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"The Caretaker of Humanity" : pour une praxis théâtrale chez Harold Pinter

Par Liza Kharoubi : Maître de conférences - Université d’Avignon et des Pays du Vaucluse
Publié par Marion Coste le 21/01/2010

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L’étude du texte de Pinter nous dévoile qu’il est utile de faire la distinction entre « la scène » comme espace total, violent et irréel et « le théâtre » qui inclut la relation faciale de la scène à un public de chair et de sang à chaque représentation. Le théâtre y est alors envisagé comme le lieu de partage d’une parole, de dissémination d’une parole écrite et (ré)citée. Par comparaison avec l’école, avec les lieux de prière, ou encore les assemblées politiques qui sont aussi des lieux de partage de la parole, le théâtre a ceci de particulier qu’il offre ce partage comme le sens même de son existence. Le partage de la parole y est vécu pour lui-même, sans autre intérêt que d’en jouir, dans le comique ou dans le tragique. A partir des réflexions de Stanley Cavell et Emmanuel Lévinas, nous avons tenté de proposer une interprétation « poéthique » de la pièce de Pinter ((The Caretaker)), c’est-à-dire une interprétation qui tienne compte de cette relation du partage de la parole.
 
"Elle est à toi cette chanson
Toi l'étranger qui sans façon
D'un air malheureux m'as souri
Lorsque les gendarmes m'ont pris
Toi qui n'as pas applaudi quand
Les croquantes et les croquants
Tous les gens bien intentionnés
Riaient de me voir emmener
Ce n'était rien qu'un peu de miel
Mais il m'avait chauffé le corps
Et dans mon âme il brûle encore
A la manièr' d'un grand soleil"

Introduction

La chanson de Georges Brassens pour l'Auvergnat sert de contrepied à notre réflexion de départ sur The Caretaker ; il va falloir faire fi de tout réalisme social pour mesurer l'effet proprement théâtral d'une telle pièce. Nous sommes loin de la dialectique brechtienne, voire de la catharsis aristotélicienne, dans la façon de traiter le sujetmoral. Avec The Caretaker, il s'agit tout d'abord d'envisager la "scène" comme un espace sans véritable drame, où tout est jeu. La scène s'interprète par opposition au théâtre et au public ; elle représente l'espace total au sens lévinassien du terme ; dans la préface à son ouvrage capital Totalité et Infini, Emmanuel Lévinas écrit «On conviendra aisément qu'il importe au plus haut point de savoir si nous ne sommes pas dupes de la morale » ((Cf. Lévinas, Totalité et Infini. La Haye, Martinus Nijhoff 1971 (édition originale). Livre de Poche, p5. )). L'être « total » se révèle comme jeu de guerre. Lévinas poursuit :

Mais la violence ne consiste pas tant à blesser et à anéantir, qu'à interrompre la continuité des personnes, à leur faire jouer des rôles où elles ne se retrouvent plus, à leur faire trahir, non seulement des engagements, mais leur propre substance, à faire accomplir des actes qui vont détruire toute possibilité d'acte ((Ibid., p6.)).

Certes, selon l'intrigue, un étranger (Aston) recueille un vieillard sans-abri (Davies) chez lui, mais sur scène, il n'y a ni abri, ni étranger, ni vieillard. La chanson de Brassens pour l'Auvergnat en perd tout son sens. La scène, comme le Grenouille de Süskind, n'éprouve rien. Elle n'est le lieu d'aucune passion, d'aucune différence, d'aucun différentiel ; dans cet empire du « Même » règnent l'indifférence et la cruauté - la scène pintérienne se révèle fondamentalement totalitaire comme vont le dévoiler les pièces qui vont suivre Mountain Language, The Hothouse, Ashes to Ashes, The New World Order, Precisely, pour n'en citer que quelques unes. De fait, la scène n'est pas le miroir d'une réalité qui pourrait se représenter comme on dessine un paysage. Espace vide, elle se maquille volontiers de fantômes, d'esprits, et d'illusions de toutes sortes. Loin du « kitchen-sink drama » des années 60, la scène totale de Pinter se rapproche davantage d'un Buzzati, d'un Kafka ou d'un Borges.

