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Podemos : de la contestation au gouvernement espagnol

Par Arthur Groz : Docteur, ATER - Université de Montpellier
Publié par Elodie Pietriga le 03/10/2022

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Cet article se propose de présenter succinctement une structure partisane nouvelle, apparue il y a désormais huit ans dans la péninsule ibérique, Podemos. Partant de certaines de ses caractéristiques saillantes, il revient brièvement sur l’histoire du parti, sur son contexte d’apparition comme sur sa stratégie « populiste de gauche », pour aborder les limites propres à une telle structure.

Logo de Podemos in Wikipedia, domaine public

Logo de Podemos
Source : Wikipedia, domaine public.

Introduction

Dès sa première année d’existence, Podemos a rebattu les cartes du jeu politique espagnol. Parfois décrit comme un parti populiste continuateur du mouvement des « indignés » ou comme une force de la gauche radicale, alors que ses partisans le présentent comme un mouvement citoyen de transformation sociale, Podemos a déjà fait couler beaucoup d’encre. Sa participation inattendue à un gouvernement de coalition avec les socialistes du PSOE invite à revenir sur sa trajectoire antérieure pour comprendre son évolution et proposer quelques clés de lecture de sa stratégie, ainsi que de son mode de fonctionnement.

I. Aux origines du renouveau de la gauche radicale

1. De la crise économique à la crise politique

En mai 2014, une nouvelle formation politique, Podemos, obtient 7,9% des voix et 5 sièges lors des élections européennes en Espagne. Elle crée la surprise en devenant dès sa première participation à un scrutin la quatrième force politique du pays, derrière le Parti populaire (PP), le Parti socialiste (PSOE) et la Gauche plurielle (IP). Un résultat inattendu même parmi ses partisans : Podemos n’avait été enregistré officiellement comme parti politique que deux mois auparavant, le 11 mars.

Cette ascension fulgurante s’explique en partie par un contexte particulièrement favorable. En effet, une nouvelle séquence politique s’ouvre durant les années 2010. Celle-ci se caractérise d’une part par l’approfondissement de la crise de la représentation politique délégitimant le bipartisme jusqu’alors dominant, crise directement issue des crises économique et sociale ouvertes en 2007-2008 au niveau mondial. D’autre part, les partis de la gauche radicale ne prospèrent pas mécaniquement pour autant en Europe, contrairement à leurs concurrents issus de la droite souverainiste ou de l’extrême droite. Les résultats électoraux décevants entraînent une remise en cause des modèles d’organisation privilégiés jusque-là, qui mettaient l’accent sur les négociations d’appareil censées aboutir à l’union de la gauche – tels que le Front de Gauche en France, le Bloco de Esquerda portugais, ou, dans le cas espagnol, Izquierda Unida (IU), coalition lancée en 1986 autour du Parti communiste (Delwit, 2016).

Pour les militants constatant l’échec d’IU à incarner le changement, la construction d’une nouvelle majorité sociale est désormais privilégiée. Cette réflexion s’appuie sur les travaux du théoricien argentin Ernesto Laclau et de la philosophe belge Chantal Mouffe ((E. Laclau et C. Mouffe ont coécrit l’essai largement diffusé Hegemony and Socialist Strategy. Towards a Radical Democratic Politics (1985), réédité en français 2004 puis en 2019, que l’on peut considérer comme la principale synthèse de leurs travaux.)). Ces auteurs, se revendiquant d’un « populisme de gauche » dépassant le marxisme classique pour réinventer la gauche, sont abondamment lus et commentés au sein de Podemos, comme plus tard de la France insoumise.

