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Les nouveaux Persans. Être Erasmus en Espagne

Par Alberto Supiot Ripoll : Professeur - Université de Valladolid (Espagne)
Publié par Christine Bini le 31/08/2012

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Dans cette communication seront utilisés des textes oraux correspondant à des enregistrements réalisés en classe de FLE sous forme d’interviews faites à des étudiants en mobilité Erasmus à l’Université de Valladolid. Les étudiants espagnols auteurs de ces enregistrements devaient demander aux étudiants Erasmus de rendre explicites leurs impressions au sujet de l’Espagne et des Espagnols. Les interactions ainsi obtenues sont l’objet d’un bref commentaire fait à la lumière de la notion d’« étonnement » définie par Véronique Traverso.
 
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 Du 9 au 12 novembre 2011 le colloque, organisé par l'APEF, l'APFUE et la SHF et intitulé "L'Étranger" s'est tenu à l'université d'Algarve au Portugal. Il a été coordonné par Christian Lagarde, Professeur à l’Université de Perpignan – Via Domitia et Président de la SHF, Geneviève Champeau, Professeur émérite à l’Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3 et Présidente d’Honneur de la SHF et par Ana Clara Santos, Professeur à l’Universidade do Algarve et Présidente de l’APEF, Organisatrice du Colloque “L’Étranger”.

 

Le Comité de lecture était composé de :
Geneviève Champeau, Elvire Diaz, Erich Fisbach, Marie-Madeleine Gladieu, Pierre-Paul Gregorio, Catherine Heymann, Christian Lagarde, Ilda Mendes dos Santos, Philippe Meunier, Amélie Piel, Philippe Rabaté, Begoña Riesgo, Pascale Thibaudeau et Sarah Voinier, membres du Comité de la SHF.

Suite à ce colloque, nous publions une sélection d'articles.

Voir l'introduction du colloque

Alberto Supiot Ripoll
Universidad de Valladolid (Espagne)

1. L’étonnement Erasmus

Cette communication est issue d’une pratique en classe de FLE au cours de laquelle il était proposé aux étudiants d’accomplir une tâche consistant en la réalisation d’interviews à des étudiants francophones Erasmus. Il s’agissait, en principe, d’un exercice destiné à travailler l’expression orale en situation de communication non simulée. Les instructions préalables données aux étudiants espagnols étant assez floues, les interactions découlant de cette tâche portaient, comme du reste cela était à prévoir, sur le quotidien des Erasmus dans leur nouvelle situation, leurs impressions sur l’Espagne, la vie universitaire, etc. Cet exercice pouvait donc se rapprocher de ce que l’on entend par « rapport d’étonnement » ou « cahier d’étonnement », pratique courante dans le monde de l’entreprise : il s’agit de soumettre les nouveaux arrivants à un questionnaire, qui le plus souvent n’a rien d’original, où ils doivent signaler en toute liberté les aspects qui les « étonnent » dans leur nouveau cadre. Cela fait partie des activités de marketing dans un double objectif : mettre à profit le regard naïf du nouvel arrivant qui est censé percevoir des aspects que l’habitude a rendus invisibles et, en second lieu, favoriser son intégration.

Cette activité a eu des retombées dans le monde de l’enseignement des langues étrangères. Christine Develotte, professeure à l’ENS de Lyon, a publié en 2006 un article où il est question des problèmes méthodologiques relatifs à la pratique du «journal d’étonnement » dans le cadre de l’enseignement des langues étrangères, pratique qu’elle fait remonter aux années 95-98 (Develotte, 2006).

Dans l’optique de Develotte, le « journal d’étonnement » prendrait la relève de l’ancien « enseignement de la civilisation » qui a survécu sous des appellations diverses telles que « dimensions culturelles de l’enseignement des langues », « compétence (ou pédagogie) transculturelle (ou pluriculturelle) », etc. Mais alors que cet « enseignement de la civilisation » présente le fait culturel comme un objet à assimiler parmi tant d’autres, le « journal d’étonnement » suppose une préparation à l’observation de ces faits culturels nouveaux. Le « journal d’étonnement » rejoint ainsi le « journal d’ethnographe ». L’enjeu, dans ces deux types de journaux, est d’abord de « rendre le familier étrange » pour affronter ensuite les aspects de la culture étrangère. L’étonnement, en effet, n’est pas donné mais s’apprend. Develotte rapporte à ce propos les mots de Véronique Traverso :

Le fait de se sentir choqué n’est en effet pas toujours immédiat. C’est plutôt parfois un effort à certains égards contradictoire avec la volonté de comprendre une culture que d’y scruter certaines bizarreries, étrangetés et autres incongruités. Le mouvement premier semble souvent être au contraire de tout banaliser, d’effectuer, sans presque s’en rendre compte, l’opération qui consiste à observer le fait nouveau, à en prendre bonne note en considérant dorénavant que c’est comme ça, sans en tirer d’autres conclusions (Develotte, 2006).

