Colloque "Gare de France"
Colloque "Gare de France" - ENS de Lyon 17-18 octobre 2013
Les 17 et 18 octobre 2013 a eu lieu à l’École Normale Supérieure de Lyon un colloque international intitulé « Gare de France : lire le journalisme littéraire entre la France et la Catalogne », organisé par Ester Pino Estivill et Antoni Martí Monterde. Au rythme d’un dynamique va-et-vient entre Paris et Barcelone, les notions de journaliste et d’écrivain ont été interrogées suivant des approches très variées, allant de l’écriture du moi au journalisme culturel, en passant par l’analyse de la figure du lecteur de presse.
C’est avec les mots de bienvenue de Carlos Heusch, professeur à l’ENS de Lyon, que s’est ouvert le colloque. Dans son discours d’ouverture, le professeur Heusch a insisté sur ce qu’on pourrait appeler la « mythologie » de la Gare de France de Barcelone, une mythologie qui s’ancre autant dans l’expérience individuelle que dans la grande Histoire. Charnière entre la France et l’Espagne, lieu de départ autant que d’arrivée, la Gare de France est déjà un ailleurs, un espace apparemment en marge de l’Espagne franquiste, propre à éveiller la rêverie et, dans le cas de Carlos Heusch comme de nombreux voyageurs et exilés, le souvenir. Au cœur de cette mythologie, le Talgo « a permis de donner tout son sens à cette Gare de France » : alors que le franquisme l’avait réduite à un « parfait leurre », dans la mesure où les trains en partance de la Gare de France n’allaient guère au-delà de Port-Bou, le Talgo lui a rendu ses lettres de noblesse en reliant effectivement Paris et Barcelone, en l’espace métamorphosant de la nuit.
Bernard Lahire, professeur de sociologie à l’ENS de Lyon, a ensuite prononcé la conférence inaugurale. Il a proposé une analyse de « La condition littéraire et de l’écrivain journaliste », en insistant sur le caractère souvent secondaire du métier d’auteur, comme en fait foi le cas de Franz Kafka, partagé entre sa passion littéraire et sa formation en droit. Ainsi l’écriture littéraire est-elle souvent liée au loisir avant d’être vue comme une véritable activité professionnelle, d’où l’insistance du sociologue sur la notion de « jeu littéraire » et non plus de « domaine littéraire ». On a également souligné la presque récurrente double activité des écrivains, contraints de se plier à des règles sociales ne considérant leur vocation que comme une activité frivole et inutile, et d’exercer une seconde profession afin de vivre dignement. Bernard Lahire s’est également intéressé à la figure du journaliste écrivain qui apparaît au xixe siècle. Cette figure souvent décriée est rapidement devenue un idéal naturaliste, permettant à l’écrivain d’être confronté plus facilement à la réalité abrupte qu’il pourra ensuite décrire dans ses œuvres. Bernard Lahire a terminé son exposé en lançant une nouvelle piste de recherche, concernant le lien entre la vie du journaliste et l’écriture littéraire.
Le second intervenant, Antoni Martí Monterde, maître de conférences en littérature comparée à l’Université de Barcelone, a consacré son exposé au « regard parisien du journalisme littéraire catalan, de Santiago Rusiñol à Josep Pla ». Il s’agissait de montrer le rôle déterminant que joua Paris dans l’imaginaire des intellectuels catalans, en particulier dans la période allant de la fin du xixe siècle aux années 1920. Les auteurs du Modernisme catalan érigèrent ainsi la capitale française en véritable référent culturel, en adéquation avec leur volonté d’intégrer Barcelone dans une République des Lettres européennes. Le rôle du journalisme dans la « construction d’une capitalité européenne » proprement barcelonaise fut alors décisif, tout en autorisant la constitution d’un espace permettant l’épanouissement d’une prose littéraire en catalan, à une époque où la production romanesque semble relativement faible. Antoni Martí Monterde a illustré ce phénomène au travers des figures de Josep Pla – l’un des premiers chroniqueurs catalans à avoir écrit sur Marcel Proust –, et de Santiago Rusiñol, peintre et correspondant à Paris du journal La Vanguardia. Dans ses chroniques et dans ses toiles, Rusiñol se fera ainsi le témoin direct des derniers temps de la Bohème artistique à Montmartre, avant que le quartier latin ne prenne le relais comme premier foyer parisien de création culturelle.
