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L’Union européenne au risque de ses contradictions : la question du déficit démocratique

Par Willy Beauvallet : Maître de conférences en science politique - Université Lyon 2 (laboratoire TRIANGLE)
Publié par Marion Coste le 11/04/2017
Dans le cadre de la journée de formation organisée à l'ENS de Lyon en février dernier sur la nouvelle thématique de la DNL, Willy Beauvallet, Maître de conférences en science politique à l’Université Lyon 2, expose les contradictions de l'Union européenne.

Introduction

La construction européenne est depuis ses origines confrontée à des formes de résistance plus ou moins structurantes, selon les périodes, de son propre développement. Le Brexit en est l’exemple le plus récent et, sans doute, l’un des plus importants. Ces phénomènes ont des sous-bassement multiples et complexes qu’il est bien entendu difficile d’appréhender de manière globale ou systémique. L’une des critiques de l’Union européenne sur laquelle nous souhaiterions nous arrêter ici concerne les modalités de sa régulation politique et démocratique, elle-même à l’origine d’une défiance récurrente incarnée par tout un ensemble de courants eurosceptiques ou eurocritiques, de droite comme de gauche, dont l’audience va croissante depuis les années 1990.

La critique du « déficit démocratique » de l’Union européenne relève de discours multiformes qui ne découlent pas seulement de phénomènes conjoncturels mais aussi de logiques structurelles, liées aux conditions de sa création et aux modalités de son institutionnalisation progressive. Pour le comprendre, il faut prendre de la distance avec les visions un peu linéaires et enchantées de l’histoire de la construction européenne. Ces dernières rendent en effet difficile l’objectivation de cette défiance en dehors de la dénonciation un peu aérienne et socio-centrée du « populisme » des groupes se percevant comme les perdants des transformations sociales ou économiques générées par, ou mis sur le compte de, la construction européenne et plus largement de la libéralisation générale des échanges économiques (mondialisation) ((Pour une critique des usages de ce concept de « populisme » qui sature les commentaires politiques : Collovald, 2004. Sur les problématiques européennes plus spécifiquement, cf. par exemple Mischi, 2007.)).

1. L’Union européenne : les paradoxes d’un pouvoir sans souveraineté

Posons d’emblée le cœur du problème. L’Union européenne (UE) repose sur une contradiction fondamentale, au fondement de ses conditions de possibilité : comment faire émerger et approfondir un espace de pouvoir transnational sans pour autant mettre publiquement en cause la légitimité politique première des Etats nations qui la constituent (Baisnée, Smith, 2006 ; Smith, 2010) ? Si l’UE incarne aujourd’hui un espace institutionnel à partir duquel s’exerce une partie du gouvernement des sociétés européennes - ce que les politistes désigneraient comme l’exercice de la domination politique et sociale - par les normes (droit communautaire) qu’elle fabrique ou encore les financements qu’elle dispense (politique agricole, politique de cohésion) ou contrôle (aides d’Etat), la construction et le renforcement de cet espace de pouvoir se sont appuyés sur la capacité des institutions européennes à ne pas frontalement dénier aux leaders politiques, et aux peuples sur lesquels reposent leur position de dirigeants, le monopole des arbitrages démocratiques les concernant.

