Lire et étudier la littérature d’expression fantastique d’Amérique latine en classe : l’exemple du Pérou et des "passages"
Introduction
Si la définition proposée par Todorov dans son Introduction à la littérature fantastique est opératoire dans les récits de son corpus, elle est beaucoup moins claire quand il s’agit d’analyser des textes écrits de l’autre côté de l’Atlantique sur un territoire aussi vaste. L’environnement et le quotidien des auteurs y sont distincts des nôtres, la conception du réel et de l’irréel, du possible et de l’impossible, y est aussi bien différente. C’est cette variété qui nous incite à parler de littératures fantastiques au pluriel, tant les approches choisies par les auteurs sont diverses. Et pourtant, malgré cette pluralité, il reste, à la fin de la lecture d’un récit fantastique, une impression qui semble universellement communicable, une impression d’inquiétante étrangeté. Il s’agira donc de réfléchir à la manière dont on peut explorer cette écriture avec une classe. Il convient avant toute chose de préciser que la littérature fantastique d’Amérique latine est peu connue en France si on écarte Jorge Luis Borges et Julio Cortázar. En effet, il existe une anthologie de nouvelles fantastiques réalisée par Roger Caillois en 1958 qui ne contient, pour l’Amérique latine, que des textes de Juan Rulfo, de Silvina Ocampo et des deux grands maîtres que nous venons de mentionner. Plus tard, en 1989, Claude Couffon a publié une anthologie de quelque trente auteurs, intitulée Histoires Étranges et Fantastiques d’Amérique Latine, dans laquelle on trouve des traductions de nouvelles. Si l’on observe maintenant les théories, beaucoup de critiques français consacrent à la littérature fantastique latino-américaine un chapitre à part, en général le dernier chapitre dans l’ordre chronologique qui régit de nombreuses études ; ils avancent l’idée d’un « néo fantastique » venu d’Amérique latine. Ce n’est que lorsque nous nous intéressons à des théories en langue espagnole ou anglaise que nous pouvons voir apparaître dans les bibliographies davantage de mentions d’auteurs ou de théoriciens du monde hispanique d’outre-Atlantique. Par ailleurs, il convient de fixer les limites de notre définition du fantastique, même si cela peut sembler arbitraire, voire impossible pour cette écriture, tant son effet est évanescent et tant elle semble difficile à enfermer dans une définition. Mais, à l’heure où les vampires, héros à la mode, envahissent notre quotidien, il nous semble important de préciser quelques frontières du genre, pour différencier les motifs fantastiques de l’écriture fantastique. De plus, si certains auteurs ou critiques, pour des raisons éditoriales, prétendent qu’un texte est fantastique simplement à partir du moment où il remet en question le réel, ils confondent et mélangent, à cause de ce trop large présupposé, la science-fiction, la fantasy, le gothique et le fantastique ; nous préférons concentrer notre travail et notre recherche sur un corpus plus restreint de textes, mais qui présentent tous des points communs malgré des cadres spatio-temporels intra et extradiégétiques différents. Notre objectif est donc de donner quelques pistes pour étudier des textes fantastiques, notamment péruviens. Dans un premier temps, nous illustrerons, à travers une approche chronologique, une explication de la pluralité des fantastiques en Amérique latine. Ensuite, nous montrerons à travers quelques exemples comment se manifeste le fantastique du langage dans le texte, en soulignant les particularités du mécanisme du passage. Enfin, nous proposerons l’analyse plus détaillée d’une nouvelle.
