La théorisation des genres dans le Moyen Âge hispanique
4-5 novembre 2015
2- La femme au Moyen Âge : sous le prisme de l'andocentrisme
3- Genre et pouvoir
4- Dépasser le genre ?
5- Note
Présentation : penser le genre
Le 4 novembre 2015 a eu lieu à l’ENS de Lyon le quatrième volet de Theorica, le programme de recherche international concernant la construction du discours théorique au Moyen Âge dans la péninsule Ibérique, qui a débuté en 2012 autour d’un questionnement sur l’histoire et la notion d’auteur. Après un deuxième volet consacré à la question de la noblesse et du lignage, et d’un troisième volet s’intéressant à la conception de l’amour au Moyen Âge, on en arrive à cette quatrième rencontre, qui cherche à interroger la pensée du genre. Pour ce faire, Carlos Heusch (ENS de Lyon, UMR 5648 CIHAM) et Christine Détrez (ENS de Lyon, UMR 5283 – Centre Max Weber) ont accueilli cinq autres participants au cours de deux journées d’études. Cécile Codet (UMR 5648 – CIHAM) est intervenue autour des rapports entre genre et parentalité, avant de laisser la parole à Rebeca Sanmartín Bastida (Universidad Complutense de Madrid) qui a interrogé la performativité du genre dans les catégories de sainte, visionnaire et béate du XVe au XVIe siècle. Le jeudi 5 novembre, on a pu écouter Rosanna Cantavella (Universitat de València) sur l’utilisation fonctionnelle du débat sur les femmes dans l’œuvre de Francesc Eiximenis, ainsi que María Morrás (Universitat Pompeu Fabra de Barcelone) sur les rapports entre genre et pouvoir, et Jeremy Lawrance (University of Nottingham), qui a interrogé la relation entre l’habit et l’oppression. Theorica IV ne s’est cependant pas achevé après ces deux journées d’études, puisqu’un nouveau volume consacré à la même question est prévu à Barcelone les 23 et 24 novembre 2016. Par ailleurs, Theorica V aura lieu à Madrid les 3-4 mai 2017, à la Casa de Velázquez, et se penchera sur la question de la traduction.
Christine Détrez commence par rappeler que ce qu’on appelle « théorie du genre » n’existe pas comme une théorie unifiée, mais plutôt sous la forme d’un affrontement entre plusieurs méthodes de recherche, entre plusieurs façons de penser le genre. Or, on voit aujourd’hui comment se construit un discours théorique encadré à la fois dans une époque et une langue qui lui sont contemporaines : Christine Détrez présente le but du colloque comme cherchant à montrer que les études de genre ne doivent pas fonctionner comme un terrain à part, mais plutôt comme une problématique générale qui permettrait de regarder d’un nouvel œil des corpus et des époques dans leur totalité. Carlos Heusch rappelle à ce propos que, depuis un certain temps, ce que l’on désigne avec le terme anglo-saxon de gender studies s’ouvre de plus en plus à la période médiévale ; recherches et problématiques qui se couplent d’un deuxième volet : les queer studies. S’il faut ouvrir les gender studies au Moyen Âge, c’est parce que la période médiévale offre des perspectives tout a fait prégnantes de nos jours : le but premier de ce colloque est de nous en exposer quelques-unes. Il faudra, selon Carlos Heusch, partir de la différence établie au début des années 70 entre « sexe » et « genre » différence qui de fait est aussi entièrement pertinente au Moyen Âge : dans quelle mesure le Moyen Âge pense-t-il l’homme et la femme selon des critères qui ne soient pas seulement sexuels ou biologiques, mais aussi selon des rôles, codes et tâches sociales ? Autrement dit, quelle est la place faite à une théorie du genre dans une culture fortement marquée par l’androcentrisme ?