Dès lors que les projets ou acteurs européens menaçaient cet équilibre, notamment en assumant de manière délibérée et globale la posture fédérale, la construction européenne s’est retrouvée face à des crises majeures qui se sont toujours soldées par la réaffirmation de cette perspective. Ainsi de l’échec de la Communauté européenne de défense en 1954 et de celui du projet de Communauté politique européenne conçu au même moment par les membres de l’Assemblée commune de la CECA. Ainsi de la crise entre de Gaulle et le président Hallstein de la Commission européenne et qui se conclut, après le compromis de Luxembourg de 1966, par la marginalisation durable de cette dernière dans le schéma institutionnel (« l’Eurosclérose »). Une quinzaine d’années après un traité de Maastricht lui-même très contesté, l’échec du traité constitutionnel européen (TCE) en 2005 s’est également joué sur la mise en cause d’une supranationalité jugée excessive. En France, la posture était en partie différente du souverainisme caractéristique de l’opposition à Maastricht : c’est surtout le refus du « constitutionnalisme de marché »  (Scharpf, 2000) qui a nourri les débats autour du non. Le TCE était perçu comme l’institutionnalisation d’un choix de politique publique relevant normalement d’arbitrages politiques et démocratiques ((En assumant une « constitutionnalisation » des traités européens d’origine, les rédacteurs du projet officialisaient une jurisprudence constante et ancienne de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) qui reconnait aux traités instituant le marché unique une « nature » constitutionnelle, au sommet de l’ordre juridique sui generis qu’elle a progressivement mis en forme.)). C’est précisément ce qui a poussé les signataires du traité de Lisbonne, deux ans plus tard, à supprimer du traité tout ce qui, symboliquement, l’assimilait trop fortement à un saut vers le fédéralisme (comme les termes de constitution, loi, ministre, etc.). Enfin, l’imposition sans nuance à la Grèce des plans d’ajustement économique et budgétaire, dans le cadre d’un intergouvernementalisme déséquilibré par la disqualification des Etats débiteurs (Ross, 2013), et en dépit de l’élection des députés de Syriza comme du référendum de juillet 2015, a profondément fragilisé la légitimité de l’UE auprès des gauches européennes ((Jacques Généreux, économiste et conseiller du candidat Jean-Luc Mélenchon, soulignait par exemple très récemment : « Il faut bien comprendre à quel point la zone euro a viré à la folie. Les gouvernements prétendument proeuropéens n’ont pas sauvé la zone euro avec leurs fameux plans de sauvetage. Ils l’ont massacrée économiquement et humainement. Faut-il rappeler comment les Grecs ont été traités ? », Vittorio De Filippis, Jacques Généreux : « Pour sauver le meilleur de l’UE, il faut abolir le pire », Libération.fr, 24 mars 2017.)). A l’opposé du spectre, ce sont les tentatives de Mario Draghi, président la BCE, de rompre avec l’orthodoxie monétaire (notamment via la mise en œuvre du quantitative easing) qui ont fortement indisposé les Etats créditeurs, dont l’Allemagne.

C’est la raison pour laquelle la position des fonctionnaires au sein de la Commission européenne « ne les prédispose pas à des prises de position de fer de lance officiel d’un supranationalisme que partagent peu leurs interlocuteurs mais au contraire à une forme de prudence » (Georgakakis, 2012 : 48), propre aux artisans attentifs des compromis permettant de « faire avancer les choses, de ne pas casser les processus en cours par des prises de positions politiques intempestives, de dégager des lignes de convergence ». Historiquement, il s’est agi pour eux d’étendre, à petits pas, les sphères d’intervention de l’UE, à partir d’une lecture extensive de sa compétence économique, ce qu’autorise précisément la notion floue de marché (Jabko, 2009). C’est également la raison pour laquelle ils sont en permanence conduits à des stratégies de dépolitisation des perspectives et dossiers dont ils se saisissent. Olivier Baisnée et Andy Smith soulignent ainsi que « l’équivalence entre « politique » et jeu intergouvernemental interdit pratiquement aux acteurs de la Commission d’assimiler leurs modes d’action à une pratique politique (...) » (Baisnée, Smith, 2006 : 350). Faiblement légitimes sur le plan strictement démocratique en raison de l’histoire propre de l’institution et du cadre transnational dans lequel ils évoluent, « les agents de la Commission agissent, en effet, dans un cadre extrêmement contraignant qui leur interdit pratiquement, sous peine de paraître hors-sujet et/ou de se voir rappeler à l’ordre par l’institution qui incarne le politique (le Conseil des ministres), de mobiliser ce registre ».