2. Construire une majorité

Comment s’opère la construction d’une nouvelle majorité sociale ? Il s’agit pour ces partis de déterminer un certain nombre de thématiques transversales, pouvant agréger un soutien dépassant les clivages structurant jusque-là l’espace partisan : l’objectif est de rassembler plus largement que l’électorat de la gauche et de remobiliser les abstentionnistes, particulièrement dans la jeunesse (Muñoz, 2016). Citons parmi ces thématiques la lutte contre la corruption des élites et la professionnalisation de l’exercice du pouvoir, la souveraineté énergétique, le rejet des politiques d’austérité, la défense d’une presse libre, la démocratie digitale ou encore la laïcité. L’accent est mis sur la modernité de la communication, en rejetant la plupart des symboles traditionnels de la gauche (tels que le drapeau rouge ou le poing levé) au profit de signifiants vides ((On doit également ce concept à E. Laclau, dans son ouvrage La raison populiste (2005). Il y propose une réinterprétation de la notion gramscienne d’hégémonie, dans le but de constituer le « peuple » non comme objet mais comme catégorie et acteur historique de l’émancipation.)) sans portée clivante – par exemple, le cercle sur fond violet employé par Podemos.

Le parti se propose ainsi de construire un nouveau sens commun s’adressant à toutes les catégories de la population, ayant pour but de « faire peuple » ((Le « nous » du « peuple » se construit bien dans une opposition avec des adversaires caractérisés par leur altérité, dont la définition reste volontairement floue. Il s’agit « d’eux » : du « système », des « médias mainstream », des « banques » ou encore de la « classe politique » - un vocabulaire plus proche des conceptions évoquant les forces obscures qui menacent le corps national que d’une analyse marxiste matérialiste.)) et d’élaborer une stratégie appropriée, susceptible de rassembler une majorité sociale pour accéder au pouvoir. Ainsi, Podemos trouve sa source dans un bilan critique de l’histoire des gauches espagnoles, complété par des inspirations diverses et plus actuelles : modes d’action ou thèmes tirés de l’altermondialisme, mode de structuration inspiré d’expériences populistes, latino-américaines ou italienne, telle que le Mouvement Cinq Étoiles (M5S) de l’ex-comique Beppe Grillo (Tronconi, 2015)…

3. Parcours podémistes

En Espagne comme à la même période en France, en Grèce ou en Italie, ces nouveaux partis porteurs de projets radicaux de transformation sociale contestent alors la domination des partis traditionnels à l’agenda politique libéral, et rejettent plus largement les mesures d’austérité. Ils bousculent les rapports de force politiques existant jusqu’alors et se confrontent à l’exercice du pouvoir. Leur activité et les campagnes politiques qu’ils mènent permettent à de nouvelles générations de découvrir le militantisme ou de renouer avec une forme d’engagement, en suivant parfois une ascension extrêmement rapide. Alejandro est l’un d’eux ((Ces témoignages sont issus d’une enquête de terrain menée entre octobre 2016 et décembre 2017 auprès d’un panel de 62 militantes et militants de ces partis, sous forme d’entretiens. Les noms ont été modifiés pour garantir l’anonymat des répondants.)). Jeune barcelonais né en 1991, il rejoint l’Association des Étudiants Progressistes (AEP) en 2010, un syndicat étudiant proche des jeunesses communistes espagnoles, puis devient coordinateur de quartier de la Plateforme des Victimes de l’Hypothèque (PAH), une structure défendant le droit au logement cofondée par Ada Colau, la future maire de Barcelone. Alejandro s’investit dans Podemos dès son lancement et suit une trajectoire d’ascension fulgurante. Il participe aux différentes campagnes du parti, se charge de la structuration à l’échelle de la Catalogne, et occupe, à l’hiver 2016, un poste rémunéré dans l’équipe de campagne de Pablo Iglesias. Pour lui, l’expérience Podemos correspond à la fois au bilan critique qu’il a pu tirer de ses expériences passées et aux enjeux de la période actuelle. Et elle permet à ce diplômé en philosophie de vivre et d’envisager plus sereinement l’avenir dans un pays au taux de chômage extrêmement élevé dans la jeunesse (début 2015, il dépasse les 50% chez les moins de 25 ans).