Commençons par rappeler que depuis qu’Anne Oakley a différencié en 1972, sexe (biologique) et genre (culturellement et socialement construit), ces termes comme leurs rapports ont fait l’objet de réévaluations successives. Le genre, « un ensemble d’actes répétés, dans les limites d’un cadre régulateur extrêmement rigide » selon Judith Butler, a d’abord globalement permis de décrire et de comprendre les mécanismes d’oppression des femmes, dans les rapports sociaux divisés et hiérarchisés entre hommes et femmes. Dans le cadre de la période qui nous intéresse, il nous faudra interroger des éléments comme les codes vestimentaires, domestiques, les liens entre genre et pouvoir… En suivant les problématiques de Joan W. Scott, il s’agit de concevoir les gender studies comme quelque chose qui va au-delà d’une simple histoire des femmes, mais plutôt comme l’étude de phénomènes et de dynamiques historiques qui permettent d’éclairer l’usage du pouvoir, en dépassant aussi la relation entre dominant (masculin) et dominé (féminin). En somme, il importe d’étudier les textes médiévaux au-delà de la question de l’homme et de la femme, pour aller à la recherche d’une théorie du Genre, c’est-à-dire du genre humain, tel qu’il pouvait être exprimé par le terme latin homo, qui demeure dans omne dans la langue médiévale espagnole. Penser le genre au Moyen Âge implique de se demander s’il faut penser les genres séparément, ou comme un seul et même genre. Carlos Heusch rappelle que cette question intéresse d’abord les hommes du Moyen Âge d’un point de vue physiologique : la séparation des sexes n’est pas radicale à l’époque médiévale. Au contraire, la question du transgénérisme ou de l’intersexualité se pose déjà, autour d’une utilisation presque intellectuelle de l’idée d’hermaphrodite. Or, les discours théoriques du Moyen Âge dévoilent là-dessus une distinction nette : si on pouvait accepter la condition hermaphrodite d’un point de vue biologique ou naturel, on ne pouvait pas accepter en revanche le genre hermaphrodite. Ainsi, tout hermaphrodite se trouvait face à l’obligation de faire un choix, et un choix définitif. Ce qui est acceptable dans la nature est pourtant soumis au choix dans l’humain, comme le démontre le cas d’Elena ou Eleno de Céspedes, jugé(e) et condamné(e) par l’Inquisition pour ne pas s’être tenu(e) à son choix, et avoir joué, au contraire, des deux genres. La période médiévale se présente ainsi comme un terrain fertile pour explorer la complexité de la pensée du genre.
La femme au Moyen Âge : sous le prisme de l’androcentrisme
Selon Cécile Codet, le genre a été théorisé au Moyen Âge dans la mesure où des clercs ont rédigé de nombreux traités pour attribuer aux hommes et aux femmes des rôles dans la société en fonction de leur sexe. Il faut en effet souligner qu’à cette époque, le genre n’est théorisé que par des hommes. Les identités sociales sont ainsi livrées par les textes comme des identités naturelles, et celle de la femme se définit autour de celle que l’on concevait comme sa finalité ultime : la procréation. La question ne se pose pas de la même façon pour l’homme, qui peut être père de façon incidente ; la femme est quant à elle mère par nature. De ce fait, outre sa finalité reproductrice, le corps de la femme n’existe pas d’un point de vue médical. À ces opinions médicales s’ajoutent de nombreux arguments religieux qui identifient la femme à son rôle de mère et d’épouse. Or, Cécile Codet rappelle que, dans son Llibre de les dones, Francesc Eiximenis, dans le chapitre consacré à l’éducation des filles et jeunes filles, affiche une tendance à utiliser le pronom hom : cette tournure neutre, non genrée, suggère une implication équivalente dans l’éducation du père et de la mère. L’exercice de la parentalité semble donc moins genré qu’on aurait pu le penser au premier abord.
Francesc Eiximenis est aussi l’auteur sur lequel Rosanna Cantavella se penche pour revenir sur le débat médiéval autour du caractère bon ou mauvais de la nature féminine. Cantavella rappelle que les auteurs disposaient de tout un catalogue de topoi concernant les femmes dont ils se servaient à des fins différentes dans des situations diverses : dans un contexte lyrique, par exemple, le poète pouvait emphatiser l’inconstance de la femme pour transmettre une pensée misogyne, ou plutôt choisirait de dépeindre un rêve dignifiant. Il est de fait remarquable de voir comment, dans un même contexte tel que peut l’être le Llibre de les dones, Eiximenis se situe alternativement dans les deux versants du débat, à savoir la défense de la femme face au penchant misogyne, qu’il justifie souvent par le Péché originel : la femme, ayant cherché à être l’égale de Dieu, s’est vue humiliée par lui, et condamnée à être soumise à son mari, qui est de nature plus noble qu’elle. Et pourtant, plus tard dans le même ouvrage, nous trouvons une position entièrement inverse : Dieu fit l’homme en dehors du Paradis, mais la femme y naquit ; l’homme est fait de terre, tandis que la femme est faite de chair. Ces arguments présentent une origine de la femme bien plus noble que celle de l’homme. Par ailleurs, la femme est faite d’une côte de l’homme, non pas de sa tête ou de son pied : elle est donc dans une position d’égalité par rapport à lui. Eiximenis en arrive même à narrer la vie vertueuse de contemplation et mortification qu’Ève aurait menée après avoir quitté le Paradis. L’idée que tous les maux du monde, dont le premier serait le Péché originel, sont le fait des femmes, traverse la pensée d’Eiximenis, et pourtant, dans le Llibre de les dones, Eiximenis semble plutôt pencher du côté d’une défense des femmes. En effet, suggère Cantavella, il aurait été difficile de les mener à la dévotion si en même temps on les accusait d’être sans remède. En fin de compte, les hommes semblent traiter le thème de la nature bonne ou mauvaise de la femme systématiquement en fonction du contexte. Il est important de lier le propos concernant le sexe féminin au thème traité, au contexte historique immédiat, et au destinataire.