Et elle ajoute : « Pour que les choses se passent autrement, il est nécessaire que ce comportement porte atteinte à la face, qu’il provoque malaise et embarras [...] ». « Étonnement », en ce sens, serait toute réaction susceptible de déclencher un processus de réflexion à partir d’un choc ou d’un effarouchement initial.

L’ensemble des enregistrements qui se trouvent à la base de cette communication, et qui ne constituent pas encore un corpus, ne sont pas de véritables « journaux d’étonnement » oraux puisqu’ils n’ont pas été préparés dans ce sens. Ce manque de rigueur, dont il faut tenir compte, s’est avéré pourtant pertinent. Les étudiants Erasmus interrogés à propos de leur expérience espagnole avaient toute liberté de se montrer «étonnés» ou non. De ce fait, les enregistrements pouvaient justement servir à tester la spontanéité de leur capacité d’étonnement. Et, en effet, lorsqu’on écoute ces textes oraux, on s’aperçoit que les propos qui marquent de l’étonnement (dans le sens qui a été précisé ci-dessus) ne sont pas les plus nombreux. On pourrait arguer que c’est là la preuve de la standardisation du quotidien dans les pays du premier monde qui efface des différences qui étaient encore observables il y a une trentaine d’années et empêche donc l’effet de surprise.

Mais on pourrait aussi y voir la confirmation de l’existence de deux types de regards, l’un « construit » (à partir des représentations qu’on se fait des cultures étrangères), l’autre « empirique » (Geneviève Zarate in Develotte, 2006). Ce dernier regard « sociologique et à vocation d’objectivation du réel » (idem) est le regard auquel devrait aboutir l’attitude étonnée dans le sens de Véronique Traverso. C’est ce regard « empirique », source d’étonnement, qui nous intéresse ici. On pourrait établir des degrés d’étonnement, le premier étant provoqué par le bouleversement des habitudes quotidiennes qui peut être suivi d’un rejet ou d’une acceptation résignée. Un autre degré d’étonnement est celui qui incite à entamer une recherche de causes et suscite des spéculations diverses tournant autour des différences de caractère dans le but, avoué ou non, d’arriver à gérer une situation stressante. Cet étonnement de type « ethnographique » serait moins primaire et chercherait surtout à comprendre. Le dernier enregistrement que nous écouterons (ou lirons, dans cet article) montre un degré d’étonnement qui tend à se rapprocher de ce dernier.

Avant de passer à l’analyse de quelques échantillons d’étonnements, je ferai une courte recension de quelques sujets d’étonnement des étudiants français en Espagne qui sont nombreux et plus ou moins prévisibles.

Ainsi, les Erasmus français sont très souvent étonnés par :

Les horaires et l’arrêt des activités à midi attribué à l’habitude de la « siesta »
Le bruit
La présence de gens dans les rues, surtout des enfants à des heures tardives
La nourriture, notamment la présence de l’huile dans la préparation
Les « tapas »
La façon de consommer de l’alcool : en allant de bar en bar, etc.

D’autres sujets sont moins prévisibles et, donc, peuvent correspondre à une observation plus approfondie ou moins « construite » :

Les difficultés à trouver certains aliments habituels dans les supermarchés
La présence de revues à caractère pornographique dans les kiosques « à hauteur de landau»
Le mélange d’âges partout
L’usage du bidet
L’énorme consommation de papier toilette faite par les Espagnols
L’usage de « placards à égoutter »
Le souci de propreté dans les maisons
Le tutoiement des élèves lorsqu’ils s’adressent aux professeurs
La consommation de « gâteaux apéro » et de graines de tournesol partout et à tout moment, etc.

