Les marges du droit, une ressource pour sortir des conflictualités : un détour par les querelles de préséance italiennes au XVIe siècle
Cet article est issu de la Journée d'étude doctorale et postdoctorale "Italie: marges et conflits" (Congrès de la SIES 2023) dont Amelle Girinon et Marie Thirion ont assuré l'organisation ainsi que la direction de publication des textes.
Portrait de Côme Ier, Agnolo Bronzino, vers 1545.
Introduction
En matière de relations internationales, sortir d’un conflit sans rompre le dialogue ou, pire, aggraver le désaccord, peut s’avérer une opération risquée. L’une des solutions qui s’offrent aux acteurs diplomatiques tient à sortir du champ du droit international, principalement dans le but de contourner les obstacles liés au conflit. Lorsqu’elles relèvent d’un autre ancrage juridique, ces pratiques aux marges du droit international, et donc, en théorie, du champ des relations internationales, permettent en effet de maintenir les liens sans entretenir le conflit.
Au XVIe siècle, au cœur des guerres d’Italie et alors que le duché de Florence n’est encore qu’un État en formation, Côme Ier de Médicis (1519-1574, au pouvoir à partir de 1537) se trouve souvent contraint de relever ce défi. Dans la société des princes, les Médicis sont alors des parvenus. Le titre de duc de Florence, créé en 1532, leur est accordé après que l’empereur et roi d’Espagne, Charles Quint, et le pape Médicis, Clément VII, se sont entendus pour stabiliser Florence hors de la sphère d’influence française. Côme de Médicis, 17 ans au moment de son élection comme duc de Florence, est le fils d’un condottiere issu d’une branche collatérale de la famille (Spini, 1945 ; Cantagalli, 1985 ; Assonitis, 2022). Sa jeunesse, son essence bourgeoise – il n’est pas noble – et la nouveauté de son titre jouent contre lui sur la scène internationale lorsque vient la question de déterminer son rang sur l’échiquier diplomatique. De ce fait, les ambassadeurs des Médicis sont confrontés à de multiples querelles de préséance – des affrontements entre les acteurs de la vie politique et sociale pour déterminer qui doit apparaître en premier lors des événements publics –, qu’ils perdent plus ou moins systématiquement et qui les poussent à rentrer honteusement en Toscane. Dans ce contexte de mise en difficulté de sa projection extérieure, Côme de Médicis déploie une série de stratégies visant à maintenir des agents dans les cours européennes, tout en évitant de subir ces querelles. Cet article étudie l’ancrage juridique de ces stratégies, afin de montrer qu’elles fonctionnent parce qu’elles se situent aux marges du droit international et permettent, de fait, de contourner le problème.
1. Les querelles de préséance en Italie (Moyen-Âge, époque moderne)
Les querelles de préséance pourraient sembler ridicules à nos yeux : voilà des élites politiques et sociales qui se disputent constamment pour savoir qui doit passer la porte en premier, s’asseoir en haut ou en bas de la tribune ou tenir le haut du cortège lors d’une cérémonie urbaine. Pourtant, ces conflits importent beaucoup à leurs yeux : il ne s’agit pas tant de passer avant ou après que de définir les hiérarchies, dans un monde où ces hiérarchies sont au cœur des rapports entre les acteurs politiques (Visceglia, 1997, 117-130 ; Fedele, 2020a, 433-438). Ainsi, un ambassadeur qui s’estime lésé par un autre lors d’une cérémonie officielle est capable de provoquer un scandale, quitte à interrompre ladite cérémonie. C’est ce qu’il se passe en 1547 lors du sacre du roi de France, Henri II (1519-1559), quand l’ambassadeur mantouan s’assoit à la place que pensait prendre l’ambassadeur florentin. Les deux hommes se lancent dans une dispute bruyante et font quérir le connétable de France, Anne de Montmorency, au point que celui-ci menace de les faire sortir. Humilié, l’ambassadeur florentin préfère sortir de la cathédrale de Reims, bondée pour l’occasion, quitte à manquer le sacre plutôt que de tenir une place qu’il estime indigne de son rang (Chiocci, 2020). Il cherche alors à faire trancher le conflit en sa faveur par le roi, qui refuse : à la place, les ambassadeurs doivent s’arranger pour ne pas venir simultanément à une cérémonie, et ainsi éviter le conflit (Volpini, 2017). Voilà un exemple certes cocasse, mais pas isolé : ce type de dispute occupe nombre de cérémonies publiques, à l’intérieur et à l’extérieur de la péninsule italienne. En dehors des nonces du pape et des ambassadeurs impériaux, dont la prééminence n’est jamais remise en cause, aucun ambassadeur n’est épargné.