Cependant, les rôles et natures imposés par Dieu et définis dans les textes religieux peuvent être inversés ou transposés. C’est Jeremy Lawrance qui se penche sur cet aspect, notamment grâce à l’examen de la question du vêtement, de l’habit, et de son rapport au genre. C’est dans son prologue au Sartor Resartus de Carlyle que Borges dit : « determinadas pieles de armiño y una peluca colocadas en cierto modo forman lo que se ha dado a llamar un juez », et pour Jeremy Lawrance, il y a peu d’époques dans l’histoire de l’humanité plus conformes à cette maxime que le Moyen Âge, avec son très strict code vestimentaire en fonction de la condition sociale, du sexe et de la religion de l’individu. L’époque médiévale a élaboré un discours théorique très vaste sur le sujet de l’habit, ainsi qu’une législation abondante : discours et théories qui, même s’ils n’affichaient pas un androcentrisme dans leurs principes, reflétaient bien une forme d’antiféminisme dans leur pratique. Jeremy Lawrance fait référence à Alfonso de Palencia dans ses Gesta Hispaniensia afin de se pencher sur un habit tout particulier : le vertugadin (verdugado ou guardainfante en espagnol). Fray Hernando de Talavera, dans son Tractado provechoso que demuestra cómo en el vestir e calçar comúnmente se cometen muchos pecados, affirme que le port du vertugadin, qui déforme la figure naturelle féminine, notamment en faisant croire que les hanches de la femme sont plus amples qu’elles ne le sont vraiment, est un péché mortel : c’est un habit luxurieux, dévergondé et scandaleux qui invite à toutes sortes de vices. C’est aussi par son effet de séduction que Palencia décrit le vertugadin, qui concède à la femme le pouvoir de manipuler l’homme à son envie, même le roi. Palencia présente ainsi l’habit comme une arme spécifiquement féminine, et Jeremy Lawrance y voit un instrument pour une forme de prise de pouvoir féminin, ou d’empowerment. On affirme en effet que l’habit féminin doit être contrôlé afin de protéger les hommes démunis face à ses périls. La femme, à travers l’habit, perd sa qualité de genre opprimé ou supprimé. C’est bien un empowerment par l’habit qui a lieu ici, et que Palencia condamne comme un crime.
Et pourtant, tous les noms de cet habit particulier suggèrent sa qualité inconfortable et son aspect emprisonnant : le vertugadin apparaît aussi comme une cage, une étroite prison, que les femmes cependant convoitent afin de plaire aux hommes. Même si la femme utilise l’habit comme une arme et en joue, il ne s’agit que d’un empowerment tout relatif puisqu’il ne lui sert ni à critiquer ni à subvertir les normes sociales. Entre empowerment et soumission, le vertugadin est selon Lawrance un outil ambigu qui relève d’une attitude, comme le disait Jean-Paul Sartre, « à moitié victime, à moitié complice, comme tout le monde » (Les mains sales, 1948). La question de la visibilité de la femme dans l’espace public, ainsi que de la relation entre le genre et le pouvoir se pose cependant.
Genre et pouvoir
Rebeca Sanmartín Bastida, spécialiste de l’histoire des femmes, cherche à utiliser les outils théoriques fournis par les études de genre afin de donner une lecture alternative à la lecture féministe prédominante dans le cas de la littérature visionnaire. Dans sa communication portant sur la performativité du genre dans les catégories de saintes, béates et visionnaires entre le XVe et le XVIe siècles, elle se propose d’abandonner la vision essentialiste qui a défendu l’idée d’une spiritualité affective exclusivement féminine et d’une écriture somatique dans laquelle la biologie du corps féminin acquérait une prééminence indéniable pour analyser les comportements de ces figures féminines sous l’angle de la théâtralité et de la performativité. Il s’agit alors de concevoir le phénomène de la vision comme un comportement culturellement construit et non comme un comportement inspiré. Dans le sillon des travaux d’Erving Goffman et de Marvin Carlson sur la performativité Rebeca Sanmartín pose les pratiques sociales comme des représentations quotidiennes s’offrant en spectacle. De même, ceux de Judith Butler conduisent la conférencière à faire sauter le verrou de la naturalité du sexe par rapport au genre en montrant que les catégories fondamentales de sexe, de genre et de désir sont les effets d’une certaine formation du pouvoir et en cherchant à comprendre les enjeux politiques qu’il y a à désigner ces catégories de l’identité comme si elles étaient leurs propres origine et cause alors qu’elles sont en fait les effets d’institutions, de pratiques, de discours provenant de lieux multiples et diffus.
