Les faux-amis en français et en espagnol. Changement de sens et polysémie
Dans le domaine de la sémantique, on peut constater qu’il n’existe pas toujours une relation univoque entre signifiant et signifié. En ce sens, l’homonymie et la polysémie constituent deux exemples de signification multiple : à un même signifiant correspondent deux ou plus de deux signifiés différents.
Termes qui ont la même origine dans les deux langues
un sens au moins coïncide
Ils ont des sens différents
Il est intéressant de constater que disputer avait à l’origine les sens que la forme discuter possède actuellement dans ses emplois les plus courants : « discuter, examiner, exposer ». Les sens de « rivaliser », « quereller », qu’il peut avoir en français et que la forme espagnole équivalente a dans ses emplois les plus courants sont postérieurs.
Pourtant apparaît vers la fin du XVIème à partir de pour (<lat. class. pro – cf. Les Serments de Strasbourg-) et tant (<lat. tantum). En espagnol, por (lo) tanto a la même origine, mais pourtant correspond à sin embargo et por lo tanto à par conséquent, par les raisons que l’on vient d’évoquer. Des deux formes, l’espagnole est celle qui conserve une valeur plus proche de celle que les mots d’origine possédaient. Quitter est emprunté au latin juridique du moyen âge quitare, dont le sens est encore conservé (« libérer d’une obligation ») ; il apparaît dans le dictionnaire avec la mention « vieux ». Il a signifié très tôt en latin, avec un sens figuré, « se séparer de quelqu’un ». Quitare provient de l’adjectif classique quietus, participe passé de quiesco.
Dans les langues voisines, comme l’espagnol, le terme est emprunté au français. Les traductions dans les dictionnaires bilingues sont dejar, abandonar, etc. et sous la forme pronominale separarse.
C’est sous cette forme qu’apparaît un point de connexion, au moment présent, entre les valeurs des deux langues. La première définition de quitar en espagnol est: « tomar algo separándolo o apartándolo de otras cosas, o del lugar o sitio en que estaba ». Quitar correspond à enlever, ôter.
Cas particuliers
Voler correspond aux termes espagnols volar et robar. Dans ce cas, il y a coïncidence dans les deux langues pour une des deux valeurs que voler a en français. Mais on pourrait se demander si voler est un terme polysémique ou s’il y aurait au contraire homonymie.
En fait, on se trouve parfois devant des cas limites entre l’homonymie et la polysémie, de telle manière qu’on peut considérer deux termes comme étant des homonymes du point de vue synchronique si les locuteurs considèrent qu’il s’agit de deux termes différents. Mais si en réalité ils ont la même origine, nous devons conclure qu’il s’agit du même terme, qui a acquis des acceptions différentes tout au long du temps, et nous serions devant un cas de polysémie, même si les valeurs qu’il possède sont très éloignées et bien qu’on ne puisse détecter qu’à partir d’une étude spécialisée de quelle manière l’un dérive de l’autre. Ce serait le cas de voler ou de pas, par exemple. Il n’est pas toujours facile de se mettre d’accord en ce qui concerne la qualification de certains termes comme homonymes ou polysémiques.
Dans le chapitre consacré à l’homonymie, Stephen Ullmann parle de deux sources possibles : l’évolution phonique convergente et l’évolution divergente de sens. Il cite, comme exemple de cette dernière, le cas de voler et il affirme que dans ce cas, la séparation entre les différentes acceptions augmente tant que les liens peuvent se rompre et le mot peut se scinder en deux. Il dit textuellement : « La polysémie cède alors le pas à l’homonymie »Stephen ULLMANN, Précis de sémantique…, op. cit., p. 221.. Du point de vue étymologique, voler au sens de « dérober » est un emploi métaphorique du premier voler et cette métaphore, documentée depuis le XVIème siècle, provient du langage de la fauconnerie (« le faucon vole la perdrix »).
Pourtant pour Ullmann, du point de vue synchronique, il est « le seul qui soit applicable à la délimitation d’unités linguistiques »Ibid., p. 222, et pour la conscience linguistique du locuteur contemporain, il s’agit de deux mots différents et l’homonymie des deux voler se situe au même niveau que celle des deux louer (qui ont deux origines différentes: laudare et locare).
Pour Satoshi Ikeda les choses sont, contrairement à ce que pense Ullmann, bien claires en ce qui concerne le cas de voler. Il a consacré sa thèse à l’analyse des valeurs de ce verbe, qu’il considère comme polysémique. Il affirme que : Bien que ce verbe présente deux valeurs principales qui semblent impossibles d’unifier (sic) à première vue, nous ne considérons pas ce verbe comme homonymique, mais polysémique. Nous pensons que les deux verbes voler sont strictement identiques au niveau du sens lexical ou du sens intrinsèque. […] Dès que nous découvrons le lien caché entre les différentes valeurs du verbe voler, il devient possible de les décrire en termes de polysémieSatoshi IKEDA, Essai d’unification des valeurs du verbe « voler », Thèse de Doctorat, Paris-Sorbonne, dir : Bernard POTTIER, 1994, p. 139, 140.
