Les mécanismes de la coopération franco-allemande
Sur le plan international, l'interaction entre la France et l'Allemagne constitue aujourd'hui un exemple unique de coopération bilatérale. Sa mise en place et son développement après la Seconde Guerre mondiale correspondent à des objectifs et des circonstances très particuliers. Les péripéties qui ont marqué le voisinage des deux pays ont fini par créer dans les esprits des dirigeants de part et d'autre du Rhin la conscience de la nécessité d'une consultation régulière et institutionnalisée. Fondée véritablement par le traité de l'Elysée, cette coopération s'est développée pour devenir un réseau cohérent.
Pour autant, son statut unique ne la met pas à l'abri de crises graves, qui apparaissent aujourd'hui d'autant plus clairement que l'Union est placée devant un choix : celui d'une intégration « verticale », qui privilégie un approfondissement des liens entre les Etats de l'Union Européenne (UE) existants, et d'autre part celui d'une intégration « horizontale », visant l'élargissement rapide de l'UE, dans une logique qui privilégie l'intérêt économique.
Le propos de cet article est de présenter brièvement l'évolution des structures de coopération franco-allemandes, de mettre en évidence leur originalité propre, pour finalement s'interroger sur leur pertinence dans le contexte contemporain.
I. L'origine du rapprochement franco-allemand après la guerre
1. L'évolution incertaine de l'Allemagne
En mai 1949, après quatre années de non-existence en tant qu'Etat souverain, la jeune République fédérale d'Allemagne (RFA), constituée par les anciennes zones d'occupation américaine, britannique et française, fait son apparition sur la scène internationale. Politiquement, il s'agit d'une année zéro à plus d'un titre. Toute référence au passé est proscrite : la fondation du Reich après la défaite française en 1871 et le règne de l'empereur Guillaume I (janvier 1871 - mars 1888) ont durablement déstabilisé l'équilibre des forces sur le continent, en créant une désir de revanche chez les Français ; impérialiste à l'extrême, le règne de son petit-fils Guillaume II (juin 1888 - novembre 1918) précipitera les événements menant à la Guerre mondiale ; première tentative démocratique en Allemagne, la République de Weimar (août 1919 - août 1934), généralement mal-aimée et malmenée par les partis aux deux extrêmes du champ politique, prend fin avec la suspension du pouvoir législatif et la proclamation d'Hitler comme Reichsführer.
Privé de la possibilité d'une référence politique au passé autre que négative, le gouvernement de Konrad Adenauer est forcé d'innover, et ce dans une configuration stratégique difficile. Mais si la référence historique est pour le moins problématique, la définition d'une politique nouvelle l'est tout autant. Présentée comme l'objectif national par excellence par le chancelier, la réunification des deux Allemagnes rend hasardeux un alignement inconditionnel sur le bloc occidental : toute avancée dans le sens d'une fusion des deux territoires suppose logiquement un dialogue et une recherche de consensus avec l'URSS et ses satellites - un comportement incompatible avec le rôle de glacis défensif assigné à l'Allemagne de l'Ouest dans la vision stratégique de l'OTAN. Au début des années 1950, l'évolution future de la RFA reste donc marquée par un grand nombre d'incertitudes.
2. Adenauer et de Gaulle
En juin 1958, Charles de Gaulle entre en fonction en France comme Président du Conseil. Même si des relations d'une certaine constance avaient déjà été engagées avec le gouvernement de Félix Gaillard, cet événement suscita beaucoup de craintes en Allemagne. Le retour au pouvoir d'un militaire de carrière, une figure emblématique de la Résistance qui préconisa, juste après la guerre, un « démembrement » du pays voisin dans le souci d'éviter tout conflit ultérieur, ne pouvait qu'être anticipée avec anxiété.