La spécificité des Italiens et du XVIe siècle tient aux conséquences des guerres d’Italie et de l’instabilité géopolitique de la péninsule : chaque changement de régime ou d’alliance pousse les Italiens à redéfinir les hiérarchies entre eux. C’est ce qu’il se passe au moment de la constitution du duché de Florence : où ce nouveau prince italien doit-il se ranger ? Dans ces disputes, le problème de Côme de Médicis est double : son État est nouveau dans le panorama politique européen et, de ce fait, n’est pas reconnu par tous ; lui-même est issu d’une branche collatérale des Médicis, la branche de Laurent le Magnifique n’ayant plus connu d’héritier mâle par descendance mâle (ses descendant-es le sont par ligne féminine ou sont elles-mêmes des femmes, comme Catherine de Médicis). Ainsi, bien qu’il soit à la tête de l’un des principaux États d’Italie, Côme de Médicis est un outsider dans les querelles de préséance, y compris au sein du camp impérial. C’est même au sein de ce camp que naît le conflit entre Florence et Ferrare, en 1541, à Lucques, à l’occasion d’une rencontre entre Charles Quint et Paul III (Volpini, 2017, 190-191). Le duc de Ferrare, Ercole II d’Este (1508-1534-1559), s’arrange alors pour arriver le premier et affirmer qu’il précède de droit Côme de Médicis. Plus tard, les deux ducs se disputent pour savoir qui doit récupérer le premier une serviette une fois utilisée par l’empereur. La même année, le défi est réitéré à Rome, où il s’envenime : le pape, hostile à Florence autant qu’à l’Empereur, se prononce dans un premier temps en faveur de Ferrare, avant d’accorder en seconde instance la préséance aux Médicis. Ces affaires sont politiques et permettent de favoriser un allié ou mettre en difficulté un adversaire. Une fois la préséance accordée par le pape à Florence, Ercole conteste ce résultat et affirme vouloir faire juger l’affaire dans d’autres cours, dont la cour de France (Gribaudi, 1904, 278-280).
Le conflit est importé en France en 1545, alors que Côme de Médicis envoie sur place son premier ambassadeur de plein exercice (Nevejans, 2022). L’ambassadeur médicéen pense éviter le conflit, mais son homologue ferrarais se rend auprès du roi François Ier pour déployer son argumentaire. Le roi, défavorable au duc de Florence, vassal de son propre ennemi, lui accorde la préséance, sans que l’ambassadeur florentin ne soit même mis au courant. Côme de Médicis l’apprend incidemment, par une lettre ferraraise interceptée : furieux, il demande à son ambassadeur de quitter au plus vite la cour de France, puisque le conflit est d’ores et déjà perdu et qu’accepter de céder la préséance lors d’une cérémonie serait un aveu de faiblesse (Volpini, 2017, 197). Cette décision montre que l’échec au cours d’un conflit entraîne à première vue la rupture des rapports entre les acteurs de ce conflit. Ici, en 1545, les relations avec la France semblent rompues, du fait d’une conflictualité interne à la péninsule italienne, exportée en France et réappropriée par le roi pour servir ses propres intérêts. Autrement dit, le conflit provoque la rupture, et non l’inverse.
