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La question de l'avortement en Espagne

Par Viviane Petit - Université Lumière Lyon 2
Publié par Christine Bini le 14/03/2014

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Article sur la question du droit à l'avortement en Espagne depuis le Franquisme jusqu'à nos jours.
 
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1931. L’année durant laquelle l’Espagne a fait un très grand pas en avant en ce qui concerne les Droits de l’Homme, lorsque la Constitution de la Seconde République a commencé à prendre en compte les femmes, et à vouloir amener l’égalité entre elles et les hommes, accordant le droit de vote pour tous les citoyens âgés de plus de 23 ans. L’année suivante, c’est le mariage civil qui est reconnu ainsi que le divorce, montrant ainsi la volonté de séparer l’État de l’Église. Ce sont là deux points fondamentalement importants pour l’évolution de la situation de la femme en Espagne, car dans ce pays où la religion catholique avait une très forte importance et influence, la culture et les lois la privait d’un bon nombre de libertés. Sous la Seconde République, la femme pouvait participer à la vie active et politique. Cependant cette tentative de démocratie ne va pas durer, un soulèvement militaire entraînant ce qui va s’appeler la Guerre Civile, que les républicains, los rojos, perdront face à Franco. C’est une dictature qui va alors s’installer à partir de 1939 et tous les droits civiques conquis durant la Seconde République vont être annulés et un rapprochement entre le pouvoir et l’Église va de nouveau avoir lieu. Les femmes seront particulièrement touchées par ces décisions. Elles vont perdre la reconnaissance de leurs pleins droits civiques et le discours idéologique et moral soutenu sous le franquisme va les retirer de la vie publique pour les faire retourner dans la sphère privée.

La place de la femme sous la dictature

Pour les Franquistes, la place de la femme est au foyer, à élever ses enfants et aimer son mari, et non pas à travailler et accomplir des tâches qui étaient considérées comme masculines. Toute une propagande allant en ce sens est alors lancée, qui va rendre la femme dépendante de l’homme. La situation de la femme va plus ou moins redevenir ce qu’elle était en 1889, c’est-à-dire qu’elle va se retrouver sous la tutelle de l’homme. Elle lui doit obéissance, il est son représentant légal, et d’un point de vue pénal, l’adultère et l’insulte envers le mari sont considérés comme des délits ce qui n’est pas le cas lorsque c’est le mari qui trompe sa femme. Cependant, pour signifier à la femme qu’elle a un rôle à jouer pour l’État, l’idéologie franquiste va vouloir lui montrer l’importance qu’il y a à reconstruire le pays et à ce que ce dernier soit uni. C’est donc naturellement qu’une politique nataliste va s’installer, encourageant les femmes à avoir des enfants pour la Patrie et les élever de manière à ce qu’ils la servent bien. Dans ce but, il est même demandé à la Section Féminine[1] d’encadrer les jeunes femmes pour s’assurer que leur éducation soit tournée de manière à ce qu’elles deviennent de bonnes patriotes, et donc de bonnes épouses et de bonnes mères. Ainsi, pour être une femme honnête, cette dernière doit se tourner vers la religion catholique, la soumission et l’abnégation. Dans les programmes de formation de la Section Féminine, on peut ainsi lire :

« La mission assignée par Dieu à la femme, c’est la maternité dans son foyer. Tout ce qu’elle fera, tout ce que nous ferons pour elle, devra être subordonné à cet objectif. Cela signifie qu’elle accomplira son destin historique sans s’écarter de l’objectif naturel que Dieu lui a indiqué, et par l’accomplissement de ce destin elle gagnera la vie éternelle et sauvera sa vie. »[2]

Pour ne pas inciter les femmes à aller contre cette soit-disant destinée, elles étaient laissées dans l’ignorance la plus totale en ce qui concerne l’information sexuelle. Cette dernière était déformée et falsifiée pour que les femmes donne une priorité à la maternité et à la famille. Il y avait tout un discours qui, à force de leur être répété, leur faisait croire qu’elles étaient faites pour se soumettre à l’homme, considéré comme le chef de famille, et qu’elles étaient des êtres inférieurs, dominés par les sentiments, moins doués intellectuellement, ce qui leur donnait des qualités pour obéir, assumer les offenses et souffrir en silence.

