Le discours de Juan Carlos à propos de l’Hispanité ou comment enseigner quelques faits de civilisation ?
Résumé
À l'occasion de ce IIème Congrès consacré à la « Culture de l'autre », et plus spécifiquement à l'enseignement de l'espagnol dans les différents cursus universitaires français, nous avons choisi de privilégier la réflexion sur les modalités de transmission et de diffusion de la civilisation espagnole dans les UFR de langues vivantes, à savoir la LEA [Langues Étrangères Appliquées] et LLCE [Langues, Littératures et Civilisations Étrangères]. Notre travail a pour objectif d'analyser quelques discours commémoratifs prononcés El Día de la Hispanidad par le Roi Juan Carlos I afin de mieux apprécier les faits de civilisation. En effet, nous pensons que le discours commémoratif -parmi tous les types de documents historiques existants- permet au-delà de la valeur purement documentaire de réfléchir sur la langue et d'appréhender la civilisation dans la mesure où il offre la possibilité d'analyser le contexte politique, économique, social, culturel ou encore idéologique d'un pays. Nous nous proposons donc d'analyser le « contenu » de ces discours, considérés comme « matériau civilisationnel » qui renvoie à l'histoire culturelle, en privilégiant le lexique, l'énonciation, les procédés rhétoriques et les arguments afin de mettre en perspective leur évolution. À partir de cette étude, nous mettrons en lumière les notions de civilisation que nous jugeons indispensables pour la compréhension de ces documents.
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L’enseignement de la civilisation à l’Université
Bien que le terme de civilisation soit ambigu, son utilisation courante fait qu’il est accepté dans la pratique universitaire. Face à ce concept aux contours mal délimités, de nombreux chercheurs se sont déjà interrogés sur l’approche de l’enseignement de la civilisation, ou encore sur ses rapports avec l’Histoire ou d’autres disciplines comme, par exemple, la linguistique dans le cadre des études hispaniques en France. Selon les définitions proposées, la civilisation renvoie à tout ce qui n’est pas littérature. Les travaux des hispanistes (thèses et publications) en nombre croissant soulignent non seulement l’intérêt porté à cette matière devenue autonome par rapport à l’Histoire – entendue dans sa conception classique–, mais aussi les difficultés à appréhender l’enseignement de la civilisation dans nos cursus universitaires ((Gérard CHASTAGNARET, « Compte-rendu de la commission « Civilisation », Cahiers de civilisation espagnole contemporaine, 1, printemps 2007, [En ligne], mis en ligne le 13 juin 2007. URL : http://ccec.revues.org/document112.html. Consulté le 12 mars 2008 ; Jacqueline COVO, Ève- Marie FELL, « L’enseignement de la civilisation », Cahiers de civilisation espagnole contemporaine, 1, printemps 2007, [En ligne], mis en ligne le 12 mai 2007. URL : http://ccec.revues.org/document114.html. Consulté le 12 mars 2008 ; « L’enseignement de la civilisation », Société des Hispanistes Français de l’Enseignement Supérieur, Réflexions sur la formation des maîtres, Journées d’Études, Paris, 18-19 mars 1988 (I), s. l, S.H.F., 1989, p. 57-65 ; « Journées d’études de la S.H.F., 25-26 mars 1994. Atelier n° 5 : l’enseignement de la civilisation : outils pédagogiques et documents », Les Langues néo-latines, Paris, 94e année, n° 314, 3e trimestre 2000, p. 105-109. Pour l’enseignement de la civilisation espagnole dans le secondaire, nous conseillons les lectures des travaux suivants : Jocelyne LE BRAS, Les manuels d'espagnol et l'enseignement de la civilisation (1986-1995) : discours et savoirs scolaires dans le second cycle, thèse de doctorat, Sciences de l’éducation, Université de Rennes 2, 1999 ; Denis RODRIGUES, L'enseignement de la civilisation hispanique en France. Discours et idéologie des manuels à l'usage du second cycle (1949-1985), thèse de doctorat, Études ibériques, Université de Rennes 2, 1989 ; Albane CAIN L'Enseignement/apprentissage de la civilisation en cours de langue : premier et second cycles : aspects épistémologiques, contenus, modalités et objectifs / @Colloque International Inter-langues, Institut national de recherche pédagogique, Département de recherches sur les didactiques des disciplines et les enseignements généraux, Paris, 1991.)).
En tant que matière importante, voire nécessaire, d’enseignement et de recherche tant pour l’époque moderne que contemporaine, la civilisation est présente dans le premier cycle universitaire (LLCE ou LEA) en dépit d’un volume horaire différent d’une filière à une autre ou d’une université à une autre. Principalement délivrée en langue étrangère sous la forme d’un cours magistral et /ou de travaux dirigés, son objectif premier est de sensibiliser les étudiants qui ne reçoivent pas de formation historique à l’ensemble des productions culturelles du pays étudié. La civilisation est donc comprise comme une discipline capable de former intellectuellement et professionnellement les étudiants à l’ensemble des réalités historiques, culturelles et politiques d’un pays étranger.
Pour atteindre ces objectifs, un enseignant peut avoir recours à des supports variés : textes sources, articles de presse, films, statistiques, tableaux, graphiques, reproduction d’œuvres d’art, archives diverses, cartes, photographies, œuvres littéraires ou artistique, etc., c’est-à-dire à tous les types de supports que nous appelons « documents historiques », qui constituent la matière première de l’Histoire et qui permettent de l’éclairer et de l’interpréter.
Pour notre analyse, nous avons sélectionné les discours commémoratifs du 12 octobre prononcés par le Roi Juan Carlos I de Borbón entre 1976 et 1995, à l’exception de ceux de 1979 et de 1994 que nous n’avons pas pu localiser ((La longueur modérée des discours, idéale pour une étude dans un cours de civilisation universitaire, a été un argument de sélection. Ces discours ont été retranscrits et sont disponibles sur le site www.casareal.es.)).
Méthode choisie et hypothèses
Afin d’analyser les discours commémoratifs royaux du 12 octobre, nous souhaitons adopter une démarche comparative afin de souligner les similitudes et les divergences qui existent entre ces derniers. En effet, nous nous proposons d’analyser leur « contenu » en privilégiant une étude lexicologique, énonciative, rhétorique et argumentative pour mettre en avant leur évolution. À partir des résultats obtenus de l’analyse, nous nous efforcerons d’apprécier la manière de transmettre aux étudiants des faits civilisationnels.