Cependant, dès la première entrevue officielle des deux chefs de gouvernement en septembre 1958, il devint clair que le mode des relations franco-allemandes était sur le point de rompre avec les traditions accumulées au cours d'un siècle de voisinage difficile. Les deux hommes avaient été profondément et personnellement marqués par les effets du schisme franco-allemand et de la Deuxième Guerre mondiale, et n'entretenaient aucune illusion sur l'aspect autodestructif de la spirale amorcée depuis le conflit de 1870-1871. C'est donc dans un désir réel de réconciliation qu'ils entreprirent le rapprochement progressif qui devait culminer avec la signature du traité de l'Elysée en janvier 1963.
Mais les deux chefs de gouvernement avaient également chacun des motifs plus terre à terre. Côté français, il s'agissait de retrouver le statut de grande puissance, perdu au profit des deux Grands après le conflit mondial : après la fin de non-recevoir imposée en 1960 par les Américains et les Britanniques à ses projets de réforme de l'OTAN, de Gaulle propose de créer une « union d'Etats » composée par les six membres de la CEE. Le « plan Fouchet » prévoyait une coopération en matière de politique étrangère et de défense, mais également une association dans le domaine de la science, de la culture et de la protection des droits de l'homme. Les partenaires de la France, Belgique et Pays-Bas en tête, le rejettent définitivement en avril 1962 car ils désapprouvent l'orientation résolument intergouvernementale du projet, et ils voient dans ce traité dédoublant les institutions communautaires existantes un outil inventé par de Gaulle en vue d'utiliser ses voisins européens pour s'affirmer vis-à-vis des Etats-Unis. Cet échec diplomatique a contribué de manière décisive à l'ouverture de négociations bilatérales entre la France et l'Allemagne, un allié puissant qui ne risquait cependant pas de remettre en cause le leadership français.
Côté allemand, l'association avec la France relevait d'une autre logique. Adenauer devait s'acquitter de la tâche délicate de restituer à l'Allemagne une place sur la scène internationale : économiquement d'abord, politiquement ensuite. En s'alliant avec un autre grand pays européen - de surcroît son ennemi historique - l'Allemagne se mettait à l'abri des accusations relatives à un renouveau impérialiste, et diversifiait ses protections, au moment où apparaissaient des doutes quant à l'engagement américain pour la défense de l'Europe. C'est ainsi que l'Allemagne soutenait et finançait une partie des ambitions françaises, tandis que sa voisine l'aidait à retrouver une crédibilité internationale.
II. Le traité de l'Elysée, pacte fondateur
1. Un pas fondamental vers le rapprochement...
Le traité de l'Elysée peut être considéré comme le couronnement des efforts franco-allemands en vue d'une normalisation des rapports entre les deux pays. En même temps, il constitue un point de départ vers une nouvelle relation, fondée sur l'échange, la consultation et la découverte du pays voisin. La formalisation des diverses initiatives engagées par de Gaulle et Adenauer ne correspond pas à un projet mûri longtemps à l'avance, mais à un souhait du chancelier allemand en visite en France, que son homologue accepta : de simple protocole, le texte commun devient ainsi un traité bilatéral - les pays que l'on appellera bientôt le « couple » franco-allemand manifestent ainsi leur désir d'officialiser un rapprochement qui s'esquisse depuis cinq ans.
La première partie du traité fixe le cadre de la coopération. Les responsables de l'exécutif se rencontreront de manière régulière afin de permettre une gestion commune des grands dossiers et une définition à deux des grandes lignes politiques futures. Les réunions des chefs de gouvernement auront lieu « chaque fois que nécessaire », et au moins deux fois par an. Les ministres des Affaires étrangères se rencontreront en principe tous les deux mois, tout comme les ministres de la Défense. Une commission interministérielle est chargée dans les deux pays de synchroniser au quotidien les efforts des deux côtés de la frontière et de servir de lien permanent entre les deux gouvernements.
Le traité lui-même se décline en trois grands volets :
- Le premier concerne la politique étrangère, vis-à-vis des partenaires des deux pays (Communautés européennes, OTAN, bloc communiste, pays en voie de développement).
- La deuxième partie traite de la défense, essentiellement en préconisant un rapprochement des conceptions en matière de stratégie.
