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Le populisme est mort, vive l’union de la gauche ? Mutations et recompositions de la gauche radicale espagnole (2014-2023)

Par Laura Chazel : Chercheuse post-doctorante - Université Jagellon de Cracovie et Sciences Po Grenoble
Publié par Elodie Pietriga le 13/03/2023

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Cet article propose d’analyser les mutations et les recompositions de la gauche radicale espagnole depuis la création de Podemos en 2014. Nous nous intéresserons aux débats idéologiques et stratégiques qui ont animé la gauche radicale entre 2014 et 2023, et aux tensions existantes entre les partisans d’une stratégie dite « populiste » et les partisans d’une stratégie d’union de la gauche. Nous examinerons également les récentes dynamiques inter-partisanes et intra-partisanes à l’heure où l’appel à l’union entre les différentes forces de gauche pour les élections générales de 2023 se fait de plus en plus pressant dans le double contexte de la résilience de la social-démocratie et de la montée/consolidation de l’extrême droite.

 

Pablo Iglesias, Juan Carlos Monedero et Íñigo Errejón

Pablo Iglesias, Juan Carlos Monedero et Íñigo Errejón votant au lycée Tirso de Molina à Vallecas lors des élections européennes de mai 2014.
Source : TLK Vallecas in Wikimedia, licence CC Attribution 3.0 Unported.

Cet article propose d’analyser les mutations et les recompositions de la gauche radicale espagnole depuis la création de Podemos en 2014. Nous nous intéresserons, plus précisément, aux débats idéologiques et stratégiques qui ont animé la gauche radicale entre 2014 et 2023, et aux tensions existantes entre les partisans d’une stratégie populiste (mobilisation d’une opposition entre le « peuple » et les « élites ») et les partisans d’une stratégie d’union de la gauche (mobilisation d’un axe gauche-droite). Nous porterons une attention particulière aux discours de deux des fondateurs de Podemos : Pablo Iglesias (secrétaire général du parti de 2014 à 2021), et Íñigo Errejón (secrétaire politique du parti de 2014 à 2017, directeur de campagne de 2014 à 2016, et porte-parole du parti au Congrès des députés de 2016 à 2018). Ces deux leaders ont été les principaux artisans de la théorisation et de la mise en pratique du populisme comme nouvelle stratégie politique grâce « au pouvoir [qu’ils] ont conquis » ((Toutes les citations en anglais et espagnol ont été traduites directement en français dans le texte.)) au sein du parti (Gómez-Reino et Llamazares, 2019, 303). Malgré ce consensus apparent, la factionalisation du parti s’est ensuite produite autour de leurs différends concernant cette stratégie. Nous examinerons également les récentes dynamiques inter-partisanes et intra-partisanes à l’heure où l’appel à l’union entre les différentes forces de gauche pour les élections générales de 2023 se fait de plus en plus pressant dans le double contexte de la résilience de la social-démocratie et de la montée/consolidation de l’extrême droite. L’article est structuré en trois parties, chacune d'entre elles correspondant à un cycle politique que nous avons identifié.

Un premier cycle (2014–2016), décrit comme le « moment populiste » » (Cervera-Marzal, 2020; Torreblanca, 2015), correspond à la naissance de Podemos dans le contexte de l’Espagne « post-2008 » marquée par la crise économique et financière de 2007–2009 (la « Grande Récession ») et par le mouvement anti-austérité des Indignés de 2011 (le « 15-M »). Les fondateurs de Podemos constatent alors l’échec de la gauche radicale traditionnelle représentée par Izquierda Unida (IU) et la néo-libéralisation de la gauche sociale-démocrate représentée par le Partido Socialista Obrero Español (PSOE). À ses débuts, Podemos entend donc se démarquer de ces deux formations politiques, notamment en rejetant l’étiquette « gauche », considérée comme désuète et contre-productive, au profit d’une opposition entre le « peuple » et les « élites ». Les fondateurs du parti s’appuient alors sur ce qu’ils nomment une « hypothèse populiste », qu’ils théorisent (à partir des travaux d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe) et qu’ils mettent en pratique pour « prendre d’assaut le ciel » ((Expression attribuée à Karl Marx (dans une lettre au Dr Kugelmann concernant la Commune de Paris, 12–17 avril 1871) et utilisée par les dirigeants de Podemos lors de la création du parti pour justifier le choix d’une stratégie populiste pour accéder au pouvoir.)). Ce cycle s’achève en 2016 avec la formation de la coalition Unidos Podemos (renommée Unidas Podemos  en 2019, signe de l’intégration des demandes des mouvements féministes) entre Podemos et Izquierda Unida.

Le deuxième cycle (2017–2021) correspond à la pérennisation de la coalition Unidos Podemos, et à l’accroissement des tensions entre (1) les tenants d’une stratégie populiste qui appellent à se détacher des symboles et de la mythologie de la gauche historique afin d’adopter une rhétorique transversale capable de capter un large électorat (représentés par Íñigo Errejón) ; (2) les tenants d’une stratégie d’union de la gauche qui ambitionnent de devenir hégémonique à gauche et qui parfois pointent les dangers du populisme, e.g. le brouillage des frontières politiques (représentés par Pablo Iglesias). Ces conflits internes conduisent à une factionalisation au sein du parti entre courant « errejóniste » et courant « pabliste », puis à la scission entre les deux leaders. En 2019, Íñigo Errejón crée son propre parti, Más Madrid/Más País (MM/MP), considérant que l’alliance UP contrevient à la promesse originelle de Podemos : celle de se détacher de la gauche radicale traditionnelle qui se « socialise dans la défaite » ((Entretien réalisé avec Jorge Lago, proche d’Íñigo Errejón, ancien membre du Consejo Ciudadano de Podemos, Madrid, 27 avril 2016.)) Cette période est également marquée par la mise en place d’un gouvernement de coalition en 2019 entre Unidas Podemos et le PSOE. Ce cycle s’achève le 4 mai 2021 avec le retrait de la vie politique de Pablo Iglesias, alors deuxième vice-président du gouvernement de coalition du socialiste Pedro Sánchez (2019–2021).

