«S'il vous plaît, déracinez-moi» de Marina Perezagua
S'il vous plaît, déracinez-moi
Malheureusement, papa, il y a des cas irrémédiables. Et bien que, sans le savoir, tu m'aies donné l'idée d'ouvrir cette clinique, je n'ai pas voulu l'inaugurer avec toi, ni que tu passes sous le bistouri, parce que d'une certaine façon, j'espérais trouver une alternative moins douloureuse, même si le mal est la seule chose que tu aies su répandre à tort et à travers. Ce n'est pas que je t'aime (quel être humain le pourrait ?). Et pourtant j'ai attendu trois ans avant de prendre la décision de t'opérer, pendant lesquels j'ai cherché une autre solution, en vain, parce que comme je te le dis, ton cas est irrémédiable.
Cette histoire remonte au premier jour où je me suis trouvée laide. Ce jour là j'ai commencé à remarquer que mon visage ressemblait de plus en plus au tien. Pendant que l'ascenseur montait, je m'observais dans le miroir, seule, et je me suis soudain aperçue, pour la première fois en vingt-cinq ans, que je ne me plaisais pas. « Il y a quelque chose de laid en moi », pensais-je en me concentrant sur le reflet de mon visage, « mais... attends, je connais cette laideur, où l'ai-je déjà vue ? ». C'est en sortant de l'ascenseur que la réponse m'est apparue, glaciale : « Mon père, c'est la laideur de mon père ».
En entrant chez moi, je suis allée directement devant le miroir de ma chambre. En effet, les traits étaient là, je les voyais maintenant si clairement que j'étais stupéfaite de ne pas les avoir remarqués avant. La commissure de mes lèvres était identique à la tienne, vers le bas, comme sur les masques des tragédies, et les cernes violacés, encadrant des yeux trop rapprochés, étaient aussi les tiens. Mais la marque la plus flagrante était sur mon front : c'était une ride de la grosseur d'un doigt qui dessinait une ligne entre mes deux tempes, un peu moins marquée que la tienne, mais bien visible. « Il n'y a aucun doute », en ai-je conclu, « finalement c'est à lui que je ressemble, je ne peux pas le cacher ».
Mais je voulais le cacher, j'avais besoin de camoufler ces gènes, la seule chose que tu ne m'aies pas vendue, sûrement parce que tu sais mieux que personne que ces gènes ne valent rien. En effet, quelle valeur peut avoir un ADN dégénérescent qui n'est rien d'autre que du poison pour celui qui le porte ?... Et pourtant, paradoxe de la création, je suis née – mais grâce à ma mère – pensais-je... Maudit sois-tu.... Ne disait-on pas que j'étais son portrait craché ? À quoi ça rime de venir te montrer sur mon visage, après tant de temps ? Je ne t'ai rien demandé, alors tu comprendras que tu es le seul responsable de ta nouvelle apparence.
Avant toi, des centaines de parents sont passées entre les mains de nos chirurgiens. Leurs enfants arrivent devant l'entrée, en secret, désespérés, et montent les escaliers quatre à quatre. Ils vont en consultation sans saluer personne, et lancent leur épouvantable requête : « Je viens me faire déraciner ». Je les écoute et je les comprends, comme le font mes collègues, parce qu'eux aussi ont eu des parents comme toi, qui sont aujourd'hui parés d'autres visages grâce à cette clinique de chirurgie esthétique anti-générationnelle encore clandestine malgré son succès, comme en atteste la liste d'attente qui s'allonge de jour en jour.
Cependant, je dois avouer qu'au début, mon intention n'était pas de t'enfermer ici. Quand je t'ai appelé, j'espérais qu'en te voyant ton visage se différencierait du souvenir que j'en avais, peut-être l'illusion de penser que tes traits auraient évolué et qu'ils me devanceraient. Et c'est là que nous nous sommes vus... T'en souviens-tu ? Je t'ai immédiatement reconnu. Tu n'avais absolument pas changé. Mais pourquoi ? Pourquoi ton sourire ne s'est-il pas affaissé avec l'âge ? Pourquoi a-t-il fallu qu'il se fige à ce niveau, là où le mien se trouve aujourd'hui ? Comme je te l'ai dit, j'aurais espéré que tout ce qui a suivi se passe autrement.