- Vient enfin le volet « éducation et jeunesse » : il a pour but une intensification des contacts entre les deux peuples et une meilleure connaissance du pays voisin, deux phénomènes dont la carence a été identifiée comme l'un des éléments entretenant une hostilité persistante entre la France et l'Allemagne. Le souci de ne pas poursuivre dans cette voie se traduit par une politique en faveur de l'enseignement linguistique, un effort annoncé vers une équivalence des diplômes scolaires et universitaires, et une coopération dans le domaine de la recherche scientifique.
2. ... malgré certaines limites
Le traité de l'Elysée a un statut exemplaire, tant par l'identité et l'histoire commune des deux parties engagées que par la rapidité avec laquelle la nature des relations bilatérales a évolué après la guerre. Cependant, force est d'admettre que la portée historique du texte n'a - dans un premier temps du moins - pas été celle qui avait été escomptée.
Tout d'abord, parce que le préambule inséré à la dernière minute à la demande du Bundestag a - du point de vue français tout du moins - considérablement changé la portée de l'engagement commun, en instituant « le maintien et le renforcement de l'Alliance des peuples libres et, en particulier, une étroite association entre l'Europe et les Etats-Unis d'Amérique » comme fondement de la relation franco-allemande. Charles de Gaulle sera profondément déçu de ce revirement qui relance la question de l'hésitation de la RFA entre l'attachement à l'Europe et l'affiliation aux Etats-Unis.
Mais surtout, malgré le respect scrupuleux du calendrier des rencontres entre responsables de l'exécutif, une grande partie du traité demeurera lettre morte. Seul le troisième volet sera véritablement mis en application : la création de l'Office franco-allemand pour la jeunesse et la multiplication de jumelages entre communes françaises et allemandes comptent parmi les plus belles réussites imputables au Traité. On ne put cependant parler de position commune ni en ce qui concerne la diplomatie, ni en ce qui concerne la défense. Quand à l'aspect économique, pourtant mis en avant en 1951 par la création de la Communauté européenne du charbon et de l'acier, il n'est pas même évoqué dans le traité de janvier 1963.
III. La coopération franco-allemande aujourd'hui
1. Des institutions adaptées au contexte moderne
Avant-gardistes en 1963, les dispositions du traité de l'Elysée ont été modifiées au fil du temps pour s'adapter à des réalités nouvelles. La France et l'Allemagne ont dépassé la phase de la réconciliation ; l'effort bilatéral se porte aujourd'hui sur la tentative de création d'une force commune au service de l'Union européenne. Cette évolution explique un aménagement des structures de consultation.
Critiqués pour leur aspect mécanique, les sommets bisannuels ont été remplacés en janvier 2003 par la tenue de conseils des ministres conjoints. Bien que centrés sur les affaires bilatérales et européennes, ceux-ci n'ont pas d'ordre du jour fixe et peuvent également inclure des éléments de politique intérieure ; le personnel politique des deux pays est ainsi sensibilisé aux réalités du pays voisin.
Les réunions des chefs d'Etat ont été dissociées de celles des gouvernements. L'objectif des « rencontres de Blaesheim », nommées d'après la ville alsacienne qui a inauguré ce nouveau système le 31 janvier 2001, est de favoriser l'échange entre les responsables de l'exécutif des deux pays. Le chancelier et le président y sont accompagnés de leurs ministres des Affaires étrangères. Le ton donné à ces rendez-vous est volontairement informel et vise à s'affranchir des circonvolutions diplomatiques pour aborder les dossiers de front. On peut y voir la volonté de renouer avec le style introduit par Adenauer et de Gaulle ; à la surprise générale, lors de leur première entrevue en septembre 1958, ce dernier avait en effet invité son homologue non pas dans les salons de l'Elysée, mais dans le cadre plus intime de son domicile de Colombey-les-deux-églises. Outre cette collégialité symbolique, un certain nombre de structures contribuent à faire du franco-allemand une relation à part. Les détails de la coordination des politiques et la préparation des sessions ministérielles communes sont ainsi confiés aux Secrétaires généraux pour la coopération franco-allemande, et non plus aux ministres des Affaires étrangères eux-mêmes, comme il était stipulé dans le traité de 1963.