Si nous faisons référence à la rhétorique ancienne et aux trois genres de discours qu’elle distingue, le discours commémoratif est un discours épidictique -appelé aussi discours démonstratif- qui renvoie à un énoncé dont la fonction est de blâmer ou de louer ou, plus généralement, d’instruire. Ce type de discours est prononcé devant un auditoire réuni à l’occasion d’un événement particulier et renvoie à la fois au passé, au présent et au futur.
Puisque tous ces discours sont prononcés par un même orateur et à une même date, nous nous attendons à ce qu’ils comprennent des « invariants ». Le fait d’appartenir au genre épidictique conforte l’idée que ces discours sont construits sur un même patron. Leur contenu doit renfermer des similitudes et de grands concepts doivent figurer. De plus, comme les discours commémoratifs sont essentiellement informatifs, ils doivent être riches en rappel d’événements, de lieux et de personnages historiques.
Et comme cette fête commémorative porte le nom de Día de la Hispanidad, nous supposons que ce terme est prononcé plusieurs fois, accompagné des concepts et des notions qui s’y rattachent.
Bref historique du terme Hispanidad
Au préalable, nous proposons aux étudiants de réfléchir sur le terme Hispanidad, sur ses valeurs et son évolution, terme souvent employé dans les manuels de littérature, d’Histoire ou de civilisation. Les définitions des termes latino-américain, hispano- américain et ibéro-américain peuvent aussi faire l’objet d’une réflexion. Ce bref retour historique permet de rappeler le contexte d’énonciation dans lequel s’insère ce genre de discours, essentiel pour mieux comprendre les invariants qu’il contient.
Le 12 octobre 1492, Christophe Colomb a foulé pour la première fois le sol du Nouveau Monde. Cet événement majeur a marqué un tournant sans précédent dans l’Histoire de l’humanité, et plus particulièrement pour l’Espagne, dans la mesure où il constitué le point de départ d’une période de projection linguistique et culturelle vers le nouveau continent. Avec la découverte de l’Amérique, un nouvel espace politique, culturel et économique s’est créé. En effet, ce fait majeur a non seulement changé la conception du monde du point de vue de l’Histoire et de la géographie mondiale, mais il a aussi entraîné à terme l’union de deux mondes. L’Amérique latine a dès lors pu jouir du legs culturel, des progrès et des expressions artistiques occidentales et orientales, et l’Europe a hérité de la richesse culturelle et du génie du Nouveau Monde.
Depuis ce fait historique, la date commune du 12 octobre a été immortalisée dans les pays de l’Amérique latine et en Espagne sous différentes appellations. Elle a d’abord porté le nom en Espagne de Fiesta de la Raza ou Día de la Raza ((Faustino RODRÍGUEZ SAN PEDRO -président de l’association Unión Ibero-Americana, ancien maire de Madrid et ancien ministre- avait proposé d’utiliser le terme de Fiesta de la Raza en 1913 pour désigner la date de l’union entre l’Espagne et les pays latino-américains. Entre cette date et le décret du président argentin Hipólito Yrigoyen en date du 4 octobre 1917, désireux de réaffirmer l’identité hispano- américaine face aux États-Unis et à la doctrine Monroe, le 12 octobre avait été célébré dans de nombreux États du monde sous différents appellations. Le décret argentin, qui a imposé le terme officiel de Día de la Raza pour les commémorations du 12 octobre, a également désigné ce jour comme le jour de la fête nationale. L’institution du 12 octobre comme Día de la Raza, dont l’objectif était d’unir tous les pays qui partageaient la même langue, les mêmes origines et la même religion, a été suivie par tous les pays latino- américains, y compris les États-Unis.)) pour devenir plus tard Día de la Hispanidad. C’est ainsi que le 12 octobre de chaque année, appelé Fiesta Nacional de España ou Día de la Hispanidad depuis le début des années 80, le peuple commémore l’arrivée des Espagnols en Amérique et la naissance d’une nouvelle identité, produit de la rencontre et de la fusion entre les peuples originaires du continent américain et les colons espagnols. Cette fête se traduit par un défilé militaire sur la Plaza de Colón de Madrid auquel assistent tous les représentants les plus illustres de l’État, la majorité des Présidents des communautés autonomes et bien sûr sa Majesté le Roi Juan Carlos de Borbón –accompagné de toute la famille royale– qui prononce un discours commémoratif à cette occasion.
Le terme Hispanidad vient de l’espagnol classique ; tombé en désuétude au début du XXème siècle, il a été réhabilité par le prêtre espagnol Zacarias de Vizcarra en 1926 avec la publication d’un article intitulé « La Hispanidad y su verbo ». À cette occasion, il proposait de substituer, pour désigner les commémorations du 12 octobre, le terme Hispanidad, plus consensuel, à celui de Raza dans Día de la Raza ou Fiesta de la Raza, qu’il jugeait « poco feliz y algo impropio » ((Voir l’article de Zacarias DE VIZCARRA « Origen del nombre, concepto y fiesta de la Hispanidad », El Español, Semanario de la Política y del Espíritu, 7 octobre 1944, Madrid, n° 102, p. 1 et 13.)). Quelques années plus tard, Ramiro de Maetzu Whitney, ancien ambassadeur d’Espagne en Argentine de 1928 à 1929 et ami intime de Zacarias de Vizcarra, a publié un article en date du 15 décembre 1931 dans le premier numéro de la revue Acción Española ((Publiée pour la première fois le 15 décembre 1931, cette revue doctrinale catholique et monarchiste consacrait de nombreux articles au thème de la Hispanidad. Sa publication hebdomadaire puis mensuelle n’a été suspendue que trois mois (août à novembre 1932). Cette revue, qui a pris fin en 1936, a compté au total 88 numéros.)) sous le titre de « Hispanidad ». Son article commençait de la façon suivante :
El 12 de octubre, mal titulado Día de la Raza, deberá ser en lo sucesivo “el Día de la Hispanidad”. Con estas palabras encabezaba su extraordinario del 12 de octubre último un modesto semanario de Buenos Aires, El eco de España. La palabra se debe a un sacerdote español y patriota que reside en Argentina, D. Zacarías de Vizcarra. Si el concepto de “Cristiandad” comprende y a la vez caracteriza a todos los pueblos cristianos, ¿por qué no ha de acuñarse otra palabra, como ésta de Hispanidad, que comprenda también y caracterice a la totalidad de los pueblos hispánicos ? ((Ramiro DE MAETZU, « Hispanidad », Acción Española, 15 décembre 1931, Madrid, tome 1, n° 1, p. 8-16.)).
