L’enseignement de l’espagnol en LEA : pour une "autre" formation universitaire
Résumé
Longtemps considérée comme secondaire, la filière LEA démontre aujourd'hui une forte attractivité auprès des bacheliers. Ses effectifs lui ont progressivement permis de se structurer et ses enseignants-chercheurs commencent à développer une recherche spécifique.
Cette communication plaide pour un enseignement de l'espagnol en LEA adapté aux caractéristiques de la filière, mais sans renoncer à la composante culturelle, qui à terme sera l'un des atouts majeurs des diplômés dans le monde de l'entreprise. Elle insiste sur les excellents taux d'insertion des étudiants titulaires d'un master.
Enfin, ce travail défend l'idée que loin d'être en concurrence avec la filière LLCE, LEA devrait en être le complément, indispensable, à l'heure où l'autorité de tutelle demande à chaque UFR de rendre des comptes en matière d'insertion professionnelle.
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Très heureux de participer à cette rencontre SHF / APFUE, j’y présenterai une réflexion sur l’enseignement de l’espagnol en LEA (Langues Etrangères Appliquées aux Affaires et au Commerce International, puisque c’est le sens exact de ce sigle).
LEA est une spécialité de l’Université française, définie par un label élaboré par l’ANLEA ((Association Nationale LEA, qui regroupe la majorité des filières LEA des Universités françaises. La création d’une association internationale est à l’étude.)), et en cours de développement dans quelques pays étrangers. Mais elle n’existe pas en tant que telle en Espagne, ni dans les autres pays voisins de la France, ce qui explique, incidemment, les difficultés que nous avons pour organiser les études de nos étudiants Erasmus dans ces pays ((Les étudiants LEA français séjournant dans les universités espagnoles suivent en général des cours dans plusieurs facultés : Filología, Empresariales, et même parfois Historia.)).
En France, pour qui veut étudier les langues vivantes étrangères, l’Université propose deux filières distinctes. On a coutume de dire, pour simplifier, que LLCE est destinée aux métiers de l’enseignement et de la culture, et que LEA forme au monde de l’entreprise et des affaires.
La filière LEA a été longtemps considérée comme secondaire, pour de multiples raisons, tout à fait compréhensibles. Elle est plus récente (elle a été créée dans les années 1970), et elle a été mise en place par des enseignants de la filière littéraire traditionnelle, qui ne s’appelait pas encore LLCE. Puisqu’elle avait une vocation « professionnelle », elle ne formait pas à la recherche, et ne produisait donc pas de docteurs, ce qui nuisait à sa réputation, et même la disqualifiait aux yeux de certains dans l’Université des décennies passées.
Les choses ont progressivement évolué. Pour ne parler que de l’hispanisme, dans de nombreuses universités françaises, les cours en LEA représentent maintenant presque la moitié du volume total des enseignements en espagnol, c’est-à-dire presque autant d’heures de cours qu’en LLCE, et les effectifs sont souvent supérieurs à ceux de LLCE ((A Nantes, par exemple, plus de 300 hispanistes sont inscrits en licence 1 en LEA, contre 200 environ en LLCE, LV 2 y compris ; pour un total, toutes années comprises, de 700 environ, contre 450 en LLCE. Dans certaines universités, comme Paris IV, il y a quelques années, un numerus clausus et une sélection avaient même été instaurés en LEA, alors qu’il n’en existait pas en LLCE espagnol.)).
Logiquement, l’institution a pris en compte ces évolutions, et un pourcentage non négligeable de postes d’enseignants-chercheurs mis au concours porte maintenant la mention LEA, exclusive ou partielle. Les postes de Professeurs des Universités fléchés LEA sont même devenus moins rares.
Progressivement, les filières LEA se sont structurées et renforcées. Elles constituent maintenant des départements indépendants, et même des UFR autonomes dans certaines grandes universités. Une politique pédagogique, elle aussi autonome, s’est mise en place. Autonome et souvent originale, car elle est le fruit de confrontations (pas toujours confortables ni aisées) et d’échanges entre enseignants de diverses langues, dont on sait bien que chacune a ses pratiques et ses traditions, culturelles et didactiques, mais aussi d’enseignants en matières d’applications, eux aussi porteurs de pratiques et de traditions différentes.
