«L'armée illuminée» de David Toscana
David Toscana, L'armée illuminée, Zulma, Paris, 2006, traduit de l'espagnol (Mexique) par François-Michel Durazzo.
Le livre de David Toscana fait partie de ceux que l'on referme en ayant la sensation d'avoir bouclé la boucle, de tenir entre les mains l'ultime trace d'une histoire aussi extraordinaire qu'improbable. Pourtant, en découvrant l'épopée de Matus, un instituteur de la ville de Monterrey, au Mexique, rien ne nous fait présager un grand destin pour cet amateur de dominos et de course à pied, qui se lancera avec quelques-uns de ses élèves dans la reconquête du territoire des gringos. Persuadé que le Texas appartient encore aux Mexicains, il s'entête à défendre devant ses élèves une version anachronique et revancharde de l'histoire mexicaine. Marathonien dans l'âme, aux Jeux Olympiques comme dans ses rêves de reconquête, il se voit se battre avec les gringos, les humilier et chanter l'hymne national avec sur les épaules le drapeau vert, blanc et rouge du Mexique. C'est ainsi qu'il se met en tête de former une armée et de partir reconquérir le territoire du Texas, qui ne compte pas par hasard des villes aux noms si évocateurs de San Antonio, Los Angeles, San Francisco ou Santa Barbara.
« Chaque année le directeur le réprimande pour sa façon délirante de traiter le sujet, parce qu'il loue la manière dont le général Santa Anna achève tous les misérables d'El Álamo, les uns au cours de la bataille, le reste en les passant au fil de l'épée, ils peuvent bien mourir malheureux, car la reddition n'est pas une raison pour gracier des crapules qui nous volent notre patrie ».
Le rêve de Matus est osé, c'est avec cinq soldats et une mule qu'il s'autoproclame Général et prend la route vers El Álamo, la terre promise, le territoire à reconquérir. Cinq soldats, et pas des moindres : le gros Comodoro, la belle Azucena, le vaillant Ubaldo, le miraculé El Milagro et le somnolent Cerillo. Tous se sont portés volontaires pour battre le fer, viser là où ça fait mal et s'il le faut, donner leur vie. Tous s'imaginent déjà convertis en héros après un rude combat, là où les ours en peluche et les dessins de gentils lapins n'ont plus leur place. Car c'est bien de l'école qu'ils se sont enfuis, guidés par l'un de leurs camarades, pour intégrer les rangs de l'Armée Illuminée. Parmi eux il n'y a qu'une seule femme, Azucena, dont la mère rêve en la voyant s'éloigner qu'elle se fera renverser par une voiture ou tombera dans une bouche d'égout. Elle représente la féminité parmi ses hommes qui se veulent virils, vaillants et sans pitié. Mais même si elle a emmené le maquillage de sa mère pour ne pas ressembler à un cadavre sans couleurs au moment de sa mort, elle veut se battre comme les autres. C'est une femme miniature qui quand elle regarde un vrai soldat a les yeux qui brillent. « Ça c'est un homme, un vrai, dit-elle, cette nuit, avant de m'endormir, j'imaginerai Comodoro dans mon lit, en uniforme kaki, avec un casque de métal, en train de me prononcer à l'oreille des mots comme barbares, défendre le pays, prisonnier ». Les autres sont des soldats qui rêvent de bataille, de sang, d'agonie, mais qui ont gardé leurs préoccupations d'enfants, comme de savoir combien font onze fois huit.
« Seuls les hommes mûrs, dont la femme attend le retour, sont capables d'en finir avec l'adversaire, car, en fin de compte, nous ne gagnons pas les guerres pour la patrie, mais pour la femme que nous laissons à la maison, et apparemment la seule femme dont aient rêvé ces garçons est précisément celle qui se trouve à leurs côté, couchée sur le ventre, dans un caleçon synthétique dont les coutures sont sur le point de céder, le seul fantasme qu'elle devrait inspirer, c'est un tour de manège, rien de plus ».
Dans cette histoire, on se demande qui, des adultes ou des enfants, a le plus conscience du chemin choisi. Car si les enfants se montrent courageux et déterminés, les adultes, eux, semblent se caractériser par leur incompétence et leur naïveté. Matus, le Général Matus, ne s'inquiète pas d'emmener des enfants loin de leurs parents en leur mettant des fusils chargés dans les mains ; la mère de Cerillo, elle, insiste même pour que son fils parte et meure en héros, car si tout le monde se moque de lui à cause de sa différence, c'est de lui qu'elle est le plus fier ; et la maîtresse – ainsi que la police – s'apercevant de la disparition de cinq de ses élèves, ne semble pas mesurer l'ampleur de la situation.
« L'enseignante sourit, prend une voix douce et lui dit, très bien, Caralampio, maintenant je te dis un mot et tu me réponds la première chose qui te vient à l'esprit, elle dit chat, il répond guitare ».
Leur formation est celle de vrais guérilleros : entraînement physique, formation au tir, apprentissage des commandements... Jusqu'au bout, on ne sait où va terminer cette aventure, mais tous sont prêts à en payer le prix, car ils savent que d'un côté est la vie, et de l'autre la guerre. C'est une histoire qui prend parfois la forme d'une légende où c'est l'enfant qui donne la main à l'adulte et se charge de veiller sur les autres.
Pour citer cette ressource :
Caroline Bojarski, "«L'armée illuminée» de David Toscana", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2013. Consulté le 05/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/litterature/litterature-latino-americaine/bibliotheque/l-armee-illuminee