Il en va autrement du « théâtre » dans lequel s'installe un public, face à la scène. Le théâtre est un dispositif asymétrique et créateur, mais de quoi ? Pas seulement de « sens », peut-être même pas du tout de « sens ». Il s'agira, dans cette étude, de tenter de répondre à cette question à partir de la pièce et d'en dégager ce qu'on a appelé une « praxis théâtrale ». On distinguera pour cela la « scène » du « théâtre » qui inclut la relation faciale (chez Pinter du moins) entre scène et public. En somme, Pinter, comme Shakespeare, doit avant tout être considéré comme un homme de théâtre, un acteur, metteur en scène, et dramaturge. Dans The Caretaker, l'une des pièces les plus complexes, Harold Pinter interroge précisément la relation de la scène à son public. Qu'y vient chercher le public ? Un soulagement ? Un divertissement ? Pourquoi prendrait-on du plaisir à voir un vieillard sans abri malmené, humilié puis jeté dehors ? La pièce relève-t-elle du Guignol tragique ? On peut se demander quelle dimension prendrait la pièce si Davies était joué par un véritable SDF, en hiver, la nuit. Pinter transforme son public de comédie en public de la cruauté. Alors pourquoi exactement vient-on voir une pièce de Pinter ?

Paradoxe de l'hospitalité au théâtre : la maison mise en pièce

Au théâtre, une maison ne sera jamais un foyer mais toujours un décor fait de breloques diverses et variées :

All this junk here, it's no good to anyone. It's just a lot of iron that's all. Clobber. You couldn't make a home out of this. There is no way you could arrange it. It's junk.

(The Caretaker, p59.)

La représentation « réaliste » de la maison au théâtre manifeste un paradoxe comparable à celui du comédien. En situant quasi-exclusivement ses pièces dans l'espace domestique, Pinter interroge le sens même du foyer, du domicile, et non seulement de l'« abri » ou du refuge dans un lieu où sa représentation s'avère, par définition, impossible. On ne peut pas exprimer le foyer avec une scène, toujours exposée, ouverte, une intimité éventrée. Les mises en scène contemporaines ou à venir de The Caretaker ne devraient pas s'attacher à faire ressembler ce décor à une maison ordinaire mais accentuer l'artifice théâtral - écart que revendiquent les personnages. Le décor de théâtre devient le lieu d'une récupération du foyer, un atelier de construction, déconstruction et de destruction de la maison, comme si le foyer y avait justement échoué. La scène est une grève, un rivage, un bord qui recueille des reliques d'une humanité fortement menacée : un Bouddah, une gazinière, un évier, des seaux, des journaux. De fait, qu'est-ce qu'un vagabond au théâtre si le domicile n'existe pas ? 

Vanité de la « technique » au théâtre : mort cérébrale de l'homo Faber.

Du point de vue de l'occupation de l'espace scénique, il règne donc à l'intérieur de cette pièce un encombrement symptomatique du décor, inhabituel dans les pièces de Pinter. Les didascalies, d'ordinaire plutôt maigres, voire minimalistes, offrent un luxe de détails :

A room. A window in the back wall, the bottom half covered by a sack. An iron bed along the left wall. Above it a small cupboard, paint buckets, boxes containing nuts, screws, etc. More boxes, vases, by the side of the bed. A door, up right. To the right of the window, a mound : a kitchen sink, a step-ladder, a coal bucket, a lawn mower, a shopping trolley, boxes, sideboard drawers. Under this mound, an iron bed. In front of it, a gas stove. On the gas stove a statue of Buddha. Down right a fireplace. Around it a couple of suitcases, a rolled carpet, a blow lamp, a wooden chair on its side, boxes, a number of ornaments, a clothes horse, a few short planks of wood, a small electric fire and a very old electric toaster. Below this, a pile of newspapers. Under ASTON's bed by the left wall, is an Electrolux, which is not seen till used. A bucket hangs from the ceiling.

