La motivation des unités phraséologiques (UF) françaises et espagnoles à composante végétale
Introduction
Communément appelées expressions idiomatiques, les unités phraséologiques comme au ras des pâquerettes, haut comme trois pommes, comer pimienta, estar en el ajo se situent à cheval entre la motivation, entendue comme existence d'un lien entre signifiant et signifié, et l'arbitraire caractérisé par l'absence de ce lien.
Partant de la motivation, nous nous sommes attachés dans le cadre de notre mémoire à montrer que cette notion est aussi problématique que complexe dans le sens où elle dépend de nombreux facteurs. Nous en avons fait abstraction en proposant la considération de points de vue sur la motivation, des mécanismes de motivation ainsi que des savoirs impliqués. En cela, nous nous sommes notamment appuyés sur les théories de Dobrovol'skij (2005) et de Blank (2001) que nous avons amplifiées au cours de notre travail. Afin d'enrichir le cadre théorique, nous avons également proposé de nombreux exemples de notre corpus. Constitué d'UF aussi bien françaises qu'espagnoles, à composante végétale, celui-ci se base sur deux dictionnaires spécialisés (1) ainsi qu'une enquête d'usage parmi une vingtaine de locuteurs natifs par langue.
Particularités et caractéristiques des UF : principales questions théoriques
Définies comme unités polylexicales lexicalisées (et idiomatiques) (Burger 2003), les UF, très hétérogènes, présentent un certain nombre de caractéristiques dignes d'attention pour l'étude de la motivation. Afin de les introduire, nous avons choisi d'avoir recours à la dichotomie traditionnelle signifié vs. signifiant (Saussure 1965). Ce dernier attire l'attention par sa morphologie particulière : polylexical, le signifiant des UF peut être considéré comme un syntagme qui se compose à son tour d'unités lexicales. Au vu de leur possible homonymie (coco - fruit', fantasme') ou polysémie (calabaza - courge', tête'), celles-ci sont susceptibles de jouer sur la motivation des UF. Il en va de même pour le syntagme entier qui permet souvent d'observer une certaine irrégularité syntaxique (tener mala uva vs. *tener una mala uva) ou incompatibilité sémantique (vestir el traje de madera del pino). Quant au signifié, force est de retenir que les définitions de sens avancées par les dictionnaires ne peuvent être prises au pied de la lettre. Il convient plutôt d'y voir une définition prototypique qui regroupe maintes significations différentes. Pour autant, cela n'empêche pas qu'il y existe des UF polysémiques (dar calabazas).
Cette brève description des UF serait incomplète si l'on manquait de dépasser la dichotomie avancée plus haut. En effet, grand nombre d'UF peuvent être étudiées dans le cadre de l'ambigüité sémantique (Dobrovol'skij 1995) qui retient un niveau de sens littéral et un niveau de sens phraséologique. Plus importante ici que cette problématique ardue, l'iconographie du signifiant, entendue selon Faro (2006) comme possibilité d'évoquer une image mentale, a retenu notre attention. Nous avons ainsi observé qu'il s'agit là d'une caractéristique graduelle et non exempte de difficultés, qui dépend en quelque sorte du degré d'incompatibilité syntaxique et sémantique que présente le syntagme que forme le signifiant (couper la poire en deux vs. estar hasta el coco). Loin de se borner à une image ou représentation mentale statique, de nombreuses UF évoquent une image mentale dynamique (skript) qui inclut les associations et suites d'évènements suggérés par le signifiant.