2. Les marges, un espace hors des conflictualités ?
Le retrait d’un ambassadeur signifie-t-il pour autant la rupture des relations ? C’est en ces termes qu’a été perçue la querelle de préséance entre Florence et Ferrare portée devant le roi de France : s’il n’y a plus d’ambassadeur, les relations diplomatiques doivent être rompues (Desjardins, 1968 ; Palandri, 1906, 43-45). Toutefois, cette interprétation a été établie au XIXe siècle, puis confortée au début du XXe siècle, dans un contexte de définition des relations internationales plus stricte qu’elle ne l’est aujourd’hui (Lazzarini, 2018), centrée sur la figure de l’ambassadeur. Pourtant, lorsqu’il demande à son ambassadeur de se retirer de la cour de France, Côme de Médicis annonce aussi l’arrivée d’un autre "homme", attaché auprès de Catherine de Médicis et de son mari, futur Henri II :
"[...] facendo intendere da parte nostra alla S.ra Delfina che se bene non terrò in cotesta corte uno ambasciatore, manderò appresso S. Ex. un mio Gentilhomo, acciò quando li occorresse li possa comandare, poi che così piace al Re che non stiate ambasciatore nostro apresso di S. M.tà." ((Côme de Médicis à Bernardo de’ Medici, Florence, 30 mai 1545 (ASFi, MdP 4591, fol. 64 ; lettre éditée par Giorgio Spini dans Cosimo I de’ Medici. Lettere, Florence, Vallecchi, 1940, p. 87-93).))
Cette proposition montre que le champ des possibles est plus large, et qu’une solution est alors possible pour contourner le conflit (perdu) avec Ferrare.
Parce qu’elles sont un espace de moindre définition, les marges offrent à leurs usagers une plus grande liberté et des possibilités autres : avec les marges s’ouvre un champ des possibles que le centre ne permet pas (Bazin, 2015 ; Le Gall, 2014). Les querelles de préséance sont caractéristiques du système diplomatique de l’Europe moderne. Elles sont aussi au centre de ce système, dans la mesure où elles touchent uniquement celles et ceux qui sont tenus au respect du cérémonial diplomatique : pour le dire vite, les ambassadeurs, détenteurs du plus haut statut diplomatique (Nevejans, 2020). Or, c’est bien aux marges de cet espace ambassadorial que se tient l’idée de Côme de Médicis d’attacher au couple héritier (plutôt qu’au roi) un agent à demeure. Cette réalité est d’autant plus marquée une fois retrouvée l’identité de cet agent, qui confirme avoir pris ses fonctions au début du mois de novembre 1545 : il s’agit d’un certain Pandolfo Della Stufa, un courtisan franco-florentin, échanson de Catherine de Médicis, naturalisé français en 1540 et déjà impliqué dans les relations entre Catherine et son cousin, Côme. Le choix d’un agent florentin qui soit aussi (et surtout ?) un courtisan français révèle la double stratégie du duc de Florence pour contourner le conflit avec Ferrare : attacher ses relations avec la France au couple héritier d’une part, pour des raisons familiales, mais aussi parce que le dauphin s’était affiché en désaccord avec son père sur la question de la préséance ; affecter à ces relations un agent qui dispose déjà d’une place à la cour de France et ne sera pas concerné par les querelles de préséance, qui touchent seulement les ambassadeurs. Ainsi, cet agent aux marges des formes les plus attendues de représentation diplomatique se place aussi hors du conflit, parce qu’il n’est pas concerné par celui-ci, pour des raisons juridiques, statutaires. Hors du conflit, cet agent est aussi hors du droit international. Ainsi, lorsqu’il est arrêté pour espionnage, quelques semaines seulement après son arrivée à la cour, Côme de Médicis l’abandonne à son sort, concluant cyniquement :
"[...] quando il mio mandato era in ordine per venir a S. M.tà e star a presso a V. E., come per il vescovo li fece intendere, mi sopraggiunse la nuova che Pandolfo della Stufa era stato ritenuto. E se ben allora mi dispiaque, considerando poi lui non haver errore, mi risolvei poi che fussi stato utile, perché forse al mio homo poteva intervenir il medesimo, e aria forse dato molestia a V. Ex." ((Côme de Médicis à Catherine de Médicis, s. l., 1er mars 1546 (ASFi, MdP 323, fol. 3r).))