2. La construction communautaire ou comment « faire de la politique sans en avoir l’air »

Cette situation est intimement liée au caractère essentiellement économique de la construction communautaire, de ses origines à nos jours. Dans l’esprit de Jean Monnet et de ses collaborateurs du Commissariat général au plan, à l’origine du traité CECA, la transnationalisation pouvait favoriser la mise en place d’une gestion rationnelle du développement économique, préservée des perturbations associées au parlementarisme et aux luttes partisanes et idéologiques propres à la troisième et quatrième Républiques, honnies par ces partisans de la « troisième voie » entre socialisme et libéralisme (Cohen, 1998 et 2012). Fondée sur une coopération sectorielle étroite entre acteurs socio-économiques et acteurs bureaucratiques (en prise alors et sur ce plan avec le néo-keynésianisme et le néo-corporatisme ambiant), la modernisation économique est appréhendée comme appelant une régulation « technique » et « neutre », placée à égale distance des intérêts étatiques et des différentes perspectives idéologiques qu’ils portent. Elle laisserait aux Etats les questions associées aux dimensions les plus « politiques » de l’action publique, engageant ce qui est considéré comme relevant de choix intimement liés aux équilibres politiques nationaux (politiques sociales, politiques macro-économiques, politiques internationales et de défense). Rien d’étonnant dès lors à ce que l’européanisation passe par des processus de dépolitisation et dé-parlementarisation qui s’incarnent – de 1952 et la création de la Haute Autorité ((Que Jean Monnet concevait à l’origine comme totalement indépendante, aussi bien des Etats que des Parlements.)) à 1999 et la création de l’Euro (Jabko, 2009 ; Schmidt, 2010) - dans la place centrale réservée aux institutions dites « indépendantes » (Commission, CJUE et BCE notamment), dont Antoine Vauchez souligne qu’elles sont, sur la base de mandats supra-électoraux et supra-étatiques, la « véritable clé de voute de la forme européenne de légitimité politique » (Vauchez, 2014 : 45).

Sur la base de quelques principes réaffirmés à partir de 1986 (unicité du marché et de ses règles de fonctionnement ; libre circulation des biens, des services, des travailleurs et des capitaux ((Les fameuses « quatre libertés fondamentales ».)); principe de la concurrence libre et non faussée, etc.), la Communauté européenne prend ainsi la forme d’un « Etat régulateur » orienté sur la gestion « technique » et très sectorisée des marchés économiques (Majone, 1996), par opposition aux Etats redistributeurs que demeurent les Etats nations (et sociaux) mais sur lesquels le droit communautaire, en raison de sa « primauté » ((Sur le plan de la raison juridique, la CJUE a depuis longtemps « constitutionnalisé » les traités, en les plaçant au sommet de l’ordre juridique européen, qui s’impose lui-même aux ordres juridiques internes des Etats. D’une certaine façon, c’est précisément la reconnaissance politique de ce raisonnement technique (juridique) qui a été repoussée par le référendum de 2005 sur le TCE.)), pèse fortement ((Comme en matière de libre circulation des services, dont le principe a conduit la CJUE à remettre en cause un certain nombre de protections sociales nationales de nature conventionnelle. Cf. Les arrêts Viking et Laval de 2007 et 2008.)). Cela n’empêche pas Delors et la Commission européenne de tenter d’imposer tout au long des années 1980 et 90, un niveau non négligeable de régulation sociale, sanitaire environnementale des économies européennes, qui a d’ailleurs contribué à rallier une partie de la gauche européenne, notamment britannique, à l’Europe du marché, dès lors que les protections européennes, même maigres au regard de certains standards, permettaient de contenir les régressions thatchériennes (Barbier, 2008 ; Dixon, 2016).