Pour encourager les femmes à avoir des enfants, des allocations familiales étaient données, et les familles nombreuses pouvaient recevoir des prix ou des médailles en récompense. Suivant cette logique de procréation, durant la dictature, les contraceptifs et le droit à l’avortement étaient interdits. Avant, vers la fin des années 20 et le début des années 30, la seule raison qui pouvait atténuer les circonstances pour une femme qui pratiquait l’avortement était le fait qu’elle désirait cacher ce qui s’appelait le « déshonneur de la famille ». En 1936, pour la première fois l’avortement avait été autorisé en Catalogne, mais dès que le franquisme va se retrouver au pouvoir, l’interruption volontaire de la grossesse va être interdite et sera sévèrement punie, que cela soit pour les femmes qui l’auraient pratiqué ou pour toute autre personne qui les aurait assistées. L’avortement n’était permis en aucun cas, même si la vie de la mère se trouvait en danger et même si le fœtus avait une malformation. Mais beaucoup de raisons poussaient les femmes à avorter clandestinement ; non seulement parce que, jusqu’en 1978, les contraceptifs étaient interdits et que les méthodes de contraception de fortunes connaissaient de nombreuses défaillances, mais aussi parce que les femmes étaient victimes de viols, étaient trop jeunes pour pouvoir élever un enfant, vivaient seules, avaient peur d’être rejetées par leur famille et par la société, que leur compagnon ne reste pas avec elles, ou bien qu’elles ne puissent garder leur emploi. Elles pouvaient également se retrouver dans l’impossibilité matérielle d’élever un enfant ou plus d’enfants qu’elles n’en avaient déjà. Pratiquer un avortement clandestin comportait de gros risques sanitaires et se révélaient être très dangereux. Les méthodes pouvaient aller de l’utilisation de plantes ou de produits chimiques jusqu’à utiliser des sondes ou tout objet long et pointu tels des aiguilles à tricoter ou des cintres, en passant par l’ingurgitation d’une forte dose de médicaments ou bien se frapper le ventre, faire exprès de tomber ou pratiquer des sports éreintants et très physiques pour interrompre la grossesse. Toutes ces méthodes pouvaient entraîner de très grands risques pour la femme ; les conditions sanitaires n’étant jamais vraiment favorables (utilisation de matériel non stérile, mains sales…), les femmes pouvaient attraper des infections tel que le tétanos, par exemple. Les avortements pouvaient aussi se révéler être incomplets : si la personne l’effectuant ne connaissait pas bien l’anatomie de la femme, le fœtus pouvait être retiré sans que le placenta le soit, ce qui pouvait entraîner des saignements importants voire même des hémorragies. Elles courraient également le risque de se porter de graves blessures aux organes, comme des déchirures dans les parois de l’utérus ou toucher d’autres organes comme les trompes, les ovaires, les intestins ou la vessie. Parfois, un avortement clandestin pouvait entraîner la stérilité de la femme ou bien même sa mort. Lorsqu’un avortement tournait mal, les femmes se voyaient dans l’obligation de recourir aux centres hospitaliers où les médecins pouvaient agir de deux manières différentes : soit ils fermaient les yeux sur la raison de leur venue, soit ils les dénonçaient devant les services de police. La crainte de cette dernière solution pouvait retenir les femmes à demander de l’aide. Dans les grandes villes, certains praticiens de cliniques ou hôpitaux consentaient à pratiquer l’avortement malgré l’interdiction, si la patiente qui le leur demandait acceptait d’y mettre le prix, qui en général était très élevé. Dans ce cas-là, il n’y avait que les femmes aisées qui pouvaient avoir recours à cette méthode. Les femmes ayant de l’argent pouvaient également partir dans d’autres pays où l’avortement était autorisé pour pouvoir le faire dans des conditions sécurisées. Ainsi, l’Angleterre a été le pays qui a accueillit le plus grand nombre de femmes espagnoles enceintes durant la dictature. Là encore, toutes les femmes pauvres ne pouvaient s’offrir le voyage jusqu’à un autre pays et devaient se contenter des méthodes beaucoup plus dangereuses.