On assiste également à l’émergence d’une recherche spécifique à LEA. Traditionnellement, les enseignants de LEA travaillent dans leur spécialité d’origine, civilisation, linguistique, didactique, traduction, littérature, en ce qui concerne les hispanistes. Mais des colloques sont maintenant organisés sur des thématiques transversales, permettant de réunir non seulement des linguistes, de diverses spécialités et travaillant sur diverses zones géographiques et culturelles, mais également des chercheurs spécialisés dans le domaine de l’entreprise : gestion, marketing, droit, informatique, communication… Pour citer ce que je connais le mieux, j’ai co-organisé à Nantes en décembre 2007 un colloque de ce type, explicitement estampillé LEA, et intitulé « Entreprise, cultures nationales et mondialisation », avec mon collègue Joël Massol, (germaniste, et qualifié au CNU en Sciences de Gestion).
Dans le cadre présent, et pour respecter les contraintes de durée imposées par l’exercice, cette communication évoquera très rapidement quelques concepts élaborés par divers courants des sciences de gestion, et relevant du « management interculturel », ou de la « culture nationale » appliquée au domaine des affaires ou de l’entreprise.
Suivront un certain nombre de réflexions générales, mais personnelles, sur l’enseignement de l’espagnol en LEA.
Puis des précisions, matière par matière, sur le contenu et la méthode des différents cours proposés.
Je terminerai par quelques mots sur l’insertion de nos diplômés.
Cultures nationales et management interculturel
Les étudiants arrivant à l’Université sont souvent surpris par l’organisation des cours de langue et par leur contenu. Le plus souvent, pour eux, dominer une langue, c’est la parler et être capable de soutenir une conversation avec un interlocuteur lambda, quitte du reste à combler les lacunes par force chevilles ou tics de langage, du type « you know », « I mean », « bueno » ou « entonces », suivant la langue. Le « culturel » leur semble a priori superfétatoire, voire incongru, et, en tout cas, dans un premier temps, son utilité échappe à beaucoup d’entre eux.
Assez rapidement, il leur est précisé que, pour travailler à l’international, parler la langue locale est certes indispensable, mais largement insuffisant. Il faut également avoir quelque chose à dire à ses interlocuteurs, et si possible quelque chose de sensé et de susceptible de capter et de maintenir leur attention. Et pour cela, il vaut mieux savoir qui sont ces interlocuteurs, quels sont les traits culturels dominants dans leur pays, les valeurs qui y ont cours, les consensus qui y règnent, et, peut-être plus encore, les polémiques qui y divisent et y opposent les divers groupes, sociaux, politiques, ethniques ou autres ((Peut-on, par exemple, avoir des relations d’affaires efficaces avec l’Espagne en ignorant l’importance et les conséquences - linguistiques et autres - des divers nationalismes régionaux qui y ont cours ?)).
Un élément semble tout aussi important, c’est l’approche des caractères spécifiques à chaque culture, et de leur influence sur la façon d’être de chacun, ainsi que sur la façon de gérer les relations entre individus, ou entre membres d’une hiérarchie dans une organisation, et en particulier dans une entreprise.
Ne figureront ici que quelques indications basiques, en référence extrêmement rapide à des publications de divers chercheurs travaillant dans ce domaine, en insistant sur le fait qu’il ne s’agit pas ici de transformer ces hypothèses en clichés réducteurs et simplistes, parallèles intellectuels et culturels du Français à béret basque et baguette sous le bas, de l’Anglaise forcément rousse ou de l’Espagnole réduite au rôle de danseuse de flamenco.
On peut facilement capter l’attention des étudiants - français - débutant en LEA, qui apprennent simultanément l’anglais, l’espagnol et souvent une troisième langue vivante étrangère, en leur faisant remarquer qu’on ne fait pas le même usage du tutoiement d’une langue, et donc d’une culture à l’autre. Que le tutoiement existe ou non dans les différentes langues, au singulier et/ou au pluriel. Que la distance physique à l’interlocuteur n’est pas la même entre anglophones et entre hispanophones, de même que la facilité ou la répulsion au contact physique, pour marquer la sympathie, ou d’ailleurs d’autres sentiments.