1- Des écritures fantastiques
Le territoire dont nous parlons est fait de contrastes, à la fois par son étendue de douze millions de kilomètres carrés, soit vingt fois la surface de la France, son relief qui intègre la cordillère des Andes, longue de sept mille kilomètres et qui culmine à sept mille mètres, les façades océaniques, les déserts comme celui d’Atacama au Chili par exemple. La forêt amazonienne, qui a donné naissance à de nombreux mythes comme celui du Tunche au Pérou, la Patagonie du Cône sud, le climat tropical sont autant de conditions physiques susceptibles de donner naissance à des textes variés. La composition ethnique est aussi à prendre en compte : les vagues de migrations successives, à commencer par le peuplement du territoire par le détroit de Béring, la sédentarisation des civilisations précolombiennes, comme les classiques Aztèques, Mayas, Incas mais aussi toutes les autres civilisations qui ont vécu sur le territoire, la colonisation espagnole sont autant d’héritages pour les auteurs contemporains. Plus récemment, la littérature est influencée d’une part, par la présence des descendants des indigènes qui cherchent à préserver leurs cultures et traditions, et d’autre part par les migrations des Européens vers le continent américain, pour des raisons politiques en cas d’exil, ou encore pour des motifs économiques, sachant que la langue commune d’un territoire à l’autre facilite bien sûr la migration.
Dans notre approche de l’écriture d’expression fantastique, il convient de souligner, au vingtième siècle, le développement sur ce territoire de deux écritures que sont le réalisme magique, dont le principal représentant est Gabriel García Márquez, et le "real maravilloso", associé au Cubain Alejo Carpentier. Mais le fantastique relève d’un autre mode d’expression. En Amérique latine, il s’inscrit dans une tradition littéraire plus ancienne que son âge d’or, que l’on situe communément à partir de la deuxième moitié du vingtième siècle. C’est une écriture souvent oubliée parce qu’elle est généralement considérée comme une littérature de second ordre, une échappatoire peu valorisante pour ses auteurs : écrire des nouvelles est déjà un art mineur, mais si en plus ce sont des nouvelles fantastiques... Et pourtant, on trouve déjà au moins deux précurseurs dès le début du vingtième siècle : le péruvien Clemente Palma, qui publie en 1904 ses Cuentos malévolos, nouvelles qui rappellent les Contes cruels de Villiers de l’Isle-Adam, et Horacio Quiroga, notamment à travers Cuentos de amor de locura y de muerte, un recueil publié en 1917.
Comment lire et aborder des textes « fantastiques » après cet éclairage ? Quelle définition choisir pour étudier ces textes ? Nous choisissons de considérer que le fantastique est une certaine manière de travailler un texte, en mettant en avant, dans un récit, la division entre deux plans : le réel et l’impossible ; cette division pose une énigme insoluble liée au(x) passage(s) de l’un à l’autre de ces plans, des passages qui peuvent avoir lieu à différentes échelles d’un texte.
2- La lecture par le spectre du « passage » : quelques jalons théoriques
Faisons tout d’abord un détour par la théorie littéraire. Les principales théories reconnues en France qui servent de point d’appui son celles de Castex (1951) (« une intrusion brutale du mystère dans le cadre de la vie réelle »), de Caillois (1966) (« rupture de l’ordre reconnu, irruption de l’inadmissible au sein de l’inaltérable légalité quotidienne », « tout semble comme aujourd’hui comme hier : tranquille, banal, sans rien d’insolite, et voici que lentement s’insinue ou que soudain se déploie l’inadmissible ») et, bien sûr, celle de Todorov (1970), qui pose une tripartition entre l’étrange, auquel appartiendrait par exemple un roman tel que Le mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux, le merveilleux regroupant les contes de fées à travers un consensus selon lequel le lecteur admet le fait que ce qui se passe est incompatible avec le réel, et dans l’entre-deux, le fantastique, marqué par l’hésitation comme critère d’analyse dans une perspective structuraliste.