Le décor grimé de la scène, borgne de surcroît, n'a rien d'amène. Il ressemble plus à un débarras qu'à une pièce à vivre. Néanmoins, l'espace y est fortement orienté, de gauche à droite et de haut en bas. Chaque élément occupe une position déterminée, jusqu'à la chaise qui doit être renversée. On note également que le décor donne l'impression d'un désordre croissant, entropique ; au milieu des outils et des objets fonctionnels, il y a une multitude de boîtes, « boxes » qui ne sont là que pour figurer le « tas », la quantité, l'amoncellement, et accentuer le manque d'espace libre, le manque d'air et de lumière provenant d'une seule fenêtre obstruée par un sac. On ne peut considérer cet espace comme étant « meublé » : les lits sont en fer, il y a une fuite au plafond et l'embarras des objets est loin de suggérer le confort.

Au fil de l'action, d'autres objets viennent encore agrémenter la panoplie de départ. Ces nouveaux objets appartiennent au monde de l'homo faber et transforment la scène en un espace « technique » d'outils et de matériaux : aux appareils électriques, écrous, pots de peinture, et papiers susmentionnés s'ajoutent les scie sauteuses, scie à bois, prises électriques, et du papier abrasif, entre autres. La scène se mue en un étrange atelier où les objets ont le plus souvent perdu leur usage ou leur efficacité, tels l'évier ou la gazinière :

ASTON (moving to the bed): We'll get rid of all that. The ladder'll fit under the bed. (They put the ladder under the bed)
DAVIES (indicating the sink): What about this ?
ASTON. I think that'll fit under here as well.
DAVIES. I'll give you a hand. (They lift it) It's a ton weight en't ?
ASTON. Under here.
DAVIES. This is in use at all then? 
ASTON. No. I'll be getting rid of it. Here.
They place the sink under the bed.

(The Caretaker, p16)

Mais ces objets produits par l'homme semblent parfois s'animer d'un pouvoir propre capable de terrifier le personnage :

THE LIGHTS FADE TO BLACKOUT.
THEN UP TO DIM LIGHT THROUGH THE WINDOW.
A door bangs. Sound of a key in the door of the room. DAVIES enters, closes the door, and tries the light switch, on, off, on, off.
DAVIES. (muttering) What's this? (He switches on and off.) What's the matter with this damn light? (He switches on and off) Aaah. Don't tell me the damn light's gone now. (...)
He moves, stumbles, falls and cries out.
Silence. A faint whimper from DAVIES. He gets up.
All right!
He stands. Heavy breathing. Suddenly the Electrolux starts to hum. A figure moves with it guiding it. The nozzle moves along the floor after DAVIES, who skips, dives away from it and falls breathlessly.
Ah, ah, ah, ah, ah, ah, ah ! Get away-y-y-y-y!

(The Caretaker, p43)

La terreur suscitée par les objets industriels fait à elle seule l'objet d'une courte pièce d'Harold Pinter intitulée Trouble in the Works dans laquelle les employés d'une usine entrent en grève pour protester contre les objets monstrueux qu'ils manufacturent. La mise en cause de l'utile, de la consommation, de l' « homo faber » lui-même relève d'une réflexion profonde sur les objets humains qui sous-tend toute la dramaturgie pintérienne, en particulier ces objets tueurs que sont les armes. La création s'y oppose à l'utile comme la poésie à la guerre ((Cf. le poème de Pinter « War ».)).

Le théâtre ne se soumet pas au règne des fins, et c'était peut-être là aussi le sens de la pièce de Beckett, Fin de Partie. Il ne s'agit pas simplement d'« absurde » mais de devoir penser l'homme sans « fin », sans « sens » ou d'en envisager la possibilité. Dans son essai sur Beckett, L'increvable désir, Alain Badiou se demande même : « Le sens est-il vraiment une aubaine ? ». La scène de théâtre du Caretaker montre une carcasse de maison dans laquelle on trouve des outils de construction qui ne semblent pas accomplir leur fonction, des prises de courant qui n'alimentent rien, des gazinières qui ne chauffent pas mais terrorisent, des aspirateurs qui cherchent à aspirer les personnages. La vanité des actions d'Aston, personnage ayant subi des traitements électrochocs dans sa jeunesse, ayant été enfermé, ayant tenté de s'échapper, révèle un espace « domestique » qui n'est pas affecté par le passage du Temps : un espace sans changement, monotone, répétitif et qui, malgré le grand nombre d'ustensiles inutiles, n'a pas d'horloge. L'absence de temps évide l'espace scénique de son humanité. Les actions d'Aston sur scène n'ont pas de fin : au théâtre, rien ne sert de construire puisque tout va forcément disparaître. L'abri d'Aston restera, comme la scène, inhumain, c'est-à-dire opposé à toute représentation de la réalité et étranger au sens.