S’il faut attendre le cycle master pour aborder réellement l’étude des recherches en gestion citées plus haut, on pourra aisément, dans un cours de cycle licence, citer tel ou tel cas ou anecdote de la vie quotidienne permettant de faire prendre conscience de tel trait culturel ou comportemental courant dans tel pays, et rare ou qui serait choquant dans tel autre. Par exemple, tutoyer son professeur à l’Université est usuel en Espagne, mais serait choquant en France, et probablement fautif et rédhibitoire en Allemagne.
De fil en aiguille, suivant le niveau atteint par les étudiants, et en profitant du fait qu’ils étudient tous l’anglais et l’espagnol, on pourra aborder des notions plus complexes, comme la proxémie, le rapport au temps et à la ponctualité, les cultures à contexte faible ou à contexte fort ((Edward HALL, Understanding Cultural Differences - Germans, French and Americans, Yarmouth, Maine, 1993.)), ou la distance hiérarchique ((Geert HOFSTEDE, Les différences culturelles dans le management, Paris, Editions d'organisation, 1987.)) ; ou encore l’idée d’un temps « monochrone » ou « polychrone » ((Fons TROMPENAARS, L'entreprise multiculturelle, Paris, Maxima, 1994.)).
Quoi qu’il en soit, il paraît clair que l’entreprise ne peut pas ne pas tenir compte des « différences entre les sociétés, dont chacune, en fonction de son histoire et de ses valeurs, délimite ce qui est pensable ou impensable, bien ou mal, toléré, permis ou interdit ((Elisabeth WIEZCOREK, Le management interculturel, cours de master 1 LEA, Université Paris X Nanterre, 2007, p. 46.)) ». De même, il semble indispensable que nos étudiants aient au moins été informés de l’existence de tels concepts ((On pourra également se reporter à Philippe d’IRIBARNE, La Logique de l’honneur, gestion des entreprises et traditions nationales, Paris, Seuil, 1989.)).
Quelques remarques d’ordre général sur l’enseignement en LEA
En premier lieu, il semble indispensable de tenir compte du niveau réel des étudiants lors de leur inscription en licence 1, au lieu de rêver d’étudiants virtuels et idéaux, ce qui débouche souvent sur des discours scandalisés sur ce qu’ils devraient savoir. Après tout, ces néo- étudiants, ces primo-inscrits sont le fruit de l’enseignement qui leur a été prodigué par l’institution scolaire, et, en ce qui nous concerne ici, par leurs enseignants en langues, et en particulier en espagnol. S’ils sont inscrits à l’Université, c’est qu’ils ont obtenu le baccalauréat, et satisfont par conséquent aux prérequis exigés. Sauf à instaurer une sélection à l’entrée de l’Université - ce dont je ne suis pas personnellement partisan - il ne semble donc pas convenable de leur faire des reproches sur leur niveau à l’entrée.
Pour les étudiants de première année de licence, il convient donc d’adapter le niveau d’exigence à leur niveau réel. 90% d’entre eux ne savent pas conjuguer. Des tests répétés montrent qu’ils disposent en moyenne de 4 ou 5 formes, plus ou moins fautives, par verbe, en éliminant souvent les verbes les plus complexes et/ou irréguliers. Avec de tels outils, ils sont au départ incapables de produire, mais également de comprendre tout discours complexe.
Une telle situation implique donc de travailler en équipe, pour adapter en particulier le niveau des cours de civilisation au niveau réel des étudiants.
Autre remarque : il semble déplacé, et de toute façon improductif, de juger les étudiants de LEA en fonction de critères relevant de LLCE, comme le font trop souvent un certain nombre de collègues qui enseignent en LEA, non pas par vocation, mais par obligation, ou par défaut, et par conséquent, de mauvaise grâce. Certes, il convient d’inculquer à nos étudiants le meilleur niveau possible, mais apprendre une langue pour l’utiliser lors d’échanges professionnels ou « utilitaires », n’est pas la même chose qu’apprendre une langue pour l’enseigner à de futurs élèves. Dans le premier cas, on n’est sans doute pas obligé de passer par le même type de théorisation.