Certains de ces étonnements, les plus prévisibles, correspondent souvent aux représentations que l’on se fait de l’Espagne et des Espagnols et qui peuvent reproduire de vieux stéréotypes qui restent tenaces dans l’imaginaire. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’uniformisation de la vie n’a pas l’air d’atteindre le quotidien au degré qu’on pourrait espérer.

Les étonnements moins prévisibles sont ceux qui, à l’inverse des précédents, peuvent provoquer un véritable breatching et ébranler les idées tenues pour acquises. Alors que les réactions qui suivent les premiers sont plutôt contraires, les étonnements moins prévisibles peuvent parfois amener l’approbation. La comparaison avec les situations parallèles françaises est constante, même si elle n’est pas explicite : l’étonnement implique comparaison puisque, pour être étonné, il faut partir d’un point de vue autre qui fait naître des attentes qui se voient déçues.

Dans l’écoute ou la lecture des enregistrements qui vont suivre, nous verrons des échantillons de ces attitudes en commençant par un exemple d’attitude « non étonnée »qui est celle du touriste conventionnel, peu fréquente, à vrai dire, chez les Erasmus, auquel suivront d’autres correspondant à des attitudes « étonnées ».

2. Transcriptions et commentaires des enregistrements

2.1. L’attitude non étonnée ou « touristique »

Aller ou pas :
loc. #1 : bon donc on a fait Madrid ça y est ça faisait partie des choses qu'on voulait faire c'est maintenant faut voir par rapport au temps qu'il nous reste il nous reste quatre mois ici

loc. #2 : oui

loc. #1: et il faut qu'on aille voir donc Burgos

loc. #2 : oui

loc. #1 : Salamanque

loc. #2 : oui

loc. #1 : peut-être le Portugal si on a le temps

loc. #2 : si on a le temps

loc. #1 : Barcelone

loc. #2 : ça c'est sûr

loc. #1 : et t'en vois d'autres?

loc. #2 : à la limite on aurait pu essayer l'Andalousie mais XXX

loc. #1 + loc. #2 :

1 : oui l'Andalousie
2 : encore une fois si on a le temps

loc. #1 : en plus ça sera en hiver aussi

loc. #2 : oui mais c'est toujours l'Andalousie

loc. #1 : oui ça nous fait quand même six destinations

loc. #2 : en quatre mois sachant qu'on n'a pas de vacances excepté celles de Noël et qu'on sera en France

loc. #1 : et qu'on rentre à la maison

loc. #2 : [rire]

loc. #1 : donc euh on va dire ce qu'on pourra faire assez rapidement c'est aller à Salamanque oui ça c'est facile

loc. #2 : parce que ça peut se faire en un week-end par nous il ya des personnes qui sont déjà parties là-bas [en]fin en un ou deux jours t'as t'as fait le tour

loc. #1 : oui c'est un petit peu comme Valladolid

loc. #1 + loc. #2

1 : XXX
2 : oui c'est pas une grande grande ville

loc. #1 : donc euh bé on pourrait faire ça la semaine prochaine

loc. #2 : pourquoi pas ? ça demande pas énormement de temps de regagner XXX

loc. #1 : oui en plus ça devrait nous coûter pas trop cher non plus

loc. #2 : non c'est relativement près qu'on aille en voiture ou en train au niveau du budget ça devrait passer

loc. #1 : oui ben ouais bon c'est une bonne cho[se] j'sais pas ce qu'il y a à voir par contre là- bas [en]fin

loc. #2 : je pense que c'est un peu comme ici il y a des monuments un petit peu historiques qui se baladent dans la dans la ville [rire] et euh

loc. #1+ loc. #2 :

1 : les soirées aussi également c'est quand même réputé pour être très universitaire donc euh
2 : oui

loc. #1 : ouais ce serait bien de faire une soirée là-bas

loc. #2  : voilà exactement

loc. #1 : bon ben ça Burgos pareil

loc. #2  : oui

loc. #1 : ça demande pas beaucoup plus de de temps ça à la limite [en]fin qu'on le fasse maintenant ou à ou dans dans un [en]fin on peut faire d'ici un mois

loc. #2 : oui oui ça c'est aussi bien Salamanque que Burgos ça demande pas trop d'organisation on peut décider la veille pour le lendemain presque d'y aller ou pas

loc. #1 : ça serait sympa peut-être de voir quelques euh bodegas sur le chemin

loc. #2 : ouais

loc. #1 : et il y deux ou trois châteaux aussi qu'il serait sympa à voir tant quitte à y aller [en]fin là-bas faire un petit détour quoi

loc. #2 : oui complètement

loc. #2 : pour voir un peu ce qu'il y a et puis ben le gros truc ça va être Barcelone quoi

loc. #2+ loc. #1 :

