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«Belgrade» d'Angélica Liddell

Par Marie Du Crest : Professeure, chroniqueuse
Publié par Elodie Pietriga le 28/07/2015

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Il s'agit d'une présentation du livre d'Angélica Liddell intitulé Belgrade et d'une représentation théâtrale inspirée de ce texte ainsi que d'autres textes d'autres écrivains sur le même thème.

Le texte

Traversée de douleur

Liddell écrit en 2008, Belgrade, soit deux ans après les évènements qui constituent le tout début de la pièce : l’hommage rendu par ses partisans serbes, à Slobodan Milosevic, mort en prison aux Pays-Bas alors que son procès, devant la cour pénale internationale de la Haye n’était pas terminé. Liddell ne parle pas d’elle ici, n’est pas ici son personnage comme dans d’autres textes, mais elle est celle qui, en 13 scènes, fait entendre les voix de la douleur des peuples des Balkans, durant ce que l’on nomma la guerre dans l’ex-Yougoslavie mais ces voix sont du côté des assassins désignés, les Serbes et des bonnes consciences étrangères, observatrices du conflit. La guerre, sa violence abominable (les viols, les massacres) est matière de théâtre, comme le dit l’espagnol Baltasar,  représentant des humanitaires européens (p 36) :

Ce pays est un immense théâtre

Le sang est comme un rideau de théâtre

La forme même du texte s’affirme selon une rigueur dramatique remarquable avec une série de dialogues (sc 1-2-4-7-8-9-13), une série de monologues ou tirades correspondant en quelque sorte à des témoignages individuels (le communiste, le chauffeur de taxi,) avec des tirades qui excluent la réponse de l’interlocuteur. Zeljko s’adresse à Baltasar qu’il séquestre et celui –ci reste muet ; de même lorsque ce dernier, revenu en Espagne, parle à sa mère, elle ne prononce aucune parole.  La scène 12 est quant à elle, un récit de parole : Baltasar rapporte ce que lui a dit un médecin « déçu ». Les notes de l’humanitaire espagnol sont également comme des fragments de l’horreur et des états d’âme de leur auteur (sc 5-8). Enfin certains des dialogues fonctionnent comme l’ossature de l’œuvre. La première scène réunit Baltasar et le serbe Dragan qui se retrouvent à la scène 4 et le dernier dialogue (sc 13) fait écho à la scène 8 puisque Baltasar rend visite au frère de Zeljko, Borislav. comme il le lui avait demandé. Le seul personnage féminin de la pièce, Agnès, elle aussi humanitaire, crie son besoin d’amour et de sexe, de vie intime, dans sa chambre d’hôtel (sc 2 et 9).

Les lieux eux aussi contribuent à cette architecture qui joue au réalisme historique : le musée de la Révolution à Belgrade par trois fois, le siège du Parti, un garage de la ville, un hôtel. Pourtant comme toujours chez Liddell, le profane appelle le sacré. Ainsi chacune des treize scènes a-t-elle un titre en latin et une citation liturgique, biblique, Le titre complet de la pièce fonctionne d’ailleurs sur ce double dispositif du sacré et du profane. En effet «  chante, ma langue, le mystère du corps glorieux » fait référence précisément au Pange lingua de Saint-Thomas d’Aquin, texte dont la question de l’Eucharistie est centrale. Le commentaire religieux est comme la seconde lecture de l’action des personnages de théâtre. La pièce, étonnamment va vers un apaisement, hors du champ de la guerre puisque Baltasar revient à Belgrade et rencontre le frère de celui qui l’a séquestré et va prendre son repas avec lui. C’est un EXULTEMUS final. (p. 102)

Au-delà de la culpabilité du peuple serbe, embarqué dans le nationalisme avec Milosevic, A. Liddell s’arrête sur la relation du père et du fils. Baltasar a été envoyé en Serbie par son père, prix Nobel, parfaite autorité morale bien pensante. Et son fils finira par se débarrasser de ses notes, conscient de l’ineptie de son entreprise, (p. 95-6) :

Je suis le pauvre Européen responsable

Confronté à l’échec, maman, à l’échec total.

J’ai détruit toutes les notes,

J’ai détruit tous les carnets de Belgrade.

Dis à, mon père que c’est la vérité

Mais la question de la filiation est aussi présente dans le camp serbe. Zeijko, le ravisseur de Baltasar, clame sa haine du père, de tous les pères (p. 69) en s’engageant totalement dans l’extermination des Bosniaques, pour désobéir à son père (p. 67).

Mon père était bourré d’idées progressistes.

Il ne pouvait pas parler de l’amour.

Il lui était interdit de souffrir par amour.

Liddell ne juge pas. Les Serbes ont commis des abominations à Sebrenica mais les ennemis ont eux aussi tué, assassiné et les Européens donneurs de leçon ne valent guère mieux au fond. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si c’est le personnage féminin qui veut échapper à « la niche bourrée d’ossements, à la fosse commune », en appelle à une vie, loin des guerres du monde. (p. 21)

Cette fois, je veux perdre,

Perdre,

perdre sans raison,

Sans aimer l’Humanité

Simplement aimer ce garçon.

Agnès perdra la vie, assassinée par son jeune amant serbe.