Ramiro de Maetzu, à l’origine de la publication du livre intitulé Defensa de la Hispanidad ((Defensa de la Hispanidad regroupait les articles les plus conservateurs diffusés dans la revue Acción Española dans lesquels il était rappelé aux Espagnols le rôle joué par l’Espagne universelle et la nécessité de construire un projet commun pour recouvrer ce rôle. Defensa de la Hispanidad est considérée comme une des revues les plus influentes de la pensée hispano-américaine.)) en 1934 et Zacarias de Vizcarra, qui a fait publier les principaux fragments de son discours prononcé à Buenos Aires (« El apóstol Santiago y el mundo hispano » ((Zacarias DE VIZCARRA « El apóstol Santiago y el mundo hispano», Acción Española, 1er août 1932, Madrid, tome 3, n° 16.))), n’ont pas été les seuls à employer ce terme et à vouloir le diffuser. D’autres, comme Miguel de Unamuno, ont préféré Hispanidad à españolidad en 1927 ; en 1937, Antonio Machado a prononcé le terme Hispanidad (« español consciente de su hispanidad ») dans le discours de clôture du Congrès International des Ecrivains de Valence. De manière très impressionnante, de l’autre côté de l’Atlantique, cette idée faisait aussi son chemin puisque le 12 octobre 1934 exactement, au théâtre Colón de Buenos Aires, l’archevêque de Tolède et Primat d’Espagne, Isidro Gomá Tomás, a prononcé, dans le cadre de la célébration officielle argentine de la Fiesta de la Raza, un discours traditionaliste intitulé « Apología de la Hispanidad » ((Isidro GOMÁ TOMÁS, « Apología de la Hispanidad », Acción Española, Madrid, 1er novembre 1934, tome XI, n° 64-65, p. 193-230. Le discours prononcé à Buenos Aires a été publié dans Acción Española dès le mois suivant. Il reprenait de nombreuses citations empruntées à Ramiro de Maetzu.)), qui suivait les idées défendues quelques années plus tôt.
Le 12 octobre 1935, Ramiro de Maetzu, lors d’un éloquent discours à l’Académie Espagnole, a rappelé la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb et la décolonisation qui en découla. Ce même jour, il a publié un article intitulé « El Día de la Hispanidad » dans la revue Hispanidad, tout nouvellement créée ((« La conmemoración de la fiesta de la Hispanidad. Con gran brillantez se ha celebrado este año el día de la Hispanidad. Toda España se ha sumado a su conmemoración. Y no solamente en España. En América, ni qué decir. En cuanto al extranjero, allí donde existe un núcleo de españoles, se han reunido y han brindado por la raza española ». Hispanidad, n° 2, 1er novembre 1935, p. 26.)).
Après l’exécution en 1936 de Ramiro de Maetzu, les idées sur la Hispanidad n’ont pas cessé de se répandre. En effet, son ouvrage intitulé Defensa de la Hispanidad, publié de nouveau en 1938, s’est transformé en véritable référence idéologique. Progressivement, les termes de Día de la Hispanidad et Fiesta de la Hispanidad se sont imposés dans les célébrations du 12 octobre, bien que le terme légal Día de la Raza, décidé par un décret de 1918 de Antonio Maura, soit resté en vigueur pendant quarante ans ((En Espagne, la loi du 15 juin 1918 (http://www.boe.es/datos/imagenes/BOE/1918/167/A00688.tif), déclarée par le Gouvernement de Antonio Maura sous le règne d’Alphonse XIII, a célébré la Fiesta de la Raza de 1918 à 1958, date à laquelle sa dénomination a changé pour devenir Día de la Hispanidad puis Fiesta Nacional de España.)).
En effet, même si légalement le Día de la Hispanidad n’a pas eu une reconnaissance officielle dans l’Espagne franquiste jusqu’au décret de la Présidence du Gouvernement du 9 mai 1958 ((Une ordonnance ministérielle de 1940 avait déjà préféré le mot Hispanidad à celui de Raza.)) qui adopte cette dénomination pour instaurer le 12 octobre une « fête nationale pour l’Espagne et tous les peuples de l’Amérique Hispanique », cette expression a été utilisée à de multiples reprises. Le terme Día de la Hispanidad a notamment été employé sous l’ère franquiste pour servir les causes du régime. Par exemple, le 12 octobre 1939, peu de temps après la victoire du camp nationaliste, la célébration officielle du Día de la Raza à Saragosse –le même jour que la fête de la patronne de la ville, la Virgen en el Día del Pilar–, s’est transformée en symbole de la nouvelle politique intérieure et extérieure récemment mise en place par le régime. Ou encore, en 1944, lors de l’inauguration de la Cité universitaire de Madrid détruite pendant la guerre civile, des articles phalangistes exaltent le « Día de la Hispanidad » ((On peut lire en effet : « Con la solemne inauguración de la Ciudad Universitaria y el curso académico 1943-1944, se celebra el día de la Hispanidad », La Nueva Española, Órgano Provincial de la Falange Española Tradicionalista y de las JONS, 13 octobre 1943, Oviedo, année 8, n° 2.230, p. 1-4-5.)). Le décret de 1958 a par conséquent offert la possibilité à Franco de rendre hommage aux thèses conservatrices de Ramiro de Maetzu qui, comme nous l’avons souligné, définissait le vocable Hispanidad comme la force de diffusion des valeurs éternelles de la race et de la défense de la civilisation chrétienne.