1 : ça va falloir s'organiser
2 : oui

loc. #2 : ouais le truc c'est que Barcelone il faut absolument qu'on y aille je pars pas d'Espagne sans avoir vu Barcelone et effectivement il va falloir s'organiser et de même si on va aller au Portugal même si ça reste secondaire

loc. #1 : ouais

Commentaire

Dans cette interaction, qui montre une entente totale entre les interlocuteurs (un couple), pas d’étonnement. C’est l’attitude « touriste » presque à l’état de caricature, et c’est là la raison de sa présence ici. Le regard porté sur le pays étranger est un regard « construit ». Tout répond à un plan précis (« on a fait Madrid ça y est ça faisait partie des choses qu'on voulait faire ») qui doit tenir compte des limites de temps (« maintenant faut voir par rapport au temps qu'il nous reste il nous reste quatre mois ici ») et qui force donc à une sélection des objectifs de visite en donnant la priorité aux destinations ne demandant pas un trop grand investissement en temps (le week-end) et en prévoyant avec le délai suffisant les déplacements plus importants (Barcelone). Il n’y a pas de place pour l’improvisation.

Tout est objet d’un calcul précis, autant le temps disponible que les conditions climatiques prévues (en Andalousie ils risquent de souffrir de la chaleur, même si c’est l’hiver) et l’argent (« qu'on aille en voiture ou en train au niveau du budget ça devrait passer »).

Aucune place n’est laissée à l’étonnement. Le but de leurs projets est de confirmer leurs attentes : Salamanque est une ville universitaire, donc les soirées (ils entendent par là sortir le soir pour consommer de l’alcool) doivent mériter le déplacement. Lorsqu’ils avouent leur ignorance à propos des lieux inconnus qu’ils envisagent de visiter (encore une fois, Salamanque ou Burgos), soit ils s’en remettent à l’expérience des autres (« il ya des personnes qui sont déjà parties là-bas [en]fin en un ou deux jours t'as t’as fait le tour »), soit ils construisent des hypothèses à partir du connu (« je pense que c'est un peu comme ici il y a des monuments un petit peu historiques qui se baladent dans la dans la ville [rire] »).

2.2. La langue comme sujet d’étonnement

a) En Espagne tout le monde parle espagnol

loc.#1 : ma première impression c'était c'était assez bizarre [rire]

loc.#2 : pourquoi?

loc.#1 : euh on allait prendre un un jus d'orange dans le bar de la gare et tout le monde parlait espagnol et ça nous a fait assez bizarre

Commentaire

La langue de l’étranger constitue un sujet d’étonnement particulièrement intéressant. Dans cet extrait faisant partie d’une autre interaction, l’étonnement vient du contraste entre le spectacle de la langue espagnole parlée dans son contexte naturel et la représentation de cette langue que les locutrices avaient au départ. Cette représentation correspondait à celle de la langue de l’école, qui n’est parlée que dans le contexte de la classe. Nous nous trouvons ici face à un étonnement réel, tel que le décrit Véronique Traverso, produit par le choc provoqué par la constatation du fait qu’il existe effectivement des lieux sociaux ou l’espagnol est bel et bien parlé au même titre que le français. Cet étonnement peut et doit, me semble-t-il, constituer un sujet de réflexion en ce qui concerne l’enseignement des langues.

b) La variation linguistique en Espagne

loc.#1 : ben moi je pense que ici en Espagne on arrive encore plus à avoir les différences de régions

loc.#2 : à la télé c'est affolant quoi

loc.#1 + loc.#2 :

1 : ah l'accent en Andalousie en Andalousie
2 : quand tu regardes les les infos XXX

loc.#2 : même même pas Andalousie mais tu regardes juste ceux qui sont un peu de Madrid ou truc comme ça entre ici et Madrid y a une différence aussi [en]fin quand tu vois à la télé XXX alors dans telle région il se passe ça dans telle région XXX

loc.#1 : XXX oh lui il vient d'Alicante lui c'est bien un Andalou oh ils savent pas parler les Andalous

loc.#2 : ouais c'est comme avec les colocs hein parce que je vois celui de Segovia il parle

loc.#1 : c'est pas super loin Segovia

loc.#2 : hein? ben oui non mais il parle mais trop trop mal après je sais pas si c'est quelqu'un c'est qui parle normalement bien l'espagnol mais qui après parle très mal en général quoi mais alors l'autre coloc Javier des Canaries horrible

loc.#1 : alors là oui il mange tous les mots il mange toutes les syllabes

loc.#2 : ben ouais enfin c'est vraiment bizarre [en]fin en fait j' comprends un mot sur trois un mot sur trois et puis

loc.#1 : qu'est-ce tu dis?