Dans Belgrade, A Liddell, non seulement parle de l’Europe défunte (celle des Balkans et celle de l’Ouest) mais surtout elle travaille la langue comme les corps sont suppliciés  dans la violence verbale, des mots très souvent rejetés à la ligne,  isolés comme si la phrase ne pouvait jamais se déployer au milieu du carnage, et de la bêtise humaine.

La représentation

Belgrade d’après Angélica Liddell et des textes de Clément Bondu, Emil Cioran, Dimitri Dimitriadis, Thierry Jolivet, Vladimir Maïakovski, Alfred de Musset et Friedrich Nietzsche.

Requiem rock

Tout commence dans le bruit de cloches, de sirènes, de la voix de Béatrice Schönberg, qui annonce à la télévision française, la mort de Milosevic. C’est en 2006 et le président nationaliste serbe a été retrouvé sans vie, dans sa cellule à La Haye. Le plateau est Belgrade : chaises renversées, bruits de foule, de manifestations peut-être. Deux portes ouvertes sur la lumière de deux pièces d’un hôtel comme des alcôves de l’intimité : une chambre ; un homme qui s’active à ranger son lit et une petite salle de bains dans laquelle une jeune femme téléphone. Et toujours la même information en boucle : la mort du dictateur serbe. Mort d’un infarctus. Et dans la ville, les sirènes hurlent toujours. La fille se regarde dans la glace et les deux portes claquent en se refermant. Au-dessus, comme dans le ciel noir, surgit dans la lumière un jeune homme ; derrière un micro, coryphée en hoodie. On entend alors le mot KOSOVO. Fait-il un discours comme celui que fit Milosevic, « l’ogre des Carpathes » en 1989 au champ des merles ?

Sur le plateau, l’émeute encore : dans la brume des fumigènes, des hommes se battent au sol, manient la batte de baseball.

Et le mot silence annonce la musique, le rock de la batterie, de la guitare électrique. La musique accompagne toujours le théâtre d’Angélica Liddell.

Les décors s’installent dans le noir, dans la course des jeunes comédiens. Une longue table, un peu comme celle d’un banquet populaire, avec ses chaises. Un homme assis, lit le journal, un autre type tient à la main un bouquet de fleurs factices (celles que les partisans de Milosevic déposent sur son cercueil à Belgrade). Une femme silencieuse. Et enfin, un homme au physique massif, portant une veste bleue d’un vieux survêtement des années 70, tournant le dos à la salle prend la parole. Dans le texte de Liddell, c’est  « l’homme loyal envers Moscou » de la scène 3, Miserere. Il répète : « Vous voulez que j’aie honte ». On l’écoute (les spectateurs et les comédiens en scène). La musique s’installe à nouveau comme une basse continue accusatrice.

Nouveau tableau : des hommes traînent de vieux matelas, un homme en fauteuil roulant répète sans doute en serbe, le même mot. Celui qui prend la parole est «  une victime du communisme » scène 6. La mise en scène exclut les dialogues du texte, transforme l’ordre dramatique. Jolivet a choisila noirceur absolue, la solitude absolue des êtres, le silence face à celui qui parle et la rage de la batterie, de la basse, des claviers et de la guitare électrique. Flagellation des corps dans l’ombre.

Un cadavre sous son linceul et le visage dans l’éclat blanc des projecteurs, d’un « médecin déçu », scène 12 et de la jeune femme silencieuse (Agnès). Le comédien chuchote presque, pour dire toutes les atrocités qu’il a vécues, celles de la puanteur des intestins sortis des ventres, de la souffrance humaine. Il finit par gagner derrière l’une des deux portes, une salle d’eau : prendre une douche pour se laver, se purifier de toutes ces horreurs, comme dans un tableau espagnol de supplicié.

La chambre d’hôtel et sa grosse lampe du début réapparaît, le jeune homme dont est tombée amoureuse Agnès, reste sur son seuil et observe, taciturne, celle qui va enfin crier sa détresse. Elle agite ses bras et ses longs cheveux comme une pleureuse antique. Sa voix rauque est presque cassée. Il la prend enfin et la tue. Dans ses bras comme une pietà inversée, il la ramène à l’intérieur de la petite chambre rouge aux deux crucifix et la dépose sur le lit. Il est maintenant dans la nuit de décembre sous la neige de théâtre, au bord de Danube, derrière son micro, un enfant perdu et révolté, un rocker tragique. Noir.

La jeune compagnie de la Meute n'a pas mis en scène la pièce de Liddell. Elle a fait un choix, celui d’un « requiem pour cinq acteurs et deux musiciens ». Célébration funèbre pour une Europe défaite et défunte, celle des Balkans et celle à laquelle nous appartenons. Peuples soumis, peuples candides, et peuples mis à mort.

Le spectacle de la compagnie lyonnaise, La Meute, collectif d’acteurs a été coproduit par le théâtre Jean Vilar/ Bourgoin-Jallieu et a été lauréat du festival de Théâtre Émergent, en 2014. Il a été joué au Théâtre du Rond-Point et au Centquatre à Paris ainsi qu'au théâtre des Célestins à Lyon, en juin 2015.

 

Pour citer cette ressource :

Marie Du Crest, "«Belgrade» d'Angélica Liddell", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), juillet 2015. Consulté le 05/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/arts/theatre/theatre-contemporain/belgrade-d-angelica-liddell