Quelques années après la fin de la dictature et une fois adoptée la Constitution espagnole de 1978, le Real Decreto 3217/1981 a publié dans le Boletín Oficial del Estado de l’année 1982 que le 12 octobre porterait dès lors le nom de « Fiesta de España y Día de la Hispanidad ». Néanmoins, la loi du 18/1987 du Boletín Oficial del Estado 241/1987 du 8 octobre 1987, qui a ratifié le 12 octobre comme le jour de la fête nationale de l’Espagne, a retiré l’appellation de Día de la Hispanidad pour lui donner la dénomination connue de tous, Fiesta Nacional de España ((« [...] La conmemoración de la Fiesta Nacional, práctica común en el mundo actual, tiene como finalidad recordar solemnemente momentos de la historia colectiva que forman parte del patrimonio histórico, cultural y social común, asumido como tal por la gran mayoría de los ciudadanos. Sin menoscabo de la indisutible complejidad que implica el pasado de una nación tan diversa como la española, ha de procurarse que el hecho histórico que se celebre represente uno de los momentos más relevantes para la convivencia política, el acervo cultural y la afirmación misma de la identidad estatal y la singularidad nacional de ese pueblo. [...] La fecha elegida, el 12 de octubre, simboliza la efemérides histórica en la que España, a punto de concluir un proceso de construcción del Estado a partir de nuestra pluralidad cultural y política, y la integración de los Reinos de España en una misma Monarquía, inicia un período de proyección linguística y cultural más allá de los límites europeos. [...] ».)).
Les discours commémoratifs du 12 octobre en tant qu’outil historique : rupture ou continuité ?
Le Roi Juan Carlos se présente dans ses discours comme le Roi d’Espagne, c’est-à-dire l’incarnation de la Monarchie qui parle au nom du peuple espagnol. Il s’exprime aussi en tant que membre d’une famille, qui réunit tous les hispano- américains (discours de 1976). Il s’adresse également à toute la communauté hispano- américaine, à l’exception de certains discours à des chefs d’État (1976, 1977, 1986), à des membres du Gouvernement (1986), aux personnes présentes qui ont été invitées, aux Chefs de Mission des Républiques américaines (1977), au corps diplomatique (1977, 1991, 1993, 1995) ou encore aux membres du Patronato del Instituto Cervantes (1993, 1995). Il utilise alternativement le « yo », « vosotros » et « nosotros ».
Dans la mesure où l’ensemble de ses discours a pour destinataire la communauté hispano-américaine, nous savons d’ores et déjà qu’il ne sera pas fait référence aux aspects négatifs de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb et des années de colonisation, de destruction, d’assassinats, de conversion religieuse forcée et de guerres qui ont suivi ((La seule mention faite à certains aspects peu glorieux du passé colonial est la suivante : « Ningún español de mi generación se empeñará, por tanto, en ocultar y, lo que es peor, en ocultarse a sí mismo, las sombras que pueden oscurecer el período colonial de la historia de vuestros países americanos : pero si queremos ser honrados, tenemos que reconocer que España llevó a América un orden universal » (discours de 1980).)). Seul l’aspect positif de la découverte est ici rappelé dans le but d’encourager tous les pays hispano-américains à mener à bien un projet commun, c’est- à-dire celui de la création d’une communauté hispano-américaine. Les rapports anciens de domination sont bannis pour laisser place à la coopération ((« cooperación » : 26 occurrences ; « cooperar » : 3 occurrences.)) et à la solidarité ((« solidaridad » : 14 occurrences ; « solidario » : 4 occurences ; « solidaria » : 2 occurrences.)). L’Espagne, qui est personnifiée, est louée dans tous les discours à travers le rappel de la grandeur de l’Espagne et des actions accomplies par les Rois catholiques tant sur le plan politique, économique que culturel et social.
Au-delà de la simple commémoration de la découverte d’un nouveau continent, ce type de discours offre la possibilité au Roi de rappeler que la date du 12 octobre marque pour tous les peuples hispano-américains la naissance d’une nouvelle réalité, qui est une culture commune, leur culture commune. L’année 1976 qui a suivi la prise de fonction du roi, a symbolisé les premières manifestations du désir de l’Espagne de créer de nouveaux liens avec l’Amérique latine, basés sur la coopération et l’entente mutuelles. Cette première visite sur les terres latino-américaines a permis au Roi de redéfinir le concept de la Hispanidad en le fondant sur un destin commun et en invitant les pays à collaborer avec équité et indépendance. Le Roi a donc établi dès ce premier discours une rupture avec les faux alibis contenus dans les termes « mère patrie », « peuples frères » et « hispanité » pour laisser place à une communauté des peuples, qui, par ses caractéristiques, ses traditions et son langage commun cherchent une forme de collaboration plus en harmonie avec les relations existantes entre les nations du monde d’alors ((« La acción común que necesitamos con urgencia comienza indefectiblemente por el conocimiento mutuo. No podemos seguir teniendo apenas unas nociones sumarias, y a veces erróneas, de nosotros mismos. El conocimiento lo más completo posible de nuestras tierras y nuestras gentes, nuestra historia y nuestra actualidad, debe estar en la base misma de las enseñanzas que recibimos. […] Para esta tarea España está siempre dispuesta, como una más entre las naciones de la gran familia. Cuál ha de ser la misión de España en esa actuante comunidad, cuáles han de ser los servicios que hayamos de rendir a los demás, lo sabéis mejor vosotros que nosotros mismos. España no quiere definir su función, ni limitar sus contribuciones posibles, porque lo único que quiere, simplemente, es participar, convivir con vosotros, día a día (1976)».)).
C’est la raison pour laquelle, les termes de « comunidad » ((« comunidad » : 62 occurrences.)) et ses dérivés, « comunidades » ((« comunidades » : 9 occurrences.)) et « común » ((« común » : 42 occurrences.)), sont ceux qui apparaissent le plus dans ses discours. Ils sont renforcés par l’utilisation abondante de la première personne du pluriel qui accentue le sentiment d’appartenance à une même communauté. « Nosotros » est prononcé 35 fois et les adjectifs possessifs « nuestro » ((« nuestro » : 59 occurrences.)), « nuestra » ((« nuestra » : 83 occurrences.)), « nuestros » ((« nuestros » : 47 occurrences.)) et « nuestras » ((« nuestras » : 17 occurrences.)) abondent.