L'évolution à la fin de la dictature et au retour à la démocratie

Les années passant, une évolution des mœurs commence à s’amorcer en Espagne, notamment dans les années 50, lorsque Franco change sa stratégie politique en ce qui concerne l’économie. C’est la fin de l’autarcie et il y a plus d’étrangers qui peuvent venir en voyage touristique dans le pays. Le mode de vie évolue ainsi que la mentalité, c’est une période où des mouvements de grèves apparaissent et dans lesquels les femmes commencent à participer. Elles reviennent un peu dans la vie publique et petit à petit elles sont un peu plus reconnues par la loi. Dans les années 60 et 70, juridiquement parlant, l’éducation primaire et secondaire devient égale pour les deux sexes, mais il est toujours mieux vu par la suite que la femme mariée s’occupe de son ménage plutôt que de travailler ; elle ne doit donc pas chercher à avoir une carrière après ses études. De plus, si elle doit se tourner vers un travail, il lui est conseillé de choisir un travail dit féminin comme, par exemple, être institutrice. À cette époque, la question de la sexualité reste donc la même. Pour les femmes, la chasteté est une libération et l’acte d’amour n’est là que pour la procréation. En 1974, par exemple, il existait encore des cours de préparation matrimoniale pour les jeunes femmes, durant lesquels la religion catholique voulait régler le déroulement de l’intimité amoureuse dans ses moindres détails. Ainsi, le plaisir sexuel n’était pas toléré : si l’acte ne se déroulait pas comme il leur était enseigné, il leur était dit que c’était un pêché mortel qui pouvait rendre l’homme impuissant ou bien provoquer des lésions chez la femme.

Au sein de la famille, la femme commence à avoir un peu plus de droits ; en 1958, en cas de séparation, la femme a le droit de garder ses biens et peut même avoir 50% des biens acquis lors du mariage, alors qu’avant tout revenait au mari, car la femme était considérée comme la responsable de la séparation. Si une veuve ayant des enfants d’un premier mariage se remarie, elle peut enfin garder l’autorité parentale. En 1970, le père n’a plus le droit de proposer ses enfants à l’adoption sans le consentement de la mère et deux ans plus tard, les jeune filles de moins de 25 ans peuvent quitter le domicile familial sans le consentement de leur père. C’est en 1975 que le mari n’est plus considéré comme le chef de famille et qu’il est stipulé que les époux se doivent mutuellement respect et assistance. Alors qu’en 1963 le droit qui permettait aux maris et pères de tuer leurs épouses ou filles ainsi que les hommes qu’ils surprendraient avec elles en flagrant délit d’adultère est enfin supprimé, c’est seulement en 1978 que l’adultère et le concubinage sont retirés de la liste des délits. C’est également en 1978, trois ans après la mort de Franco, que la vente des contraceptifs est dépénalisée. L’avortement, lui, n’est dépénalisé qu’en 1985, sous certaines conditions. L’article spécifiait ainsi que l’avortement pouvait être pratiqué en cas de viol (jusqu’à 12 semaines), de malformation du fœtus (jusqu’à 22 semaines), ou de risques importants pour la santé physique ou psychologique de la mère (sans limite de temps). Dans les deux derniers cas, l’avis d’un médecin était demandé. Quand au risque psychologique pour la mère, c’est un psychiatre du centre où se pratiquait l’avortement qui devait se prononcer. Cette loi est restée en vigueur jusque dans les années 2000.