Le troisième cycle (depuis 2022) débute en mai 2022 avec la création du mouvement citoyen Sumar par Yolanda Díaz, membre du Partido Comunista de España (PCE), ancienne figure d’Izquierda Unida, et successeure d’Iglesias à la vice-présidence du gouvernement. Alors que Podemos avait été secoué par des conflits internes autour de « l’hypothèse populiste », et avait largement été critiqué pour avoir « trahi » l’esprit du 15-M, Díaz ambitionne désormais de (re)donner le pouvoir aux « citoyens ordinaires », à travers la création de Sumar, tout en réutilisant certaines « recettes » du premier Podemos (e.g. volonté de transversalité, horizontalisme, mouvementisme ((C’est-à-dire de la volonté de se présenter comme un « mouvement » plutôt qu’un parti politique traditionnel, et de créer des liens avec les mouvements sociaux et les organisations de la société civile.)). Compte tenu de la popularité de Díaz, les leaders d’IU, MP et Podemos ont affiché, dès juillet 2022, leur volonté de s’allier à son projet et de soutenir la candidature de Díaz aux prochaines élections générales prévues à l’automne 2023.

I. « L’hypothèse populiste » de Podemos (2014–2016)

Podemos a été créé en janvier 2014 par une dizaine de professeurs de science politique de l’Université Complutense de Madrid (UCM), parmi lesquels Pablo Iglesias, Íñigo Errejón, Luis Alegre, Carolina Bescansa et Luis Alegre. L’UCM « est conçue [par les fondateurs de Podemos] comme un lieu d’apprentissage mais aussi un laboratoire pour comprendre les formules de contestation et de désobéissance » (Torreblanca, 2015, 85). Le département de science politique jouit d’une double réputation, celle de l’une des meilleures facultés du pays et celle d’une faculté fortement ancrée à gauche. Errejón (2015, 54) explique lui-même que l’UCM était conçue comme un « espace […] d’expérimentation politique et intellectuelle ». S’appuyant sur ces « expérimentations », les fondateurs de Podemos théorisent l’avènement d’une « rupture populiste », en Espagne qui suit la crise de 2008 et le mouvement du 15-M. Ils considèrent alors qu’une « fenêtre d’opportunité » s’ouvre pour la création d’un parti populiste de gauche en Espagne, inspiré par les stratégies des gouvernements de gauche latino-américains des années 1990–2000 (la « vague rose »).

1. Les fondements théoriques : la théorie populiste d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe

Au sein de l’UCM, en tant qu’étudiants, doctorants et/ou professeurs, les futurs leaders de Podemos se forment intellectuellement aux théories marxistes hétérodoxes (e.g. celles d’Antonio Gramsci, d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe, de Michael Hardt et d’Antonio Negri), et s’appuieront sur ces dernières pour construire leur « hypothèse populiste ».

Pablo Iglesias et Íñigo Errejón font partie de la génération de jeunes intellectuels de gauche confrontés au déclin du marxisme orthodoxe et qui montrent un intérêt pour les théories anti-essentialistes et post-marxistes (Gómez-Reino et Llamazares, 2019). Parmi ces théories, la « théorie populiste » de Laclau et Mouffe, qui se confond avec une théorie du politique, occupe une place importante au sein de Podemos. Le parti a été considéré par la littérature existante comme une « application réflexive [de la théorie populiste de Laclau et Mouffe] apparemment sans précédent dans l’histoire » (Kioupkiolis, 2016, 12). Pablo Iglesias (2015, 14) explique, qu’au sein de Podemos, la « théorisation la plus précise de [la] possibilité populiste [en Espagne] a été portée par Íñigo Errejón à partir de la pensée d’Ernesto Laclau ».

En 1985, dans leur ouvrage Hégémonie et stratégie socialiste, Laclau et Mouffe constatent la multiplication de nouvelles luttes post-matérialistes (e.g. cause animale, écologie, féminisme) et l’incapacité de la gauche radicale traditionnelle, enfermée dans un marxisme essentialiste, à comprendre ces nouveaux mouvements politiques. Selon Laclau et Mouffe (2009 [1985], 37-38), « ce qui est maintenant en crise, c’est toute une conception du socialisme qui repose sur la centralité ontologique de la classe ouvrière ». Les auteurs appellent la gauche à adopter une nouvelle logique politique : le populisme (Laclau, 2005; Mouffe, 2018). Leur récit se construit en opposition à deux récits : (1) le récit libéral (qui envisage le politique comme la recherche de compromis et de consensus) ; (2) le récit marxiste (qui rêve d’une société réconciliée où l’humanité, un tout, deviendrait le seul et unique sujet politique).

Le populisme est défini comme une logique politique qui consiste en la construction d’un sujet politique hégémonique, le « peuple » (et non la classe ouvrière), à travers l’articulation (par le discours) d’une pluralité de demandes sociales insatisfaites par les Institutions. Plus précisément, les acteurs politiques doivent montrer ce que ces demandes ont d’équivalent : leur opposition au pouvoir. Cette « chaîne d’équivalence » se forme autour d’un « signifiant vide », par exemple un leader politique (e.g. le mouvement de masse du péronisme autour de Juan Perón en Argentine), un objet (e.g. le gilet jaune pendant les mobilisations sociales de 2018–2019 en France), une phrase (e.g. « ¡Que se vayan todos! » pendant la révolte populaire en décembre 2011 en Argentine).