3. Le droit civil, un outil de contournement du droit international
L’abandon de Pandolfo della Stufa ne frappe pas tant par sa cruauté que par ce qu’il révèle des marges du droit international et de leurs conséquences sur les agents qui y ancrent leur action. En effet, le statut exact endossé par les acteurs de cette diplomatie des marges, que Côme de Médicis désigne dans le cadre du conflit franco-florentin autour des préséances un "gentilhomme à moi", reste à déterminer. S’il serait facile de reléguer ces pratiques dans le champ de l’indéfinition ou de l’informalité, comme l’ont fait par ailleurs d’autres historiennes et historiens de la diplomatie ces dernières années, il est ici fait le pari que ces pratiques sont bel et bien ancrées dans le droit, c’est-à-dire qu’elles se trouvent aux marges du droit international sans être indéfinies pour autant.
Des indices autour de l’histoire de Pandolfo della Stufa permettent déjà d’en saisir les enjeux. La citation susvisée, qui constitue la réaction de Côme lorsqu’il apprend l’arrestation de Pandolfo, montre qu’il considère cette arrestation comme utile, et donc son agent comme jetable. Cet agent ne bénéficie absolument pas de l’immunité diplomatique accordée aux ambassadeurs, justement parce qu’il ne dépend pas du même statut juridique qu’eux. Cet ancrage alternatif est confirmé en septembre 1547, lorsqu’un nouvel ambassadeur florentin en France parle de l’affaire Pandolfo – toujours en prison et en attente de procès –, pour mentionner que son propre nom est cité dans les interrogatoires. Et l’ambassadeur de commenter : "Talche se fussi qua come privato, non so se mi stressi sicuro fra questi cervelli". ((Giovan Battista Ricasoli à Côme de Médicis, Corbeil, 11 sept. 1547 (ASFi, MdP 4592, fol. 230-231).))
Là encore, le vocabulaire employé est essentiel : Ricasoli renvoie à un statut bien spécifique, désigné par un substantif et renvoyant à une qualification juridique, celle du droit privé. Autrement dit, les marges de la diplomatie utilisées pour contourner les querelles de préséance s’appuient sur un ancrage juridique différent de celui duquel dépendent les ambassadeurs (Fedele, 2020b). La réalité juridique des marges est autre, même si l’objectif de leur utilisation est comparable, puisqu’il s’agit toujours de maintenir le lien entre deux cours. Cet usage public du droit privé est mis en exergue et expliqué quelques années plus tard par un ambassadeur vénitien revenu de mission à Florence :
"tutti li principi si servono di più sorte e qualità d'uomini nella trattazione delli negozi pubblici: li re dei signori titolati, o gentiluomini privati della loro corte o della loro camera; gli altri principi o de' prelati o dei principali della città, o de' secretari; e questi se sono privati non si chiamano mai con titolo d'ambasciatori, ma con quello della loro prelatura, o d'altra dignità che tengano dalla corte (di che a' miei dì vi sono esempi infiniti) né però sono stati mai differenti l'un dall'altro in sostenere la persona del loro principe, né del luogo è nata mai difficoltà." ((Relation de Vincenzo Fedeli devant le Sénat de Venise, 1561 (Eugenio Albèri, Relazioni degli ambasciatori veneti al Senato, 15 vol., Florence, Società editrice fiorentina, 1839-1863, s. II, vol. 1, p. 377-378).))