En 2004, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) gagne les élections générales, avec pour président José Luis Rodríguez Zapatero. L’Espagne va alors, en termes de parité et d’égalité, devenir une sorte d’exemple pour les pays européens. Ainsi, rien que dans la composition du gouvernement, et ce pour la première fois de l’histoire de ce pays, on y trouve une parité exemplaire avec huit hommes et huit femmes. La première vice-présidente est d’ailleurs une femme, María Teresa Fernández de la Vega Sanz. Des lois vont être formulées en ce qui concerne la parité, comme la loi sur l’Égalité (ley de Igualdad), qui a pour but de lutter contre la discrimination qui existe entre les hommes et les femmes autant sur le plan politique que sur le plan économique et social. Une loi contre la violence domestique est également promulguée et le mariage homosexuel est autorisé à partir de 2005, ainsi que l’adoption d’enfants par les couples homosexuels. La religion catholique, qui jusqu’alors avait toujours une place assez importante dans la vie des Espagnols, va connaître un léger recul en n’étant, par exemple, plus obligatoire dans le parcours scolaire et en étant mise un peu plus à l’écart dans les décisions de lois. Sous le second gouvernement de Zapatero, l’IVG va également connaître une extension. Ainsi, en 2010, le gouvernement adopte un régime de délai en ce qui concerne l’avortement : une femme peut demander un avortement sans être obligée de donner une quelconque raison jusqu’à la 14e semaine de grossesse. S’il y a danger pour l’état de santé de la mère, l’avortement peut se produire jusqu’à la 22e semaine. En cas de malformation du fœtus, cela peut dépasser la 22e semaine si la malformation se révèle très grave, non guérissable ou incompatible avec la vie. Les mineures entre 16 et 18 ans peuvent avorter sans autorisation parentale s’il s’avère qu’elles risquent de rencontrer de sérieuses difficultés par la suite à cause de leurs parents. Elles peuvent également avorter en restant anonymes. Lorsqu’une femme fait la demande d’un avortement, elle doit avoir vu un médecin qui doit lui donner toutes les informations qui puissent lui être utiles et elle doit prendre trois jours de réflexion avant de continuer quoique ce soit. Cette loi était celle qui était en vigueur jusqu’à présent.

La situation actuelle

En 2011, de nouvelles élections générales ont eu lieu en Espagne, d’où est sorti vainqueur le Parti Populaire (PP) avec pour nouveau président du gouvernement Mariano Rajoy. Parmi les promesses électorales de ce parti figurait la volonté de revenir sur la loi de l’avortement. C’est ainsi que le PP, par le ministre de la Justice Alberto Ruiz-Gallardón, propose comme projet de loi une mesure bien plus conservatrice et qui remet en question la légalité de l’avortement, intitulé « Loi de Protection de la vie de l'enfant conçu et des droits de la femme enceinte » (Ley de Protección de la Vida del Concebido y de los Derechos de la Mujer Embarazada). En effet, si cette loi passe, le régime du délai ne sera plus d’actualité et une femme ne pourra avorter que sous certaines conditions : si la grossesse met en danger la santé physique ou psychologique de la mère, dans quel cas l’avortement sera autorisé jusqu’à la 22e semaine, ou si elle a été victime d’un viol. Les mineures n’auront plus le droit d’avorter sans prévenir et sans avoir le consentement de leurs parents. Cette loi est encore plus restrictive que celle qui avait cours en 1985, ne parlant pas de la possibilité d’avorter en cas de malformation du fœtus. Ou pour cela, il faudra avoir recours au fait que cela puisse nuire psychologiquement à la mère. Mais si la malformation est découverte après la 22e semaine autorisée, sauf si la malformation s’avère incompatible avec la vie, la femme ne pourra plus avorter. De plus, les démarches à suivre seront beaucoup plus contraignantes que ce qu’elles sont jusqu’à présent. En effet, contrairement à la loi de 2010, en cas d’avortement pour cause de danger pour la santé psychologique, la femme devra être suivie par deux psychologues au lieu d’un seul, pour que deux avis soient donnés sur sa santé. Deux professionnels qui, en plus, ne doivent pas travailler dans le centre où aura lieu l’avortement. La femme devra également être informée sur l’avortement et recevoir des conseils de la part des service sociaux sur les autres alternatives qui existent à la place de l’interruption volontaire de la grossesse et prendre sept jours de réflexion (et non plus trois) avant de pouvoir continuer les démarches. Si la décision de l’arrêt de la grossesse est prise car cela serait le résultat d’un viol, pour que cette raison de demande fonctionne, il faudra que le viol ait été dénoncé préalablement. Enfin, cette loi donne également plus de facilités aux médecins et au personnel de refuser de pratiquer un avortement pour des raisons morales, au nom de l’objection de conscience.