Pour Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, le conflit est l’essence du politique et de la démocratie. Le populisme, en « conflictualisant » l’espace social (Tarragoni, 2017), se présente comme « l’opération politique par excellence » (Laclau, 2005, 153). Dans sa variante de gauche, le populisme introduit le conflit dans le champ politique en même temps qu’il défend la souveraineté et l’égalité – fondements de la « tradition démocratique » (Mouffe, 2018, 27) – et revitalise ainsi la démocratie.

2. Crise de 2008 et mouvement des Indignés de 2011

En Europe, la « Grande Récession » a marqué un point de rupture fondamental pour comprendre les recompositions politiques apparues dans les années 2010-2020 (Kriesi et Pappas, 2016). L’Europe du Sud, malgré l’hétérogénéité des situations dans chaque pays, s’est présentée comme « l’épicentre de la crise » (Roux, 2013, 8). En Espagne, la crise débouche sur une augmentation spectaculaire du chômage (qui triple entre 2008 et 2012), et en particulier du chômage des jeunes  qui atteint 51,4% en 2012 ((Source : OECD. Disponible en ligne : https://data.worldbank.org/indicator/SL.UEM.TOTL.ZS?locations=ES.)) ; sur une augmentation des expulsions de logements avec plus de 100 000 expulsions chaque année après 2008 (Rendueles et Sola, 2018) ; et sur une augmentation des situations d’extrême pauvreté. Les politiques d’austérité mises en place par le gouvernement socialiste de Zapatero pour répondre à la crise mènent à une double crise sociale et politique. Par exemple, suite à la crise, 60% des Espagnols considèrent que « les riches ont trop de pouvoir dans leur pays » (Torreblanca, 2015, 32), et que les problèmes les plus importants dans leur pays sont les « politiques, les partis politiques » et la « corruption » (Rendueles et Sola, 2018, 27).

Trois ans après la « Grande Récession », un important mouvement social émerge en Espagne, connu sous le nom de mouvement des Indignés, ou « 15-M ». Les membres fondateurs de Podemos répètent régulièrement que « le mouvement 15-M a existé sans Podemos, mais Podemos n’aurait pas pu exister sans le 15-M ». Le 15 mai 2011, les collectifs ¡Democracia Real YA! et Juventud Sin Futuro appellent, à travers les réseaux sociaux, à manifester à travers toute l’Espagne. Des milliers de personnes se retrouvent alors et décident, une fois la manifestation terminée, de ne pas rentrer chez eux. Partout dans le pays, et sans formuler à ce moment de demandes concrètes, les manifestants décident d'occuper les places publiques au motif « [qu’ils] ne nous représentent pas » et pour dénoncer les conséquences et la gestion de la crise socio-économique de 2008. Au cœur de la capitale espagnole, sur la Puerta del Sol, un campement est alors installé et ne sera démantelé qu’un mois plus tard. Très vite, le mouvement prend une ampleur inédite, réunissant chaque jour des centaines de milliers de manifestants dans toute l’Espagne. Au fil des jours, les revendications du 15-M se clarifient : plus de transparence dans la vie politique, plus de participation citoyenne, plus de justice sociale, un système électoral plus proportionnel ; et les ennemis sont désignés : les banques, les hommes politiques et l’austérité (« nous ne sommes pas des marchandises aux mains des banquiers et des politiques »). Le 15-M aurait ouvert un « nouveau cycle » politique (Béroud, 2016), un cycle « d’effervescence collective » et démocratique (Fernández García et Petithomme, 2015), qui a été suivi d’un cycle de tentative d’institutionnalisation du mouvement des places avec la création de Podemos en 2014 dont l’objectif était de « convertir l’indignation en changement politique » (Bescansa et al., 2015).

Errejón (2011; 2015b) analyse le discours du 15-M comme un discours « populiste » au sens de Laclau : (1)  remplacement de l’axe gauche-droite par une dichotomie opposant « ceux d’en bas » à « ceux d’en haut » ; (2) construction d’une nouvelle identité politique transversale ; (3) universalisation des luttes ; (4) désignation d'un « nous » (le peuple) contre un « eux » (le « régime ») ; (5) création d'une « sympathie transversale » dans des groupes très divers.

Selon Errejón, la crise de 2008 et l’apparition du 15-M témoignent de la crise structurelle que vivait l’Espagne. Dans le travail d’Ernesto Laclau, la crise est une partie inhérente de l’émergence du populisme car il considère qu’un « certain degré de crise des vieilles structures est une précondition nécessaire du populisme » (Laclau, 2005, 177). Les fondateurs de Podemos parlent à ce moment-là d’une « latino-américanisation » de l’Espagne : en Amérique latine, les peuples auraient été volés par les programmes d’ajustement structurel imposés par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale (BM) ; en Europe, ils seraient à présent volés par les plans d’austérité imposés par l’Union européenne (UE). Selon eux, ce nouveau contexte rend possible la victoire d’un parti de gauche radicale à condition que ce dernier adopte un discours transversal qui s’affranchit des étiquettes politiques traditionnelles. Selon Iglesias (2015, 11), « la principale expression de la crise sociale de [la] crise de régime était le mouvement du 15-M » et Podemos en était la « principale expression politique ».