Bien que conscient de la pluralité des États hispano-américains, le Roi souhaite que cette diversité se transforme en richesse. Ainsi, il lance un appel à tous les pays qui partagent une langue, une culture, une religion, une foi et une civilisation commune pour qu’ils coopèrent afin de créer une union solidaire. Il souhaite une « trayectoria colectiva como nación» (1984), et « la cooperación solidaria y fraterna » (1984) à tous les pays hispano-américains afin d’exercer une plus grande influence sur la scène internationale et de former une communauté avec un destin fondé sur des racines communes. Le champ lexical de la famille est très présent ((« la gran familia » (1976, 1984, 1995), « una misma e inseparable familia » (1978), « una sola familia » (1982), « nuestra familia inmediata » (1988), « esa profundísima relación de familia que tenemos » (1992), « íntimas y como de familia » (1976), « hermandad » ( 1977), « los hermanos de uno y otro lado del mar » (1976), « a sus hermanos de la península y de América » (1977), « para todos los pueblos hermanos » (1977), « los pueblos hermanos » (1978), « España y los pueblos hermanos » (1978), «cómo en algunos pueblos hermanos de América » (1982), « los pueblos hermanos de América » (1983), « la solidaridad con nuestros hermanos de América » (1985), « a la vista de los problemas de los pueblos hermanos » (1987), « codo con codo con sus hermanos » (1987), « los problemas de sus hermanas de América » (1976), « mi saludo a todas las naciones hermanas de ultramar» (1986), « comunidad con las repúblicas hermanas » ( 1994).)). Seule une union forte entre les différents peuples hispano-américains peut permettre de construire un nouvel ordre économique international. Le Roi refuse que cette pluralité et ce passé commun se désagrègent au fil du temps et que les conditions de vie des membres de la communauté et les relations économiques se détériorent.
À partir de 1976, point de départ de l’appel à la collaboration future, il est pratiquement toujours fait mention de la date du 12 octobre 1992 qui commémore les cinq cents ans de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. L’annonce du « día glorioso» (1977), « la magna celebración » (1977 ), « la magna conmemoración » (1986, 1988), ou de la « gran celebración » (1987, 1988) est un moyen pour l’orateur d’inviter au recueillement, d’examiner le passé, de faire un bilan du chemin parcouru et, enfin, de se projeter dans l’avenir en imaginant activement les différentes formes que la collaboration pourra revêtir sur la scène internationale (1984, 1988). Cette date a pour objectif d’annoncer le début de la nouvelle étape de coopération entre l’Espagne et l’Amérique latine ; de plus, elle représente la culmination de toutes les actions qui sont en train de se mettre en place depuis quelques années, ainsi que la concrétisation d’un projet. Le futur ((« futuro » : 29 occurrences ; « destino » : 16 occurrences ; « porvenir » : 6 occurrences.)) apparaît comme un horizon porteur d’espoir et de richesse. Dans cet acte annuel commémoratif, que le Roi se plaît à qualifier de « reunión familiar » (1995), il souhaite que la force du rite prenne le dessus sur le caractère répétitif de la tradition (1980).
De façon assez paradoxale, le mot Raza n’apparaît qu’une seule fois, dans le premier discours prononcé par le Roi en 1976 (« dos auténticos ejemplares de nuestra raza »). La disparition totale de ce terme s’explique par ses valeurs peu appropriées pour définir le concept contemporain de Hispanidad. Il en est de même pour le vocable Hispanidad (1978) qui n’est utilisé qu’une seule fois par le Roi. Il appartient donc au lecteur de se familiariser avec ce terme très vaste afin d’en apprécier certains contours puisque le Roi n’en donne aucune définition. Les discours comprennent tous de grandes idées et des valeurs nobles comme la patrie, le patriotisme, l’universalisme, la liberté, l’État, l’État Nation, le nationalisme, la nation, la communauté historiques, qui peuvent rassembler des auditoires et des lecteurs au-delà des clivages politiques. Le Roi prononce ses discours principalement sur le territoire espagnol à l’exception de 1976, où il le fait à Carthagène des Indes en Colombie.
L’objectif pour les étudiants en civilisation espagnole des filières LEA et LLCE est d’acquérir un maximum de connaissances sur une période donnée, un concept clé ou un événement précis en se basant sur des documents d’origine, des documents historiques. Les discours commémoratifs sont supposés rappeler des faits passés en les insérant dans leur contexte d’origine ; ils sont aussi supposés exposer la réflexion personnelle développée par l’orateur sur ces événements.
Si nous comparons la longueur des discours, ceux-ci offrent une grande disparité. Deux groupes se dégagent d’une manière générale : le premier qui va de 1976 à 1983 comprend des discours plus longs ((D’après les résultats obtenus grâce au logiciel lexicométrique Lexico 3 -élaboré par l’équipe universitaire SYLED-CLA2T. http://www.cavi.univ-paris3.fr/Ilpga/ilpga/tal/lexicoWWW/lexico3.htm- les discours du premier groupe ont un nombre d’occurrences supérieur à 1600 en moyenne, à l’exception des discours de 1977 et de 1978 qui ont un nombre d’occurrences inférieur à 1000.)) que ceux du second groupe qui s’étend de 1984 à 1995 ((Pour les discours du second groupe, de manière générale, le nombre d’occurrences obtenues est nettement inférieur à 1000, sauf pour le discours de 1987. À partir de 1991, le nombre d’occurrences diminue fortement et passe au-dessous de la barre des 500.)). La tendance à raccourcir s’accentue surtout à partir de 1991.