Joaquín a également participé à la structuration de Podemos à Barcelone. Cependant, son parcours antérieur est bien différent de celui d’Alejandro. Né en 1965, il grandit sous le franquisme dans une famille athée et découvre le militantisme dans le monde du travail en se syndiquant à l’UGT, syndicat historiquement lié au parti socialiste. Fonctionnaire de la justice, il finit par rendre sa carte, après une grève de deux mois aboutissant à un conflit avec sa branche de l’UGT, et participe à la fondation d’un nouveau syndicat. Joaquin milite en parallèle au PCE puis au PSOE pendant dix-huit ans. Sa rupture avec le militantisme s’opère sous la présidence Zapatero. Le mouvement des Indignados le laisse sceptique, mais les passages à la télévision de Pablo Iglesias puis les résultats électoraux obtenus par Podemos dès 2014 le poussent à adhérer au nouveau parti, dont il devient coordinateur pour le cercle de Sant Marti. Joaquin se définit toujours comme social-démocrate et appartient à une génération politisée durant la Movida ((Période de bouillonnement social, culturel et politique ouverte dans les années 80 à la suite de la « transition démocratique » succédant au régime de Franco, dont la fin fut précipitée par l’assassinat de son dauphin Luis Carrero Blanco en décembre 1973 lors de l’opération Ogro.)) au travers de thématiques et de pratiques liées au mouvement socialiste historique. Son réengagement dans un parti tel que Podemos est donc plus surprenant.

Ces trajectoires mouvementées peuvent pourtant servir de miroir à l’engagement d’autres personnes, d’âge, de genre et d’origine sociale variés (Dain, 2020). Leurs parcours, leurs attentes et leurs réflexions, leurs pratiques comme leurs motivations font écho aux questionnements plus larges que suscite le développement de tels partis.

II. De la rue aux institutions

1. L’Espagne au tournant

Depuis la « transition démocratique » débutée en 1975 à la mort de Franco, la vie politique espagnole est dominée par deux grands partis : le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE) à gauche, trouvant sa source dans le mouvement ouvrier réformiste et l’Union Générale du Travail (UGT), et le Parti Populaire (PP) à droite, issu des cadres du régime franquiste. Le Parti Communiste Espagnol (PCE) existe quant à lui via son front syndical, les Commissions Ouvrières (CCOO). Il adopte très tôt une ligne eurocommuniste et modérée sous la direction de Santiago Carrillo. Électoralement marginalisé, affaibli par diverses scissions de gauche, il est moteur dans le lancement de la coalition Izquierda Unida en 1986 dont les meilleurs résultats seront obtenus en 1996 avec 10,64% des voix aux élections générales. Depuis les années 2000, ses scores électoraux sont cependant marginaux, jusqu’à sa fusion électorale avec Podemos dans la coalition Unidas Podemos.

Logo de la coalition Unidas Podemos in Wikimedia Commons, domaine public

Logo de la coalition Unidas Podemos
Source : Wikimedia Commons, domaine public.

Le rapide développement économique que connaît l’Espagne à partir de la fin des années 1970 subit un choc durant la crise économique mondiale de 2007-2008. Le déficit commercial, combiné à l’existence d’une bulle spéculative dans l’immobilier, produit des effets dévastateurs sur l’économie ibérique. Le pays entre en récession au premier trimestre 2009, et le taux de chômage augmente pour atteindre 24,4% durant le premier trimestre de 2012 ((Chez les moins de 25 ans le chômage atteint 55% à la fin de la même année – le second plus haut taux en Europe, juste derrière la Grèce. En 2017, le taux de chômage était redescendu à 18,75% pour l’ensemble de la population. Les statistiques présentées ici proviennent de l’organisme européen Eurostat.)) - ce qui contribue à expliquer que l’Espagne redevienne un pays d’émigration en 2011. Si les mesures d’austérité visant à réduire drastiquement le déficit public imposées tant par le PP que par le PSOE ont permis de sortir de la récession, le coup pour la société espagnole a été très dur : démantèlement de l’État-providence, forte précarité, difficultés à accéder à la propriété, scandales de corruption à répétition tel celui des « tarjetas black » ((Scandale ayant éclaté en octobre 2014. Il s’agit de cartes de crédit de complaisance fournies par de grandes banques à des acteurs politiques de premier plan.)), perte d’espoir parmi la jeunesse (Nez, 2015)… Malgré l’annonce répétée d’une sortie de la crise, ces changements structurels ont eu d’importantes conséquences sur le paysage politique de la péninsule – où la nationalisation du système partisan n’existe pas comme en France, la première étant l’apparition de nouveaux partis (Peres, Roux, 2016).