3. L’inspiration de la « vague rose » latino-américaine

L’UCM, haut lieu de socialisation militante, a également permis aux futurs leaders de Podemos de construire un réseau de militants de la gauche antilibérale, d’organiser ce réseau par la création de diverses associations, et de tisser des liens avec les gouvernements latino-américains de la « vague rose ». La circulation des idées et des stratégies entre l’Amérique latine et l’Espagne a notamment été rendue possible grâce à diverses organisations et structures de l’UCM comme le Centro de Estudios Politicos y Sociales (CEPS), une organisation politique, installée à Valence et à Madrid, fondée en 1993, créée pour soutenir les politiques progressistes latino-américaines et la « révolution bolivarienne ». Le CEPS fournissait notamment des conseils politiques, juridiques et économiques aux gouvernements bolivien, équatorien, et vénézuélien. Les organisations de l’UCM, dont le CEPS, étaient, pour les fondateurs de Podemos, selon Errejón (2015a, 63) de « véritables pépinières d’idées ».

Schavelzon et Webber (2018 : 176) ont montré que « le Venezuela, l’Équateur et la Bolivie ont été des terrains de recherche, de formation politique et de développement professionnel pour les cinq fondateurs de Podemos ». Pablo Iglesias a, par exemple, été nommé observateur du CEPS pour les élections en Bolivie et au Paraguay (Barret, 2015), Juan Carlos Monedero a été conseiller du gouvernement vénézuélien de 2005 à 2010, Íñigo Errejón a également conseillé les gouvernements bolivien et vénézuélien, notamment grâce à son travail effectué dans un institut de sondage vénézuélien, le Grupo Nacional de Investigaciones Sociales del Siglo XX , tout comme Carolina Bescansa (Schavelzon et Webber, 2018, 176).

Ces liens théoriques et pratiques avec l'Amérique latine ont permis aux futurs dirigeants de Podemos de formuler une « hypothèse populiste » inspirée de ces expériences. Lorsqu’ils s’inspirent de la « vague rose » latino-américaine, ils retiennent d’abord : la mobilisation de l’axe peuple-oligarchie par ces gouvernements, la nécessité de laisser de côté l’étiquette « gauche », l’importance de construire un mouvement (de masse) autour d’un leadership fort plutôt qu’un parti politique traditionnel, et la mobilisation d’un discours patriote progressiste (« national-populaire »). Lors d’un entretien réalisé le 4 juin 2017 à Madrid, Juan Carlos Monedero nous explique ainsi : « nous savions ce que nous avions à faire […] avant tout grâce à nos expériences en Espagne et en Amérique latine : nous savions qu’il ne fallait plus parler de la droite et de la gauche, nous savions que l’émotion manquait dans la vie politique » ((Entretien avec Juan Carlos Monedero, co-fondateur de Podemos, Madrid, 7 juin 2017. En partie disponible en ligne: https://lvsl.fr/6278-2/.)).

4. La création de Podemos (2014) et d’Unidos Podemos (2016)

En mai 2014, quatre mois après sa création, Podemos se présente pour la première fois aux élections européennes et obtient, contre toute attente, 8% des voix (cinq députés). Les élections générales de décembre 2015 signent la fin du bipartisme espagnol puisque quatre grandes forces politiques ressortent de ces élections : le parti libéral-conservateur Partido Popular (PP) obtient 28,92% des voix, suivi par le PSOE (22,16%), de Podemos (20,83%), et du parti de centre-droit Ciudadanos (14%). Les élections débouchent sur une situation inédite en Espagne : l’incapacité des principaux partis politiques de s’entendre pour former un gouvernement.

De nouvelles élections sont organisées en juin 2016. Elles sont marquées par un basculement important dans la stratégie politique de Podemos qui décide de s’allier avec Izquierda Unida au sein de la coalition Unidos Podemos. Le PP, représenté par Mariano Rajoy, sort renforcé de ces élections (33%), tandis qu’Unidos Podemos (21,15%), représenté par Pablo Iglesias, perd – si l’on ajoute les scores de Podemos et d’IU aux élections générales de 2015 – un million de voix. La pérennisation de cette alliance suite à ces élections fait apparaître les premières tensions entre Pablo Iglesias et Íñigo Errejón.

II. Les tensions entre « populisme » et « union de la gauche » (2017–2021)

1. Aux origines théoriques des différences entre Pablo Iglesias et Íñigo Errejón

Un bref retour sur les biographies intellectuelles et militantes de Pablo Iglesias et Íñigo Errejón permet de comprendre les origines de ces différends autour de l’alliance entre Podemos et Izquierda Unida (Chazel et Fernández Vázquez 2020). Dans ses travaux théoriques, Errejón retient d’abord d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe la nécessité de se défaire de l’approche économique déterministe du marxisme. Il ne contredit pas l’existence « d’intérêts concrets » mais assure que « ces nécessités n’ont jamais de reflet direct et “naturel” en politique » ((Errejón, Íñigo, « Podemos a mitad de camino », www.ctxt.es, 23 avril 2016. Traduit de l’espagnol au français pour le site Ballast par Pablo Castaño Tierno, Luis Dapelo, Walden Dostoievski et Alexis Gales.)). Au contraire, Pablo Iglesias vient d’un marxisme plus traditionnel, et sa relation au post-marxisme de Laclau est plus complexe. En 2015, il écrit par exemple : dans « La raison populiste [Laclau, 2005], le problème trouve une solution en abandonnant clairement le marxisme [...] je ne m’identifierai pas théoriquement avec » (Iglesias, 2015, 37). Adoptant une approche marxiste plus traditionnelle, Iglesias considère que les intérêts sociaux sont à la base des processus d’articulation politique, alors que pour Errejón, comme les intérêts sociaux n’existent pas politiquement avant leur articulation discursive, ils n’ont pas de valeur ou de signification a priori.