Principales caractéristiques de la partition par année
Partie |
Nombre d’occurrences |
Nombre de formes |
1976 |
1776 |
748 |
1977 |
649 |
340 |
1978 |
941 |
446 |
1980 |
1763 |
719 |
1981 |
2073 |
802 |
1982 |
1686 |
694 |
1983 |
1932 |
774 |
1984 |
903 |
462 |
1985 |
541 |
294 |
1986 |
887 |
418 |
1987 |
1350 |
567 |
1988 |
902 |
434 |
1989 |
821 |
429 |
1990 |
798 |
410 |
1991 |
374 |
207 |
1992 |
212 |
138 |
1993 |
454 |
243 |
1995 |
494 |
269 |
De plus, il apparaît très nettement un changement dans le contenu informatif des discours, et c’est ce qui nous importe le plus ici. Là encore, deux groupes apparaissent : le premier entre 1976 et 1983 et le second entre 1984 et 1995. De façon assez surprenante, le point de rupture s’opère de nouveau en 1984. Il ressort des différentes lectures que le premier bloc abonde en références historiques. En effet, le Roi prononce les discours commémoratifs du 12 octobre de 1976 à 1983 dans des lieux fortement symboliques, qui rappellent tous l’histoire partagée entre l’Espagne et l’Amérique latine. Le choix des lieux au riche passé historique permet au Roi de faire une approche pragmatique puisqu’il commence ses discours en établissant une relation entre le lieu dans lequel il se trouve et le lien que ce lieu entretient avec le passé espagnol et américain ((Les discours sont produits de manière successive dans les villes de Guadalupe (Nuestra Señora de Guadalupe qui est célébrée en Espagne et dans les pays latino-américains est la patronne d’Extrémadure et de l’Hispanité, 1978), de Valladolid (apogée de l’art isabelien et derniers lieux de vie de Christophe Colomb et Miguel de Cervantes, 1980), Palos de la Frontera (lieu d’où partit Christophe Colomb en 1492 avec tout son équipement et ses hommes, 1981) ; Cádiz (Constitution de Cádiz de 1812 qui a mis fin à l’Ancien Régime, dissolution des grandes puissances européennes et début de la lutte pour la modernisation ; témoin d’exception du départ de Colomb, 1982) ; Granada (figure des Rois catholiques, chute de Grenade qui a mis fin à la Reconquête chrétienne, fin des capitulations de Santa Fe et parution de la 1ère Grammaire de la langue castillane en 1492, 1983) et, enfin, Palma de Mallorca (ville natale de Fray Junípero Serra et célébration du bicentenaire de sa mort, 1984).)).
De la même façon, dans ce premier bloc, Juan Carlos de Borbón fait de nombreuses référence à des personnages illustres de l’Histoire, en les nommant et / ou en rappelant l’action qu’ils ont menée pour le rapprochement et la connaissance des peuples espagnols et hispano-américains, ou encore, le rôle qu’ils ont joué dans l’Histoire de l’Espagne. Il n’hésite pas à mentionner les noms de deux Espagnols colombiens (Jiménez de Quesada et Blas de Lezo 1976) et de rappeler leur histoire respective, de citer Fray Antonio Millán (1983), Miguel de Cervantes (1980), Francisco de la Vitoria (1982, 1983), Gregorio López (1978), Francisco de Miranda (1982), Bartolomé de las Casas (1982), Roi Alphonse XIII (1978) et Alphonse III (1980) pour évoquer seulement les principaux.
Les événements historiques sont aussi rappelés comme la conquête musulmane en 711 qui a brisé l’unité hispanique (1980, 1983), la chute de Grenade le 2 janvier 1492 et la fin de la reconquête chrétienne (1980), la chute de l’empire espagnol et la création de l’État Nation (1981) ainsi que la découverte de l’Amérique en 1492, année également de la culmination de la reconquête et de la naissance d’une unité politique espagnole (1980). Il va sans dire que les figures de Christophe Colomb et des Rois Catholiques sont rappelées de manière récurrente dans les discours de ce même bloc.
Les références religieuses chrétiennes sont très fréquentes : « Nuestra Señora de Guadalupe» (1978), « Nuestra Señora del Pilar » (1978), « La Virgen Morena » (1978), « peregrinación » (1978, 1984), « bautismo » (1978), et enfin « Diós » (1976). Des références à la religion musulmane sont aussi présentes (1980, 1982).
Certains lieux, qui ont été témoins de cette extraordinaire aventure ou qui ont vu se dérouler des événements historiques, sont mentionnés, tels que « Santuario de Guadalupe » (1978), « Monasterio de Guadalupe » (1978), « Iglesia de San Jorge de Palos de la Frontera » (1981), « Tumba de los Reyes Católicos en la catedral de Granada » (1983 ), et « Ciudad de Moguer » (1981).
Les nombreuses citations, comme par exemple celles du Président de Colombie (1976), Octavio Paz (1980, 1982), Claudio Sánchez Albornoz (1980), José Vasconcelos (1980), Simón Bolívar (1980, 1983), Jorge Luis Borges (1981), Ramón Menéndez Pidal (1983), Gabriel García Marquéz (1983), Maquiavelo (1983), viennent s’ajouter à la richesse déjà existante du contenu de ses discours.
Quant aux temps verbaux employés, dans la mesure où ces discours sont très riches en références historiques, l’emploi du passé (prétérit, imparfait et plus-que-parfait) prédomine sur l’usage du présent (souvent présent historique), qui demeure néanmoins fréquent.
À l’inverse, les discours du bloc deux entre 1984 à 1995, sont principalement prononcés à Madrid, à l’exception des discours de Séville et de Ségovie (1992 et 1995) ((En 1984, El Día de la Hispanidad est devenu la fête nationale espagnole et devait avoir lieu chaque année à Madrid, en même temps que El Día de las Fuerzas Armadas. Sous la pression de personnes influentes originaires de l’île, la commémoration du 12 octobre 1984 a eu lieu à Palma de Mallorca. Il a fallu attendre 1987 pour que El Día de la Hispanidad soit légalement reconnu comme la fête nationale de l’Espagne.)). Dans ce groupe, les références historiques disparaissent pratiquement. Les seules mentions faites sont celles relatives à des personnalités historiques comme Simón Bolívar (1984), Ramón Lull (1984), Antonio de Nebrija (1983), Fray Junípero Serra (1984) et Hipólito Irigoyen (1986). Afin de souligner toute la grandeur de la couronne espagnole, à l’époque de l’ère des découvertes, Juan Carlos rappelle le nom de personnes qui ont joué un rôle capital dans le commerce, dans les réformes agraires et marines, dans le domaine des sciences ou des arts et dans les constructions publiques, en donnant l’impulsion qui a permis à l’Espagne de connaître une hégémonie sans faille. Les exemples de José Gálvez, Pablo de Olavide, Celestino Mutis, Antonio de Ulluo, Jorge Juan, Alejandro Malaspina appartiennent au groupe de personnes qui se sont distinguées par leur rôle actif dans le développement des échanges entre l’Espagne et l’Amérique latine (1984).