L'absence de temps : négation de l'Autre

Du point de vue du temps scénique, on note une certaine curiosité dans la division des actes. Une accélération de quelques secondes d'un acte à l'autre justifie-t-elle en effet une division en acte ? L'Acte II survient « a few seconds later » tandis que l'Acte III fait un bond dans le temps : « Two weeks later ». La division en acte n'est pas habituelle dans les pièces de Pinter ; elle concerne des pièces qui ont une relation toute particulière au passage du temps telles que Betrayal qui se déroule à rebours, ou encore Old Times qui révèle une dimension temporelle onirique et intime. On pourrait se demander ce qui motive ici la division en trois actes singeant la tragédie classique et quel rapport entretient The Caretaker au passage du temps. Dans Betrayal, le passage du Temps réglait le dévoilement du sens tandis que dans Old Times le Temps se dévoilait lui-même comme Oubli plutôt que comme mémoire. La création s'envisageait à partir des recoins obscurs, à partir d'un passé flou et immémorial, voire primitif. On tâchera plutôt ici de décrire les passages du Temps car, dans The Caretaker, le Temps se montre sous différents visages : rythme scénique des Actes, des effets diurnes et nocturnes, temps social de l'horloge, spectre de la mère, météorologie, âge etc. Le Temps passe par toutes les portes de cet édifice spectral qu'est la scène.

En sus des divisions en actes en effet, d'autres césures, coupures de courant, noirs, rideau, dessinent le temps de l'action; elles figurent, par exemple, l'alternance du jour et de la nuit pendant laquelle Davies fait des cauchemars.

The LIGHTS FADE OUT. Darkness.
LIGHTS UP. Morning.

(The Caretaker, p19)

De même que les silences creusent la parole pintérienne et lui donne son relief, les variations orchestrées de la lumière (« fade », « blackout », « dim light ») sculptent l'action à partir de l'invisible et du hors scène. Le souci du hors-scène, et du public cernent le décor et la parole des personnages. The Caretaker montre justement le Temps comme « souci », vigilance, préoccupation. La dimension temporelle de la pièce est dominée par une forme d'anxiété, un souci permanent qu'exprime l'impatience du vieillard sans abri : « I am waiting for the weather to break ».

Autre détail intéressant du point de vue du marquage du temps sur la scène : la saison. Nous sommes en hiver, saison où l'hospitalité devrait être un devoir et non une fleur, voire même une loi, en raison de l'hostilité du climat. En outre, c'est le soir : « A night in winter ». Le temps semble clairement jouer contre le personnage de Davies : la saison, la météo, la nuit, et surtout l'âge du personnage. La vieillesse de Davies constitue une faiblesse dans la pièce, une insulte : « old scoundrel », « old skate », « old robber », « old rogue », etc. 

MICK. You're stinking the place out. You're an old robber, there's no getting away from it. You're an old skate. You don't belong in a nice place like this. You're an old barbarian.

(The Caretaker, p33)

Dans un espace total, on se débarrasse des vieillards comme dans le récit de Buzzati, « L'Entrümpelung ». La vieillesse encombre, à tel point qu'on peut se demander si Aston n'a pas récupéré Davies pour compléter sa collection de matériaux usagés. Le Temps du souci reflète l'espace chargé de la scène, il manifeste l'occupation, l'invasion de la scène par ce qui n'est pas elle et qui l'embarrasse, par le Barbare ou l'Étranger.