« Dans un monde qui est bien le nôtre, celui que nous connaissons, […] se produit un événement qui ne peut s’expliquer par les lois de ce même monde familier. Celui qui perçoit l’événement doit opter pour l’une des deux solutions possibles : ou bien il s’agit d’une illusion des sens, d’un produit de l’imagination et les lois du monde restent alors ce qu’elles sont ; ou bien l’événement a véritablement eu lieu, il est partie intégrante de la réalité, mais alors cette réalité est régie par des lois inconnues de nous. […] Le fantastique occupe le temps de cette incertitude ; dès qu’on choisit l’une ou l’autre réponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin, l’étrange ou le merveilleux. Le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel. » Introduction à la littérature fantastique (Seuil, 1970)
Ce modèle d’analyse fonctionne dans une réflexion portant sur le canon classique des œuvres de Maupassant, de Mérimée, de Nodier, de Poe, Lovecraft ou Hoffman, que nous pouvons aisément mettre en regard les unes avec les autres en classe de seconde ou de première. Or, sur un continent où même les plus cartésiens des auteurs peuvent vous avouer avoir déjà croisé des fantômes et vivre avec eux au quotidien, la théorie de Todorov pose problème… C’est la raison pour laquelle nous préférons l’angle d’approche de David Roas, un Espagnol, dans son essai Tras los límites de lo real, de 2011. Tout d’abord, nous considèrerons avec lui que le fantastique obéit à une logique de la transgression qui provient d’un conflit entre la réalité et l’impossible, sachant que la réalité est perçue elle-même comme une construction, une convention dont les fondements sont discutables et qu’au lieu de la réalité, mieux vaudrait préciser « notre idée de » la réalité, qui doit être contextualisée selon les croyances, les connaissances scientifiques d’une époque (même si toute connaissance scientifique peut être problématisée dans son rapport au réel et à la vérité, d’où l’intérêt philosophique de cette approche) et la perception de chaque lecteur. Ce lecteur ressent également un sentiment de peur, une peur physique ou métaphysique. Enfin, le fantastique opère sur le langage, à travers une rhétorique qui consiste à exprimer ou suggérer l’inexprimable.
Comment fonctionne le fantastique du langage en Amérique latine ? Puisque l’idée de réel pose un problème, peut-être pouvons-nous envisager la réalité latino-américaine, avec ses mythes, ses croyances, comme un matériau à partir duquel la fiction se crée, à partir duquel la nouvelle s’écrit et modèle, par le langage, ce matériau pour lui donner une forme particulière. Il s’agit de s’inspirer d’un élément et de l’élaborer dans le texte. Ce matériau peut être religieux ou non, s’inspirer d’une légende urbaine ou d’un personnage de l’histoire précolombienne. Nous pensons par exemple au Chac Mool du Mexicain Carlos Fuentes, où une reproduction d’une figure mythique du dieu de la pluie provoque des inondations chez son propriétaire. C’est pourquoi nous préférons, plutôt que de nous intéresser aux motifs du fantastique, étudier la mécanique du texte, dans ce qu’un théoricien péruvien, Harry Belevan, appelle « la désécriture fantastique ».
En quelques mots, il nous semble pertinent de conserver l’idée de transgression du fantastique pour l’appliquer aux textes, et réfléchir à l’idée de « passage fantastique » selon plusieurs axes. Le passage est ce processus qui mène d’un endroit vers un autre des passagers, qui peuvent ainsi traverser des espaces, des temps, des consensus fictionnels. Il peut avoir lieu à différentes échelles : au niveau d’un mot qui fait basculer le texte, d’un paragraphe qui crée des glissements de sens, ou encore au niveau de l’ensemble de la nouvelle, avec un effet de twist ending. Nous distinguerons trois axes principaux, que nous allons illustrer par des extraits de nouvelles latino-américaines pour poursuivre ce rapide panorama.