Quant aux événements historiques, ce sont ceux du temps présent qui prennent le pas sur le rappel du passé historique commun de l’Espagne et de l’Amérique latine. Certes, le rappel de l’expédition de Colomb figure toujours, mais dans une moindre mesure. En outre, bien que le Roi remémore des lieux historiques tels que el « Monasterio de la Rábida » (1986), « Ciudad de la Rábida » (1986), « Puerto de Palos » (1986), « Río Guadalquivir » (1986), ce sont surtout les mentions faites à l’exposition Universelle de Séville du 12 avril 1992 au 20 octobre 1992 (1986, 1987), aux Jeux Olympiques de Barcelone (1987, 1990), à l’entrée de l’Espagne dans la Communauté Economique Européenne en 1986 (1985, 1986, 1988, 1995), la création de la communauté ibéro-américaine en 1991 (1991), la présidence de l’Union européenne (1995), et enfin, la célébration annuelle des sommets des chefs d’État et de Gouvernement de la Communauté ibéro-américaine (1995) que nous retrouvons. D’autres lieux moins significatifs sont tout de même stipulés car ils ont été témoins de l’action de certains des protagonistes du développement de l’échange fructueux entre l’Espagne et l’Amérique. C’est le cas notamment de « Querataro » et de « la Baja y alta California » (1984).
Les citations de Rúben Darío (1984), José Ortega y Gasset (1987), Carlos Fuentes (1988), l’inca Garcilaso de le Vega (1991) et Miguel de Unamuno (1995) servent à compenser cette quasi absence de références au passé. Le Roi rappelle très brièvement le nom de personnages tels que Bartolomé de las Casas et Luis Sepúlveda mais sans rentrer dans les détails de leurs actions (1984).
Les temps des verbes employés dans ce second bloc appartiennent au présent et vont du présent simple au présent progressif et au passé-composé. Le futur est davantage employé que dans le premier bloc.
L’argumentation que développe l’orateur est assez simple. Elle repose principalement dans la première partie sur une démonstration par l’exemple, par les citations et par le rappel de faits historiques et de personnages historiques ((Nous renvoyons à ce que nous avons développé dans la partie précédente sur les citations, les personnages, les lieux et les références historiques.)). De plus, les discours comportent fréquemment des répétitions, des énumérations et des constructions négatives, qui contribuent à insister sur des valeurs communes et consensuelles.
Dans la seconde partie, la rhétorique employée par l’orateur s’appuie davantage sur le rappel du passé glorieux de l’Espagne, sur la fierté de ce qui a été accompli et sur la volonté de retourner aux sources pour de nouveau faire naître ce passé extraordinaire (1985) ((« España celebra hoy, con orgullo, un nuevo aniversario de la inolvidable gesta del descubrimiento. Es un orgullo que se asienta en la conciencia de haber sido protagonistas de un hecho impar en los anales de la historia ; de haber osado enfrentarse con uno de los grandes tabúes erigidos por los tiempos ; de haberse atrevido a arrostrar, mental y físicamente, el pavor paralizante de la mar tenebrosa, llevando a cabo una aventura hasta entonces impensable. Es un orgullo légitimo de un pueblo que atesora así, entre las facetas de que se compone su pasado, ese saber profundo de alguien que un día osó lo que otros consideraban irrealizable » (1985). « Los españoles estamos naturalmente orgullosos de aquellas empresas. No sólo dimos la primera noticia de América al Viejo Mundo : abrimos también el camino a la transformación social y cultural más fecunda para la historia del hombre » (1986). « El mundo no puede dejar inadvertida esta fecha » (1986). « Para celebrarlo en toda su intensidad, hay que entender que nada siguió igual en el mundo del siglo XV, después de aquella jornada de octubre en la que Colón y sus hombres fueron protagonistas de un encuentro que cambió el rumbo de la humanidad » (1990).)). Son argumentation se base aussi sur l’énumération d’actions concrètes qui ont déjà été réalisées ou qui sont en cours de réalisation. En effet, le Roi appelle à ne pas se contenter de ce que l’Espagne et l’Amérique latine ont accompli dans le passé mais, au contraire, il invite à agir dans le présent et à se projeter dans le futur immédiat : « Respeto al pasado, confianza en el porvenir, sobre todo, acción en el presente » (1987). Il souhaite que l’Espagne, qui a certes acquis davantage de poids sur la scène internationale grâce à son entrée dans la CEE, satisfasse pleinement sa vocation américaine ((Rappelons que l’entrée de l’Espagne et l’entrée du Portugal ont fortement encouragé le développement des liens commerciaux et politiques entre l’Europe et le continent sud américain.)). La présence de tournures d’obligation, en nombre plus élevé que dans la première partie, souligne un plus grand pragmatisme ((« es imperioso que acudamos a la cita » (1985) ; « tenemos que acudir una conmemoración que a nadie es ajena » (1986), « hemos de hacerlo » (1986), « Hemos de ser fieles » (1986), « tenemos que empeñarnos » (1987), « debemos » (1987), « es necesario » (1987), « tiene que »(1987), « debemos » (1988), « no debemos » (1988), « debemos ser conscientes », (1988), « deberá » (1988), « debemos » (1989), « deben » (1989)-, « ha de ser » (1989)-, « habrán de » (1989), « hay que » (1989), « debe ser » (1990) , « debemos » (1991), « hemos de » (1991).)).
En effet, afin de mener à bien le projet de création d’une communauté hispanique ((Il la nomme alternativement « tarea » (1976 , 1978, 1981, 1987, 1988,), « misión » (1976, 1977, 1983, 1984, 1987), « proyecto » (1976, 1981, 1984, 1986 1989, 1992, 1993) ; « objetivo » (1980, 1982, 1983, 1985, 1987, 1989) ; « desafío » (1985, 1989) ; « reto » (1982, 1983, 1985, 1987, 1988, 1989) ; « gran empresa » (1983, 1984), « gran empresa común » ( 1985), « empresa histórica » (1981), « aventura » (1977, 1985).)), le roi utilise une rhétorique propre à encourager l’action concrète ((« profundizar » (1981, 1984, 1988) ; « potenciar » (1984); « impulsar » (1988, 1992); « reforzar » (1987, 1989, 1990).)). Pour la première fois, pleinement conscient de la dynamique mondiale dans laquelle son pays se trouve imbriqué (1984), il veut être plus explicite puisqu’il matérialise ses souhaits en énumérant les domaines dans lesquels les deux pays doivent coopérer. Ainsi, il mentionne le développement économique, la culture, la politique, la démocratie, les libertés fondamentales, la technologie, l’éducation, le respect des droits de l’Homme, l’intégration sociale et les conditions et la qualité de vie des peuples (1985, 1988, 1989, 1990, 1992, 1993, 1995). Il invite de manière beaucoup plus pressante les pays à franchir ce pas ((« Nadie podría testimoniar mejor nuestro tributo a la gesta descubridora y a cuantos prosiguieron esa obra por tierras y mares, que la reedición de su atrevimiento, en las postrimerías de nuestro siglo. La empresa que hoy nos concita debería alcanzar, en 1992, la plenitud afanosa de esa aventura en marcha. Es imperioso que acudamos a la cita ; faltar a ella sería condenarnos a un porvenir indigno. Sé que podemos hacerlo, porque lo hemos hecho ya. Que nadie se engañe : no será un camino de rosas. No es el papel de la Corona velar las dificultades, escamotear los peligros, adormecer las conciencias. Su papel hoy es el toque de rebato, la incitación a la gran empresa común, al protagonismo de nuestro tiempo y al olvido de las particularidades. Como antaño, el Rey convoca a la hazaña. ¡ Que el pueblo español diga su palabra e inscriba con los hechos su decisión en la historia ! Demos ocasión que los siglos futuros celebren, al unísono, nuestra gesta y la de nuestros mayores. De esa traza están hechos los verdaderos tributos : el que el Rey augura y sueña para el V Centenario. ¡ Pongamos todos manos a la obra ! » (1985).)).