Cependant, le problème temporel le plus tenace et imminent pour Davies semble se situer à l'intérieur même de la chambre :

You see it's not so bad when I'm coming in. I can see the clock on the corner, the moment I'm stepping into the house. I know what the time is, but when I am IN ! It's when I'm IN... that I haven't the foggiest idea what time it is! 

(The Caretaker, p60. Je souligne.)

L'exaspération de Davies vient du fait qu'il n'a pas de montre et perd littéralement son temps; à l'intérieur de cette pièce, toute trace du passage du temps s'efface dans un oubli dévastateur. La désorientation du personnage est à son comble :

See, what I need is a clock! I need a clock to tell the time! How can I tell the time without a clock? I can't do it! I said to him, I said, look here, what about getting in a clock, so's I can tell what time it is? I mean, if you can't tell what time you're at you don't know where you are, you understand my meaning? See, what I got to do now, if I'm walking about outside, I got to get my eye on a clock, and keep the time in my head for when I come in. But that's no good, I mean I'm not here five minutes and I forgotten it. I forgotten what time it was !

Davies walks up and down the room.

(The Caretaker, p60.)

La scène, une pièce étrange située dans un espace plus grand et pour le moins spectral, n'a pas d'horloge. La maison imaginaire dans laquelle se trouve la scène semble vaste mais elle n'est occupée que de voisins fantômes et invisibles, « noirs » de surcroît qui n'entrent jamais sous la lumière des projecteurs. Les portes se multiplient et donnent sur des pièces hors d'usage, « out of commission » dit Aston, en attente de travaux. Plus on s'éloigne de la scène, plus l'espace s'agrandit. L'éparpillement du hors scène dessine l'univers urbain labyrinthique du Grand Londres et au-delà: Shepherd's Bush, the Great West Road, the North Circular, Sidcup, Acton, Wembley, Luton, Hendon, Watford,etc. Le dédale n'a pas de centre ni d'origine sinon la scène, qui ressemble plus au piège d'une toile d'araignée qu'à un foyer.

Sur la scène, suspendue dans un espace spectral, règne l'absence de temps, la solitude, et donc l'injustice; une sorte d'enfer où les Bouddhas se fracassent contre les gazinières. L'action, gouvernée par l'indifférence et la circularité, commence in medias res et se termine in medias res. La porte s'ouvre puis se ferme sur Davies. Qu'il soit dette envers le passé ou responsabilité envers l'avenir, le Temps est souci de l'autre comme l'expliquent à la fois Lévinas, Hans Jonas ou encore Enrique Dussel. L'éthique s'envisage à partir du Temps. L'absence de temps met donc en péril la possibilité de toute relation pacifique entre le Moi et l'Autre. La scène du Caretaker défie ainsi l'éthique.

Le public ou l'éthique de la honte : "the Ethics of (Un)care"

(En référence à l'actuelle « Ethics of care » éthique normative des féministes américaines Carol Gilligan et Nel Noddings.)

Qu'est-ce que la honte ? Ne pas avoir de chaussures, ne pas pouvoir satisfaire aux règles élémentaires de l'hygiène, ne pas pouvoir contrôler son corps dans la faim ou dans le froid, ne pas avoir de famille ou d'amis, ne pas être aimé ni surtout reconnu ((Cf. Stanley Cavell sur Lear in Le déni de savoir dans six pièce de Shakepseare.)). La honte porte un reste, un poids de culpabilité, une dette. Elle trace une marque, provoque l'embarras. Dans ses cauchemars qui empêchent Aston de dormir, Davies manifeste la honte d'avoir froid, faim, d'être sans travail, de son passé traumatique peut-être. De façon perverse, cette culpabilité de Davies montre au spectateur qu'on peut librement le stigmatiser. Puisqu'il se sent coupable lui-même, c'est qu'il doit bien l'être un peu, d'on ne sait quoi.