Si la construction et la régulation du marché (« commun » puis « intérieur » ou « unique ») ont constitué la matrice de la construction européenne et le moteur de son développement, c’est en grande partie parce que le marché permet de donner corps au principe de cette division du travail, réservant le « technique » à l’Europe et le « politique » aux Etats. Tout en autorisant des stratégies prudentes d’extension des sphères de compétences des communautés, d’abord sous l’effet de la jurisprudence de la Cour de Justice (Vauchez, 2013), puis de la dynamique du marché intérieur entamée en 1986 avec l’Acte unique européen (AUE), « technicisation », « sectorisation » et « dépolitisation » permettent aux acteurs de la Commission européenne de faire de la politique « sans en avoir l’air », comme le souligne Cécile Robert (2001), c’est-à-dire aussi sans les ressources et la légitimité qui y sont associés ((« Comme le montre le cas des commissaires avec éclats, ceux-ci, en ne représentant juridiquement ni territoire ni population, ne peuvent se prévaloir de ces principes classiques de légitimation » ( Baisnée, Smith, 2006 : 350).)). Ce n’est donc pas complètement un hasard si l’UE, à la différence des Etats membres, ne dispose pas véritablement d’outils budgétaires propres et que la politique budgétaire, bien qu’encadrée par le Pacte de stabilité et de croissance (PSC), demeure essentiellement de compétence nationale. S’il existe bien des politiques redistributives, elles concernent des volumes (0,8% du PIB de la zone) et des secteurs (politique régionale, politique agricole, aide la reconversion économique de zones industrielles en déclin) limités, tout en s’organisant selon des modalités très différentes de ce qui caractérise habituellement la gestion macro-économique d’un pays (programmation pluriannuelle, additionnalité des financements européens, etc.). Mais pour le reste, l’UE ne possède que très peu de ressources financières autonomes, pas de capacité à lever l’impôt ni la possibilité de produire du déficit, alors que l’harmonisation fiscale reste soumise à l’unanimité. De fait, l’essentiel des politiques sociales, dont les politiques d’emploi et de protection sociale, sont demeurées de compétence nationale, bien qu’elles soient désormais l’objet de coordination dans le cadre de dispositifs resserrés englobés dans le « semestre européen » (Conter, 2012 ; Denord, Schwatrz, 2009).

3. Les incertitudes de la parlementarisation de l’Union europénnne

La dépolitisation des questions traitées par les institutions européennes est donc intrinsèquement liée à leur genèse et à la façon dont les acteurs les investissent (forte division sectorielle, technicisation, importance du compromis…). Par toute une série de dimensions, le fonctionnement actuel de l’Union européenne continue d’en porter la marque et, dans une certaine mesure, le stigmate. De fait, la parlementarisation relative mais réelle de l’espace politique européen, à partir de 1979 (avec l’élection au suffrage universel), puis 1986 (procédure de coopération) et surtout 1991 (procédure de codécision appelée aujourd’hui procédure législative ordinaire) n’a pas complètement mise en cause cette logique, bien que l’Union européenne revendique aujourd’hui sa nature politique.