loc.#2 : alors mais en fait le pire c'est que je comprends mieux Javier que Carlos quoi

loc.#1 : attends Javier c'est

loc.#2 : Javier c'est Canaries et Carlos ça c'est Segovia et euh je comprends mieux le canarien que

loc.#1 : mais ils font pas l'effort pour XXX pas

loc.#2 : si si mais attends moi c'est comment il m'a dit XXX Carlos c'était "peor que yo" et il m'a sorti "piorkio" [en]fin j'étais qu'est-ce qu'il raconte? tu sais comme notre patois quoi j'étais qu'est-ce qu'il raconte?

loc.#1 : moi ma coloc elle m'a carrément dit que des fois elle comprenait pas les gens euh Andalousie elle les comprenait pas quand euh des fois de quoi ils parlaient

loc.#2 : ben mais ça eh ben c'est pas les mêmes pays

Commentaire

Dans cet extrait, tout part d’un étonnement initial lorsqu’on est confronté à l’observation de la variation linguistique dans la langue de l’autre. Il s’agit là d’une réaction qu’on pourrait qualifier de « normale » : la langue propre est ressentie comme étant plus stable que la langue de l’autre ou, autrement dit, on est d’autant plus sensible aux variations d’une langue qu’on la connaît moins. D’autre part, il faut tenir compte aussi du fait d’une plus longue tradition d’unification linguistique en France qu’en Espagne, à quoi vient s’ajouter le régime espagnol des Communautés Autonomes qui donne aux langues des différentes régions espagnoles autonomes un rôle politique qu’elles n’ont pas en France. Remarquons à ce propos la réaction que provoque la présence des « accents » régionaux dans les médias espagnols et qui correspond à un étonnement maximalisé : « à la télé c'est affolant quoi ».

Certaines de ces variations sont moins saillantes puisqu’attendues : que les Andalous aient un « accent » semble normal ; ce qui fait scandale, c’est de retrouver des « accents » dans la région centrale réputée comme étant celle où n’est pratiqué que le standard. C’est ainsi qu’on montre de l’étonnement devant l’existence de variations à Segovia qui « n’est pas superloin » pourtant. La surprise causée par l’observation de l’existence de variations là où il ne devrait pas y en avoir est peut-être la raison pour laquelle l’une des locutrices soutient qu’elle comprend mieux son colocataire des Canaries, de qui on attend qu’il ait un « accent », que celui de Castille : « mais en fait le pire c'est que je comprends mieux Javier que Carlos quoi». L’idiolecte de celui-ci est pris comme étant un «accent» régional inattendu, ce qui dévoile l’idée sous-jacente que la locutrice a du castillan, vu comme LA norme, point de vue dû évidemment à l’école. La variation chez des locuteurs originaires de la région qui incarne la norme est mal vue et attribuée à une façon de parler relâchée et a un manque à la politesse (« ils font pas l'effort »). Par contre, la variation dans des régions où elle constitue un trait attendu et caractéristique est d’autant mieux tolérée que les Castillans eux-mêmes éprouvent des difficultés de compréhension : « ma coloc elle m'a carrément dit que des fois elle comprenait pas les gens euh Andalousie elle les comprenait pas quand euh des fois de quoi ils parlaient ». Une justification est vite apportée par l’interlocutrice : « ben mais ça eh ben c'est pas les mêmes pays » ; elle montre une volonté de compréhension de la culture de l’autre qui pousse à élaborer des hypothèses à la suite d’un épisode d’étonnement pour pouvoir en donner une explication.