2. L’étincelle du 15-M

Il n’est pas possible d’évoquer Podemos sans parler du mouvement du 15M, tant est grand le poids de l’héritage « indigné » sur ce parti (Marzolf, Ganuza, 2016). L’apparition de Podemos relève d’un pari stratégique remarquable : conquérir en quelques années le pouvoir en Espagne en incarnant aux élections les espoirs d’une majorité sociale qui se serait exprimée dans son soutien à l’occupation des places répercuté par les instituts de sondage (Nez, 2015). Les fondations sont posées dans le manifeste Mover ficha: convertir la indignación en cambio político (Avancer ses pions : transformer l’indignation en changement politique), publié le 14 janvier 2014 et présenté publiquement trois jours plus tard. L’objectif de cette conférence de presse est de lancer une candidature novatrice pour les élections européennes de mai 2014. L’initiative rencontre un grand succès. Elle obtient les 50 000 soutiens citoyens dans la journée suivante, et dès le lancement des inscriptions en ligne, 100 000 personnes font la démarche de soutenir la nouvelle formation nommée Podemos, en référence au slogan de Yes, we can popularisé par les Démocrates américains en 2008. Celle-ci obtient 7,98% des suffrages, la plaçant en quatrième position à l’échelle nationale – loin devant IU, qui avait refusé une alliance électorale avec Podemos. La surprise est totale et semble confirmer le pari de ses fondateurs : le jeu politique espagnol s’en trouve immédiatement bouleversé.

Le petit groupe à l’origine de cette initiative est en fait constitué de deux groupes, « de jeunes professeurs et étudiants en sciences politiques à l’université Complutense de Madrid et des militants d’Izquierda anticapitalista » (Nez, 2015, p.26). Ces fondateurs considèrent que « l’époque de la protestation et de l’indignation est terminée, c’est le moment de se retrousser les manches pour gouverner » ((Discours de Pablo Iglesias, le 30 avril 2015.)). Ils ambitionnent de faire de Podemos un « parti transversal », le « parti du sens commun » ((Discours de Pablo Iglesias, le 11 mai 2015.)). Le régime en place depuis 1978 traverserait une crise qui « s’exprime de manière accélérée avec un déclin politique et moral des élites traditionnelles » ((Principes Politiques de Podemos, 2014, p.5.)). Les militants devraient se saisir de ce moment de stasis, de crise politique, pour renverser le rapport de force au sein de la société par la voie électorale.

Cette stratégie visant à bousculer le jeu politique établi obtient des succès électoraux immédiats qui confortent l’équipe dirigeante issue du monde universitaire au détriment des militants de l’extrême gauche « traditionnelle », notamment trotskistes, ayant adhéré au processus (Barret, 2015). Le jeune parti se construit donc dans un rapport de force permanent avec l’extrême gauche, rejetant les références et symboles républicains, marxistes ou anarchistes ; le terme même de « gauche » est abandonné pour se démarquer tant des partis minoritaires que du PSOE ((Podemos emploie l’acronyme « PPSOE » popularisé par le 15M pour renvoyer dos à dos les deux principaux partis de gouvernement, accusés de mettre en place les mêmes politiques d’austérité. Il s’agit d’une « stratégie populiste » assumée comme telle.)). Pour Pablo Iglesias, dont le visage devenu célèbre grâce à la télévision marque les premiers bulletins de vote podémistes, « si tu veux réussir, ne fais pas ce que la gauche ferait à ta place » (Iglesias, 2015, p.19). La nécessité d’une structure pérenne se fait cependant sentir et conduit les fondateurs de Podemos à opérer un processus de rationalisation de l’héritage « indigné » pour parvenir à une structure à la fois transparente, démocratique et efficiente – les difficultés rencontrées par le mouvement des Indignados pour adopter des positionnements clairs, dues à la recherche du consensus et de l’horizontalité, étant prises en compte dans ce processus (Domingez, Jimenez, 2015).Pablo Iglesias en 2015 in Wikimedia, Licence CC Attribution-Share Alike 2.0 Generic

Pablo Iglesias en 2015.
Source : Wikimedia, Licence CC Attribution-Share Alike 2.0 Generic.