Tout d’abord, le renforcement important des pouvoirs du Parlement européen, entendu comme l’un des moyens d’assoir la légitimité de la construction européenne (Costa, Magnette, 2003), de même que l’accroissement des domaines soumis au vote à majorité qualifiée au Conseil des ministres (atteinte avec 55% des Etats représentant 65% de la population totale de l’Union), n’ont qu’imparfaitement modifié les logiques globales du fonctionnement institutionnel. Celui-ci repose en premier lieu sur la force propre des institutions indépendantes dont la Commission (au moins en ce qui concerne le secteur de la concurrence), la CJUE, la BCE et la quarantaine d’agences techniques spécialisées qui gravitent autour de la Commission ((Telles que l’Agence européennes des produits chimiques, l’Agence européenne des médicaments, l’Agence européenne du contrôle des pêches, etc. Elles sont chargées, dans le cadre des réglementations co-adoptées par le Parlement et le Conseil, d’assurer la régulation technique quotidienne des secteurs dont elles ont la charge, en lien avec les acteurs socio-économiques concernés.)). Il repose en second lieu sur le fait que, malgré la transparence que revendiquent les institutions européennes, celles-ci continuent de fonctionner selon les caractéristiques d’un « régime en négociation fermée » (Haroche, 2009). Les débats y demeurent confinés dans des arènes difficilement accessibles au public ou même aux journalistes politiques (groupes de travail et groupes d’experts, trilogues, commissions, comités…) ((Sur les trilogues, voir par exemple Ludovic Lamant, « Les « trilogues », l’une des boîtes noires les plus secrètes de Bruxelles », Médiapart.fr, 29 décembre 2016.)). L’expertise reste le mode essentiel d’investissement des acteurs, y compris au Parlement européen (Beauvallet, Michon, 2012), tandis que tout est fait pour éviter les polarisations politiques susceptibles de retarder ou d’empêcher les compromis complexes – tout à la fois trans-partisans, trans-nationaux et trans-institutionnels – sur lesquels reposent les décisions. La mise à distance du conflit politique est entendue comme l’une des conditions de production de l’unité dans un contexte international hétérogène et fragmenté. Ainsi, au Parlement européen, dans près de 70% des cas, les votes associent le principal groupe de droite (le PPE) et le principal groupe de gauche (S&D) (Hix, Høyland, 2013) dans le cadre d’une cogestion impliquant la présidence alternée de l’assemblée ((Il y aurait beaucoup à dire sur le cas de Martin Schulz et sa présidence du PE, dont le dernier mandat a été obtenu à la suite du soutien des socialistes et démocrates (S&D) à l’élection de Jean-Claude Juncker à la présidence de la Commission européenne, à l’issue des élections de mai 2014, remportées par le PPE. Mais le fait que Martin Schulz incarne aujourd’hui la polarisation du jeu politique allemand, alors même qu’il incarnait, au PE, la cogestion pro-européenne du PPE-S&D est tout à fait expressif des logiques institutionnelles propres à cette institution et au jeu politique européen en général. Cf. Sarantis Michalopoulos, « A Strasbourg, le départ de Schulz soulage les socialistes et démocrates », Euractiv.com, 19 janvier 2017. Si elle est assez rare à ce niveau, l’opposition PPE – S&D qui a marqué l’élection de son successeur n’est pas nouvelle. Elle avait déjà marqué, en effet, l’élection de Nicole Fontaine en 1999 et rien n’indique qu’elle remettra en cause la cogestion plus générale de l’institution par la grande coalition, réunissant Conservateurs (PPE), Socialistes (S&D) et Libéraux (ALDE).)). Au Conseil des ministres, malgré le principe de la double majorité désormais en vigueur, les votes sont à 80% consensuel, aux termes d’accords de compromis obtenus aux niveaux infra-ministériels, à l’issue d’échanges entre fonctionnaires nationaux réunis dans le cadre des Comités des représentants permanents (COREPER) et des groupes de travail qu’ils coordonnent. Dans la procédure législative ordinaire, enfin, 85% des procédures législatives aboutissent en première lecture, au terme d’un accord entre PE et Conseil obtenu, via les trilogues, avant le passage en séance publique au Parlement ((Gianni Pittella, Alejo Vidal-Quadras, Georgios Papastamkos (Vice-présidents chargés de la conciliation), Rapport d’activité sur la codécision et la conciliation, 14 juillet 2009 -30 juin 2014 (7e législature), Parlement européen.)). En masquant la dynamique des conflits et des oppositions, ces pratiques tendent aussi à rendre les acteurs et décisions européennes « invisibles », parce que difficilement appropriables par les catégories habituelles à travers lesquels les agents sociaux, et notamment les commentateurs nationaux, appréhendent le politique (Costa, 2009). Ainsi le Parlement européen, malgré des pouvoirs grandissants, suscite-il toujours autant d’indifférence de la part des acteurs politiques nationaux, des journalistes politiques et des citoyens ordinaires.