La motivation
Partant sur une définition de la motivation qui repose sur la question de savoir pourquoi ce signifiant pour ce signifié et vice-versa, nous nous sommes penchés, une fois ces préalables posés, sur la motivation proprement dite. Dans ce cadre, nous avons proposé de distinguer, selon le point de vue que l'on adopte au moment de motiver les UF, un niveau réceptif (décoder les UF) d'un niveau productif (créer les UF). A l'instar de la notion de motivation post factum (cf. ex. Burger 2003), souvent mentionnée dans ce domaine, et celle de motivation prospective de Farø (selon Hümmer 2006), un niveau taxonomiquement inférieur à ce premier se manifeste pour la motivation réceptive. Celle-ci peut être considérée à la fois d'un point de vue rétrospectif (on connaît le sens de l'UF et on cherche à établir un lien entre celui-ci et le signifiant) et prospectif (on ne connaît pas ce sens et cherche à le déterminer). Afin de différencier davantage ce dernier type de motivation, nous avons, en outre, distingué la prédictibilité, enjeu théorique, de la compréhension, entendue comme décodage d'une UF donnée par un locuteur (étranger) qui en ignore le sens.
Au moment de considérer la motivation étymologique, qui correspond à une motivation diachronique, il s'agit alors de relever l'origine d'une UF donnée dans le but de rétablir pourquoi tel signifiant a été choisi pour dénoter tel concept extralinguistique. Si la majorité des UF semble ainsi être motivée, il ne faut cependant pas oublier que les recherches dans ce domaine ne suffisent pas toujours pour relever l'étymologie (correcte) des UF. (2)
Motiver prospectivement une UF, par contre, revient à en déduire le signifié à partir de son signifiant. Mais rester au niveau de la compréhension, entendue comme décodage d'une unité lexicale ou phraséologique (étrangère) inconnue, montre toutefois que ce type de motivation est de loin le plus difficile (cf. aussi Hallsteinsdóttir 2006). Cela tient notamment au caractère vague (cf. Burger 2003) des UF qui permettent, au vu d'absence de lien direct entre signifiant et signifié, souvent l'une ou l'autre interprétation sémantique.
La motivation rétrospective qui s'appuie sur la mise en relation du signifiant et du signifié s'avère, au contraire, beaucoup moins ardue. On constate notamment qu'elle est souvent couronnée de succès, car elle exige tout au plus un esprit de cruciverbiste pour trouver une association pertinente entre signifiant et signifié.
Nous l'avons indiqué au-dessus, notre étude exigeait également la considération des mécanismes de motivation, lesquels peuvent être considérés comme des critères qui aident à justifier pourquoi telle ou telle UF peut être jugée motivée. Même s'ils sont susceptibles de fonctionner en cooccurrence (Dobrovols'kij 2005 et Hallsteinsdóttir 2006a), nous avons, à partir de la classification proposée par Dobrovol'skij (2005), tenu compte des mécanismes suivants.
Dans le cas où une UF est iconographique, c'est-à-dire à même d'évoquer une représentation mentale, elle est susceptible d'être motivée par icône, c'est-à-dire par un lien entre l'image qu'évoque le signifiant et le signifié de l'UF. En principe, cette association, qui s'appuie principalement sur un lien métaphorique ou métonymique, peut se manifester sur le plan du syntagme ou d'une/de plusieurs composante(s) respectivement. Dans les deux cas, l'on peut, à l'instar de Dobrovol'skij (2005) distinguer un niveau superordinné conceptuel général (selon Lakoff/Johnson 1985) d'un niveau conceptuel unique de base. Dans le premier cas, on part du principe qu'une métaphore, dite conceptuelle, est sous-jacente à l'UF comme dans au ras des pâquerettes qui correspond à LE MAL EST EN BAS. Quant au niveau conceptuel unique, on ne considère que la représentation mentale sans chercher de structure sous-jacente. À ce moment-là, on a donc affaire à une métaphore plus directement accessible (en rang d'oignons).
Il existe d'autres mécanismes de motivation qui ne concernent que les composantes et qui portent notamment sur leur caractère symbolique (llevarse la palma), leur référent prototypique (como una cereza) ou encore une certaine paronymie, ressemblance de forme entre deux unités lexicales (une giroflée à cinq feuilles). De plus, l'autonomie sémantique d'une composante, c'est-à-dire le fait qu'elle apparaît dans la définition (dans le sens large du terme) de l'UF peut contribuer à une telle motivation (rouge comme une tomate).