Rebecca Sanmartín Bastida prétend en effet que comme il est très important pour ces béates visionnaires qu’on leur accorde un crédit leur conférant autorité et prestige, il leur est absolument nécessaire d’être qualifiées de saintes et que c’est pour cette raison qu’elles portent une attention particulière à la mise en scène de leur transes. Leurs représentations sont ainsi bien souvent une démonstration visuelle de leur expérience visionnaire. María de Santo Domingo ou Juana de la Cruz, béates visionnaires de la fin du XVe et du début du XVIe siècles, se promenaient alors dans leur cellule en parlant aux êtres célestes (dans le cas de Sœur María) ou se couchaient sur le sol en changeant leur voix selon que Dieu, la Vierge ou un ange (dans le cas de Sœur Juana) parlait à travers elles, et ce devant un public désireux de confirmer cette preuve surnaturelle de révélation et de sainteté. Rebeca Sanmartín Bastida souligne la théâtralité de ce type de transes. Mais elle postule, dans la lignée de Butler, que si ces représentations devaient jouir d’un crédit accordé préalablement, ce crédit ne tient son sens que de la répétition, de la citation d’un modèle préalable qui a obtenu une sanction positive. Cette perspective nous permet alors d’analyser comment ces femmes s’adaptent à un canon établi d’avance. Les béates réitèrent et imitent ainsi un modèle sous les yeux de leur confesseur qui s’assure qu’elles jouent bien leur rôle. Elle défend alors que pour obtenir la qualification de sainte, leur façon de représenter la transe aurait plus d’importance que le contenu de leurs représentations, autrement dit, leurs stratégies vitales primeraient sur leurs œuvres écrites.
S’intéressant ainsi aux visionnaires non canonisées, elle se demande pour quelles raisons la copie des modèles a pu échouer et en quoi celles-ci se sont écartées de la norme. L’un des problèmes serait que, au moment où ces religieuses représentaient leurs transes, le modèle à imiter avait déjà subi des altérations. Le fait de recevoir les stigmates, par exemple, n’était déjà plus le bienvenu, ce que ces femmes manquèrent de percevoir, contrairement à Juana de la Cruz qui, un demi siècle plus tôt, avait demandé à Dieu qu’il lui retire les stigmates et les change contre une maladie, à une époque où l’on regardait déjà ceux de la béate italienne Lucia de Narni avec méfiance. En effet, si cette expérience charismatique de la transe peut se comprendre comme une performance, le modèle qu’elle reproduit est sujet au devenir historique et peut par conséquent subir des modifications. Le succès des béates dépend alors de la rapidité avec laquelle celles-ci s’adaptent au nouveau modèle. Si la visionnaire se construit au travers d’une répétition qui la contraint et la fait être, elle doit répondre à l’horizon d’attente des spectateurs que constituent les clercs et les fidèles. Ainsi, si elle s’écarte trop du modèle (pour ne pas avoir adopté l’une des caractéristiques attendues telles que le jeûne extrême et l’apparition de stigmates à une certaine époque, ou pour ne pas s’être soumis à l’autorité masculine du modèle adéquat ou encore pour ne pas avoir été suffisamment attentive, ni elle ni ses confesseurs, aux changements de paradigme), celui-ci ne pourra être reconnu et commencera alors le moment des soupçons et du procès.
Rebecca Sanmartín Bastida souligne que pour réaliser une performance convaincante, les visionnaires disposaient d’un matériel écrit et d’un courant oral qui faisait circuler la vie de femmes qui les avaient précédées ainsi que de sermons et de toute une iconographie de saintes qui leur fournissaient des sources d’information et des paradigmes visuels. Elle soutient que quand la sainte prend conscience des possibilités que son corps lui offre, celui-ci, de simple objet de représentation, se convertit alors en en support de création. Et de même que le jeûne, les stigmates et les signes de la maladie font partie d’un rituel qui sert à rendre visible leur état privilégié, à extérioriser une expérience qui peut être corroborée par l’audience qui l’observe. C’est pourquoi l’exhibition corporelle et publique de la douleur, que l’on regardait avec méfiance au début du Moyen Âge, a pu se convertir à la fin de la période en un signe sanctificateur. Le contrôle extérieur du corps ainsi que sa présentation publique deviennent alors un moyen d’exercer son identité, et le corps apparaît comme un outil de pouvoir puisqu’il permet à la visionnaire d’exercer sa catégorie. Il faut toutefois rappeler que le XVIe siècle se caractérise par la culmination d’un phénomène d’« encloîtrement » d’un certain nombre de femmes qui avait précédemment agi en tant que leaders religieux et par le début d’une étroite surveillance sur le discours visionnaire.