Le succès de mai 2014 alimente les réflexions durant l’été, débouchant le 15 septembre 2014 sur un processus d’assemblée constituante (nommée Assemblée citoyenne) aboutissant deux mois plus tard. Ainsi, le congrès fondateur dit « congrès de Vistalegre » se tient du 18 au 19 octobre de la même année, les textes fondateurs du parti étant votés la semaine suivante, suivis de l’élection de la direction du parti. Les membres du parti votent sur Internet ; il suffit cependant de s’inscrire pour être considéré comme membre, aucune cotisation n’étant requise. Le 31 janvier 2015 est organisée une « marche pour le changement » à la Puerta del Sol madrilène : Podemos continue ainsi de se placer symboliquement dans la droite ligne du 15M. C’est dans ce contexte favorable que se renforcent les « cercles » formant la base militante podémiste, notamment à Madrid, épicentre et cœur symbolique des Indignados.

3. L’expérience des urnes

Les élections municipales de mai 2015 représentent le second jalon de la progression du parti. Il s’agit alors pour Podemos de consolider son assise en partant à la conquête des grandes villes. Le parti choisit cependant de ne pas présenter directement de candidats, mais de soutenir des « candidatures citoyennes » issues des mouvements sociaux. Cette stratégie de coalition est un succès, débouchant sur la victoire de ces listes à Barcelone (Barcelona en Comu), Madrid (Ahora Madrid), Valence, Saragosse… Quant aux élections régionales, elles permettent une implantation podémiste dans le cadre de coalitions de gauche, notamment en Aragon.

Les sondages les plus prometteurs placent alors Podemos en tête des élections générales de décembre 2015, prévoyant un sorpasso podémiste, comme celui du 2 novembre 2014 pour le journal El País qui attribue 27,7% des intentions de vote à Podemos. Les résultats finaux (20,65% des scrutins exprimés) en font finalement la troisième force politique du pays, ébranlant le bipartisme jusqu’alors dominant sans le faire disparaître. La campagne électorale se caractérise par la mise en avant des difficultés de la gauche radicale grecque par les adversaires du parti (Pablo Iglesias est à cette période très proche d’Alexis Tsipras) et la focalisation sur la question nationale en Catalogne ((Le parti est favorable à un référendum mais hostile à l’indépendantisme, présenté comme une impasse reléguant les questions sociales au second plan.)), mettant Podemos en difficulté. Cette situation paradoxale d’instabilité politique est confirmée par les résultats des élections générales anticipées de juin 2016 (21,2% des voix, soit 71 sièges) : Unidas Podemos (coalition formée de Podemos, IU, le parti écologiste Equo et des partis de gauche régionaux le 13 mai 2016 en vue des élections générales) confirme son assise électorale sans parvenir à avancer suffisamment pour atteindre son objectif – devenir le centre de la vie politique espagnole, autour duquel s’organiseraient les coalitions gouvernementales. Une crise de direction se développe alors : le choix de former une coalition avec Izquierda Unida est contesté par une partie de la base militante, considérant que Podemos risque de renouer avec l’extrême gauche minoritaire. Cette stratégie se décline localement avec la mise en place de diverses coalitions régionales. En Catalogne est lancé en avril 2017 le parti Catalunya En Comu agrandissant à diverses formations de gauche la liste municipale BComu, et permettant d’intégrer l’équipe dirigeante de la mairie de Barcelone à une formation dirigée de facto par Podemos. Iñigo Errejón et ses soutiens sont marginalisés lors du congrès Vistalegre II de 2017 puis quittent le parti pour former Más País (qui ne récoltera que 2,4% des voix lors des élections générales de 2019).