Je t'ai appelé une seconde fois, et quand nous nous sommes revus, je t'ai pris en photo en te donnant une excuse des plus sentimentales, qui a bien sûr sonné faux... Tu ne crois pas ? Ensuite je l'ai imprimée la photo et je l'ai gardée accrochée sur le bord de mon miroir pendant des semaines, en essayant de trouver une solution pour effacer la trace de ton visage sur le mien. J'ai alors transformé la coiffeuse en table de travail pour y disposer des photos de moi à tous les âges, jusqu’à aujourd'hui. Ici à deux mois, alors que je ne ressemblais à personne ; là à quatre ans, ressemblant trait pour trait à ma grand-mère maternelle, et à partir de dix ans j'étais déjà le portrait craché de ma mère. Avant, évidemment, je ne t'avais jamais ressemblé, jusqu'au jour de l'ascenseur.
Chaque jour, après le travail, je me précipitais dans la salle de bain pour me démaquiller et puis j'allais directement dans ma chambre, où je passais de longues heures devant le miroir, oubliant même de manger. Parfois, je me déshabillais avec des gestes compulsifs, pour vite vérifier que ma ressemblance avec toi ne concernait que mon visage. Une fois la vérification faite, je me rhabillais, un peu plus sereine ; mais parfois, passées quelques minutes, j'éprouvais le besoin urgent de me déshabiller de nouveau, deux, voire trois fois de suite, tellement je redoutais que tu apparaisses subitement sur le reste de mon corps.
Plus tard, je me suis rendu compte que mon acharnement à ne pas te ressembler n'était pas aussi étrange que je le pensais, et c'est en rencontrant d'autres personnes dans ma situation que l'idée de la clinique m'est venue, bien qu'au début cela n'impliquât pas de pratiquer la chirurgie sur vous, les parents, mais plutôt sur nous, les enfants et les médecins. Dans tous les cas, le projet allait prendre du temps, et parallèlement je devais régler mon problème avec mes propres moyens, à l'aide d'autres inventions. Comme mon corps était intact, je me suis concentrée sur mon visage. Je me suis achetée des revues de mode, j'ai lu et écouté des centaines d'astuces de beauté. Grâce à des techniques de maquillage, de coiffure et de massages faciaux, j'ai réussi à changer un peu, mais quiconque nous aurait croisés ensemble n'aurait pu nier la terrible évidence que j'étais ta fille. Nous n'avions plus rien à voir l'un avec l'autre, mais pour évaluer mon processus de transformation esthétique, je me mettais toujours dans la situation improbable où quelqu'un me verrait à tes côtés. Et quand je soupçonnais qu'il était possible que l'on devine d'un simple regard notre lien de parenté, je me plongeais dans une nouvelle semaine de transformation intensive, à la fin de laquelle je me donnais une marge de trois jours, que j'appelais mes "jours de repos", pendant lesquels j'évitais de me regarder dans le miroir pour qu'au quatrième jour, mon jugement puisse être objectif. Je m'y suis efforcée pendant très longtemps, régulièrement, et avec une rigueur absolue, pour obtenir finalement un certain changement, mais j'étais loin d'être satisfaite du résultat.
Un jour, j'ai eu une nouvelle idée. J'avais entendu plusieurs fois des gens dire que les enfants adoptés finissent pas ressembler à leurs parents adoptifs. J'ai supposé que cette ressemblance était due à la similitude de leurs gestes et de leurs postures. J'ai alors pensé que me différencier de toi en allant dans ce sens serait d'une grande efficacité pour projet. J'ai essayé de retrouver tes mimiques à partir de mes souvenirs d'enfant, mais peu de choses me revenaient, alors j'ai décidé de te rappeler. Je pensais que tu t'étonnerais de ce rapprochement soudain, mais tu as accepté de me voir. Quand tu me parlais, j'essayais de mémoriser ta façon de t’asseoir, de boire, de regarder l'heure, les gestes que tu faisais volontairement ou non, et de temps à autre je m'observais pour me comparer à toi. Il n'y a rien de beau en toi, papa, ai-je pensé.