Cependant, de même que la honte de la femme battue démontre en effet une culpabilité extérieure à elle, Pinter renvoie sur le public la culpabilité de Davies : c'est le public qui devrait avoir honte d'être bien assis. La « gêne » du public devant le personnage de Davies est un diagnostic clair : « You stink ». On stigmatise le personnage pour alléger sa propre gêne qu'on a à le voir ainsi démuni, nu : « Il a bien dû le chercher », « Qu'est-ce qu'il a bien pu faire pour en arriver là ? ». Curieusement, la honte ne renvoie par obligatoirement à un mal que l'on a commis soi-même, on peut avoir honte pour un autre et prendre sur soi : « Care-taker », c'est la fonction que Mick propose à Davies.

Les sentiers de la solitude : portrait d'un "barbare"

Qui est Davies pour le spectateur ? A priori, un sans domicile fixe, qui a pu connaître des jours meilleurs : « I've had dinner with the best » confie Davies à Aston. Il est vieux et ne veut pas révéler ses origines, ni son lieu de naissance : il est donc suspect. Un sans-papier qui aurait des problèmes avec la justice - il refuse qu'on lui pose des questions au cas où il accepterait la fonction de « gardien » et porte sur lui une arme blanche. Étranger de surcroît (« barbarian »), il vilipende les étrangers pour mieux s'en démarquer, qu'ils soient Noirs, Indiens, Polonais, Grecs, hooligans Irlandais, Écossais, etc. Mac Davies/Bernard Jenkins de ses deux noms, laisse même croire qu'il a servi le Royaume dans les colonies en ne démentant pas les allégations de Mick. Il serait un héros national méconnu. Le clandestin, l'imposteur, le joker, le rescapé serait un Anglais de pure souche qui peut avoir la fierté de servir le thé dans ce café où il compte offrir ses services quand il aura retrouvé ses papiers:

DAVIES. What they want to do, they're trying to do away with these foreigners, you see, in catering. They want an Englishman to pour their tea, that's what they want, that's what they're crying out for. It's only common sense, en't? Oh, I got all that under way... that's ... uh... that's ... what I'll be doing.

(The Caretaker, p25.)

Pourtant, le passé de Davies s'avère bien vaseux au sens propre du terme, et personne, des personnages ni du public, n'en est dupe. Il revient d'un temps de guerre :

DAVIES. If only I could get down to Sidcup! I've been waiting for the weather to break. He's got my papers, this man I left them with, it's got it all down there, I could prove everything. 
ASTON. How long's he had them? 
DAVIES. What?
ASTON. How long's he had them?
DAVIES. Oh, must be... it was in the war... must be around near on fifteen year ago. 
He suddenly becomes aware of the bucket and looks up. 

(The Caretaker, p19.)

La référence à la guerre et la hantise des seaux dont témoigne Davies suggèrent à Élisabeth Angel-Perez ((CF. Voyages au bout du possible : les théâtres du traumatisme de Samuel Beckett à Sarah Kane, Paris : Klincksiek. On pourrait également citer ce passage sur la gazinière : DAVIES. What about this gas stove ? he tells me it's not connected ? Here I am, I'm sleeping right with it, I wake up in the middle of the night, I'm looking right into the oven, man ! » p57.)) une interprétation « post-traumatique » de la pièce. La ressemblance de Davies avec l'Oncle Sid qui portait son violon sur le dos renforce le portrait de juif errant qui affleure en filigranes dans la pièce. Davies joue le rôle de l'Étranger : « you're strange », « you're nothing else but a wild animal », « you're a barbarian », « you stink ». Davies le Barbare résiste à l'identification, il élude toute définition. Ses paroles n'ont pas de visage, elles se cachent : « I can't take nothing you say at face value » lui reproche Mick. On reste dans le vague des points de suspension qui émaillent constamment le souvenir:

ASTON. What did you say your name was? 
DAVIES. Bernard Jenkins is my assumed one.
ASTON. No, your other one?
DAVIES. Davies. Mac Davies. 
ASTON. Welsh are you? 
DAVIES. Eh?
ASTON. You Welsh?
Pause.
DAVIES. Well, I been around, you know... what I mean.... I been about ....
ASTON. Where were you born then?
DAVIES (darkly). What do you mean? 
ASTON. Where were you born? 
DAVIES. I was ...uh...oh, it's a bit hard, like, to set your mind back...see what I mean... going back .... A good way... lose a bit of track, like... you know....