Les premières interrogations portent sur l’axe spatial : y a-t-il dans les nouvelles des espaces privilégiés qui favorisent le passage ? Le point d’arrivée est-il différent du point de départ ? Le point de départ subit-il une altération ? Comment le texte est-il régi par la continuité, la rupture ? Voyons par exemple le célèbre « Continuidad de los parques » de Julio Cortázar :
Le personnage-lecteur :
« volvió al libro en la tranquilidad del estudio que miraba hacia el parque de los robles. Arrellanado en su sillón favorito, de espaldas a la puerta que lo hubiera molestado como una irritante posibilidad de intrusiones, dejó que su mano izquierda acariciara una y otra vez el terciopelo verde »
Le croisement de l’univers du lecteur et de la fiction qu’il lit :
« Empezaba a anochecer. »
L’arrivée de l’amant :
« Subió los tres peldaños del porche y entró. Desde la sangre galopando en sus oídos le llegaban las palabras de la mujer: primero una sala azul, después una galería, una escalera alfombrada. En lo alto, dos puertas. Nadie en la primera habitación, nadie en la segunda. La puerta del salón, y entonces el puñal en la mano, la luz de los ventanales, el alto respaldo de un sillón de terciopelo verde, la cabeza del hombre en el sillón leyendo una novela. »
La confusion des références spatiales conduit au passage d’un niveau à l’autre du texte, appelé métalepse. Un autre exemple de passage a lieu dans « Axolotl », par le jeu de l’écriture qui opère une migration du narrateur de l’autre côté de la vitre d’un aquarium. Au Pérou, « Doblaje » de Julio Ramón Ribeyro nous donne à lire le récit d’un personnage partant à la recherche de son double, qui vit aux antipodes, tout en oubliant que s’il se déplace, son double aussi.
L’axe temporel pose d’autres questions : à quel moment de la nouvelle se produit le passage vers le fantastique, l’effet étant différent s’il a lieu au début ou à la fin de la nouvelle ? Quelle est l’extension, dans l’économie du récit, de ce passage ? Y a-t-il ou non un retour au cadre réaliste à un moment dans le texte ? Y a-t-il des ellipses, des analepses, des répétitions ? L’étude des rythmes, la confusion ou la superposition de divers temps où époques peut aussi être pertinente. Le Péruvien Fernando Iwasaki, qui développe l’art du micro-récit, nous montre que chaque mot compte, et qu’un syntagme peut conduire à la relecture complète de toute la nouvelle : ici, le passage a lieu au niveau de la dernière phrase, ce qui provoque un renversement et une relecture nécessaire de l’ensemble du texte pour en découvrir la polysémie.
« Cuando les conté que había visto a una señora vestida de blanco vagando entre las lápidas, un helado silencio de almas en pena nos sobrecogió. ¿Por qué seguían volviendo después de tantas bendiciones, conjuros y exorcismos?
Después de todo la mujer de blanco era una aparición amable, siempre con un ramo en los brazos y como flotando a través de la niebla, pero igual nos abalanzamos sobre ella en cuanto pasó delante de la cripta.
Nunca más regresó a dejar flores en el viejo cementerio. »
Fernando Iwasaki, Ajuar funerario, 2004.
L’axe textuel nous invite à réfléchir sur la manière dont fonctionne la mécanique du récit, et à étudier quelle est la charnière qui conduit au passage. Il s’agit donc de développer les aspects d’un « glissement textuel ». Ce type d’analyse peut, en outre, conduire à interroger les éléments de narratologie de Gérard Genette que les élèves abordent en cours de français. De même, l’élaboration de schémas narratifs aidant à voir que la trame n’est pas toujours aussi linéaire que dans les textes réalistes ou merveilleux, peut aider à comprendre comment un texte fait basculer le lecteur vers la dimension impossible. Prenons comme exemple canonique une nouvelle de Quiroga, en réfléchissant sur le traitement du point de vue. La biographie de cet auteur est marquée par la mort et le suicide en particulier : mort de son père, qui se tire une balle de fusil dans la tête; mort de son beau-père, dix-sept ans plus tard, qui, paraplégique se suicide d'un coup de fusil soutenant l'arme avec ses pieds; suicide de sa première femme en 1915 ; mort enfin de son meilleur ami, Federico Ferrando, accidentellement tué par Quiroga lui-même alors qu'il manipule un pistolet. Or, de nombreuses nouvelles de l’auteur appartiennent à l’écriture fantastique. Si l’on s’attache à l’un de ses textes, le point de vue est un élément déterminant dans « El Hijo » : observons le jeu de focalisation interne / externe / omnisciente. Le récit brosse le portrait d’un homme et de son fils, qui vivent dans la forêt amazonienne – lieu hostile, car impossible à maîtriser par l’être humain –. Le fils part chasser le matin mais son père lui demande de rentrer pour le déjeuner. Or, la chaleur s’installe, le père voit le soleil haut dans le ciel mais son fils n’est pas revenu ; il part donc à sa recherche, et les dernières lignes de la nouvelle créent un passage du point de vue interne vers le point de vue externe, puis omniscient :
« Bajo el cielo y el aire candentes, a la descubierta por el abra de espartillo, el hombre vuelve a casa con su hijo, sobre cuyos hombros, casi del alto de los suyos, lleva pasado su feliz brazo de padre. Regresa empapado de sudor, y aunque quebrantado de cuerpo y alma, sonríe de felicidad.