Cette concrétisation de projets devient encore plus précise lorsque le Roi donne l’exemple de missions de coopération espagnole qui se sont développées dans presque tous les pays du continent latino-américain à partir de la moitié des années 80 pour améliorer les conditions de vie des populations. L’objectif des Espagnols –ingénieurs, médecins, enseignants– qui collaborent étroitement avec des équipes latino-américaines, est de contribuer au développement et au progrès de ces pays (1987). La création du Centre de Formation des Ressources Humaines à Santa Cruz de la Sierra (1987) dont le but est d’aider les professionnels hispano-américains et espagnols à faire face aux défis économiques et technologiques imposés par la mondialisation, les programmes d’échange entre les universités d’une part et d’autre de l’Atlantique (1987, 1988) ainsi que l’organisation annuelle de la Conferencia Iberoamericana de Comisiones Nacionales, qui aide à réaliser ces projets et programmes concrets (1987, 1989), sont la preuve du rapprochement fructueux entre l’Espagne et l’Amérique latine. L’invitation de tous les chefs d’État ibéro-américains à l’Exposition Universelle de Séville en 1992 ainsi que l’organisation à Madrid d’une journée de travail et de réflexion sur la meilleure façon d’approfondir les relations, ne font que renforcer la matérialisation d’un projet dont le principal acteur est Madrid (1990). En effet, le poids de l’Espagne sur la scène internationale, à partir de la moitié des années 80, a contribué à ce que ce pays joue un rôle plus actif dans la coopération latino-américaine. Des actions menées dans le domaine de l’éducation et de la santé ainsi que dans celui de l’intégration et du développement des communautés indigènes s’ajoutent à cette énumération déjà longue (1993).
Le Roi n’hésite pas à citer les pays dans lesquels il a effectué des voyages afin de rappeler les racines communes qui existent entre l’Espagne et tous les pays hispanophones ((Bolivie (1987), Brésil (1987), Puerto Rico (1987), États-Unis (1987), Méxique (1990).)). L’accent est d’ailleurs mis sur la langue qui est un patrimoine commun à tous les pays hispano-américains (1987, 1989).
En conclusion, nous pouvons souligner que, dans les discours de commémoration du 12 octobre, s’entremêlent le pragmatisme de la langue politique et la vision idéalisée d’un passé glorieux. Et bien que les situations d’énonciation, les thèmes traités et l’énonciateur offrent une certaine homogénéité, les stratégies discursives divergent.
En effet, le premier bloc rassemble des discours épidictiques essentiellement informatifs alors que le second prend une tournure davantage persuasive. Les éléments descriptifs et didactiques du premier bloc s’opposent aux éléments prescriptifs et programmatiques du second ((Pour plus de détails concernant les composants que nous venons de mentionner, voir l’article d’Eliseo Verón, « La palabra adversativa. Observaciones sobre la enunciación política », in Eliseo VERÓN, Leonor ARFUCH, María Magdalena CHIRICO, Emilio DE IPOLA, Noemí GOLDMAN, Inés GONZÁLEZ BOMBAL, Oscar LANDI, El discurso político. Lenguajes y acontecimientos, Buenos Aires: Hachette, col. Hachette universidad. Ciencia-política-sociedad, 1987, p. 13-26.)) qui traduisent la nécessité urgente d’une union économique. Il semblerait que la mission qu’endosse le Roi après 1984 est davantage politique puisqu’il informe et persuade à la fois du bien-fondé de cette coopération. La rhétorique, qui évolue à partir de 1984, renforce cette impression. Les discours s’inscrivent désormais dans le temps présent et soulignent la matérialisation des projets économiques.
Il ressort des analyses que les discours du premier bloc sont plus intéressants pour les étudiants car ils contiennent une matière historique très riche. Les références culturelles abondent, ce qui permet à l’enseignant de pouvoir expliquer nombre d’entre elles et de les restituer dans leur contexte. Ces discours offrent une vue d’ensemble sur le passé espagnol du XVème siècle à nos jours. Ceux du second bloc, au contraire, invitent à réfléchir sur les enjeux que pose cette coopération, ainsi que sur les obstacles à franchir pour y parvenir. Ils sont davantage adaptés à des étudiants qui souhaitent apprécier les relations politiques et économiques entre l’Espagne et l’Amérique latine à partir des années 80.
Nous pourrions poursuivre cette étude en analysant les discours prononcés par le Roi El Día de la Hispanidad de 1996 à 2008 afin de vérifier si les tendances que nous avons dégagées dans ce travail se confirment ou si de nouveaux points de rupture apparaissent.
Notes
Communication issue de la deuxième rencontre hispano-française de chercheurs (SHF-APFUE) qui s'est déroulée du 26 au 29 novembre 2008 à l'École Normale Supérieure de Lyon.
Pour citer cette ressource :
Claire Decobert, Le discours de Juan Carlos à propos de l’Hispanité ou comment enseigner quelques faits de civilisation ?, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2010. Consulté le 21/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/langue/didactique/enseignement-de-lespagnol/le-discours-de-juan-carlos-a-propos-de-l-hispanite-ou-comment-enseigner-quelques-faits-de-civilisation-