Le parti conforte temporairement son rôle de force d’opposition au niveau national et de gestion alternative au niveau local, tout en reculant dans les urnes (12,8% de votes en novembre 2019) maintenant que s’estompe l’attrait de la nouveauté : machine de guerre électorale profitant d’une actualité chargée lors de ses premières années d’existence, Podemos cherche depuis à s’ancrer dans le paysage politique espagnol, au risque de se transformer en partenaire minoritaire du PSOE qu’il combattait.

III. Renouveler le logiciel pour conquérir le pouvoir : le « populisme de gauche »

1. Sortir de l’impasse

Comprendre ce parcours implique de revenir de manière synthétique sur les grands axes de la stratégie originale appliquée par le parti, nommée par ses créateurs le « populisme de gauche ». Celui-ci s’inscrit en rupture avec les expériences passées de la gauche de gouvernement convertie au libéralisme comme de l’extrême gauche restée marginale (Mudde, 2012). Il renouvelle ses modes d’organisation, ses thématiques, ses symboles et ses pratiques, au profit d’un nouveau corpus modernisé et facilement assimilable (incluant par exemple un programme présenté de manière ludique, le recours massif aux réseaux sociaux, ou un répertoire d’action collective mixte, mêlant apports de l’altermondialisme, du militantisme numérique et des mouvements sociaux traditionnels).

Il faut noter que la revendication du « populisme » par des acteurs se situant à la gauche du champ politique constitue une nouveauté historique (Laclau, 2005). Une nouveauté qui n’est d’ailleurs pas allée de soi, rencontrant une profonde réticence de la part de nombre de militants historiques, hostiles à un populisme considéré comme interclassiste ou démagogique.

Pour les penseurs postmarxistes du « populisme de gauche », la lutte de classe n’est en effet plus l’élément fondamental de la doctrine socialiste. La lutte passe désormais par l’approfondissement radical de la démocratie et le pluralisme agonistique ((L’agonisme comme opposition constructive entre deux forces politiques opposées acceptant un cadre institutionnel, diffère de l’antagonisme comme affrontement visant à remplacer son adversaire, à conquérir une position hégémonique à ses dépens.)). Pour Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, « Toute politique démocratique radicale doit éviter les deux extrêmes que sont le mythe totalitaire de la cité idéale, et le pragmatisme positiviste des réformistes sans projet » (Laclau E., Mouffe C., 1985, p.315). C’est-à-dire que la conquête du pouvoir fonctionne sur « deux jambes » : elle s’opère par les urnes, en respectant le cadre institutionnel, et en formant une majorité sociale capable de porter le projet politique partisan au pouvoir, tout en étant défendue par d’amples mouvements sociaux hors des institutions.

Ce post-marxisme justifie pour ces partis l’abandon d’une radicalité programmatique clivante qui impliquait que le parti assumait d’être minoritaire pour de longs moments, comme le PCF français et autres partis « antisystèmes » remplissant théoriquement la fonction tribunitienne de représentation de la classe ouvrière (Lavau G., 1981). Ces partis décident de mettre en place un matériel idéologique moins radical, plus transversal, et visant à un changement des élites dirigeantes de la société plutôt que de la société elle-même, avec pour Podemos une réussite partielle de sa stratégie transversale entre 2014 et 2015, captant tant les votes des ex-indignés que des déçus du PSOE, et « construisant un peuple » autour de la notion de citoyenneté et de l’opposition à la « caste ». Comme plus tard dans le cadre de la France insoumise, cette capacité effective à agréger des votes extérieurs aux électorats traditionnels de la gauche, voire remobilisant des abstentionnistes, reste fragile. L’inscription dans la durée implique des logiques partisanes telles que la précision et la cristallisation de l’identité collective, tendant à délimiter plus fortement la clientèle électorale accessible.