Bien avant la naissance des conflits autour de la coalition avec Izquierda Unida, des différences dans leur manière de s’adresser au « peuple » pouvaient être identifiées. Dans ses discours, Iglesias privilégie l’énumération « d’héros et d’héroïnes du quotidien », et montre un intérêt pour la désignation de figures concrètes et de symboles comme « les grands-parents qui retardent leurs retraites », « les femmes qui ont souvent des journées de 15, 16 ou 17 heures » ou « les enseignants qui ont défendu l’enseignement public » ((Meeting de Pablo Iglesias, Valence, Espagne, 18 décembre 2015. Disponible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=sE61Xhu9RSc.)). Au contraire, Errejón tente de produire de nouvelles identités politiques en mettant en évidence des émotions permettant de tracer une frontière entre « ceux d’en haut » et « ceux d’en bas » : il cherche à rassembler autour de Podemos tous ceux qui se sont sentis abandonnés et méprisés par les élites, qu’ils aient participé à un mouvement social ou non, et sans s’adresser à des groupes sociaux en particulier, ni à des intérêts « objectifs » de classe.

2. « Vistalegre II » et l’accroissement des tensions entre « pablistes » et « errejónistes » (2017–2019)

La deuxième assemblée citoyenne de Podemos, connue sous le nom de « Vistalegre II », qui s’est tenue en février 2017 à Madrid, a marqué un point de rupture dans la stratégie du parti et a mis en lumière les faiblesses de l’apparent consensus autour de « l’hypothèse populiste ». Pour la première fois, les deux principaux leaders du parti, Iglesias (alors secrétaire général) et Errejón (alors secrétaire politique), s’opposaient officiellement et publiquement autour de la stratégie que Podemos devait adopter. Lors du congrès, les propositions d’Iglesias et d’Errejón divergeaient sur plusieurs points. Premièrement, sur la relation que Podemos devait entretenir avec Izquierda Unida : Iglesias défendait la nécessité de renforcer l’alliance Podemos-IU sur le long cours, tandis que selon Errejón, la coalition Unidos Podemos enfermait Podemos dans une identité de gauche radicale contre-productive électoralement. Deuxièmement, sur l’électorat à cibler : le programme présenté par Iglesias s’adressait aux « secteurs populaires et à la classe moyenne » ((Documents politiques présentés par la liste « Podemos para todas » de Pablo Iglesias.)) celui d’Errejón aux « gens ordinaires » face à la « caste des privilégiés » ((Documents politiques présentés par la liste « Recuperar la ilusión » d’Íñigo Errejón.)). Troisièmement, sur la relation que Podemos devait entretenir avec le PSOE : Iglesias souhaitait contester directement l’hégémonie de la gauche au PSOE, tandis qu’Errejón défendait la nécessité de se concentrer sur le travail institutionnel. Ce différend a été décrit par de nombreux commentaires comme un conflit entre une stratégie traditionnelle de gauche (Iglesias) et une stratégie populiste (Errejón).

Suite à la victoire de la liste de Pablo Iglesias lors de « Vistalegre II » (51%) – loin devant celle d’Íñigo Errejón (33%) et celle de la liste anticapitaliste de Miguel Urbán (13%) – Errejón et son entourage ont été marginalisés au sein du parti et exclus de la plupart des organes de direction, alors qu’Iglesias a renforcé sa position de leader. À partir de 2017, les factions constituées au cours de l’année 2016, ont été consolidées par cette assemblée citoyenne. La stratégie défendue par Iglesias s’est donc imposée au sein du parti tout au long de 2017 et de la première moitié de l’année 2018. En juin 2017, Juan Carlos Monedero, co-fondateur du parti et proche de Pablo Iglesias, nous confiait lors d’un entretien réalisé à Madrid :

Je pense que « l’hypothèse populiste », qui fonctionnait bien dans un contexte latino-américain, n’était applicable ni en Espagne, ni en Europe. L’Espagne, même au plus fort de la crise, n’a jamais été détruite comme l’a été l’Amérique latine après la phase néo-libérale. Ici, au pire moment, 65% des chômeurs continuaient à recevoir une aide. La structure sociale en Amérique latine était telle que le peuple était entièrement dissous et qu’il pouvait donc être réinventé ((Entretien avec Juan Carlos Monedero, co-fondateur de Podemos, Madrid, 7 juin 2017. En partie disponible en ligne: https://lvsl.fr/6278-2/)).

Durant cette période, Podemos a renforcé son alliance avec IU, et a défendu une « gauche de combat » en soutenant activement les mouvements sociaux. Le parti a également adopté un récit anti-institutionnel pour s’opposer à « l’establishment » politique alors défini par Iglesias comme la « triple alliance » entre Ciudadanos, le PSOE et le PP.

Cependant, la stratégie de Podemos a substantiellement changé à partir du 2 juin 2018, lorsque Pedro Sánchez (PSOE) a été investi président du gouvernement suite au succès de la motion de censure présentée par le PSOE et soutenue par Unidos Podemos. Depuis lors, Podemos a pris un tournant stratégique important, passant d’une stratégie d’opposition aux institutions à une stratégie de coopération avec le nouveau gouvernement socialiste. En ce sens, les lignes d’Errejón et d’Iglesias se sont rapprochées l’une de l’autre concernant la stratégie que Podemos devait suivre. Tous deux ont défendu une stratégie de coopération avec le PSOE dans les institutions dans le cadre de ce qu’Errejón définissait comme une « concurrence vertueuse ». De son côté, Iglesias défendait cette stratégie en avançant deux arguments : un argument conjoncturel (le contexte politique permettait désormais une collaboration institutionnelle) et un argument normatif (Podemos devait encourager un changement de gouvernement et être apte à l’influencer – agir comme le « prince moderne »). Pour Iglesias, ce changement et l’acceptation de la logique institutionnelle ont définitivement marqué la fin du « moment populiste ».