2.3. Étonnements particuliers

a) Usage du papier toilette fait par les Espagnols

loc.#1

loc.#2

loc.#1 + loc.#2

loc.#1

loc.#2 + l

loc.#1 : chez vous c'est comme ça mais le papier toilette il part super vite

loc.#2 : mais pareil

loc.#1 + loc.#2 :

1 : j'ai l'impression
2 : XXX qu'ils le bouffent
1 : non mais ça va
2 : non mais j'ai l'impression qu'ils le bouffent

loc.#1 : c'est bien j'en ai racheté euh hier et et déjà plus rien quoi

loc.#2 + loc.#1 :

1 : ah non mais moi c'est pareil non mais je crois qu'ils l'utilisent comme mouchoir comme essuie tout
2 : ah oui remarque que

Commentaire

Dans ce court extrait, ce n’est pas tant l’étonnement Erasmus qui a attiré notre attention que le contre-étonnement qu’a suscité chez les étudiants espagnols cette remarque au sujet du comportement qui leur était attribué. Il leur était renvoyé en effet une image d’eux-mêmes inattendue. À la suite de ces opinions, rejetées tout d’abord comme étant inexactes, les étudiants (ainsi que l’enseignant, lui-même espagnol) ont dû se rendre à l’évidence, après réflexion, et convenir qu’il s’agissait là d’un comportement réel.

b) Tout est différent sans l’être

loc.#1 (espagnol) : il y a beaucoup de différences entre Espagne et France ?

loc.#2 : tout est différent tout est différent sans l'être c'est ça qui est étrange ça change pas vraiment (en)fin ça a un même c'est pas comme si on en était dans un pays euh où tout était différent euh visuellement c'est pas l'Amazonie quoi voilà et les gens sont s'habillent pareil tout ça mais tout est différent (en)fin c'est c'est très étrange moi ça me fait une impression euh

loc.#3 + loc.#2 :

3 : moi j'ai pas du tout l'impression que tout le monde s'habille pareil
2 : c'est vrai?

loc.#3 : et j'ai l'impression même par moments j'ai j'ai l'impression que les gens ont euh un visage d'Espagnol alors que ça veut rien dire parce qu'en France personne n'a la même n'a la même tronche et ici non plus mais des fois j'ai l'impression en regardant les gens dans la rue à la fac que c'est sûr que ça pourrait pas être en France

loc.#3 + loc.#2 :

3 : c'est trop bizarre
2 : ça me fait je sais pas j'sais pas trop comment l'expliquer c'est c'est vrai que c'est

loc.#3 : c'est sûr que ces gens-là on on les verrait pas dans notre école et en même temps on peut pas dire qu'il y a une tête d'Espagnol et une tête française mais dans tout on sait que ça ne pourrait pas être en France alors que c'est pas à des à des années lumière de ce qu'y a chez nous de ses habitudes des ptites choses qui me font vraiment rire enfin j'ai pas d'exemple précis

loc.#2 : mais on voit qu'on est en Espagne mais là on commence à s'habituer donc de faire les comparaisons c'est ça nous marque moins

loc.#2 + loc.#3 :

2 : mais au début c'est vrai que tous les jours (en)fin moi j que toujours « oh XXX ici c'est comme ça » et là là ça nous marque moins quand mes parents vont venir par exemple eux ça va les marquer moi j'dirais « ben non c'est normal » alors qu'au début ça m'a marquée aussi
3 : ouais ouais ouais
2 : mais maintenant on est habitué oui
3 : c'est les habitudes alimentaires au début moi qui m'ont choqué le plus

loc.#3 : genre les premiers jours vraiment c'est con ça te fait rire je les premiers jours que j'ai passés avec mes colocs mes colocs pour le goûter ou pour n'importe quand elles mangent des donuts et pour moi c'est les Américains qui mangent des donuts c'est euh les Simpsons

loc.#3 + loc.#2 :

3 : et là j'arrive et voilà puis « qu'est-ce qu'i foutent? » ils mangent des donuts en Espagne et ils mangent des petites graines dans la rue ils crachent par terre
2 : ah oui ça aussi

loc.#3 + loc.#2 :

3 : et c'est trop bizarre la la la les habitudes de bouffe y a dans les kiosques y a des énormes sacs de gâteaux apéro
2 : oui des trucs comme ça

loc.#3 : et tu tu n'importe quand les gosses les adultes i se trimballent avec un gros sac de petits trucs orange fluo et et au début c'est vraiment les habitudes alimentaires je

loc.#2 + loc.#3 :