Les exigences, qui ne doivent pas pour autant être de bas de gamme, seront adaptées au fait que les étudiants de LEA ne sont pas des « spécialistes » de l’espagnol, au même titre que ceux de LLCE. Ils ont en moyenne plus de 30 h de cours par semaine, dont 5 ou 6 seulement en espagnol. Leurs centres d’intérêt sont donc multiples, et le travail à fournir assez divers, et important. Par contre, ils étudient tous au moins deux langues vivantes étrangères, et souvent trois, ce qui est un facteur de richesse intellectuelle et de facilité technique pour les meilleurs d’entre eux, chez qui se produit une sorte d’effet boule de neige ((Sans faire d’extrapolations douteuses, on pense à Claude Hagège, dont Wikipedia annonce qu’il a des connaissances dans une cinquantaine de langues, et que nous avons entendu déclarer que quand on maîtrise 15 langues, la 16e s’apprend assez facilement…)). Mais c’est un facteur de difficulté supplémentaire non négligeable pour nombre d’autres, qui sont portés à produire un sabir, certes pittoresque à petites doses pour le correcteur, mais dramatique pour la compétence linguistique de leurs auteurs. Notre jargon local parle de fragnol, mais aussi d’itagnol, de portugnol ou encore d’une variante locale du l’espanglish, mêlant allégrement vocabulaire, structures grammaticales et emplois des temps des diverses langues étudiées, ou bredouillées, selon les cas.
Sans accepter naturellement de telles erreurs, il semble important de les corriger en les expliquant à leurs auteurs pour ce qu’elles sont, et non pas en les considérant comme de purs non-sens.
Ce public de LEA devrait être considéré et accepté dans sa spécificité. Il est clair par exemple qu’il n’a pas le même rapport au livre et à l’imprimé que son homologue LLCE, encore qu’il y aurait sans doute beaucoup à dire sur le volume réel des lectures de nombreux étudiants LLCE… Regretter ce manque de lecture ne règle pas grand-chose. Les pousser à lire davantage, quitte à commencer par la consultation de sources Internet, semble préférable.
Mais, par contre, cette spécificité les amène à dominer des aspects qui ne sont pas, ou guère abordés dans la filière classique. J’ai suivi personnellement la filière LLCE jusqu’au doctorat, et j’ai appris seul, ou ailleurs, comment rédiger une lettre, qu’elle soit professionnelle ou autre. J’ai appris par moi-même, pour préparer mes cours en LEA, à compter en espagnol, à manier les accords des centaines, l’usage de « y » dans les nombres complexes, ou la traduction des milliards français, pas si simple à comprendre ou à expliquer. Surtout si l’on fait un comparatif entre le français, l’anglais et l’espagnol, en y ajoutant la valeur du billion anglo-saxon, du billion français ou du bilión espagnol, et, par-dessus le marché, les différentes valeurs du point et de la virgule dans les trois langues…
Le profil particulier des étudiants de LEA, et leurs études, les amènent également à développer des compétences relativement spécifiques. Nous sommes souvent frappés par le dynamisme dont font preuve nos étudiants, en général à partir de la licence 3, et plus particulièrement en master. Lors des phases de sélection des étudiants en Master 2, nous constatons souvent dans leurs dossiers une très grande mobilité géographique, matérialisée par des séjours Erasmus, des « jobs » à l’étranger, des stages lointains et parfois impressionnants, démontrant des facultés d’adaptation, d’ouverture et d’organisation qui forcent le respect. Le tout motivé par un projet professionnel qui progressivement prend corps, et qui souvent se matérialise ensuite par des emplois de qualité à l’étranger.
Bref, tout cela me conforte personnellement dans la conviction qu’il s’agit là d’un public qui mérite le respect, et qui devrait être abordé en vertu de critères s’appliquant à lui-même, et élaborés en fonction de la filière LEA.
Nos pratiques d’enseignement, discipline par discipline
Au sortir du secondaire, les jeunes qui arrivent à l’Université se caractérisent par une certaine aisance personnelle : ils sont par exemple beaucoup plus rarement timides que ne l’étaient les gens de ma génération, et ceci est à mettre au crédit des méthodes du second degré. Ils se débrouillent en général assez bien des cours de langue orale, dispensés de plus par des lecteurs qui sont de leur génération, ce qui facilite la prise de parole.
On les a jusqu’alors encouragés à « s’exprimer » même si la forme et la langue sont médiocres. Ils sont donc surpris de découvrir les exigences universitaires. Nous insistons immédiatement sur le fait que leur compétence programmée sera, à terme, non plus de baragouiner un sabir global, mais de pouvoir tenir et comprendre précisément des discours complexes en diverses langues, ce qui conditionnera leur insertion dans le monde du travail, où ils devront fournir une compétence en échange de leur emploi et de leur salaire.