Pour comprendre l’évolution subie par le modèle de sainte qui s’est installé en Castille, Rebecca Sanmartín Bastida se propose de comparer les deux femmes évoquées plus haut : pourquoi bénéficièrent-elles d’une réception si différente ? Pourquoi Sœur Juana fut-elle mieux acceptée que Sœur María ? Pourquoi ne l’a-t-on pas poursuivie durant sa vie, et pourquoi éveilla-t-elle un culte après sa mort, alors qu’aucune des deux ne fut au final canonisée ? Outre quelques raisons qui lui semblent évidentes (María se mêle de dissensions internes à l’ordre, entretient une relation très étroite avec son confesseur et d’autres frères et entre en transe dans des moments inopportuns), Rebecca Sanmartín Bastida s’est rendu compte que ce qu’elle appelle, avec Butler, la performativité du genre pouvait également jouer un rôle important dans l’échec de Sœur María. La béate, en effet, aurait opté pour la féminisation de son comportement, c’est à dire l’accentuation de ce qui se considérait alors comme féminin. Dans ses procès, la sexualisation de son comportement se verra doté de plus d’importance que l’orthodoxie de ses paroles, au regard de la traditionnelle union entre le démon et la femme. En revanche, Sœur Juana adopte un modèle plus masculinisé et performe avec un sexe plus ambigu, tandis que dans son œuvre la condition féminine est très importante : Juana identifie le Christ à la femme, souligne la qualité féminine du patron de son ordre, Saint François, et parle du Christ et de Dieu comme d’une mère... ce que Rebecca Sanmartín Bastida interprète comme une forme de dissolution et de neutralisation du genre plus que comme une prise de position en faveur de la femme. Bien que chacune des deux visionnaires soit consciente de son sexe, et que celui-ci soit un élément important de leur imaginaire, c’est bien leur construction générique en tant que personnage public qui éclaire le sort de chacune. Le fait est, qu’au final, le qualificatif de béate s’est assimilé à la nature féminine artificielle et à la simulation de la sainteté, et que Sœur María est devenue, dans l’histoire de l’Ordre, la Béate par excellence. Et si le démon s’est féminisé à la fin du Moyen Âge, il était inévitable que les saintes acquissent une personnalité plus masculine.
María Morrás, quant à elle, se demande, toujours en lien avec l’exercice du pouvoir et l’autorité publique, si la pensée médiévale a été capable de tracer un modèle idéal, c’est-à-dire théorique, de la femme au pouvoir, si toutes les femmes qui accédèrent au pouvoir dans les royaumes hispaniques jouirent d’autorité, et comment elles furent alors représentées. Le pouvoir au Moyen Âge est, par défaut, au moins en ce qui concerne les textes théoriques, de genre masculin : la femme est un homme imparfait, incapable d’avoir une pensée rationnelle lui permettant de participer aux délibérations publiques selon Aristote, ce qui la rend impropre au gouvernement de la ville. Pour la pensée chrétienne, outre avoir été créé à partir de l’homme, elle est coupable de l’expulsion du Paradis. Ainsi, la femme est présentée comme inférieure et subordonnée à l’homme par nature. Et, cependant, les femmes occupèrent des positions d’importance dans l’activité publique et la gestion des biens au Moyen Âge. Le concept clé de son intervention est celui d’autorité, dans le triple sens que lui a donné Max Weber : l’autorité légale, l’autorité fondée sur la coercition et la force, et enfin l’autorité dérivée de la persuasion et de l’influence. Les femmes, traditionnellement dépourvues du pouvoir de la force, chercheront alors à asseoir leur autorité par un processus complexe de légitimation. En effet, malgré la résistance du pouvoir institutionnel (l’Église et la noblesse guerrière), l’existence d’une régulation légale favorable fit du XVe siècle un siècle de reines, et même de favorites. Et cette irruption massive de la femme dans les sphères d’influence et de pouvoir provoque une résistance. Le grand débat se centre alors sur la noblesse, à savoir, où réside la vertu qui donne cette autorité légitimant l’exercice du pouvoir : est-elle un fait de nature ? Est-elle déterminée par le lignage ou l’obtient-on par ses actes ? Le débat sur les femmes et sur la noblesse sont donc intimement liés. On considère en général qu’en Castille, les ouvrages suivants, entre autres, participent de ladite « querelle des femmes » : le Triunfo de las donas de Juan Rodríguez del Padrón, la Defensa de virtuosas mujeres de Diego de Valera, Virtuosas e claras mugeres de Álvaro de Luna, tous dédiés à la reine doña María (1403-1445), infante d’Aragon (sœur d’Alphonse V), reine consort de Castille. Face à ceux-ci on a coutume de citer le Corbacho de l’archiprêtre de Talavera (1438), associé lui aussi à la cour de Juan II de Castille. On peut également y ajouter une second noyau, plus tardif et aragonais, qui tourne autour du Maldezir de las mujeres de Pere Torroella vers 1458, et enfin un noyau de textes écrits en catalan tout au long du siècle tels que le Llibre de les dones (1396) du franciscain Eiximenis, au XIVe siècle. Les arguments concernant l’infériorité de la femme sont assénés jusqu’au l’écœurement et les variations que les auteurs introduisent pour défendre les vertus féminines qui justifient leur place dans la société ne sont pas non plus très nombreuses, et malgré ces qualités ou précisément à cause d’elles, les cantonnent dans leur rôle. María Morrás se demande alors pourquoi le débat a lieu au XVe siècle dans la péninsule Ibérique alors qu’en France la querelle se prolonge jusqu’au XVIIe siècle. Pourquoi dans un cas les auteurs sont des hommes appartenant à un milieu purement courtois alors que dans l’autre les femmes abondent et l’espace de discussion anticipe les salons du XVIIIe siècle ?