Cette situation se prolonge en effet dans l’absence d’espace public de médiation intersectorielle à dimension européenne. La parlementarisation relative de l’Union européenne ((En fait, essentiellement de ce que l’on appelait, avant 2009, le « pilier communautaire ».)) dont le traité de Lisbonne en 2007 devait constituer le point d’orgue, n’a pas suffi à doter l’Union d’un tel espace transnational, susceptible d’abriter des formes partagées de politisation de l’action publique européenne. C’est ce que montre, entre autres choses, l’atonie générale des élections européennes (en juin 2014, le taux de participation ne dépassait pas 42,61%, contre 61,99% en 1979, descendant même jusqu’à 13% en Slovaquie…) ((Voir par exemple les contributions du dossier dirigé par Hélène Michel, 2009.)), la faible consistance des partis politiques transnationaux et la faible emprise des logiques partisanes sur l’ensemble de la dynamique européenne, ou encore la faible capacité des acteurs sociaux à européaniser l’expression du conflit social (Gobin, 2002) ((Certes, il existe bien des contextes de fortes politisations à dimension transnationale, mais ces « moments européens » demeurent, au total, relativement rares (Balme, Chabanet, Wright, 2002). Pour un exemple de mobilisation réussie, Beauvallet, 2010.)). Au total, ce sont les espaces nationaux qui restent, pour l’essentiel, le lieu d’expression de la vie politique et démocratique, et le lieu par excellence de l’action et du positionnement des acteurs dont les ressources reposent sur l’élection, la représentativité sociale ou syndicale, l’affiliation idéologique et partisane. Tout cela renvoie en conséquence l’UE, même à son corps défendant, à un espace sous investi politiquement, d’autant plus suspecté d’illégitimité démocratique que s’impose par ailleurs la réalité du pouvoir qui s’y déploie. Si les théoriciens de l’Etat régulateur ont de fait opposé la légitimité par les outputs (l'efficacité des politiques publiques) à la légitimité par les inputs (la participation citoyenne) (Scharpf, 2000), la force propre de cette légitimité ne peut que s’effondrer dès lors que, comme c’est le cas aujourd’hui en raison de la crise économique ou de la crise des migrants, l’efficacité de l’UE est, à tort ou à raison, très largement mise en question et notamment, précisément, par les acteurs politiques nationaux. L’autre alternative à la représentation électorale, la démocratie participative et post-parlementaire, s’est appuyée sur la valorisation des échanges avec la société civile organisée qui, à travers la notion de nouvelle gouvernance ((Commission européenne, Gouvernance européenne : un livre blanc, 2001. Pour une analyse du processus, Georgakakis, de Lassale, 2007.)), est devenue l’une des caractéristiques du gouvernement de l’Union européenne. Mais le poids des « lobbys » est finalement suspecté d’abriter des conflits d’intérêts qui affaiblissent, plus qu’ils ne la soutiennent, la légitimité des acteurs européens.

Parallèlement, les questions restées de compétences nationales, comme les politiques sociales ou macro-économiques, ont progressivement été prises en charge dans le cadre de mécanismes de coordination de plus en plus contraignants. Ces mécanismes relèvent de processus de nature intergouvernementale qui échappent très largement, non seulement aux efforts de parlementarisation et démocratisation du jeu proprement communautaire, mais également aux dynamiques parlementaires nationales. De fait, c’est au moment même où le traité de Lisbonne devait incarner l’aboutissement du processus lancé en 1979 et 1986 que la discipline macro-économique pesant sur les Etats a été considérablement renforcée sous l’influence des plus puissants d’entre eux, via le « 6 pack » et le « 2 pack », deux paquets législatifs adoptés en 2011 et 2013, ainsi que le Traité sur la coordination et la coopération en Europe (TSCG) signé en 2012, que le candidat Hollande avait promis de renégocier. Renforçant le PSC adopté en 1997 dans le sillage de la création de la monnaie unique, ces textes durcissent la surveillance multilatérale en matière de déficit public, en renforçant les sanctions et en imposant comme « règle d’or » le principe de l’équilibre des finances publiques. Ces textes prévoient également un renforcement de la surveillance des déséquilibres macro-économiques dont la résorption pèse de fait, quasi-exclusivement, sur les pays en décrochage de compétitivité, sans véritablement interroger la position de pays en sur-compétitivité, comme l’Allemagne et d’autres pays du nord, pourtant également responsables des asymétries internes à la zone Euro. Hors du cadre communautaire, donc des pouvoirs nouveaux du Parlement européen, et dans le contexte d’un intergouvernementalisme profondément déséquilibré par la marginalisation des Etats débiteurs, les chefs d’Etats et de Gouvernement (Conseil européen) et les ministres de l’économie et des finances (Eurogroupe) ont mobilisé les institutions indépendantes (Commission, BCE et CJUE) pour imposer, au moment de l’activation du Mécanisme européen de stabilité (MES), des plans de redressement aux économies du sud de l’Europe qui faisaient des politiques sociales restrictives les vecteurs exclusifs de l’ajustement des économies, en négligeant l’usage parallèle de l’expansion budgétaire possible des Etats économiquement dominants. Le chantage imposé en ce sens, et de manière coordonnée, par l’Eurogroupe et la BCE au Gouvernement grec de Alexis Tsipras en juillet 2015, de même que l’éviction de Silvio Berlusconi au bénéfice de Mario Monti en 2012, a de ce point de vue généré des effets délétères sur la perception de l’UE (sur ces éléments, Vauchez, 2014).