Ce discours, prononcé en 1561, constitue un puissant révélateur de ces ancrages juridiques multiples. Confronté à l’usage de ces privati dans le cadre des querelles de préséance, il permet de comprendre les avantages de la multiplicité des statuts endossés par les diplomates, bien loin de l’idée que les relations internationales soient alors faiblement définies. Ainsi, "soutenir" un prince à l’étranger n’impliquerait pas de détenir une autorité telle que celle dont disposent les ambassadeurs, ni même un quelconque droit à négocier. De plus, cette pratique serait fréquente ("di che a' miei dì vi sono esempi infiniti") et son usage ne serait pas réservé aux seuls "petits-États". Seulement, la qualité sociale des "soutiens" d’un grand roi serait souvent plus importante que celle des gens utilisés par les princes de moindre envergure. Entre les lignes, il faut lire le principal avantage de ces pratiques : elles donnent de la souplesse aux relations internationales, au-delà du cérémonial et des conflits de préséance. Il s’agit d’un contournement des règles juridiques en cours en matière d’envois diplomatiques, qui permet d’innover et de jouer sur les statuts des acteurs en présence (parfois agents diplomatiques, d’autres fois courtisans). Toutefois, le fait que l’ambassadeur qui prononce ce discours doive encore expliquer ces pratiques, qui plus est devant le Sénat de l’un des États pionniers en termes de projection diplomatique, permet de penser qu’elles demeurent, si ce n’est marginales, au moins l’apanage de princes et d’États aux besoins spécifiques.
Le cas des relations franco-florentines des années 1540-1550 montre que la souplesse de ce dispositif ne s’arrête pas à ces propos, dans la mesure où Pandolfo della Stufa n’est pas engagé comme privato en tant que courtisan florentin, mais en tant que courtisan français, puisqu’il est échanson de la dauphine en France et ne dispose d’aucun statut à la cour de Côme de Médicis ((Il n’apparaît pas dans les rôles de serviteurs de 1543, alors qu’il est à cette date à Florence (Rôle des serviteurs de Côme Ier et leurs provisions, 24 oct. 1543 (ASFi, MdP 631, fol. 25-26v)).)). C’est cette situation spécifique qui se trouve en fait aux marges des ancrages juridiques habituels : parce qu’il est français, Pandolfo Della Stufa ne bénéficie ni de l’immunité diplomatique (réservée aux ambassadeurs), ni du "droit des gens", c’est-à-dire un ensemble de dispositions judiciaires pour les étrangers. C’est ce qui explique qu’il soit abandonné à son sort ; c’est la marginalité de ce statut qui permet d’éviter de manière certaine le conflit de préséance (puisqu’il n’est même pas diplomate, la préséance ne le concerne pas) ; c’est la marginalité de ce statut qui fait de lui un agent jetable, dont l’arrestation est commode, parce qu’elle évite le déclenchement d’un autre incident diplomatique. Ainsi, la marginalité est bel et bien un mode de contournement et d’évitement des conflits, y compris en matière diplomatique et cérémonielle. Elle est utilisée par ceux qui font (partie de) la norme et est imposée à ceux qui ne bénéficient pas de la protection accordée par le droit "habituel".
