Europa. Zur wissenschaftliche und politischen Auseinandersetzung um die Vertreibung der Deutschen aus dem Osten. Essen : Klartext Verlag, 2005.
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Schwartz, Michael : Dürfen Vertriebene Opfer sein ? Zeitgeschichtliche Überlegungen zu einem Problem deutscher und europäischer Identität. In : Deutschland Archiv, 38/2005, 3, p. 495-505.
Notes
Pour citer cette ressource :
Alice Volkwein, "Flucht und Vertreibung" dans la mémoire collective officielle, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), avril 2007. Consulté le 30/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/civilisation/histoire/lexil-germanophone/flucht-und-vertreibung-dans-la-memoire-collective-officielle