Conclusion

Tout cela explique une bonne partie des incompréhensions et critiques dont la construction européenne est l’objet depuis le début des années 1990, sans que l’on identifie clairement les moyens d’en sortir. Puisque l’Union européenne ne parvient pas à s’imposer comme un lieu légitime de régulation démocratique et politique, et qu’elle demeure, pour ces raisons, privée des outils d’une gestion macro-économique cohérente, elle est fatalement perçue comme étant soustraite aux régulations proprement démocratiques et ce, indépendamment même de l’augmentation non négligeable des pouvoirs du Parlement européen sur la même période. Dans un contexte de crise, cela oriente vers un sentiment dévastateur pour sa légitimité populaire : l’impression que l’UE est un espace sans autre choix possible que celui de la mise en concurrence des salariats et des économies les unes avec les autres. D’unificateur, le marché est en train de devenir destructeur...

L’on demeure alors face à une impasse qui tient à l’extrême difficulté à penser la démocratisation de cet espace transnational sans remettre en cause les fondements même de son existence, c’est-à-dire sa capacité à assurer une régulation économique et sociale tout en évitant de remettre en cause de la souveraineté politique des Etats membres et de leurs dirigeants. On comprend du même coup pourquoi la question fédérale reste à la fois la question centrale et la question insoluble. D’un côté, seule la domiciliation européenne de la responsabilité politique et démocratique permettrait de doter les institutions européennes, d’une part des outils budgétaires et fiscaux susceptibles d’autoriser une gestion cohérente de la politique macro-économique de l’UE, y compris dans le cadre d’une « démocratie de marché », d’autre part d’un espace démocratique au sein duquel pourront être publiquement discutés et arbitrés les choix de politique économique. D’un autre côté cependant, la légitimité de l’UE comme le sentiment d’unité des populations européennes et de leurs dirigeants ne sont pas suffisamment forts pour autoriser ce saut fédéral et politique, alors que, dans le même temps, les effets de l’intégration européenne et de l’interdépendance économique des Etats sont si forts qu’il est extrêmement difficile d’envisager revenir à une situation antérieure à l’Union européenne elle-même ((Dans ce cadre, l’idée portée par quelques chercheurs en droit, sciences politiques et sciences économiques, et reprise par Benoit Hamon dans le cadre de sa campagne, d’associer les parlements nationaux à la gestion de la zone Euro est une idée qui mérite sans aucun doute la meilleure attention (Hennette, Piketty, Sacriste, Vauchez, 2017).)).

Ainsi se trouve posés quelques-uns des termes de l’impasse actuelle dont le Brexit, parmi les dimensions multiples qu’il recouvre, n’est que l’une des expressions marquantes. Sur ce plan, la souveraineté, comme concept juridique classique et relativement abstrait, masque une dimension beaucoup plus structurante des résistances que lui oppose une fraction croissante des populations européennes : celle de la démocratie, plus que jamais au fondement de la légitimité du pouvoir politique, et dont les Etats-nations continuent de demeurer, dans les croyances politiques et populaires mais aussi dans les modes d’investissement des acteurs de l’Europe, le cadre premier de référence.

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Pour citer cette ressource :

Willy Beauvallet, "L’Union européenne au risque de ses contradictions : la question du déficit démocratique", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), avril 2017. Consulté le 19/03/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/civilisation/domaine-britannique/le-royaume-uni-et-leurope/l-union-europeenne-au-risque-de-ses-contradictions-la-question-du-deficit-democratique