Toutes ces décisions ne sont pas accueillies vraiment favorablement. Beaucoup de personnes voient cette nouvelle loi comme un retour de trente ans en arrière, à la loi de 1985, en plus restrictive encore, puisque l’avortement en cas de malformation du fœtus n’est pas prise en compte. De nombreuses femmes n’apprécient pas le fait que cela soit une tierce personne qui décide pour elles de si elles peuvent avorter ou non, le sentiment d’être à nouveau considérées comme des êtres inférieurs, incapables de prendre des décisions seules, ressurgit dans les mémoires. Certains médecins ou psychiatres, à ce sujet, ne sont pas plus enthousiastes ; pour eux, ils ne devraient pas avoir à décider à la place de la femme une décision aussi importante car cela relève plus du privé, c’est une décision personnelle qui ne relève pas de la psychiatrie, cela n’a rien à voir avec une maladie mentale. Ainsi interrogé sur la question, on peut voir le président de la Société Espagnole de Psychiatrie (Sociedad Española de Psiquiatría), Miguel Gutiérrez, répondre ceci :

"Nos preocupa que un problema de la vida cotidiana se lleve al terreno de la psiquiatría; estamos preparados para establecer pronósticos en enfermos, eso lo conocemos bien y lo hemos estudiado, pero no en personas sanas, no creemos que tenga mucho sentido"[3]

Il reproche également le fait que si l’avant-projet réserve un rôle aussi important et définitif aux psychiatres, il est regrettable que les membres de cette profession n’aient pas été consultés. Le délai de sept jours est également remis en question, la femme étant dans une situation angoissante, faire durer aussi longtemps le temps d’attente avant de pouvoir continuer les démarches peut redoubler son stress.

Le fait de devoir dénoncer le viol avant de pouvoir faire une demande d’avortement est également reproché. Les femmes qui ne veulent pas porter plainte se verront obliger de le faire, et si cette situation arrive à une femme immigrante dont les papiers ne sont pas en règles, en devant dénoncer son viol elle prend le risque à ce que s’ouvre par la suite une procédure d’expulsion à son encontre. Cette crainte peut la retenir d’aller faire la démarche et donc l’obliger à avoir un enfant non désiré. En ce qui concerne l’obligation pour les mineures de 16 ans à parler à leurs parents de leur désir d’avorter et d’avoir leur consentement, elle est défendue par le PP par le fait que, pour une question aussi importante et dramatique, les parents voudront pouvoir conseiller leur fille. Cependant, cette mesure est également pointée du doigt non seulement car cela risque d’entraîner des tensions au sein de la famille, mais en plus car la jeune fille risque de se retrouver face à un refus de la part de ses parents, ce qui compliquerait davantage sa situation. Enfin, certains opposants à la loi avance l’argument que là encore l’intelligence et la réflexion de la femme semblent être mésestimés. 16 ans, pour une jeune fille en Espagne, est l’âge légal pour elle de se marier. Elle serait donc assez mature pour décider si oui ou non elle veut partager sa vie future avec quelqu’un, décision très importante également, mais pas pour décider si oui ou non elle peut être mère.