Les femmes jouent en effet un rôle crucial dès la fin du XIVe siècle. En Catalogne, les reines consorts avaient acquis un rôle protagoniste inédit jusqu’alors, qualifié d’excessif et dépeint négativement dans les chroniques, à partir de Pierre IV. Toutes ont maintenu des liens forts entre elles: unies par des circonstances communes, elles agirent en tant que monarques consorts à la place ou aux côtés des rois, en tant que régentes de leurs fils quand ceux-là mouraient prématurément, en tant qu’intermédiaires politiques dans les nombreuses tentatives de ramener la paix que les infants d’Aragon, leurs frères, rompaient et en tant qu’agents culturels qui s’envoyaient des livres par lesquels elles tentaient de se guider les unes les autres dans ces tâches. Ainsi, la première traduction du Libro de las tres virtudes de Christine de Pisan fut une commande d’Isabelle du Portugal pour sa nièce Leonor à l’occasion de son mariage avec le roi Édouard en 1428. Les ouvrages produits lors de la querelle des femmes s’adressait à un public immédiat pour lequel ils avaient un sens politique et à un public plus éloigné de la réalité de la cour, pour lequel ils avaient une portée éthique, plus générale ; ils se référaient aux femmes, mais touchaient à une question de grande portée : où réside le pouvoir légitime, quelle est la base de l’autorité ? Le défi auquel étaient confrontées ces femmes consistait à transcender leur nature biologique et transformer leur condition en une convention sociale. De là l’oscillation entre l’accommodation au modèle dominant et la tentation de l’exceptionnalité. Les deux solutions supposaient d’accepter les limites imposées : exercer le pouvoir en renonçant à exercer l’autorité en son nom propre, simuler la faiblesse et préférer l’influence au pouvoir. Cela impliquait aussi d’accepter l’exceptionnalité individuelle comme une façon de réfuter la dissidence et l’hétérodoxie: l’auctoritas ne pouvait se concevoir que comme un cas exceptionnel et inhabituel, une singularité qui accordait le privilège de transcender le genre féminin sans renoncer à la féminité. C’est pourquoi l’argumentation par le biais d’exemples, de galeries de portraits de femmes vertueuses et illustres apparaît ambiguë : ce ne sont pas les femmes en général, mais quelques femmes qui pouvaient dépasser leur nature défectueuse par l’éducation, l’habit, les coutumes, en acquérant des vertus qui, selon les lettrés, étaient la base du véritable honneur et de l’authentique noblesse, fondements de l’autorité. La Vierge Marie va alors devenir le modèle dont se serviront d’autres reines, d’Isabelle la Catholique à Elizabeth d’Angleterre, pour asseoir leur autorité. Mais il s’agit d’un modèle qui porte en lui-même la possibilité de s’étendre à la communauté des femmes.
María Morrás souligne alors que le caractère rhétorique – dans le sens de l’adéquation à certains lecteurs et à des contextes concrets – n’enlève à ces femmes aucune valeur substantielle (ou théorique) puisque quand bien même la fonction immédiate de ces textes fût subordonnée à la légitimation ou à la délégitimation de l’autorité d’une femme en particulier, et consistât à lui indiquer les voies à suivre pour avoir de l’influence ou au contraire à les lui refuser, ou encore à modeler et orienter la façon qu’un personnage historique avait d’exercer le pouvoir, de ce cas concret et de ces arguments, d’autres lectrices pouvaient en extraire des arguments pour légitimer leur propre autorité, des voies pour obtenir de l’influence et canaliser le pouvoir acquis. L’acceptation de l’exceptionnalité a donc fait prendre un nouveau tour au débat.
Dépasser le genre ?
Avec cette acceptation de l’exceptionnalité de la femme au pouvoir s’ouvre la possibilité de dépasser les clivages entre les sexes pour atteindre à une authentique pensée du genre. Mais ce n’est pas tout : il y a des situations où les identités de genre elles-mêmes se trouvent dépassées, ou tout du moins brouillées.