Les premiers cours de « langue écrite », autrement dit de « traduction » se révèlent donc inconfortables. Nous résolvons le problème, et le malaise (le nôtre et le leur…) en procédant très rapidement à des tests, chiffrés, d’abord sur les règles de l’accentuation, puis sur la conjugaison. Les résultats, littéralement catastrophiques, les persuadent assez facilement de la nécessité d’apprendre. Sans ces tests, par contre, ils répondent volontiers qu’ils ont déjà vu les conjugaisons à diverses reprises, et souhaitent par conséquent passer rapidement à autre chose.
Nous établissons donc un programme d’apprentissage des conjugaisons (il vaudrait mieux cesser de parler de révision…), soutenu par l’acquisition d’un vocabulaire grammatical basique, dont beaucoup ne disposent pas à leur arrivée.
Est-il utile d’insister ici sur le fait qu’en espagnol, de par l’absence le plus souvent de pronom personnel sujet, la non maîtrise de la conjugaison implique facilement incompréhension, contresens et non-sens ? Les exercices de traduction sont donc, dans un premier temps, avant tout un moyen de traiter à mesure, et en situation, les points de grammaire figurant au programme. Cet effort doit être maintenu en permanence les années suivantes, mais progressivement, l’exercice permettra de s’attacher davantage à une véritable traduction de textes.
Nous avons décidé de maintenir des cours de civilisation espagnole dès la licence 1, alors que nos collègues anglicistes nantais, par exemple, ont fait le choix inverse. Ce choix implique une progression lente, de nombreuses explications sur les concepts abordés, alternativement en français et en espagnol, beaucoup de commentaires sur la langue, de mots écrits au tableau, et exclut donc, dans un premier temps, un cours magistral classique, dont l’expérience m’a personnellement montré que seul un très faible pourcentage des étudiants en tirait profit.
A partir de la deuxième année de licence, face un public beaucoup plus homogène, et beaucoup plus motivé, le rythme et la densité des cours peuvent notablement s’élever.
En master, et en particulier en master 2, l’enseignant se trouve face à un auditoire de très bonne qualité, avec un excellent niveau en langue. Mais il doit faire face à une difficulté d’une autre nature : ces étudiants sont portés à faire remarquer qu’ils ont déjà traité les sujets proposés, et qu’ils veulent «du professionnel », et rien que du professionnel. L’argument suivant les convainc assez bien : sur le marché de l’emploi, ils seront en concurrence avec des diplômés d’Ecoles de Commerce, plus compétents, ou en tout cas présumés plus compétents dans les disciplines techniques, mais, par contre, eux pourront démontrer des compétences nettement supérieures, dans le maniement même des langues étrangères, mais également dans la connaissance de la culture, de la civilisation des pays où ces langues sont parlées.
Quelques mots sur les cours de « langue de spécialité », dont la finalité, quelle que soit la méthode utilisée, est de faire acquérir à l’étudiant à la fois le vocabulaire, le lexique du monde économique et des affaires, et des connaissances structurées sur ces secteurs. Ces cours gagnent à être en lien avec les programmes de civilisation, se rattachant aux zones géographiques traitées, Espagne et Amérique hispanique. Il me servent personnellement de base et de support pour aborder, dès que l’occasion s’en présente, les liens entre économie et histoire, ou entre économie et géographie, la vie quotidienne en Espagne, les rythmes de vie, les usages alimentaires, les produits agro-alimentaires emblématiques, mais aussi l’art, en citant tel musée, l’architecture de Gaudi, le Guggenheim de Bilbao…
Le but étant, en passant en permanence du concret à l’abstrait, de l’économique ou de l’entrepreneurial à l’historique ou au culturel, d’amener les étudiants à prendre de la hauteur, en faisant preuve à la fois d’esprit d’analyse et de synthèse, et à comprendre les raisonnements théoriques sans manquer d’esprit pratique, ce qui est, me semble-t-il, le propre d’un homme cultivé et, en l’espèce, d’un diplômé de l’Université, qui se destine à exercer des responsabilités au plan professionnel, en l’occurrence en entreprise.