Je suis revenue chez moi la tête remplie de nouvelles idées de transformation, je dirais même que j'étais excitée, et j'ai essayé de trouver un rythme qui soit le plus différent du tien pendant des jours. Tes silences étaient longs, les miens sont devenus courts. Tu tapais du poing sur la table pour renforcer ton opinion, moi je me suis gardée d'avoir des opinions. Tu parlais aux chiens comme à des enfants, moi j'ai appris à partir en courant à chaque fois que je voyais un animal à quatre pattes. Ainsi, j'ai fait tout ce que j'ai pu pour réussir à te ressembler le moins possible, et j'ai oublié cette histoire pendant quelques temps, sachant que j'avais utilisé tous les moyens qui étaient à ma portée, tout du moins jusqu'à l'ouverture de la clinique.
Mais mon plan avait encore besoin d'évoluer, et les modifications faciales que j'avais au début prévu d'opérer sur les enfants, n'ont alors eu de sens que sur le visage des parents. Ce changement de cap dans le projet s'était matérialisé un jour, alors que je faisais la queue à la banque et que j'ai vu ma voisine avec sa petite-fille dans une poussette. « Elles se ressemblent comme mes enfants ressembleront à leur grands-parents », ai-je dit tout bas, mais suffisamment fort pour que la dame me regarde, déconcertée. La seule décision à prendre était claire, je m'étais trompée depuis le début. Comment ne m'étais-je pas rendu compte plus tôt que la solution n'était pas de modifier mon visage, mais le tien ? C'est à ce moment précis que tu dois ta situation actuelle, papa, et tu seras tout de même d'accord pour dire qu'il aurait été inutile que je m'efforce de changer mon visage sachant que j'allais devoir supporter de te retrouver sur celui de mes enfants et peut-être même sur celui de mes petits-enfants. Il n'en était pas question. C'est pour cela que je t'ai amené dans cette cachette. La suite tu la connais, enfin presque, tu n'as pas pu tout percevoir pendant les anesthésies, mais tu peux voir le résultat. Ces six mois d'opérations pratiquées dans ce sous-sol t'ont donné un nouveau visage ; même ta mère ne te reconnaîtrait pas, ni moi, mais c'est bien de cela dont il s'agit, puisque notre équipe médicale est la première équipe fracturo-générationnelle, l'unique capable de réaliser un tel travail, grâce à ces immondes gouttes de sang que des personnes comme toi nous avez transmis.
Comment ? Que dis-tu ?... Papa ! Je t'ai déjà dit que si tu continues à me parler avec cette vieille voix je vais devoir te faire subir une nouvelle intervention, tu sais bien que la seule chose qu'il nous reste à faire, c'est corriger ta diction. Ensuite, tu seras prêt pour que tout le monde te voie, et cette fois tu peux me croire, je te le promets. Pardon ? Je te l'ai déjà promis à plusieurs reprises ? C'est vrai... Alors je te le promets encore une fois. Rappelle-toi, ta voix ne doit pas dévoiler le travail colossal que nous avons mené jusqu'à présent, et qui, à mon avis, trouverait sa place dans un musée. Allons, encore une fois, écoute bien ma voix et essaie de t'en éloigner le plus possible. Très bien, tu le fais très bien. Maintenant les notes de la gamme chromatique, avec ses demi-tons. Et maintenant « Une poule sur un mur ». Chante avec moi : « Une poule sur un mur, qui picore du pain dur... Picoti, picota... lève la queue et puis s'en va ! ». Je crois que dans une semaine tu seras prêt. Mais attends un peu, tais-toi maintenant, laisse-moi me concentrer. Je viens d'avoir une autre idée... Ne serais-tu pas capable d'avoir une deuxième fille pour continuer à disséminer les traits de mon visage... ? Qu'importe, continuons à travailler ta voix, nous nous occuperons de ton appareil reproducteur plus tard. La génération qui nous unit doit disparaître ici et pour toujours, papa.
Pour citer cette ressource :
Caroline Bojarski, Marina Perezagua, S'il vous plaît, déracinez-moi de Marina Perezagua, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), juin 2012. Consulté le 22/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/litterature/entretiens-et-textes-inedits/textes-inedits/s-il-vous-plait-deracinez-moi-nouvelle-de-marina-perezagua