(The Caretaker, 23.)

À rebours, la pièce montre bien que l'identité est un concept politique qui fait partie de l'artillerie du pouvoir, servant à exclure, diviser, et contrôler. L'identité n'appartient jamais à celui qui la porte, toujours à celui qui la donne. Réclame-t-on une identité ? On manifeste alors le paradoxe d'une société injuste. De gré ou de force, on accepte l'identité qu'on nous octroie pour pouvoir jouir du droit de vivre en société : papiers, cartes, certificats, etc. The Caretaker s'écrit dans la même langue avide de justice que Le procès de Kafka. Les errants éperdus de Pinter n'ont rien à voir avec ceux de Beckett qui ne nous inspirent pas de « gêne » mais de la tendresse, de la sympathie, de la compassion. Ce sont des « naïfs », des innocents, des rêveurs, des clowns tristes malgré leur grand âge parfois, décalés mais intègres. Davies, le Matchseller, Riley, ont plus à voir avec les personnages ombrageux des romans de Beckett que ses personnages de théâtre. Ils sont l'engeance, pèsent lourd et collent à la peau.

Politique de la porte : jeu de rôles

The Caretaker met en scène une sorte de jeu de rôles ou de positions, qu'on appellera le « jeu du martyr » c'est-à-dire du témoin. Dès l'ouverture de la pièce, tout est calculé pour que le jeu commence. Mick est le premier personnage que le public rencontre. Seul en scène, il contrôle l'espace du regard comme pour s'assurer que tout est à sa place - public compris. Mick/metteur en scène ((CF. « Mike » dans The Hothouse. )), installe le jeu théâtral pour que le public se divertisse de cette perversité. Tout est prêt. Il entend des voix dans le couloir et s'éclipse promptement de la scène. Le jeu peut commencer.

Pinter a toujours été très conscient de la position des corps sur scène dans l'espace, à l'avant-scène ou à l'arrière-scène, par rapport au public (de face ou de dos,) ou encore par rapport aux autres personnages (assis, debout, agenouillé, couché). The Caretaker multiplie emblématiquement les jeux de position en particulier à la fin où le personnage d'Aston renvoie Davies à son errance en lui tournant simplement le dos:

DAVIES. Where am I going to go ?
Pause.
If you want me to go ... I'll go. You just say the word.
Pause.
I'll tell you what though ... them shoes... them shoes you give me... they're working out all right ... they're all right. Maybe I could ... get down...
ASTON remains still, his back to him, at the window. Listen ... if I ... got down ... if I was to ... get my papers... would you ...would you let ...would you...if I got down... and got my ....
Long silence.
Curtain.

(The Caretaker, p76.)

La dimension du jeu alimente le comique de situation qui confine parfois au grotesque mais pimenté d'une bonne dose de cruauté. Après être entré subrepticement dans la pièce pour surprendre Davies en train de fouiner dans les tiroirs, Mick lui confisque son pantalon à bretelle et s'amuse de la panique du vieil homme :

He turns, goes to the clothes horse and picks up Davies' trousers. Davies starts to rise. Mick presses him down with his foot and stands over him. Finally he removes his foot. He examines the trousers and throws them back. Davies remains on the floor, crouched. Mick slowly goes to the chair, sits and watches Davies, expressionless.
Silence.
MICK. What's the game?

Par le biais de la catachrèse, le jeu fait explicitement partie de la dramaturgie : « What's the game ? » lance Mick (The Caretaker, p27.) à l'extrême fin de l'Acte 1 comme s'il s'agissait d'un programme. Un autre jeu consistera à envoyer le baluchon de Davies à Aston sans que Davies puisse l'attraper... Le jeu du martyr met en évidence le fait que le public reste assis à contempler et témoigner de la souffrance d'autrui sans réagir et en se divertissant. Le paradoxe du public est de se soumettre volontairement à cette prise d'otage, de payer pour. Sa fonction de public consiste à montrer qu'il n'y a plus d'innocence possible. La seule version plausible de l'innocence est représentée par un personnage lobotomisé, Aston, très similaire au personnage du naïf, Lamb, dans The Hothouse.