J’y parle par exemple longuement du problème de l’eau en Espagne, montrant les évolutions de l’Espagne à ce sujet au cours du XXe siècle, et la relation particulière à l’eau qu’ont développée les Espagnols ces dernières décennies, provoquant des comportements bien différents de ceux des Français, par exemple.
J’y étudie également les vins espagnols, ce qui permet de constater et de décrire des différences culturelles et organisationnelles quant aux critères d’excellence par exemple.
Au niveau master, le cours de « langue de spécialité » est consacré essentiellement à des études de cas.
Pour mémoire enfin, nos étudiants pratiquent en laboratoire la traduction orale, que nous avons cessé de nommer abusivement « traduction simultanée ». Cet exercice, très formateur et très exigeant, a également le mérite de rendre modestes les étudiants qui auraient oublié de l’être, les mettant face aux progrès qu’il leur reste à faire. Il est pratiqué, sous des formes diverses, de l’année de licence 3 à celle de master 2 incluse.
Devenir et insertion des diplômés de LEA Nantes
Ces pratiques d’enseignement, cet engagement vis-à-vis de la filière LEA n’ont réellement de sens que si tous ces efforts débouchent sur des résultats.
Comme dans de nombreuses filières universitaires françaises, l’évaporation en cours et en fin de première année de licence est forte. C’est la rançon des choix qui sont effectués, au niveau politique, d’une université presque gratuite et non sélective à l’entrée. Ces choix sont peu susceptibles d’être modifiés, et ils ont également des aspects positifs, comme la chance donnée à des étudiants, au départ peu armés ou peu motivés, de se révéler, ou de se découvrir des vocations après une période de balbutiement.
En ce qui concerne ceux qui poursuivent avec succès cette filière jusqu’au bout, les taux d’insertion en sortie de master 2, pour les étudiants que nous formons à Nantes sont excellents. L’étude que j’ai menée en 2007, sur 5 promotions de la spécialité « Responsable Export Trilingue » montrait que 85% des diplômés avaient trouvé un emploi après 6 mois, et 92% après 9 mois. Les emplois occupés sont pour l’essentiel des emplois à responsabilité, et bien rémunérés. Pourquoi nos diplômés sont-ils recrutés ? On pourrait le résumer en deux phrases : ils sont réellement trilingues et disposent d’une connaissance approfondie des réalités, économique, sociétale, culturelle et historique des pays dont ils parlent les langues. S’y ajoutent une bonne maîtrise des techniques du Commerce International, et une réelle expérience de l’international, acquise lors de stages en entreprise. On le voit, la langue est la base de leur compétence, et dans ce domaine, l’expérience nous montre que leur niveau est statistiquement nettement plus élevé que celui des diplômés d’Ecoles de Commerce ((Les principales données de l’enquête citée ci-dessus peuvent être consultées sur le site de l’Université de Nantes (enquête sur les promotions 2002-2006, arrêtée en mars 2007). http://www.cil.univ-nantes.fr/SI00118/0/fiche formation/)).
Nos enquêtes montrent que nos étudiants sortant de master 1 se placent également assez bien, après leur stage de fin d’année. Soit ils entrent dans la vie active, soit ils postulent à des masters 2 variés, filières LEA d’autres universités françaises, masters IAE, masters des métiers de l’humanitaire, du commerce équitable ou des secteurs culturels…
Avec le diplôme de licence, certains se dirigent vers les concours de professeurs des écoles, d’autres vers la préparation de concours administratifs, IPAG, IRA. D’autres enfin se découvrent une vocation pour l’enseignement dans le secondaire, et, après une année de licence 3 en LLCE, réussissent en général assez bien aux concours.
Des sorties à bac + 2 ont également lieu, pour des étudiants qui se dirigent vers des licences professionnelles, en général LEA (tourisme, hôtellerie internationale…) ou dépendant d’autres filières universitaires.
Et à tous les niveaux, certains de nos meilleurs étudiants réussissent également à intégrer des Ecoles de Commerce réputées, prouvant ainsi la qualité de leur formation.