Un autre type de mécanisme présente la motivation par index qui repose sur une sorte d'exemplification du signifié par le signifiant (meter uvas con agraces).
Dans le cadre de la considération de la compréhensibilité, nous avons constaté qu'un autre type de mécanismes peut même contribuer à la motivation prospective des UF plus vagues : la motivation par analogie (estar hasta el coco, estar hasta la coronilla). Retenons cependant qu'il s'agit-là d'un type de motivation qui ne dit rien sur l'absolu de la motivation.
Revenant sur les différents points de vue sur la motivation, nous pouvons ainsi constater que tous les mécanismes de motivation sont susceptibles d'entrer en jeu dans tous les cas. S'il est effectivement relativement facile de déterminer les mécanismes en fonctionnement lors d'une motivation rétrospective, tel n'est pas le cas pour la motivation prospective. Si ce n'est que grâce à une composante symbolique, clairement autonome, une paronymie évidente ou un lien métaphorique ou métonymique accessible ou encore une motivation indexique univoque, le caractère des UF est généralement trop vague pour qu'une motivation prospective soit fructueuse.
Si tous ces mécanismes reposent sur une association quelconque entre signifiant et signifié, il se pose encore la question de savoir quels sont les pré-requis nécessaires pour les établir. Outre une certaine faculté cognitive présupposée, il faudrait considérer un dernier élément que nous avons pris en considération lors de notre étude : les savoirs. Tout comme Blank (2001), nous avons ainsi distingué un savoir extralinguistique d'un savoir intralinguistique. Compte parmi le savoir intralinguistique tout savoir métalinguistique sur les éventuelles polysémies, homonymies, paronymies et cas similaires. Quant au savoir extralinguistique, il se chevauche avec le savoir intralinguistique lors de la considération du savoir sémantique (Blank 2001). A ce moment-là, nous avons donc intégré la distinction entre savoir culturel et naturel de Dobrovol'skij (2005) qui permet de différencier encore davantage les savoirs. Tandis que le savoir naturel est directement accessible par expérience, le savoir culturel se base, comme l'indique son nom, sur un arrière-plan culturel, entendu selon Dobrovol'skij comme « [...] the sum of all ideas about the world [...] that are characteristic of a given community. » (ensemble d'idées sur le monde [...] qui sont caractéristiques d'une certaine communauté.)
Conclusion
Étudiant ces savoirs, on a donc remarqué qu'ils constituent le pré-requis nécessaire pour toute motivation. La question de savoir si l'association entre signifiant et signifié est évidente, univoque et accessible, dépend alors de l'agent de la motivation. Par conséquent, la motivation est d'emblée relative, car elle dépend non seulement du point de vue adopté et des mécanismes impliqués, mais aussi de l'agent de cette analyse. Si rouge comme une tomate peut être motivé par toute personne ayant déjà vu une tomate, tomar el olivo est susceptible de n'être motivée que pour les Espagnols ayant des connaissances en corrida. - Et encore.
Un savoir supplémentaire, le savoir étymologique (intra- et extralinguistique) peut également aider à motiver une UF (passer à tabac - la racine tabb- sens de 'battre, frapper'). Mais qui en a vraiment connaissance ? D'autres UF, par contre, restent dans tous les cas arbitraires : avoir la pêche et autres cas similaires sont même rétrospectivement difficilement motivables.
Retenons alors que « [...] les limites de l'analycité d'un signe sont finalement déterminées par la puissance des moyens que se donne l'analyste ; par conséquent ces limites doivent toujours être conçues comme provisoires et susceptibles d'être déplacées [...] » (Monneret 2003, 95) Voilà pourquoi une classification exhaustive des UF ne serait pas non plus possible dans ce domaine.
Les UF, motivées ou arbitraires ?