La notion de parentalité, comme le montre Cécile Codet, est l’un de ces moments où l’on passe du biologique au social, et où l’on appréhende la construction sociale des rapports de genre. En effet, comme le rappelle la spécialiste de l’éducation des femmes en Espagne aux XVe et XVIe siècles, l’éducation au Moyen Âge est très différenciée, notamment l’éducation des fils et des filles de rois – puisque c’est essentiellement à propos de l’éducation des nobles que nous sont parvenus des documents, des écrits, des législations même, si l’on pense aux Partidas. Or, malgré cette éducation qui dès le plus jeune âge vise à rappeler et renforcer les frontières supposées naturelles et divines qui séparent les sexes, Cécile Codet remarque que ces mêmes frontières sont appelées à se brouiller, à devenir moins nettes, dans l’exercice de la parentalité. Cette question, au Moyen Âge, intéresse philosophes, moralistes, ecclésiastiques et juristes. Ils abordent le thème de l’amour que les parents portent aux enfants : s’agit-il du même amour ? Qui aime le plus son enfant, le père ou la mère, l’homme ou la femme ? Après analyse, Alonso de Madrigal dit « El Tostado » conclut dans son Breviloquio de amor e amiçiçia qu’amour paternel et amour maternel sont certes différents, mais ne sont pas si éloignés l’un de l’autre qu’on pourrait le penser. Cécile Codet rappelle que les textes nous montrent que si une mère est susceptible de trop – donc, mal – aimer son enfant (comme le suggère l’exemplum truculent recueilli dans le Caballero Zifar de ce condamné à mort qui, avant son exécution, fait monter sa propre mère à l’échafaud pour un dernier baiser, pense-t-on, mais, en fait pour la punir de son laxisme de mère en lui arrachant le nez avec ses dents), on a de même des exemples d’histoires où le fils, devenu mauvais car il n’a pas reçu une éducation assez sévère de la part de son père, est condamné par la justice et accuse son père d’en être la cause. De fait, dans les textes didactiques du Moyen Âge coexistent les deux possibilités : tantôt on accuse la mère laxiste (tradition ésopique, comme dans le Libro del caballero Zifar), tantôt – et bien plus souvent, d’ailleurs – c’est le père qui est jugé en faute [1]. Le père et la mère participent donc tous deux de l’amour qu’ils portent à leurs enfants et sont tous deux responsables de leur éducation mais à des degrés différents : ainsi, le père est, notamment dans les Partidas, celui qui veille à la transmission d’un patrimoine aux héritiers : transmission du savoir et, dans le cas d’Alphonse X, du pouvoir et de la manière de gouverner. Deux siècles plus tard, dans ses Coloquios matrimoniales, Pedro de Luján développe un rôle du père qui ne se limite plus à la transmission d’un héritage. En fait, la paternité pour lui commence dès la grossesse : le père doit veiller, tout autant que la mère ou presque, à la bonne santé du bébé. De même, dans son Llibre de les dones, Francesc Eiximenis – dont a parlé Rosanna Cantavella – estime que les enfants doivent un respect égal à leur père et à leur mère ; les deux parents ont autant d’autorité sur eux, y compris en ce qui concerne la punition sévère et corporelle. Il est donc difficile, au terme de cette analyse de l’idée de parentalité, de différencier clairement le père et la mère qui peuvent parfois apparaître comme une seule entité : ainsi, on voit dans la Consolatoria que Gómez Manrique écrit pour sa femme que face, à la perte de leur enfant, la douleur des deux parents est égale. On atteint ici un brouillement des catégories du masculin et du féminin, un brouillement qui, dans certains cas, a pu se révéler polémique.