Sonríe de alucinada felicidad… Pues ese padre va solo.
A nadie ha encontrado, y su brazo se apoya en el vacío. Porque tras él, al pie de un poste y con las piernas en alto, enredadas en el alambre de púa, su hijo bienamado yace al sol, muerto desde las diez de la mañana. »
Horacio Quiroga, « El hijo »
Ainsi, ces questions constituent le point de départ de quelques outils pour penser le fantastique non pas en termes de motifs, comme on a souvent tendance à le faire, mais de travail du texte, pour mieux comprendre ce que l’on pourrait appeler l’essence du fantastique. Il convient néanmoins de souligner que l’on reproche souvent aux auteurs de textes fantastiques de s’adonner à un simple jeu littéraire, de s’amuser avec des artifices et des pirouettes du langage hors de tout référent vraisemblable et de tout engagement. Si nous estimons parfois que le fantastique ressortit au domaine de la paralittérature, c’est peut-être parce qu’il convient de distinguer ce qui relève de l’anecdotique de ce qui relève, par exemple, du cadre historique dans lequel un récit s’inclut. Ainsi, le Péruvien Santiago Roncagliolo suggère la violence à travers une modalité fantastique dans une nouvelle intitulée « El pasajero de al lado ». Le long monologue du personnage rencontré par le protagoniste dévoile peu à peu le contexte de Sentier Lumineux et la violence au Pérou dans les années 90, l’ambiguïté sur le statut des morts ainsi que la dénonciation d’attentats, en particulier celui de la rue Tarata dans le quartier de Miraflores, à Lima, en 1992, et ce, à travers la modalité d’écriture fantastique. L’effet fantastique, dans de nombreux textes, n’a rien de « gratuit » : il peut être au service d’une réflexion tantôt historique, tantôt sociale, ou encore mener le lecteur à s’interroger sur les limites de sa propre perception, comme nous le verrons dans l’analyse plus approfondie d’un texte péruvien.
3- Application à une nouvelle péruvienne : « La cantante de boleros », Carlos Enrique Freyre (2005)
J’ai été amenée à révéler les rouages des textes sans même donner au lecteur l’occasion de les lire pour vivre et apprécier lui-même cette épiphanie du fantastique. Mais pour cette dernière partie, je suggère la lecture préalable de la nouvelle étudiée (accessible via ce lien) avant d’en lire l’analyse détaillée.