Cette marginalité est aussi importante que l’action des privati est complémentaire avec celle des ambassadeurs, et parfois même simultanée. Par exemple, en juillet 1551, alors que le secrétaire d’ambassade florentin – diplomate de statut – est accusé d’espionnage par Anne de Montmorency, le principal conseiller du roi Henri II (1547-1559), l’un de ces agents privés monte au créneau pour le défendre. Cet agent est Antonio Guidotti, un marchand florentin établi en Angleterre. Le cas de Guidotti confirme que ces marges de la représentation s’appuient sur des acteurs au profil labile. Florentin de naissance, il est naturalisé anglais dès 1533 (Ruddock, 1941, 34-43). En 1551, il est en France après avoir servi de médiateur inattendu pour les négociations de paix entre la France et l’Angleterre, qui s’affrontaient alors pour la possession de Boulogne et de Calais (Potter, 1982 et 1984 ; Hunt, 2001). S’il a déjà été officier florentin, notamment en tant que juge pénal ((Acte de nomination des Otto di Guardia e di Balìa, Florence, 1er sept. 1546 (ASFi, Otto di Guardia e Balìa del Principato, 44, fol. 1r).)), il n’est alors pas présent à la cour de France comme agent florentin. Arrivé parmi les membres d’une ambassade anglaise envoyée auprès d’Henri II, il reste à la cour après le départ de l’ambassadeur, dans l’attente d’une récompense promise par le roi de France après ses services comme médiateur l’année précédente (Nevejans, 2022, 389-390). Cette identité marginale fait de lui un médiateur idéal dans le conflit qui oppose le secrétaire d’ambassade accusé d’espionnage, Bernardo Giusti, au connétable de Montmorency. C’est ainsi auprès de lui que Montmorency se plaint de Giusti : il parvient à temporiser et prévient l’ambassadeur, afin de lui permettre de gérer le problème avant le déclenchement d’un incident ((Luigi Capponi à Côme de Médicis, Blois, 28 juillet 1551 (ASFi, MdP 403a, fol. 1282).)). Parce qu’il n’est pas un agent florentin, mais qu’il fait partie de la société des diplomates à la cour et qu’il est lui-même florentin de naissance, Guidotti est ainsi une figure tampon, aux marges de la constellation diplomatique florentine, capable d’éviter qu’un conflit s’envenime et d’en favoriser le règlement rapide et indolore.
Conclusion. Les marges, ou la possibilité pour l’historien d’étudier l’espace en négatif
Le terme de marge pose un sérieux problème de définition, bien mis en avant par les géographes et volontairement laissé de côté au fil de cet article (Prost, 2004). Qu’est-ce qu’être marginal ? Où la marge commence-t-elle ? La marge est-elle un espace en dehors du centre, c’est-à-dire du système dominant ? Est-elle un autre système, ou une part différente d’un même système ?
La juxtaposition de la notion de "conflit" à celle de marge permet d’en donner une définition – parmi d’autres ? – plus précise : la marge est un espace alternatif vis-à-vis de la conflictualité. En l’espèce, la marginalité du statut des agents privés crée un espace d’évitement du conflit, parce que celui-ci ne peut pas s’y importer, pour des raisons juridiques. Le cas des relations internationales au XVIe siècle permet aussi de replacer la marge dans sa position par rapport au centre. Sur le plan chronologique, l’action des agents "privés" semble se situer entre les ambassades, lorsque les ambassadeurs, entraînés dans les conflits de préséance, ne sont plus capables de rester. Toutefois, sur le plan statutaire, cette marginalité est aussi marquée par la simultanéité et la complémentarité des présences diplomatiques, comme l’atteste le cas de Guidotti ici brièvement développé. La simultanéité et la complémentarité de l’action de ces agents avec celle des ambassadeurs place les premiers dans un monde diplomatique en négatif (Depraz, 2017). En somme, l’évitement des conflits diplomatiques passe, dans le cas des pratiques florentines, par l’usage d’un monde à l’envers, d’un renversement du droit (du droit public vers le droit privé) et d’individus aux identités plurielles, capables de se présenter selon des étiquettes variées. C’est cette labilité et ce renversement qui font de la marge un espace de réduction des conflictualités.
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Notes
Pour citer cette ressource :
Pierre Nevejans, Les marges du droit, une ressource pour sortir des conflictualités : un détour par les querelles de préséance italiennes au XVIe siècle, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2024. Consulté le 21/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/civilisation/moyen-age-renaissance/les-querelles-de-preseance-italiennes-au-xvie-siecle