En ce qui concerne le pouvoir législatif, des sessions communes des commissions des Affaires étrangères des deux parlements sont planifiées à intervalles réguliers, ainsi qu'en fonction de l'actualité internationale. Des rencontres annuelles entres les bureaux de l'Assemblée nationale et du Bundestag, ainsi que l'échange de personnel, font également partie des mesures destinées à favoriser un échange productif. Ces procédés institutionnalisés donnent un cadre solide aux échanges informels entres partis politiques français et allemands.
2. Les difficultés persistantes de la coopération
Malgré un certain nombre de succès évidents, les critiques par rapport au mode de coopération franco-allemand sont nombreuses. Même après leur réforme, le caractère artificiel, voire creux des mécanismes de consultation est souvent cité. En l'absence d'une réelle avancée commune, le risque d'un décalage entre l'étroitesse des relations bilatérales et l'absence relative de projet commun est réel. Ce risque est accru par une divergence fondamentale sur un certain nombre de grands dossiers européens : la question du nucléaire, le cadre institutionnel futur de l'UE ou encore la Politique agricole commune en font partie. Tous ces points peuvent être résumés par un troisième facteur : celui du manque d'une volonté commune forte. Le pouvoir d'impulsion conféré par les grands couples historiques fait cruellement défaut depuis la fin de l'ère Kohl-Mitterrand.
Conclusion
Par leur charge symbolique, le degré d'imbrication qu'ils introduisent, et l'ampleur des réalisations politiques qu'ils ont rendu possibles, les mécanismes de la coopération franco-allemande représentent donc un exemple à part dans le paysage international. Ils sont les fruits d'un rapprochement, en même temps qu'ils ont contribué à structurer celui-ci. Aujourd'hui, le moteur franco-allemand peut sembler grippé, parce que la tâche qu'on lui demande de réaliser n'est pas clairement définie. L'objectif historique de la réconciliation est atteint, mais aucun autre grand projet n'est véritablement venu prendre le relais. D'une certaine façon, la machine fonctionne à vide. Or, le terrain d'application existe bel et bien : l'intégration européenne, essentiellement mis en œuvre par la France et l'Allemagne dès 1951, a aujourd'hui besoin d'une impulsion nouvelle de la part de ses architectes historiques. Au cours d'un demi-siècle de travail commun, une expérience considérable a été réunie. Transposées au plan européen, les structures de coopération élaborées par les deux pays pourraient servir de base à une intégration plus étroite à l'échelle de l'Union. La pertinence et l'efficacité du mode de travail franco-allemand au début du nouveau millénaire se mesureront donc peut-être à la capacité du couple franco-allemand à trouver une nouvelle légitimité à travers un engagement au service de l'Europe.
Bibliographie
Ouvrages
Edouard Husson, L'Europe contre l'amitié franco-allemande : des malentendus à la discorde, Paris, Guibert, 1998.
Stephan Martens, La politique à l'Est de la République fédérale d'Allemagne depuis 1949, Paris, PUF, 1998.
Corinne Defrance et Ulrich Pfeil (dir.), Le traité de l'Elysée et les relations franco-allemandes 1945 - 1963 - 2003, Paris, CNRS, 2005.
Articles de revues
Martin Koopmann, « Moteur malgré tout - Les relations franco-allemandes et l'Europe élargie », Notre Europe, Etudes et recherches, n°36, 10/2004.
Brigitte Sauzay, « Die Herausforderungen einer gemeinsamen Zukunft », Aus Politik und Zeitgeschichte n°03-04, 20/01/2003.
Jean-Pierre Dubois, « De nouveaux outils pour la coopération bilatérale », Revue des deux mondes, 10-11/2005.
Discours
Joschka Fischer, « Vom Staatenbund zur Föderation » prononcé à l'Université Humboldt, Berlin, 12/05/2000.
Pour citer cette ressource :
Olivier Steffen, Les mécanismes de la coopération franco-allemande, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), janvier 2008. Consulté le 21/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/civilisation/histoire/le-couple-franco-allemand-et-leurope/les-mecanismes-de-la-cooperation-franco-allemande