Malgré ce rapprochement des stratégies en 2018, les tensions entre les courants « pabliste » et « errejóniste » ont continué à s’accroître jusqu’à trouver leur point de culmination deux ans plus tard, en janvier 2019, lorsqu’Errejón a annoncé qu’il serait candidat aux élections à l'Assemblée de Madrid avec le mouvement Más Madrid contre Podemos, et qu’il a, dans le même temps, quitté son siège Unidos Podemos au Congrès des députés. Ce moment a marqué la scission définitive du duo qui avait dirigé la stratégie politique de Podemos depuis sa naissance.

3. La compétition entre Más Madrid/Más País et Podemos (2019–2021)

Lors des élections régionales de mai 2019, Íñigo Errejón se présente à la présidence de l’Assemblée de Madrid avec la plateforme Más Madrid et obtient 14,69 % des voix (vingt députés), contre 5,6% des voix (sept députés) pour Isabel Serra, candidate d’Unidos Podemos.

L’année 2019 est également marquée par l’organisation de deux élections générales. Des premières élections sont organisées en avril 2019 (le PSOE arrive en tête avec 28,67% des voix, et Unidas Podemos en quatrième position avec 14,32% des voix). Suite à l’impasse des négociations entre les différents partis, de nouvelles élections sont organisées en novembre de cette même année. Errejón, qui se considère alors dans une position de force suite aux résultats des élections de mai 2019 à Madrid, se présente comme candidat aux élections générales avec le mouvement Más País ((En novembre 2020, le parti se renomme à nouveau Más Madrid (décidant de laisser de côté la politique nationale), mais change une nouvelle fois de nom en février 2021 pour redevenir Más País, suggérant une ambition de revenir à la compétition nationale.)), face à Pablo Iglesias, candidat d’Unidas Podemos. Errejón n’obtient que 2,40% des voix (deux députés) contre 12,86% des voix pour Iglesias (trente-cinq députés), tandis que le PSOE arrive en tête avec 28% des voix (cent-vingt députés). Après des négociations pour former un gouvernement de coalition, Pablo Iglesias devient deuxième vice-président du gouvernement socialiste de Pedro Sánchez et Ministre des Droits sociaux et de l’Agenda 2030.

Le 4 mai 2021, des élections anticipées sont organisées pour élire l’Assemblée de Madrid. Lors de ces élections, le PP, représenté par Isabel Díaz Ayuso, arrive en première position (44,76 %), suivi de Más Madrid dont la liste était représentée par Mónica García (16,99 %), du PSOE représenté par Ángel Gabilondo (16,8 %), de Vox représenté par Rocío Monasterio (9,15 %), et enfin d’Unidas Podemos dont la liste est portée par Pablo Iglesias (7,24 %).  Afin de pouvoir se présenter aux élections madrilènes, Pablo Iglesias avait auparavant démissionné de son poste de ministre, et de vice-président (laissant sa place à Yolanda Díaz). Après les résultats décevants des élections régionales madrilènes de 2021, Iglesias annonce son retrait de la vie politique et démissionne de son rôle de secrétaire général de Podemos.

Le fait que Pablo Iglesias ait quitté la politique le 4 mai 2021 et ait été remplacé par Yolanda Díaz (une ancienne figure importante d’Izquierda Unida) en tant que vice-présidente du gouvernement pourrait suggérer que « l’hypothèse populiste » initiale formulée par les dirigeants de Podemos en 2014 a été renversée au fil des années. On pourrait donc conclure que le populisme n’est pas la martingale qui a fait renaître la « gauche de la gauche » de ses cendres historiques. Il est cependant trop tôt pour en juger. Certains éléments récents suggèrent que le populisme de gauche théorisé par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe pourrait être un aspect durable de la politique au XXIe siècle. Par exemple, il semble qu’Íñigo Errejón n’ait pas dit son dernier mot. Bien qu’actuellement (électoralement) confiné au niveau local, son mouvement Más Madrid a largement réussi à marginaliser Unidas Podemos aux élections municipales et régionales de Madrid de 2019 et 2021.

Yolanda Díaz en una reunión de trabajo en 2021.

Yolanda Díaz lors d'une réunion de travail en 2021.
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III. Retour aux « mouvements citoyens » avec Sumar (2022– )

Cette dernière partie s’intéresse à la recomposition politique en cours depuis l’annonce du retrait de la vie politique de Pablo Iglesias.