2. Repenser l’organisation politique

La stratégie du « populisme de gauche » englobe également une définition organisationnelle recoupant les phénomènes décrits. Podemos et ses inspirations contemporaines sont caractérisés par une direction charismatique proposant un paradigme divergeant de la lutte des classes pour rassembler le socle électoral susceptible de les soutenir. La construction de ces nouveaux partis est déterminée par de fortes contraintes comme par les faibles ressources disponibles durant leur genèse. Ces dernières étant constituées en particulier des compétences techniques ainsi que du capital symbolique propre au leader et aux figures publiques de second plan. Cette direction possède également la « marque » du parti. Elle adoube les groupes locaux comme les candidats pouvant se réclamer de son nom et de son logo. La construction de la structure partisane est donc marquée par une forte dynamique verticale, top down, nettement éloignée du discours produit en parallèle, revendiquant une construction « par le bas » et un mode de fonctionnement horizontal.

Le flou entourant certaines attributions dans la phase de structuration du parti, la confusion des positions dans l’organigramme partisan ou les limites de la démocratie directe mise en place ne doivent pas conduire à minorer l’importance de la structuration interne. La prétention de Podemos à incarner un modèle de démocratie directe, où règnent l’horizontalité et la transparence, constitue bel et bien une caractéristique de ces formations qui multiplient les mécanismes de votation et les espaces de discussion dans leur recherche continuelle d’exemplarité et d’innovation.

Il s’agit donc d’une double dynamique : d’une part, verticalité et concentration décisionnelle, pour maximiser l’efficacité électorale de l’entreprise partisane. Et, d’autre part, fluidité et spontanéité de l’engagement brouillant les frontières du militantisme, dans le but de répondre à la demande d’horizontalité. La professionnalisation de l’organisation est progressive et s’accentue au fil du temps.

IV. Un modèle militant à l’épreuve de l’adhésion contemporaine

1. Soutenir, adhérer, militer ?

Une caractéristique majeure de Podemos découlant de sa stratégie repose dans sa conception de l’engagement, rompant avec le modèle du parti de masse traditionnel au profit d’un engagement « post-it » (Ion, Franguiadakis, Viot, 2005), diminuant à l’extrême le coût de l’adhésion. Les frontières entre adhésion militante et soutien faiblement engageant sont volontairement brouillées pour limiter les pouvoirs de la base tout en maximisant le nombre de membres légitimant le projet partisan. Il devient alors possible de rejoindre le parti en un clic : les cotisations disparaissent ou deviennent symboliques, les réunions physiques sont irrégulières, et les dispositifs numériques de participation et de prise de décision se généralisent – au risque de déposséder les militants, vidant leur rôle de son sens traditionnel (Lefebvre, 2018).

Certaines tâches nécessitent cependant le maintien d’une base militante résiduelle dépassant le simple soutien numérique. Les militants du parti participant aux inévitables réunions d’organisation, tractages et collages d’affiches occupent pour leur part une position ambigüe caractérisée par de moindres contraintes et de faibles incitatifs. Leur rôle correspond synthétiquement à un militantisme traditionnel, tourné vers la promotion du message du parti et la participation aux séquences électorales, tout en entretenant une sociabilité politique. Ici, les rétributions individuelles de l’engagement militant sont particulièrement faibles. Pour la grande majorité tenue éloignée de toute rétribution matérielle substantielle, la perspective d’une sociabilité forte dans le cadre de la contre-société partisane constitue donc le principal incitatif fidélisant ces militants. Les bénéfices individuels de l’engagement ne sont pas la différence entre le résultat qu’espère le militant et l’effort fourni, mais la somme de ces deux grandeurs (Hirschman, 1983).

Les périodes d’élection constituent autant de moments clés de réenchantement remobilisant des personnes peinant souvent, hors de ces périodes exceptionnelles, à donner un sens à leur engagement. Partagé entre une conception traditionnelle de l’engagement et une volonté régénératrice mobilisant les outils innovants issus des mouvements sociaux et des champs associatifs comme professionnels, ce militantisme ne parvient plus à se légitimer en bâtissant un dispositif de sélection interne récompensant la loyauté par des postes rétribués.