Enfin, les personnes pro-IVG reprochent à la nouvelle loi non seulement de rendre à nouveau l’avortement illégal, à quelques exceptions près, mais qu’en plus ces exceptions comportent des démarches qui pourraient bien décourager une femme à aller jusqu’au bout de sa décision. En effet, si on prend le cas d’une femme souhaitant avorter pour cause de risque psychologique, elle va devoir accomplire les démarches suivantes : il faudra d’abord qu’elle aille voir un médecin qui confirmera sa grossesse et elle devra lui dire qu’elle ne veut pas garder l’enfant. Elle sera alors amenée à aller voir un psychologue, qui devra déterminer si oui ou non il y a vraiment un risque psychologique important et de longue durée pour elle de continuer cette grossesse. S’il pense que c’est bien le cas, il lui signera un rapport où il confirmera cette analyse. La femme devra ensuite trouver un autre psychiatre pour avoir un deuxième avis. Si celui-ci est du même avis que le premier psychiatre, il devra également signer un rapport où il confirmera également l’analyse. En revanche, s’il n’est pas d’accord, la femme devra chercher à nouveau un autre psychiatre, et ainsi de suite, jusqu’à pouvoir avoir les deux rapports disant qu’il y a danger pour sa santé mentale signés. Rappelons que les deux psychologues ne doivent pas faire partie du centre où aura lieu l’avortement. Une fois en possession de ces deux rapports signés, la femme devra recevoir des informations cliniques sur les risques que l’avortement peut apporter sur la santé de la femme et sa future maternité et les conséquences que cela aurait sur sa santé psychologique de continuer la grossesse. Après avoir reçu ces informations, il devra être remis à la femme un certificat prouvant qu’elle aura bien été mise au courant de tout ceci. Tous ces papiers en main, la femme devra aller aux services sociaux, où elle aura un rendez-vous pour parler de sa décision d’avortement. Il lui sera rappelé que la Constitution reconnaît le droit à la protection juridique de l’enfant à naître, on lui donnera des conseils pour résoudre les problèmes personnels qui auront pu l’inciter à prendre cette décision d’avortement, voire même une étude sera faite pour estimer les possibilités d’une intervention directe sur ces problèmes avec l’aide de l’Administration. On lui donnera également des informations sur les alternatives qu’il peut y avoir à la place de l’avortement tels que les aides publiques, la famille d’accueil, l’adoption… À la fin de ce rendez-vous, il sera remis à la femme un autre certificat sur lequel la date du rendez-vous sera bien spécifiée. À partir de ce jour, elle devra réfléchir à sa situation pendant sept jours avant de communiquer sa décision définitive d’avorter. Si la femme est une jeune fille mineure, elle devra également avoir la permission d’avorter de la part de ses parents ou tuteurs. Si elle ne parvient pas à recevoir cet accord, et si elle a tous les papiers cités précédemment, elle pourra demander à un juge d’intervenir. Ce sera donc le juge qui aura la décision finale, après avoir écouté la jeune fille et toutes les autres personnes impliquées. Généralement, si la jeune fille a au moins 16 ans, le juge aura tendance à écouter sa volonté sauf s’il estime qu’elle manque de maturité et inversement, si la jeune fille à moins de 16 ans, il écoutera plus la volonté des parents sauf si cela se révèle être contre l’intérêt de la jeune fille. La demande d’intervention d’un juge devra se faire maximum 15 jours avant la fin légale du délai d’avortement, et la procédure judiciaire ne devra pas dépasser 8 jours. Comme nous pouvons le constater, toutes ces démarches sont longues et assez douloureuses pour la femme ; sa vie privée est dévoilée à de nombreuses personnes, ce qu’elle peut vivre comme une agression envers son intimité. La difficulté d’avoir tous les papiers nécessaires pourrait la décourager et la complexité des démarches, si la grossesse a été découverte tardivement, pourraient lui faire dépasser les délais légaux pour pouvoir avorter.

Pour toutes les raisons invoquées ci-dessus, le projet de loi fait beaucoup parler de lui. Les partis politiques sont divisés sur la question, le PSOE s’affichant clairement contre, accompagnés d’autres partis ou mouvements politiques tels que le Bloc Nationaliste Galicien (BNG), la Gauche Républicaine de Catalogne (ERC), la coalition de gauche indépendantiste basque Amaiur, le Parti Nacionaliste Basque (PNV), l’Union Progrès et Démocratie (UPyD), la Gauche Unie (IU) et la fédération catalane Convergence et Union (CiU). En revanche l’Union Démocratique de Catalogne (Unió) soutient ce projet de loi aux côtés du PP. Mais au sein même du Parti Populaire, cette loi ne semble pas faire l’unanimité. Par exemple, la vice-présidente du Congrès, Celia Villalobos, s’est clairement positionnée contre ce projet de loi le 13 février 2014, lors d’un vote rendu publique organisé durant une séance plénière du Congrès, où il était demandé de manière générale de ne pas faire de réforme restrictive à propos de l’avortement et en second lieu de retirer l’avant-projet de Alberto Ruiz Gallardón. Ce n’est pas la première fois pour elle qu’elle exprime une opinion différente de celle de son parti, elle l’avait déjà fait au sujet de l’avortement mais aussi sur la question du mariage homosexuel, par exemple. Elle n’est pas la seule de son parti à vouloir au moins une modification de la réforme, qui la rendrait moins restrictive. Ainsi, José Antonio Monago, leader du Parti Populaire d’Extrémadure, demande un gel de la réforme afin de parvenir à un consensus entre les partis avant de changer quoique ce soit à la loi et ainsi voter en conscience et non pas parce que leur parti leur demande de suivre telle ligne de conduite.