Il y a deux temps à prendre en considération dans la structure du texte : d’abord, l’in-scription dans un quotidien familier et ensuite, la de-scription, par un témoignage qui altère, ou poussé à l’extrême, détruit peu à peu cette familiarité. Le narrateur décrit un univers routinier dans un immeuble, créant ainsi un effet de réel :
« Había niños tristes esperando a sus padres, escenas cotidianas de familias actuando como familias y habitaciones a oscuras. En algunas otras se podía apreciar el ir y venir de inquilinos aislados dentro de sus casas. »
Dans la peinture de ce quotidien s’insinue la voix d’une chanteuse de boléros, qui conduit à une étrange rencontre entre le narrateur et cette femme vivant dans un logement censé être inoccupé, et qui chante pour couvrir les ronflement d’un voisin… qui est tout simplement le protagoniste. L’atmosphère de la nouvelle présente des échos intertextuels avec le film Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock, mais son originalité réside surtout dans l’invasion sonore de la tranquillité du narrateur :
« La voz se colaba por los vidrios impermeables de mi casa, invadía la sala, penetraba el comedor, alcanzaba las macetas, se cogía de las flores, se deslizaba por las paredes, por las baldosas lustrosas y enceradas, entraba a mi cuarto, se trepaba del oído y me cortaba la ilación de los titulares del noticiero nocturno. »
Le chemin du bruit est transcrit de manière visuelle, et il emplit l’espace sonore, tout comme l’espace narratif :
« la última guerra petrolera de los gringos en medio oriente me sonaba como "amanecí otra vez, entre tus brazos", y los resultados del fútbol local eran como "tanto tiempo disfrutamos de este amor". »
L’obsession pour cette voix n’aura d’égale que celle de la chanteuse elle-même, exaspérée par les ronflements du narrateur. La première étape de la désécriture, c'est-à-dire l’un des passages menant à l’effet fantastique, a lieu dans la confrontation entre le problème du narrateur homodiégétique et la consultation de son voisin de palier :
« le pregunté a boca de jarro si podía decirme de dónde provenía la voz que cantaba. / – No oigo ninguna voz – me dijo. Debe estar desvariando. / Me quedé con los pies en el aire, flotando en una cerrazón de incertidumbre. »
L’expression imagée « los pies en el aire » et le constat que la voix provient d’un « edificio celeste » renferment de possibles glissements de sens qui laissent présager la fin de la nouvelle. Le second tour d’écrou, ou la deuxième désécriture, emploie un passage physique concret :
« [U]n hombre cualquiera apareció atravesando el pasadizo. Cuando cruzó por mi lado, no sé por qué razón, pero le pregunté:
– ¿Sabe usted quién vive aquí?
– Nadie – me respondió. – Hace dos años y medio por lo menos que la casa 204 está vacía. »
La fin de la nouvelle repose sur un effet de miroir : après la visite du narrateur à la chanteuse, c’est elle qui rend visite au narrateur. Et le dernier paragraphe, lui, nous fait sortir du prisme de perception du locuteur dans un effet de zoom arrière, et crée un renversement final. Le choix de l’auteur de réduire ce point de vue à une perception individuelle pour ensuite l’ouvrir à travers des suggestions au lecteur (« es de este lugar de donde parten los ronquidos », « El frío me hizo darme cuenta de que yo mismo estaba desnudo. ») est une manière d’interroger le langage et ses limites. Et ce sont justement ces anges, protagonistes de Freyre, que nous pouvons interpréter comme les « fantômes de transcendance » que Sartre évoque lorsqu’il reprend, dans une perspective existentialiste, l’inquiétante étrangeté de Freud :
« [Kafka et Blanchot] ont supprimé le regard des anges, ils ont plongé le lecteur dans le monde, avec K., avec Thomas ; mais, au sein de cette immanence, ils ont laissé flotter comme un fantôme de transcendance. Les ustensiles, les actes, les fins, tout nous est familier, et nous sommes avec eux dans un tel rapport d’intimité que nous les percevons à peine ; mais, dans le moment même où nous nous sentons enfermés avec eux dans une chaude atmosphère de sympathie organique, on nous les présente sous un jour froid et étranger. » Jean-Paul Sartre. Aminadab ou du fantastique considéré comme un langage. Situations I
Conclusion
Finalement, nous constatons que l’étude de la littérature d’expression fantastique peut évoluer, de la simple analyse des thèmes et motifs à l’étude du fonctionnement du texte dans la logique de sa construction. Ainsi, ce qui fait sens, ce n’est pas tant la présence d’un vampire ou d’un fantôme dans un texte que la manière dont il apparaît et prend de l’épaisseur dans le tissu que constitue le texte. Le vampire, justement, est au cœur d’un roman de Carlos Calderón Fajardo, qui reprend la légende urbaine de Sarah Ellen pour raconter sa genèse tout en s’inscrivant dans l’histoire nationale. Les récits que nous avons présentés nous incitent à cette dynamique. D’où le renouveau constant du genre : au Pérou par exemple, a lieu chaque année depuis 2009 un colloque international consacré à la littérature fantastique, ce qui prouve que cette écriture, malgré ce qu’en dit Todorov, n’a pas disparu après le développement de la psychanalyse. Du haut de son étiquette de paralittérature spéculative, le fantastique, dans le cadre définitionnel que nous lui avons attribué, survit, et survivra sans doute tant qu’il y aura des lecteurs assez curieux pour continuer à lire et transmettre leur goût pour cette lecture dans un travail qui mêle, en interdisciplinarité, la langue et la culture hispaniques, les outils d’analyse littéraire et l’approche philosophique du langage. Ces lectures sont autant d’invitations à dépasser les concepts euros-centrés, et à réfléchir sur la communicabilité du sentiment esthétique d’un texte d’expression fantastique, sans en oublier la dimension historique trop souvent laissée à part, ou reléguée à l’anecdotique.