2. Flux et reflux de l’engagement

La base militante, hétérogène dans sa composition socio-politique, reste divisée du fait de l’autonomie conférée aux structures locales produisant autant de microsociétés singulières. Les cercles de Podemos diffèrent grandement d’un lieu à l’autre : l’identité collective est principalement construite à travers les moments privilégiés que constituent les meetings, manifestations et congrès. D’autre part, la masse numérique des inscrits numériques isole et court-circuite la minorité effectivement active dans les structures de base, en la noyant lors des consultations clés dans un nombre bien plus important de soutiens à l’investissement très faible.

En conséquence, la base militante du parti se caractérise par un important turn-over des membres, beaucoup ne trouvant pas leur place dans une structure finalement bien éloignée des mouvements sociaux. En reprenant les catégories d’Albert O. Hirschman, il est possible d’observer que des militants déçus, à défaut de maintenir une allégeance à un parti n’offrant pas ou peu de rétributions telles que des débouchés professionnels (loyalty), et faute d’espaces permettant d’articuler des désaccords (voice) ((L’existence d’espaces d’expression de propositions et de désaccords ne constitue pas en soi un gage de démocratie interne. L’enquête de terrain tend à montrer qu’il s’agit au contraire de concessions procédurales agissant comme des soupapes de sécurité. Critiques, prises de position et demandes  de modifications trouvent des débouchés formels sans nécessairement produire d’effets : les espaces dédiés à leur expression permet d’en neutraliser le contenu en satisfaisant temporairement la demande de reconnaissance des militants les formulant.)), se désinvestissent (exit) en reprenant un rôle de soutien formel mais distant ou en quittant le parti (Hirschman, 1970). L’attractivité de la nouveauté s’estompe rapidement. Si les séquences électorales offrent une visibilité favorisant le recrutement, la formation des primo-adhérents reste un obstacle à la pérennisation de l’engagement.

Conclusion

Contrairement aux partis de masse historiques, nombre de personnes précaires et faiblement dotées en capitaux opèrent un désengagement progressif de Podemos. Celui-ci témoigne d’un échec à intégrer sur la durée les segments de la population originellement visés. Les rapports différenciés à l’engagement témoignent du rôle clé de la professionnalisation de l’activité partisane, triant les militants selon leurs compétences et ressources exploitables par la structure.

L’engagement partisan traverse une crise profonde sans pour autant disparaître. La conquête puis l’exercice éventuel du pouvoir impliquent une rapide professionnalisation de l’activité politique. Conjuguée à des facteurs endogènes (le nouveau modèle d’engagement distancié proposé) comme exogènes (l’évolution accélérée de ces entreprises partisanes), cette professionnalisation s’opérant à plusieurs niveaux produit un tri parmi les militants, accélérant en retour l’institutionnalisation d’un parti ambitionnant pourtant à l’origine de transformer la vie politique.

Notes

Références bibliographiques

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DAIN, Vincent. 2020. Podemos par le bas. Trajectoires et imaginaires de militants andalous. Nancy : Arbre bleu éditions.

DELWIT, Pascal. 2016. Les gauches radicales en Europe. XIXème-XXIème siècles, Bruxelles : Éditions de l’Université de Bruxelles.

DOMÍNGEZ, Ana et GIMÉNEZ, Luis. 2015. Podemos, sûr que nous pouvons ! Paris : Indigène éditions.

HIRSCHMAN, Albert O. 1970. Exit, Voice, and Loyalty : Responses to Decline in Firms, Organizations, and States. Harvard : Harvard University Press.

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IGLESIAS, Pablo. 2015. La démocratie face à Wall Street. Paris : Editions des Arènes.

ION, Jacques, FRANGUIADAKIS, Spyros et VIOT, Pascal. 2005. Militer aujourd’hui. Paris : Autrement.

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LACLAU, Ernesto. 2005. La raison populiste. Paris : Verso.

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Pour citer cette ressource :

Arthur Groz, Podemos : de la contestation au gouvernement espagnol, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), octobre 2022. Consulté le 28/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/civilisation/histoire-espagnole/monarchie-et-formations-politiques/podemos-de-la-contestation-au-gouvernement-espagnol