On peut commenter un cas particulier d’interconnexion entre les deux mots espagnols cigala et cigarra qui proviennent de la même forme latine cicala à partir du latin classique cicada, qui correspond curieusement à cigarra. Le mot espagnol cigala aurait un faux-ami français, cigale qui est traduit par cigarra en espagnol. Pourtant cigala correspond au français langoustine.
Termes qui ont une origine différente dans les deux langues
Ils présentent la même graphie
Sol et sol sont deux mots qui ont la même graphie et la même prononciation. Le français sol, emprunté au latin solum, correspond à l’espagnol suelo. L’espagnol sol, du latin sol, solis, correspond au français soleil, qui lui provient du latin populaire *soliculus, élargissement du latin classique sol. Les paires des mots qui vont suivre ont la même graphie mais des prononciations légèrement différentes : ou bien on ne prononce pas le /s/ final en français ou bien il y a un /r/ qui est uvulaire en français.
La paire dos – dos présente un parallélisme avec, par exemple, les homographes français fils (Mon fils s’appelle Álvaro) et fils (Les fils à tisser), qui s’écrivent de la même manière mais qui se différencient par la prononciation ou non du /s/ final. Dos, du latin populaire dossum (à partir du classique dorsum) qui désignait surtout la croupe des animaux, a complètement éliminé le mot tergus. La forme classique est à l’origine de l’espagnol dorso (revers ou dos de quelque chose). Mais dos correspond à espalda. L’espagnol dos provient du latin duos, accusatif de duo et il correspond à deux.
Salir s’est formé à partir de sale qui est un dérivé du francique *salo qui signifiait « trouble, terne ». Il correspond à l’espagnol ensuciar. Salir, à partir du latin salire qui signifiait « sauter, jaillir » correspond à sortir.
Ils présentent des graphies différentes
Bâtir correspond en espagnol à edificar, construir, hilvanar. Il a été introduit à partir de 1100 au sens de « assembler les pièces d’un vêtement qui a été taillé » ; du francique *bastjan (de l’ancien haut allemand). Le verbe germanique a été employé dès le XIème siècle au sens de « construire des fortifications tressées à l’aide de poteaux autour d’un château ». De là le sens de « élever une maison ».
Batir, qui correspond en français à battre, abattre, provient du latin batuere et le premier sens qui apparaît dans le dictionnaire RAE est celui de « battre pour détruire…jeter par terre un mur, un bâtiment… ».
Coller, de colle, à partir du latin populaire *colla, du grec kolla correspond à pegar, encolar. Colar en espagnol, à partir du latin colare, signifie « passer, filtrer ».
Conclusion
Le phénomène des faux-amis est très varié. Il pose un problème pour la traduction : équivalences de termes, de notions, etc. Jesús Cantera donne quelques exemples de traductions incorrectes, dues à la confusion de certains mots proches en français et en espagnol. Au moment de la guerre d’Alger, en 1956 certains moyens de communication espagnols ont parlé de « Comités de Salud Pública » pour traduire « Comités de Salut Publique », étant donné que salut peut correspondre à salud et à salvación, celle-ci étant l’acception du terme dans le contexte cité. Surtout à partir des événements du mai 68, on a commencé à utiliser en espagnol les gallicismes contestatario et contestación au lieu de « oposición ». Tous les deux ont acquis leurs lettres de noblesse à l’époque et aujourd’hui encore, on continue d’employer, dans le langage commercial et administratif la formule en caso de contestación au lieu de dire « en caso de desavenencia o discrepancia ». Un journaliste français affirmait dans un article apparu dans une revue française que « dans presque toutes les villes espagnoles importantes il y avait un camp de déportés » (campo de deportados, en espagnol), traduction incorrecte de « campo de deportes ». Dans les traductions des textes littéraires, on trouve aussi des erreurs de ce type ; par exemple le titre de l’ouvrage de Balzac Le Médecin de campagne a été traduit par El Médico de campaña, au lieu de donner la traduction adéquate qui serait El Médico rural (ou El Médico de pueblo).
Notes
Bibliographie
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Communication issue de la deuxième rencontre hispano-française de chercheurs (SHF-APFUE) qui s'est déroulée du 26 au 29 novembre 2008 à l'École Normale Supérieure de Lyon.
Pour citer cette ressource :
Mari Carmen Jorge, "Les faux-amis en français et en espagnol. Changement de sens et polysémie", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2010. Consulté le 05/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/langue/traduction/les-faux-amis-en-francais-et-en-espagnol-changement-de-sens-et-polysemie