«Et les poissons partirent combattre les hommes» d'Angélica Liddell
Et les poissons partirent combattre les hommes. Angélica Liddell (2003 en Espagne) traduction de C. Vasserot (2008) Editions théâtrales collection « Traits d’Union » 28 pages, 9 euros.
TRILOGIE I Actes de résistance à la mort
« HARRAGA »
L’histoire du théâtre est aussi Théâtre du monde, fresque ou tableau de la condition humaine. Ainsi depuis la naissance de la tragédie en Grèce, les auteurs inscrivent-ils parfois, dans des cycles, le destin des hommes, de leurs fils et de leurs filles, le fatum qui recommence. Le théâtre des trilogies nous montre le différents âges de la vie, ainsi Beaumarchais du Barbier de Séville à La mère coupable en passant par Le mariage de Figaro fait-il vieillir ses personnages. Goldoni joue même sur la chronologie simple du temps qui passe, avec la Trilogie de La villégiature. Plus près de nous, W. Mouawad reprend cette forme, (Littoral/ Incendies/ Forêts), traçant le parcours de familles sur une trentaine d’années et leurs catastrophes…
Angélica Liddell, quant à elle, a écrit deux trilogies : la première, celle qui nous intéresse ici et plus tard celle qu’elle consacrera à la Chine. L’œuvre ouverte, ample qu’est une trilogie théâtrale, chez elle plus resserrée et tendue, semble ainsi correspondre à une géographie, à une géopolitique globalisée du Mal, de la cruauté humaine. Dans le premier volet : Et les poissons partirent combattre les hommes), il sera question des harraga, des africains (noirs et marocains) qui tentent de passer au péril de leur vie, livrés à d’infâmes passeurs, sur l’autre rive, en Espagne (cf le récit de leur triste voyage (p 15)). Avec la deuxième pièce, L’année de Richard, le personnage de Ricardo vomit dans sa parole torrentielle, toutes les horreurs génocidaires du siècle dernier, – du franquisme, du fascisme, du castrisme, du colonialisme européen et même des terreurs en Ouzbekistan. Enfin la dernière pièce, Mais comme elle ne pourrissait pas… BLANCHE-NEIGE révèlera le massacre des petits innocents de Beslan en Ossétie du nord. La trilogie nous invite aussi à lire les trois pièces de manière polyphonique, c’est-à- dire, en faisant se répondre, se superposer l’ensemble des pièces : elle sont viscéralement liées l’une à l’autre même si pour l’instant, à notre connaissance, aucune compagnie n’a monté les trois œuvres conjointement. Il y a trois porte-voix du pouvoir face à celles qui disent l’anéantissement des enfants, des Juifs, des Arméniens ou des Africains sur les plages d’Andalousie : Monsieur La Pute que la pute fait parler indirectement, (silencieux) dans Et les poissons partirent combattre les hommes, la monstrueuse et abjecte figure de Ricardo et le soldat dans « Blanche-Neige ». Angélica Liddell dans les trois pièces installe sa dramaturgie dans un espace incertain entre monologue et dialogue sans réponse. D’ailleurs dans Et les poissons partirent combattre les hommes, elle prend la parole comme personnage : (Angélica) comme s’il lui fallait dans une manière d’avant-texte, s’interroger sur son entreprise d’auteure :
Comment je commence ? (p7) et plus loin (p 20) Comment continuer ?
Elle fixe « le monologue de la pute » (p 7), elle entérine les règles du jeu (dramatique) « un vrai cadavre sur scène (une didascalie de l’année de Richard l’évoque) ; maquillage de Noir ; « spasmodique Angélica » (p 8), « une pute en train de parler à monsieur La Pute ». Ricardo pendant tout le déroulement de la pièce est en compagnie de Catesby à la langue arrachée, et Blancanieves n’attend pas les réponses du soldat. Les voix de la cruauté absolue, du pouvoir politique et économique (Ricardo est bien un ploutocrate) sont dans les trois pièces des voix malades. La pute qui parle, le fait sur le mode de la répétition lancinante ; Ricardo lui aussi redit, tourne en rond. Il est un grand malade fou, consommateur de lithium (p 8), pris d’ivresse et vomisseur de la haine. Blancanieves enfin pose des questions en boucle (p 90). L’écriture elle- même doit être confrontée à celle d’autres auteurs et notamment au modèle absolu du théâtre de la folie du pouvoir, Shakespeare cité dans « Et les poissons partirent combattre les hommes » avec la citation référencée au début de la pièce de la scène 4 de l’acte II de Macbeth et la réécriture manifeste de Richard III pour le deuxième opus de la trilogie. Dans la troisième partie de l’œuvre inaugurale, une didascalie indique que le personnage de la pute revêt un « tee-shirt avec l’image de Pasolini imprimée », Pasolini : réalisateur de l’insoutenable Salo ou les 120 jours de Sodome et cadavre sur une plage romaine. Ricardo lui, lit un poème de Primo Levi, « Si c’est un homme » (p 46). Comment atteindre la violence et la mort par l’écriture à soi ? Ricardo ne sait que copier. Ne dit –il pas que les « écrivains, eux se bornent à copier la souffrance et la mort » ? La trilogie sera celle des mots du corps violentés, torturés, exterminés, de l’humain et de l’animal. Les amateurs de bains de soleil sur la plage d’Espagne voient à leurs pieds une passagère clandestine, venue de L’Afrique si proche, ramper sur le sable (« ce ver de terre ») pour accoucher et mourir. Les poissons se nourrissent des naufragés et ont les yeux noirs. Les hommes ne sont que bestialité et les animaux, la meilleure part du monde. A. Liddell énumère toujours, cherche à épuiser le langage et le corps qui dit selon l’outrance, son propre corps dans la plupart des mises en scène : elle fut sur scène Ricardo. La musique accompagne à son tour, le langage parlé, le supplante dans ses égarements :
Et les poissons partirent combattre les hommes avec l’Andante du concerto # 23 de Mozart.
L’année de Richard avec, Schubert cité p 30, ou Elvis (p 36)
Dans le théâtre de cette trilogie, la guerre stratégique et économique entre les riches et les pauvres (les candidats à l’exil européen ; les prostituées de Thaîlande dans la deuxième pièce) est omniprésente. Les enfants eux-mêmes y prennent part ou en sont victimes. La carte du monde est dessinée par la férocité des hommes et du pouvoir. La trilogie chinoise elle cherchera un possible apaisement.
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Et les poissons partirent combattre les hommes a d’abord été lue en 2008, à l’Odéon-Théâtre ; cette traduction a fait l’objet d’une première lecture publique en 2007 dans une mise en espace de C. Cohendy. Des mises en scène ont vu le jour plus récemment, dont celle de C. Kiffer en 2012.
Les deux derniers volets de la trilogie sont édités chez les Solitaires intempestifs.
Pour citer cette ressource :
Marie Du Crest, Et les poissons partirent combattre les hommes d'Angélica Liddell, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), février 2014. Consulté le 21/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/arts/theatre/theatre-contemporain/et-les-poissons-partirent-combattre-les-hommes-d-angelica-liddell-