Nous avons vu que cette question est simpliste car elle exige la prise en considération d'un grand nombre de facteurs que nous nous sommes attachés à relever dans le cadre de notre travail. Comme il s'agit, de surcroît, de facteurs reliés à la cognition humaine, il devient clair que la motivation ne peut être conçue que par rapport à un système de référence. De ce point de vue, les UF peuvent donc être considérées (relativement) motivées dans leur arbitraire - fait qui permet, entre autres, l'application pratique de cette question en cours de langue en tant que forme ludique pour mémoriser plus facilement des expressions idiomatiques, mais aussi pour introduire à la morphologie.
Notes
(1) Pour le français : Alain Rey et allíi : Dictionnaire d'expressions et locutions. Paris : Le Robert, 2007. Pour l'espagnol : Cantera Ortiz de Urbina, Jesús et allíi : Diccionario de fraseología española. Locuciones, idiotismos, modismos y frases hechas usuales en español. Madrid : Abada, 2007.
(2) En témoigne l'insuffisance des dictionnaires étymologiques communs dans ce domaine. Même s'il existe des ouvrages qui se dédient à scruter l'étymologie des UF, il convient d'observer qu'ils se limitent souvent à un petit échantillon d'UF et ont parfois un caractère plutôt ludique que scientifique.
Bibliographie
Rey, Alain/Chantreau, Sophie (2007) : Dictionnaire d'expressions et locutions. Paris : Le Robert.
Cantera Ortiz de Urbina, Jesús/Gomis Blanco /Pedro (2007): Diccionario de fraseología española. Locuciones, idiotismos, modismos y frases hechas usuales en español. Madrid : Abada.
Auroux, Sylvain (2009) : L'arbitraire linguistique. Conférence à l'ENS-LSH Lyon, le 28.04.09. )
Blank, Andreas (2001) : Einführung in die lexikalische Semantik für Romanisten. Tübingen : Niemeyer.
Burger, Harald (2003) : Phraseologie. Eine Einführung am Beispiel des Deutschen. Berlin. Erich Schmid.
Burger, Harald/ Dobrovol'skij, Dmitrij/ Kühn, Peter/ Norrick, Neal R. (éd.) (2007a) : Phraseologie: ein internationales Handbuch zeitgenössischer Forschung. Berlin : de Gruyter.
Dobrovol'skij, Dmitrij (1995) : Kognitive Aspekte de Idiomsemantik. Studien zum Thesaurus deutscher Idiome. Tübingen : Narr.
Farø, Ken (2006) : Ikonograhie, Ikonizität und Ikonismus: Drei Begriffe und ihre Bedeutung für die Phraseologieforschung. Dans : Neue theoretische und methodische Ansätze in der Phraseologieforschung. Linguistik Online 27,02 (2006). Disponible sur : http://www.linguistik-online.de/27_06/faroe.pdf. Consulté le 25/05/09.
Hallsteinsdóttir, Erla (2006a) : Das Verstehen idiomatischer Phraseologismen in der Fremdsprache Deutsch. Dans : PHILOLOGIA - Sprachwissenschaftliche Forschungsergebnisse, 49. Disponible sur : <http://www.verlagdrkovac.de/0435_volltext.htm. Consulté le 27/05/09>.
Hümmer, Christine (2006) : Semantische Besonderheiten phraseologischer Ausdrücke. - Korpusbasierte Analyse. Dans : Neue theoretische und methodische Ansätze in der Phraseologieforschung. Linguistik Online 27,02 (2006). Disponible sur : <http://www.linguistik-online.de/27_06/huemmer.pdf. Consulté le 25/05/09>.
Lakoff, George/Johnson, Mark (1985) : Les métaphores dans la vie quotidienne. Paris : Les Editions de Minuit.
Monneret, Philippe (2003) : Le sens du signifiant. Implications linguistiques et cognitives de la motivation. Paris: Champion.
Saussure, Ferdinand de (1965) : Cours de linguistique générale. Paris : Payot.
Pour citer cette ressource :
Annette Falk, "La motivation des unités phraséologiques (UF) françaises et espagnoles à composante végétale", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), août 2009. Consulté le 06/10/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/langue/linguistique/la-motivation-des-unites-phraseologiques-uf-francaises-et-espagnoles-a-composante-vegetale