During Aston's speech the room grows darker. By the close of the speech only ASTON can be seen clearly. DAVIES and all the other objects are in the shadow. The fade-down of the light must be as gradual, as protracted and as unobtrusive as possible.

ASTON. (...) he said, we're going to do something to your brain. (...) What do you want to do to my brain I said to him. Well that night I tried to escape, that night. I spent five hours sawing at one of the bars of the window in this yard. Right throughout the dark.

(The Caretaker, p54-55.)

Dans cette perspective, la scie sauteuse convoitée par Aston prend une toute autre dimension : elle ne servait pas à construire un abri ou un atelier de travail sur bois mais à pouvoir s'enfuir sans répéter l'échec.

Conclusion : Pour une praxis théâtrale

« Si l'humanité perdait cette conscience éthique, et il semblerait qu'elle soit en train de la perdre, comme on peut l'observer dans l'insensibilité manifestée face à l'assassinat de l'autre, devant la misère de la majorité de ses membres au Sud de la planète Terre, elle pourrait se précipiter dans un suicide collectif »

Enrique Dussel 

Le face à face théâtral de Pinter met en scène le « revenant » à la manière de Shakespeare, sauf qu'il ne s'adresse pas à un autre personnage mais au public : Davies, le Matchseller, Riley font partie des « revenants », les ombres qui pèsent et gênent les scènes domestiques pintériennes. The « care-taker of humanity » est un portrait de Dorian Gray universel, qui prendrait sur lui bien commodément tous les malheurs du monde ((On pourrait le comparer au personnage du Janitor on Mars de Martin Amis. Cf. Heavy Water and Other Stories, London : Vintage, 1998. )). « Taking care » doit être pris au sens littéral, par une sorte de catachrèse. The Caretaker garde, comme une boîte de Pandore, tous les maux de l'humanité.

Dans un article sur Emmanuel Lévinas, publié en anglais et intitulé « Sensibility and otherness in Emmanuel Levinas », Enrique Dussel, le philosophe argentin de l' « Éthique dela Libération », écrit : 

The person summoned to responsibility by the other is plucked out of his or her tranquility, peace and security and is hurled into a risky adventure beyond the quest for personal happiness. The adventure is a search for justice, for the sake of the other ((Cf. le site du philosophe : www.enriquedussel.org)).

Dussel en déduit une responsabilité de construire l'égalité par la parole : « une nouvelle communauté de communication consensuelle critique, historique et réelle » ((Éthique de la Libération, p35.)). En ce sens, notre thèse serait que le théâtre fait partie de cet effort de partage de la parole, de communauté de la parole, pour construire une nouvelle égalité. Il existe une praxis éthique au théâtre qui ne ressort pas de la catharsis. Le théâtre n'est pas seulement l'exutoire social de passions malsaines mais il amorce la mise en route d'une réflexion éthique, créatrice et collective : « La paix se produit comme cette aptitude à la parole » ((Totalité et Infini, p8.)) écrit Lévinas.

Bibliographie

Amis, Martin. Heavy Water and other stories. New York : Vintage, 2000.

Dussel, Enrique. L'éthique de la libération à l'ère de la mondialisation et de l'exclusion. Paris : L'Harmattan, 2002.

Jonas, Hans. Le principe responsabilité. Paris : Flammarion, 1990.

Lévinas, Emmanuel, Le temps et l'autre. Paris : Fata Morgana, 1979.

Lévinas, Emmanuel. Totalité et Infini. La Haye : Martinus Nijhoff, 1961.

Pinter, Harold. The Caretaker in Harold Pinter : Plays 2. Londres : Faber, 1991.

 

Pour citer cette ressource :

Liza Kharoubi, ""The Caretaker of Humanity" : pour une praxis théâtrale chez Harold Pinter", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), janvier 2010. Consulté le 28/03/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-britannique/the-caretaker-of-humanity-pour-une-praxis-theatrale-chez-harold-pinter