Conclusion
On me dira que traiter de LEA en général, ce n’est pas, à proprement parler, s’intéresser à l’enseignement de l’espagnol, sujet qui nous réunit ici. Je vais citer des chiffres nantais, mais divers sondages montrent qu’ils sont assez représentatifs de la réalité nationale : plus de 50 % des étudiants inscrits en LEA étudient l’espagnol, alors que le choix est donné à Nantes entre 8 LV 2 différentes ((En l’espèce : allemand, arabe, chinois, espagnol, italien, japonais, portugais, russe. Certaines de ces langues sont également étudiées en LV3. L’anglais est obligatoirement étudié en LV1.)). En master 2, le nombre de candidats hispanistes est toujours de loin le plus élevé, et c’est souvent un crève-cœur de devoir en éliminer d’excellents.
Promouvoir la filière LEA c’est donc bien promouvoir l’enseignement de l’espagnol dans l’Université française.
S’il fallait prouver l’utilité de la filière LEA, on pourrait énoncer en priorité les arguments suivants :
Elle a, à mes yeux, une forte utilité sociale, car elle permet à de nombreux jeunes, souvent issus de milieux modestes, d’accéder à des métiers du commerce international, quand les Ecoles de Commerce leur sont inaccessibles, pour des raisons financières.
Elle est utile à l’Université française. En effet, quand elles sont conduites avec l’efficacité et l’engagement qui conviennent, les filières LEA produisent des taux d’insertion tout à fait satisfaisants. A ce titre, elles peuvent donc se révéler très utiles aux Universités françaises, qui, récemment, se sont vues assigner une mission d’insertion, avec obligation de fournir des chiffres à court terme ((La DGES est récemment devenue la DGESIP, Direction Générale de l’Enseignement Supérieur et de l’Insertion Professionnelle.)).
Enfin, la filière LEA conforte largement la place de l’espagnol, et de l’hispanisme français, dans l’Université française, et donc dans la société française, par les effectifs d’étudiants qu’elle représente, par conséquent par les postes d’enseignants-chercheurs qu’elle induit, et par la présence non négligeable de diplômés LEA dans le monde économique, dans les entreprises travaillant avec le monde hispanique, ou dans le monde hispanique même.
Pour améliorer encore cette contribution, il faudrait cependant que certains départements d’Etudes hispaniques abandonnent la condescendance qui a longtemps prévalu à l’égard de LEA. Les cours en LEA ont longtemps été confiés aux enseignants débutants, comme une sorte de bizutage, comme un mauvais moment à passer avant d’accéder aux enseignements dits nobles. Comment demander à ces enseignants de s’investir réellement dans ces conditions ?
Il serait sans doute préférable de généraliser le recrutement d’enseignants ayant des compétences réelles dans ces domaines, ou ayant au moins le projet sincère de s’y former, avec engagement explicite d’une présence pérenne. Les migrations dès que possible vers LLCE seraient alors moins fréquentes.
Il faudrait pour cela reconnaître et aider à la valorisation d’une recherche de qualité en LEA. Le corollaire serait de donner de vraies chances de « faire carrière » en LEA, au lieu de devoir passer à LLCE pour pouvoir devenir Professeur des Universités. Mais les choses semblent enfin bouger un peu, sur le modèle de ce que font les anglicistes, traditionnellement plus pragmatiques.
Enfin, un nouveau cadre juridique, certes discutable à de nombreux égards, fixe à l’Université la mission de veiller à l’insertion de ses diplômés. Les responsables de départements d’Études Hispaniques devraient se persuader qu’ils n’ont pas de complexes à faire dans ce domaine, vu le nombre d’enseignants (de tout type, professeurs des écoles, certifiés, agrégés, mais aussi universitaires) que produit l’hispanisme français.
Pourquoi ne pas y ajouter, grâce à une franche collaboration avec les filières LEA, une bonne exploitation du gisement non négligeable d’emplois que représente le développement du Commerce International ? Alors, nos départements d’Etudes hispaniques marcheraient enfin sur leurs deux pieds.
Notes
Communication issue de la deuxième rencontre hispano-française de chercheurs (SHF-APFUE) qui s'est déroulée du 26 au 29 novembre 2008 à l'École Normale Supérieure de Lyon.
Pour citer cette ressource :
Joël Brémond, "L’enseignement de l’espagnol en LEA : pour une "autre" formation universitaire", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), février 2010. Consulté le 05/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/langue/didactique/enseignement-de-lespagnol/l-enseignement-de-l-espagnol-en-lea-pour-une-autre-formation-universitaire