1. Sumar, nouvelle entreprise politique

Le 8 juillet 2022, Yolanda Díaz lance officiellement une nouvelle initiative politique, Sumar, qu’elle entend représenter aux élections générales de 2023. Lors de ce meeting, qui réunit près de 5000 participants, Sumar est présenté comme un mouvement citoyen auquel peuvent se greffer les organisations de gauche qui le souhaitent. Díaz ambitionne ainsi de réunir des organisations pourtant présentées comme irréconciliables (e.g. MP et Podemos). Dans le même temps, le mouvement entend se démarquer des leaders politiques de gauche radicale qui ont émergé depuis 2014, et affiche sa volonté de ne pas se constituer en coalition électorale sur le modèle d’Unidas Podemos, de ne pas se transformer en une « soupe et une addition de sigles » mais en un mouvement citoyen capable de construire « un nouveau contrat social » ((Meeting de Yolanda Díaz, Madrid, Espagne, 8 juillet 2022. Disponible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=B4BzZVmug08.)). Cette volonté se retrouve dans la rhétorique de Díaz, mais également dans l’esthétique du meeting (aucun symbole de partis politiques), et les intervenants choisis (des personnalités de la société civile). Bien que le discours de Díaz ne se structure pas autour d’un axe peuple-élite, on retrouve, comme dans l’ambition du Podemos originel, la volonté de ne pas afficher de symboles de gauche, ni de se réclamer de cette famille politique. À l’été 2022, IU, MP et Podemos ont confirmé être ouverts à des négociations pour une candidature commune. L’enjeu pour ces partis politiques est de s’assurer un rôle important au sein du mouvement tout en préservant leur identité.

2. S’unir face au bloc libéral-mondialisateur et au bloc conservateur-identitaire

La stratégie d’une candidature commune se construit, en partie, sur un récit mettant en avant la nécessité de faire basculer à gauche l’espace politique espagnol en s’opposant aux forces libérales et aux forces réactionnaires. Deux événements sont particulièrement mis en avant: (1) l’accès au pouvoir du PSOE en juin 2018; (2) la percée électorale de Vox à partir de 2018. Ces événements peuvent être resitués dans le contexte de tripolarisation de la vie politique mis en évidence par Martin (2018, 258) qui distingue, à partir de 2015, trois blocs dans les systèmes partisans européens : une gauche démocrate-écosocialiste, un centre libéral-mondialisateur, une droite conservatrice-identitaire.

Concernant le bloc conservateur-identitaire, il faut d’abord préciser que la littérature a longtemps mis en avant l’existence d’une « exception espagnole » concernant l’absence d’extrême droite dans le système partisan. Cette exception pourrait s’expliquer par la longévité du régime franquiste (1939–1977) qui aurait discréditée cette famille de partis (Moschonas et Papanagnou, 2007). Au moment de la création de Podemos, en 2014, la droite radicale espagnole – représentée par Vox, créé en 2013 – était faible et marginale. Cependant, à partir de 2018, Vox a connu une importante percée électorale aux élections andalouses. Ce parti, parfois qualifié de néo-franquiste, qui « [combine] nationalisme [et] xénophobie » avec « une vision autoritaire de la société, attachées aux valeurs de la loi et de l’ordre » (Ferreira, 2019), a ensuite vu son succès se pérenniser. Aux élections générales de 2019, Vox, mené par son leader Santiago Abascal, est entré pour la première fois au Parlement : le parti a obtenu 10,26% des voix en avril (vingt-quatre députés), et 15,08% des voix en novembre (cinquante-quatre députés). Vox est ainsi devenu la troisième force politique du pays, devant Unidas Podemos. Ces événements sont venus battre en brèche « l’exception espagnole » (Ortiz Barquero, 2019) et ont mis fin à l’idée, longtemps répandue, que la sortie d’un régime autoritaire à la fin des années 1970  immunisait l’Espagne contre l’essor de la droite radicale partisane. La nécessité de construire une candidature commune peut donc s’appuyer sur un récit mettant en avant la menace fasciste et la résurgence d’un héritage autoritaire.

Concernant le bloc démocrate-écosocialiste, il faut également préciser que l’Espagne présente une particularité forte par rapport à ses voisins européens. Dans les pays où la gauche radicale a émergé et/ou a pris le pouvoir, les partis sociaux-démocrates se sont effondrés. Cette déroute des « clubs de partis de gouvernement » (Martin, 2018, 146) a par exemple touché la Grèce (effondrement du PASOK au profit de Syriza), ou encore la France (effondrement du Parti socialiste à partir de l’élection présidentielle de 2017 au profit de LFI et de LREM). En Espagne, malgré l’essor de Podemos aux élections générales de 2015 (20,68% des voix), le PSOE a maintenu son leadership à gauche (22% des voix). En 2018, suite à la motion de censure contre le gouvernement de Mariano Rajoy (PP), Pedro Sánchez est devenu président du gouvernement, et les élections générales de 2019 ont confirmé l’hégémonie du PSOE à gauche. Les cas grec et français ont donné de la force aux thèses de la « fin du siècle social-démocrate » (Dahrendorf, 1980), mais le cas espagnol suggère plutôt la résilience de la social-démocratie dans un contexte qui lui est pourtant, à première vue, défavorable (e.g. politiques d’austérité mises en place suite à la crise de 2008, défiance croissante envers les « partis de gouvernement »).

Alors qu’en 2014, les leaders de Podemos s’opposaient au « PPSOE » (contraction du PP et du PSOE), en 2018 ils acceptaient de former un gouvernement de coalition dirigé par Pedro Sánchez. Ce rapprochement entre Podemos et le PSOE peut s’expliquer par le virage à gauche du PSOE (e.g. main tendue à Podemos) et par l’apparition d’une logique de blocs dans le système partisan due à une moindre polarisation à gauche liée à l’essor d’une menace national-conservatrice représentée par Vox. Orriols et León (2020) distinguent ainsi deux périodes : (1) entre 2015 et 2017 avec une compétition accrue entre Podemos et le PSOE qui se ressent dans « les niveaux élevés de polarisation affective » entre ces deux partis qui empêchent alors tout transfert de voix de l’un à l’autre ; (2) entre 2018 et 2020, après la mise en place du gouvernement de coalition, période durant laquelle « la polarisation intra-gauche a diminué » en même temps que la « polarisation inter-bloc » a augmenté.