En effet, la confusion entre les catégories de masculin et de féminin est totale dans le cas particulier du travesti. On est dans une société où l’habit fait le moine, comme ne cessent de nous le rappeler les multiples histoires mettant en scène des personnages déguisés. Ainsi, lorsque la femme cesse de s’habiller en femme et adopte les vêtements masculins, elle brouille les identités de genre, ce qui donne lieu, comme l’a rappelé Carlos Heusch lors des remarques préliminaires de la rencontre, à toutes sortes d’histoires de changements de sexe. C’est le cas de cette Elena de Céspedes, mariée et mère d’une petite fille, qui décide de quitter sa famille quand elle comprend qu’elle n’est pas faite comme les autres femmes. Elle prend l’apparence d’un homme, devient soldat et finit par se remarier avec une femme : elle est devenue Eleno. Avec Elena/Eleno, nous sommes entre le cas du travestisme et dans celui de l’androgynie ; en tout cas, il s’agit d’une ambiguïté inacceptable pour la société médiévale et du Siècle d’Or. Ainsi, lorsqu’Elena est reconnue en Eleno, elle / il est jugé(e) par l’Inquisition et condamné(e) à recevoir quatre cents coups de fouet. Jeremy Lawrance est naturellement conduit à réfléchir à cette question du travestisme dans son analyse de la théorie vestimentaire médiévale. Il rappelle que le travestisme a pu exister dans les deux sens : s’il y a beaucoup d’exemples de femmes déguisées en hommes (certaines deviennent même soldats pour toute leur vie), on trouve aussi des hommes déguisés en femmes. Pour le Moyen Âge, ce sont là des cas de transgression des frontières sociales, mais aussi naturelles et divines : le travestisme ne peut donc être que condamné, dans la bouche d’Alfonso de Palencia par exemple, chroniqueur à la cour d’Henri IV puis des Rois Catholiques. Ses Gesta Hispaniensia nous donnent plusieurs exemples de travestissement ; celui de la reine doña Juana qui, déguisée en homme, tire une flèche en direction d’une forteresse ennemie est bel et bien condamnée par le chroniqueur qui parle de l’endroit de la prouesse comme d’un « triste lugar ». Il y a là bien sûr une circonstance aggravante : non contente de se déguiser en homme, Juana usurpe aussi l’art de la guerre, cet art purement masculin… Par son apparence et, parfois, par sa façon d’agir, la femme trouve donc des moyens de brouiller les catégories du masculin et du féminin par une confusion des genres ; un tel brouillage des limites sociales, naturelles et divines est évidemment inacceptable – ou très difficilement acceptable – pour la société médiévale, régie par de nombreux paradigmes au nombre desquels se trouve, en bonne place, le paradigme de genre, comme le rappelle Cécile Codet.
À l’issue de ces deux journées d’étude, nous avons une certitude et de nombreuses interrogations. Une certitude : le Moyen Âge a bel et bien été en mesure de développer un discours sur le genre, un discours qui n’est pas aussi manichéen qu’on aurait pu le penser, comme on l’a vu notamment avec Cécile Codet et la question de l’éducation. La jeune chercheuse a précisé, dès les premiers mots de son intervention, à quel point il était nécessaire de ne pas porter un regard anachronique sur les réalités médiévales : la rencontre Theorica n’avait pas pour vocation de calquer les théories des gender studies des années soixante-dix sur les textes et les faits du Moyen Âge, mais bien de dégager ce qui, dans ces manifestations du passé, relève d’une théorisation du masculin et du féminin plus sociale que biologique, voire ce qui dépasserait les notions mêmes de masculin et de féminin, tendant à un « troisième genre », selon les mots introductifs de Carlos Heusch. La question du genre a été source d’interrogations et de théorisation, dès le Moyen Âge et au long de ces deux journées d’étude ; diverses voies ont pu être explorées comme on l’a vu au cours de cette rencontre, telles que le point de vue religieux et moral, le point de vue social, le point de vue politique, idéologique, symbolique… Autant d’axes qui sont les pierres de touche de la problématique du genre et de sa théorisation au Moyen Âge ; autant d’axes qui transcendent les époques ainsi que les champs disciplinaires, et qui appellent à être développés, notamment lors d’un colloque Theorica 4 bis prévu pour l’automne 2016 à Barcelone. Il faut néanmoins rester prudent quant à la théorie du genre développée au Moyen Age : bien qu’ayant donné lieu à de nombreuses réflexions, cette relative théorisation est bien souvent le fait d’hommes qui instrumentalisent le féminin et ne le définissent qu’en regard du masculin. La pensée du genre reste donc prisonnière de cette dualité, de la bicatégorisation supposée naturelle des sexes, de l’androcentrisme de la société, et ne donne lieu ni à un réel dépassement de la catégorie de genre, ni à une réelle subversion.
Note
[1] « Como señala J. M. Cacho Blecua, entre los textos existentes se pueden distinguir dos grandes bloques en función del familiar a quien se le atribuya la mala educación recibida. En la tradición esópica así como en el Libro del Caballero Zifar, la culpabilidad recae sobre la madre viuda, mientras que en la gran mayoría de los textos restantes, se inculpa al padre» (María Jesús Lacarra, “El cuento folclórico medieval, de ayer a hoy”, in: Jesús Suárez López, Cuentos medievales en la tradición oral de Asturias. Oviedo: Red de Museos Etnográficos de Asturias, 2008, p. 9-17, voir spécialement: 2008: 13-14; http://www.redmeda.com/bibliotecadigital/ISBN9788496906051_SUAREZ_2008/pdf/ISBN9788496906051_SUAREZ_2008_2ed_2009.pdf )
Pour citer cette ressource :
Marine Ansquer, Camille Back, Arturo Sánchez Mercadé, "La théorisation des genres dans le Moyen Âge hispanique", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), décembre 2016. Consulté le 05/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/ojal/traces-huellas/la-theorisation-des-genres-dans-le-moyen-age-hispanique