Ester Pino Estivill, lectrice de Catalan à l’ENS de Lyon et doctorante à l’Université de Barcelone, a présenté une communication avec le sujet suivant : « Dissidence et mélancolie : Diari d’un estudiant a París, de Gaziel ». Agustí Calvet Pascual, alias Gaziel, était un journaliste catalan installé à Paris qui écrivit pour La Vanguardia des articles sur la capitale française pendant la Première Guerre mondiale. Il commença également un journal intime dans lequel il aborda la réalité parisienne de son époque, dans un style empreint d’un pessimisme et d’une mélancolie qui contrastent avec son écriture journalistique, où le « je » s’efface pour laisser place aux expériences et témoignages des autres. Deux types d’espace-temps s’opposent alors : l’actualité d’un espace parisien que parcourt et observe Gaziel, et un espace-temps de la mélancolie, traversant différents lieux et moments historiques. Ester Pino a ainsi confronté le Paris réel dont le « Gaziel journaliste » devait rendre compte, et le Paris fantasmé et regretté par le « Gaziel écrivain de l’intime », ce même Paris dont l’écrivain cherchait à protéger la mémoire des périls de la guerre, en l’incluant dans ses écrits.
Jocelyn VEST, doctorant contractuel à l’ENS de Lyon, a ensuite présenté « Un étrange Protée, les représentations du lecteur de journaux dans la nouvelle naturaliste française » à travers trois auteurs : Alexis, Maupassant et Zola. Alors qu’au xixe siècle se développent rapidement le journal et son lectorat, plusieurs auteurs naturalistes se sont attachés à représenter ce nouveau genre de lecteur dans leurs romans ou leurs nouvelles. Émile Zola s’est très vite retrouvé confronté à cette hétérogénéité fondamentale du public auquel doit s’adresser l’écrivain, qui empêche la détermination précise d’un horizon d’attente. Guy de Maupassant a souligné, quant à lui, les effets pervers de l’identification du lecteur aux événements évoqués par le fait divers, mais également d’une lecture au premier degré desdits récits, en particulier dans la nouvelle « Le crime au Père Boniface ». Paul Alexis a également remarqué les dérives de l’« identification empathique au fait divers », selon la formule de Jocelyn Vest, sans pour autant la condamner puisqu’elle peut éveiller chez certains une attitude morale (par exemple, la charité comme l’illustre la nouvelle « La Morale en Action »), après une certaine prise de distance, cependant. Jocelyn Vest a finalement conclu son exposé en précisant la position des naturalistes à propos du journalisme: ils considéraient ainsi la littérature comme supérieure au journalisme, celle-ci ayant un souci de vraisemblance vis-à-vis du réel, quand le journalisme ne pouvait évoquer tous les thèmes de la réalité.
Neus Penalba, lectrice de Catalan à l’Université Paris VIII, s’est intéressée, dans son intervention intitulée « Just Cabot et Paris », à la période d’exil parisien de l’intellectuel barcelonais Just Cabot, après l’arrivée du général Franco au pouvoir. Avant la Guerre d’Espagne, Cabot s’était illustré dans les milieux intellectuels catalans en fondant la revue culturelle Mirador, véritable vitrine de la Catalogne sur l’Europe. Avec la défaite des Républicains en 1939, Cabot fut contraint à l’exil et se réfugia à Paris, où il vécut jusqu’à sa mort en 1961. Les années parisiennes seront pour Cabot les années du silence, qu’il rompra cependant à l’occasion de quelques articles. Parmi ceux-ci, on peut évoquer « Erreurs de perspective » paru en 1945 dans le journal Catalonia : Cabot y prend la défense des Catalans restés en Catalogne, estimant que leur décision n’est pas incompatible avec le refus du « crétinisme imposé officiellement » par le régime franquiste. De même, Cabot n’accepta point l’interdit de la censure franquiste qui pesait sur le catalan comme langue écrite et parlée et continua d’écrire en catalan, en rappelant qu’en France, sous l’Occupation, même les collaborateurs les plus zélés n’avaient pas renoncé au Français pour écrire dans la langue de l’occupant.
Il revint enfin à Alex Matas Pons de clore le colloque. Dans sa communication intitulée « De Los misterios de París a los misterios de Barcelona : novela y reportaje en la obra de Juli Vallmitjana », le maître de conférences en littérature comparée de l’Université de Barcelone s’est proposé de mettre en lumière certaines homologies stylistiques entre l’architecture néo-gothique du xixe siècle à Barcelone, et l’écriture « gothique » employée par l’écrivain catalan Juli Vallmitjana, notamment dans La Xava, afin, par exemple, de peindre les bas-fonds de la ville. Ce parallèle architectural se double également d’un parallèle textuel : en effet, comme en attestent son goût pour le gothique et le choix d’un récit inscrit au cœur de la réalité urbaine la plus sordide de Barcelone, il est clair pour Alex Matas Pons que Judi Vallmitjana a subi l’influence des Misérables et de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, et des Mystères de Paris d’Eugène Sue.
Pour citer cette ressource :
Marine Knoll, Marie Dupont, Adrian Guyot, Colloque "Gare de France", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), octobre 2013. Consulté le 21/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/ojal/traces-huellas/colloque-gare-de-france-