Les réactions en Espagne et en Europe

Avec cette loi, l’Espagne accepterait une des lois les plus restrictives concernant l’avortement dans l’Union-Européenne. Ce dernier ne serait plus vraiment considéré comme un droit pour la femme, et nombreuses sont les personnes qui craignent qu’interdire l’avortement de la sorte va pousser les femmes à avoir à nouveau recours aux méthodes clandestines, ce qui mettra leur vie en danger, ou à partir dans des pays voisins où l’avortement est bien plus autorisé. Ceci ferait revenir les Espagnols à une période sombre de leur histoire et l’inégalité entre les femmes ressurgirait à nouveau, car seules les femmes qui pourront payer le voyage pourront alors avorter dans des conditions sécurisées. Des manifestations soutenues par des partis politiques ou diverses associations et ONG ont eu lieu dans différents pays comme en Angleterre, en Belgique ou encore en France, pour soutenir les femmes espagnoles contre ce projet de loi. Des femmes politiques françaises de gauche comme de droite ont même lancé un appel au gouvernement espagnol pour qu’il retire cette réforme. En Espagne, les manifestations et actions sont nombreuses. Dernièrement, début février, a été organisé le départ d’un groupe de femmes dans un « train de la liberté »[4] qui est passé par différentes villes avant de finir son périple à Madrid où il était attendu pour une immense manifestation composée de personnes de différentes nationalités, venues exprimer leur opposition au projet en allant défiler jusqu’au Parlement. En plus des manifestations dans les rues, pour dénoncer cette loi qui ne laisse pas les femmes maîtresses de leur corps, certaines ce sont même rendues au Registro Mercantil de Bienes Muebles (ce qui correspond à peu près à la propriété foncière, en France) de leurs villes pour enregistrer leurs corps comme étant leur propre bien et qu’elles en sont titulaires (cf. ce lien en espagnol). Le 8 mars étant la Journée Internationale de la femme, des milliers de personnes en ont profité pour défiler dans les rues de leurs villes pour protester contre cette réforme qui bafoue les droits des femmes[5].

Bien évidemment, comme pour tout sujet, tout le monde n’est pas contre cette réforme, et cette division se voit dans la presse espagnole. Si El País (journal démocratique et pro-européen), le lendemain de la présentation du projet de loi, parle d’un retour en arrière :

« Con este proyecto de ley, España regresa a tiempos que creíamos superados y consagra un modelo de regulación autoritaria que no solo impide a la mujer cualquier derecho a decidir sobre su maternidad, sino que la coloca en posición de minoría de edad, de subordinación a terceras personas que tendrán la potestad de decidir algo que condiciona el resto de su vida. »[6]

Ou que le journal de centre droite El Mundo dénonce une infériorisation de la femme :

« […]el ministro de Justicia considera realmente a la mujer como el sexo débil, necesitada de su paternalismo, incapacitada para decidir la suerte de sus entrañas, subordinada a un dictamen científico. […] »[7]

D’autres quotidiens ont salué cet engagement du PP ou même ont déclaré que cela n’allait pas encore assez loin, comme on peut le lire dans le journal à ligne éditoriale catholique, monarchiste et de droite ABC ou encore dans le journal de droite, nationaliste, royaliste et catholique La Razón :

« Con seguridad, no estamos ante un proyecto perfecto, y no nos son ajenas las dudas de los que entienden que el Gobierno podría haber ido más allá, pero la realidad es que el texto representa un encomiable compromiso con la vida asentado en los principios constitucionales. »[8]

Le journal La Vanguardia, catalaniste et de centre-droit, résume assez bien la situation en disant que le projet de loi ne convient, en fait, à personne, les uns le trouvant trop restrictif et les autres insuffisant.[9]