En créant Sumar, Díaz ambitionnait initialement d’occuper l’espace politique à la gauche du PSOE et de marginaliser ce dernier en le présentant comme une partie intégrante du bloc libéral-mondialisateur. Des récentes déclarations ont pourtant semé le doute sur cette volonté. En novembre 2022, Iglesias a déclaré que Díaz négociait une possible alliance avec le PSOE pour les élections municipales et régionales de mai 2023, et s’y est farouchement opposé. Cependant, les dernières déclarations de Díaz témoignent plutôt d’une volonté de créer un espace à la « gauche du PSOE ».

3. Quelle(s) union(s) possible(s)?

À cette date, les rapports de chaque organisation politique à Sumar varient. Izquierda Unida a accueilli de manière positive l’initiative et a confirmé sa volonté de s’intégrer pleinement au projet. Le soutien d’IU peut s’expliquer de plusieurs manières : (1) la coalition de gauche radicale avait déjà accepté depuis 2016 de diluer son identité première en rejoignant l’alliance Unidas Podemos ; (2) bien que Díaz ait quitté IU en octobre 2019 (car elle désapprouvait la proposition d’un soutien sans participation au gouvernement Sánchez), elle reste membre du PCE, composante principale d’IU.

Du côté de Más País, les principaux leaders ont approuvé l’initiative de Sumar, ce qui peut en partie s’expliquer par les faibles perspectives de victoire de leur leader, Íñigo Errejón, aux élections générales de 2023. En revanche, Más País entend continuer son implantation territoriale, sur le modèle de Más Madrid. Le parti a donc insisté pour que le mouvement Sumar ne se présente pas aux élections municipales et régionales de mai 2023 afin de pouvoir concourir avec ses propres couleurs.

Enfin, Podemos se présente, aujourd’hui, comme le parti le plus réticent à s’allier à ce projet, bien qu’Irene Montero, membre de Podemos et ministre de l’Égalité, ait déclaré, le 11 janvier 2023, qu’il était important que les « négociations [se concluent] le plus rapidement possible » ((Propos d’Irene Montero rapporté dans Viúdez Juana, « Irene Montero, sobre el partido de Yolanda Díaz: “Ojalá lo termine cuanto antes” », El País, 11 janvier 2023.)) pour constituer une alliance électorale. Alors qu’Iglesias avait lui-même désigné Díaz à sa succession à la vice-présidence du gouvernement, les tensions entre les deux leaders politiques ont commencé à s’accroître dès l’automne 2021. Bien que Podemos ait confirmé, à l’automne 2022, la volonté de soutenir la candidature de Díaz pour les élections générales de 2023, le parti rappelle néanmoins sa volonté de survivre comme entité propre, et de conserver son leadership à gauche. Le 6 novembre 2022, lors de l’université d’automne de Podemos, Iglesias rappelait ainsi que dans le processus de construction d’une candidature commune « Podemos [devait] être respecté » ((Meeting Pablo Iglesias, Madrid, Espagne, 6 novembre 2022. Disponible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=363Y02GhkwM.)).

Conclusion

En Espagne, le « cycle populiste » qui semblait s’être refermé depuis la marginalisation d’Íñigo Errejón sur la scène politique nationale, semble aujourd’hui se refermer encore un peu plus. Sumar n’oppose pas un peuple vertueux à une élite corrompue, mais privilégie un discours « mouvementiste » marqué à gauche. Les informations dont nous disposons, à ce jour, permettent de penser que Sumar peut être défini comme un « parti socialiste démocratique » (March, 2011) qui combine la défense des luttes portées par les mouvements sociaux (e.g. féminisme, écologie, cause animale) avec un discours porté sur les enjeux économiques (e.g. volonté de lier la question démocratique à celle du pouvoir d’achat). Reste à analyser si la priorité sera donnée aux enjeux post-matérialistes (« New Left ») ou socioéconomiques (« Old [Traditional Marxist] Left »). Concernant la forme du parti, tout comme Podemos à ses débuts qui se définissait comme un « parti-mouvement » (Nez, 2015), nous formulons l’hypothèse que Sumar utilisera la notion de mouvement pour se définir comme une « ressource symbolique pour se distinguer des autres partis » (Cervera-Marzal, 2018, 95) plutôt que comme une réalité organisationnelle.

En Europe, les années 2000 ont été marquées par une vague de coalitions de gauche radicale (Bloco de Esquerda [bloc de gauche] au Portugal, Die Linke [la gauche] en Allemagne, Front de gauche en France, Syriza [coalition de la gauche radicale] en Grèce), et les années 2010 par l’avènement de partis populistes de gauche qui ont réussi à s’imposer dans le paysage politique (La France insoumise, Podemos). La création de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (NUPES) en 2022 en France, et de Sumar en Espagne peuvent laisser penser que les années 2020 seront caractérisées par un retour aux unions de la gauche pour contrer les forces libérales, conservatrices et réactionnaires. Cependant, les premiers éléments à disposition laissent penser que la stratégie et la rhétorique de ces nouvelles unions seront en partie issues du « cycle populiste ». De « l’hypothèse populiste » formulée par les fondateurs de Podemos en 2014, et, en partie, reprise par Jean-Luc Mélenchon lors de la campagne présidentielle de 2017 (Alexandre, Bristielle, et Chazel 2021), semble principalement rester la volonté de se présenter comme un mouvement affranchi des étiquettes de partis, ainsi que l’abandon des symboles de la gauche historique au profit d’une communication plus modernisée.

Notes

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Pour citer cette ressource :

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