2 : et c'est dur de deux heures à cinq heures ici tout est fermé alors que nous c'est là qu'on commence à vivre alors moi là j' suis complètement bloquée parce que XXX ben on finit les cours à deux heures et normalement en France ben à deux heures c'est là on y va et non ben non c'est fermé et au début à chaque fois je
3 : tu veux acheter un truc « allez j' vais faire une petite course m'acheter un bouquin et tout ah non c'est fermé oui ils ouvrent à douze heures hein »
2 : ça m'est arrivé je me préparais j'allais en ville et je XXX devant les magasins je fais « ben non c'est fermé » et là c'est un grand moment de solitude
3 : oui et en plus c'est long parce que en géneral t'arrives à 14h trente et en France tout est ouvert et tout

loc.#3 : et là t'arrives tu te dis ouais je vais faire deux heures de shopping et tout et fait faut attendre deux heures

loc.#2 + loc.#3 :
2 : et y a aussi un truc quand ça dit que quand c'est écrit que ça va ouvrir ça ouvre pas toujours à la même heure c'est assez flexible ici XXX les Espagnols oui
3 : ils sont tranquilles XXX dix quinze on s'en fiche quoi

loc.#espagnol : nous sommes comme ça

Commentaire

Ce long extrait montre une série d’étonnements qui se rapportent à certains de ces lieux communs qui restent ancrés dans l’imaginaire français au sujet de l’Espagne : ce que l’une des locutrices appelle « les habitudes alimentaires » et le décalage horaire. En ce qui concerne le premier stéréotype, ce n’est pas tant la question de l’emploi jugé excessif de l’huile d’olive, et notamment dans la cuisson des aliments, qui est noté (et auquel la même locutrice fait allusion dans un passage non reproduit ici). Ce qui est remarqué c’est l’habitude de consommer à toute heure ce que la locutrice nomme « gâteaux apéro » ou « de petits trucs orange fluo » et que les Espagnols connaissent sous le nom de « chuches ». Cette habitude date de la guerre civile de 36-39 en Espagne pendant laquelle les populations affamées avaient recours à des aliments de second ordre, les graines de tournesol (« las pipas » notamment, qui étaient distribuées par l’armée russe (Caro Baroja, 1977).

Mais ce qui est caractéristique de ces deux locutrices et qui fait de ce texte un document de premier ordre, c’est l’attitude montrée qui adopte un point de vue presque ethnographique, proche de la pratique des « cahiers d’étonnement » préconisée par Geneviève Zarate (Zarate, 1988), pratique que, comme je le disais tout au début, Christine Develotte propose de récupérer dans le cadre de l’enseignement de la « compétence culturelle ».

3. Conclusion


En guise de brève conclusion, je voudrais faire remarquer l’intérêt que peut revêtir l’attention portée aux manifestations spontanées et, somme toute, banales de l’étonnement chez des jeunes étudiants en mobilité Erasmus. Ce sont des étrangers qui témoignent de leur regard sur l’Autre, qui leur est étranger, et sur leur nouvel environnement, qui leur paraît étrange.

À côté des « cahiers d’étonnement », la pratique des interviews d’étudiants étrangers, accompagnée de l’écoute des enregistrements ainsi obtenus par des étudiants locaux peut s’avérer être un outil pédagogique d’un énorme intérêt pour l’intégration de l’échange interculturel dans la classe de FLE. En effet, à travers l’image de l’Autre qui se dessine dans ces entretiens, c’est aussi une image de soi qui s’y exprime, et qui demande à être travaillée, aussi bien dans la perspective d’une mobilité étudiante que dans celle d’une mobilité professionnelle d’enseignant de FLE.

Bibliographie

DEVELOTTE, Christine (2006). « Le Journal d’étonnement. Aspects méthodologiques d’un journal visant à développer la compétence interculturelle ». In : Lidil, no 34.URL : http://lidil.revues.org/index25.html

CARO BAROJA, Julio (1997). Los Baroja. Madrid : Editorial Caro Reggio, p. 333.

ZARATE, Geneviève (1988). « Le journal d’observation ou la mise en question de l’évidence immédiate dans la formation FLE ». In : G. Zarate (coord.), Études de linguistique appliquée, no 69, p. 111-120.

 

Pour citer cette ressource :

Alberto Supiot Ripoll, "Les nouveaux Persans. Être Erasmus en Espagne", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), août 2012. Consulté le 20/04/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/civilisation/histoire-espagnole/perception-de-lespagne-et-de-lespagnol/les-nouveaux-persans-etre-erasmus-en-espagne