Jusqu’à présent, le texte a été approuvé en décembre 2013 par le gouvernement de Mariano Rajoy, convaincu que d’autres pays européens prendront exemple sur eux, et les socialistes, qui accusent cette création de loi par le PP juste dans le but de reconquérir quelques voix à droite, ne sont pas parvenus à le faire retirer, lors d’un vote au Congrès des députés. Ils souhaiteraient porter l’affaire devant les tribunaux européens. Le bruit court que le Parti Populaire attend les prochaines élections européennes, qui vont avoir lieu en mai 2014, avant de reprendre le cheminement de cette réforme, mais le ministre de la Justice, Alberto Ruiz-Gallardón a laissé entendre qu’ils attendaient juste les avis des organes consultatifs avant de continuer.[10] En attendant, les citoyens espagnols et /ou étrangers utilisent tous les moyens pour faire entendre leur opinion que cela soit par l’art, les réseaux sociaux, la presse ou la rue[11].

Notes

[1] Branche féminine du parti de la Phalange Espagnole, créée en 1934 et dissoute en 1977, dirigée par Pilar Primo de Rivera, sœur de José Antonio Primo de Rivera, fondateur du parti.

[2] SECTION FÉMININE, Lecciones para los cursos de Formación de Instructoras del Hogar, 1942.

[3] http://sociedad.elpais.com/sociedad/2014/02/21/actualidad/1392976561_986908.html

[4] Cf. Annexe

[5] Cf. Annexe

[11] Cf. Annexe

Annexe

Sélections d'articles et vidéos conusltables en ligne, en français et en espagnol, et bibliographie sur le sujet de l'avortement en Espagne.

Carnet de liens

- La situation des femmes face à l’avortement en Europe. (article en français)

- Réactions de femmes en attente d’un avortement. (article en français)

- Manifestation à Séville lors de la Journée Internationale de la femme. (article en espagnol)

- Manifestation à Madrid lors de la Journée Internationale de la femme. (article + vidéo en espagnol)

- Le 08 mars 2014, quatre militantes contre la loi de l’avortement interviennent durant le discours de clôture du congrès des populares basques prononcé par le président du gouvernement. (article + vidéo en espagnol)

- Article anti-avortement. (article en espagnol)

- L’art pour exprimer son opinion. (article en espagnol)

- Vidéo El Tren de la Libertad. (vidéo en espagnol)

- Wombastic, un blog de dessins pro-avortement. (article en espagnol)

- Vidéo Manifestation à Paris pour le droit à l’IVG en Espagne. (vidéo en français)

- Vidéo Izquierda Unida promueve una respuesta europea contra la ley del aborto del PP (15.01.2014) (vidéo multilingue)

- Mujeres en red. Periódico feminista. (site espagnol)

Bibliographie

Ouvrages en français

Civilisation espagnole, Martine Jullian, Hachette Supérieur, Paris, 2e édition, 2007, 160p.

Espagne. La transformation des relations Églis-État. Du concile Vatican II à l’arrivée au pouvoir du PSOE, Sylvie Rouxel Dolivet, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2004, 346p.

Femmes et démocratie : les Espagnoles dans l’espace public (1868-1978), dirigé par Florence Belmonte, Éditions Ellipses, Paris, 2007, 223p.

Femmes et démocratie : les Espagnoles dans l’espace public (1868-1978), coordination d’Élisabeth Delrue, Indigo & côté-femmes éditions, Paris, 2008, 157p.

Genre, femmes, histoire en Europe, sous la direction de Anna Bellavitis et Nicole Edelman, Presses universitaires de Paris Ouest, Collection « Genre et société », Nanterre, 2011, 408p.

Histoire politique des femmes espagnoles. De la IIe République à la fin du franquisme, Carmen Domingo, Adaptation et traduction par Denis Rodrigues, Presses universitaires de Rennes, Collesction « Didact Espagnol », Rennes, 2008, 299p.

Ouvrages en espagnol

La educación de las mujeres en la España contemporánea (siglos XIX-XX), Pilar Ballarín Domingo, Síntesis Educación, Madrid, 2001, 206p.

Mujeres en el Franquismo, Carmen Alcalde, Flor del Viento Ediciones, Barcelona, 1996, 188p.

 

Pour citer cette ressource :

Viviane Petit, La question de l'avortement en Espagne, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2014. Consulté le 21/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/civilisation/histoire-espagnole/societe-contemporaine/la-question-de-l-avortement-en-espagne