Bibliographie sélective
Nous indiquons les ouvrages qui peuvent être consultés en France.
Rudiments théoriques
• BARRENECHEA, Ana María. Ensayo de una tipología de la literatura fantástica. Revista Iberoamericana, 1972, no 80, p. 391-403.
• BELEVAN, Harry. Teoría de lo fantástico. Barcelona : Anagrama, 1976.
• CAMPRA, Rosalba. Fantástico y sintaxis narrativa. Río de la Plata, Paris : CELCIRP, 1985, no 1, p. 95-111.
• FREUD, Sigmund. L’inquiétante étrangeté et autres essais. Trad. fr. Bertrand Féron. Paris : Gallimard, 2010 [1985].
• GENETTE, Gérard. Figures III. Paris : Éditions du Seuil, 1972.
• LOUYER, Audrey. Pasajes de lo fantástico. Propuesta de una teoría para un estudio de la literatura de expresión fantástica en el Perú, Maquinaciones : Lima, 2016 (plus de textes analysés à l’adresse http://www.theses.fr/2015REIML013 et plus d’éclaircissements sur les passages à l’adresse https://amerika.revues.org/7125 )
• ROAS, David. Tras los límites de lo real. Una definición de lo fantástico. Madrid : Páginas de espuma, 2011.
• ROMERA ROZAS, Ricardo. Introduction à la littérature fantastique hispano-américaine. Paris : Nathan, 1995. Coll. Lenguas 128.
• SARTRE, Jean-Paul. Aminadab ou du fantastique considéré comme un langage. Situations I. Paris : Gallimard, 1992 [1947], p. 113-132.
• TODOROV, Tzvetan. Introduction à la littérature fantastique. Paris : Éditions du Seuil, 1970.
Textes classiques d’auteurs d’Amérique latine
• CORTÁZAR, Julio. Final del Juego, Editorial Sudamericana, Buenos Aires, 1965.
• COUFFON, Claude (Ed.). Histoires étranges et fantastiques d'Amérique latine. Paris : Métaillé, 1997 [1989].
• OCAMPO, Silvina. Cuentos completos I. Buenos Aires : Emecé, 2006.
• QUIROGA, Horacio. Todos los cuentos. Madrid : Consejo Superior de Investigaciones Científicas, 1993.
Textes d’auteurs péruviens
• BELEVAN, Harry. Antología del cuento fantástico peruano. Lima : Universidad Nacional Mayor de San Marcos, 1977.
• IWASAKI, Fernando. Ajuar funerario. Madrid : Páginas de espuma, 2009 [2004]. Colección Voces / Literatura, 38.
• LOUYER, Audrey. Pasajes de lo fantástico. Antología de relatos de expresión fantástica en el Perú. Lima: Maquinaciones, 2017.
• RIBEYRO, Julio Ramón. Cuentos completos (1952-1994). Madrid : Alfaguara, 1998 [1994].
Pour citer cette ressource :
Audrey Louyer, Lire et étudier la littérature d’expression fantastique d’Amérique latine en classe : l’exemple du Pérou et des "passages", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), novembre 2017. Consulté le 21/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/litterature/litterature-latino-americaine/auteurs-contemporains/lire-et-etudier-la-litterature-d-expression-fantastique-d-amerique-latine-en-classe-l-exemple-du-perou-et-des-passages