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Qu’est-ce que le "retour du religieux" ?

Par Georges Corm : Professeur - Université Saint-Joseph de Beyrouth
Publié par Salam Diab Duranton le 02/11/2008

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Georges Corm est notamment l'auteur de : ((La question religieuse au XXIè siècle, Géopolitique et crise de la post-modernité, Proche-Orient éclaté : 1956-2007)).

Introduction : deux questions préalables

Il est vraiment bien curieux que l'expression « retour du religieux » ait acquis tant de vogue, sans même que l'on s'interroge sur sa signification et sa fonction. Aussi est-il nécessaire de poser un certain nombre de questions préalables avant de tenter de cerner la réalité de ce phénomène peut-être plus imaginaire que réel.

Parler de retour, signifie qu'il y a eu absence. Or, rien n'est plus contestable que cette affirmation et ce pour deux raisons essentielles.

Permanence du besoin de transcendance

La première raison tient à ce que la religion, sous ses différentes formes, est vielle comme le monde. Le besoin de transcendance, le besoin d'explication face à la permanence apparente de l'univers et à l'inéluctabilité de la mort appelle à des systèmes de croyances qui calment l'angoisse humaine. En se sécularisant progressivement, la religion chrétienne après des siècles de guerres entre ses adeptes en Europe, a donné naissance à d'autres formes de croyances et de systèmes ontologiques qui ont souvent adopté les mêmes types de rituels, de cérémonial, de rassemblement pour exprimer la foi commune. Des cérémonies francs-maçons, aux cultes de l'être suprême, aux grands rassemblements patriotiques, à la formation d'élites militantes pour la réalisation des idéaux de progrès qui dégénèrent en partis uniques, en soviets suprême et autres institutions de nature totalitaire, l'idéal humaniste du christianisme, ainsi que la structure de certaines de ses institutions, s'est prolongé et renouvelé, accompagné de philosophies nouvelles qui se sont substituées aux grandes constructions théologiques qui ont assuré, en Occident, les premiers progrès de la raison et donné naissance aux principaux concepts politiques modernes.

Ces idéaux, incarnés principalement dans la philosophie des Lumières et les principes de la Révolution française, ont d'ailleurs fait le tour du globe à la faveur de la domination européenne sur le monde au XIXème siècle et du développement des moyens de communications et des migrations massives entre les continents qui continuent jusqu'aujourd'hui.

Ailleurs qu'en Europe, la religion traditionnelle a connu son maintien et sa position plus ou moins dominante suivant la diversité des sociétés. D'abord aux Etats-Unis où la religion et la religiosité n'ont jamais cessé d'être un trait dominant de la société, mais aussi dans les religions d'Extrême-Orient, des Indes et dans le monde islamique. Bien plus, le judaïsme, religion paria et méprisée en Occident, connaît une renaissance fondamentale, cristallisée par la création de l'Etat d'Israël depuis 1948 et la prise de conscience des horreurs génocidaires commises en Europe durant la Seconde Guerre mondiale.

Evoquer un retour du religieux survenu au cours des trente dernières années, en particulier depuis l'effondrement des régimes communistes, ne correspond donc pas à une réalité historique, surtout si l'observateur se met dans l'optique de la longue durée et admet que les religions changent, connaissent des métamorphoses extérieures, ce qui peut donner l'illusion que le besoin de religion a disparu. Les religions, mêmes instituées et mises en dogmes, ne sont jamais des constructions figées. Elles sont pratiquées de façon changeante et la forme, voir le contenu, de leurs institutions peut être soumis à de profonds changements morphologiques suivant les époques historiques.

L'absence de toute renaissance de pensée théologique

La deuxième raison tient au fait qu'aucune renaissance de la théologie ne se manifeste véritablement. Pour qu'il y ait un supposé retour du religieux, il faudrait un renouvellement profond de la théologie des religions instituées. Or, ce n'est guère le cas, à ce qu'il semble, qu'il s'agisse des trois religions monothéistes ou des religions d'Extrême-Orient et des Indes. Bien au contraire, loin d'assister à une renaissance de la théologie que l'on pourrait surnommer la « mère » de toutes les sciences humaines,  nous constatons partout une involution de l'interprétation des textes religieux. La lecture littérale de ces textes, le refus de l'interprétation symbolique, de l'historicité des phénomènes religieux eux-mêmes, autant de signes d'une régression de la foi au sens noble du terme, au profit d'un raidissement qui traduit en fait une crise grave des religions et non point leur renaissance ou leur retour.

Alors que toutes les grandes religions instituées avaient connu au XIXè siècle, sous l'effet des idéaux laïques de la recherche du bonheur et du fait du développement des idéaux humanistes accompagnant l'ouverture de toutes les parties du monde les unes sur les autres, de nombreux renouvellements théologiques, nous assistons depuis quelques décades à une dégénérescence de ces religions dans des attitudes rigoristes et rigides. Ces attitudes, comme nous allons le voir, sont investies par le politique et dans le politique.

Bien loin d'assister à un retour du religieux, c'est plus une crise grave qui affecte le religieux un peu partout dans le monde. Comme nous le verrons, cette crise vient se greffer sur des crises multiformes de légitimité politique qui affectent de nombreuses sociétés. La crise religieuse est elle-même instrumentalisée par la crise de légitimité politique ; de même, il peut arriver que la crise religieuse instrumente la crise de légitimité politique. C'est ce qui crée dans les sociétés en crise, plus particulièrement les sociétés monothéistes, cette atmosphère devenue irrespirable de guerre de civilisations et de religions. La crise, en effet, sévit aussi bien à l'intérieur des sociétés monothéistes qu'entre ces sociétés. Comme nous le verrons, elle est éminemment politique et se caractérise, non par un « retour » du religieux, mais par un « recours » au religieux.

Nous avons montré déjà, ailleurs, les problèmes des rapports du pouvoir et de la religion dans les sociétés monothéistes du fait de la prégnance d'un archétype biblique qui a continué d'être agissant après la Révolution française et malgré la philosophie des Lumières, à travers ce que j'ai appelé une laïcité « en trompe l'œil » des idéologies modernes (Voir Georges CORM, Orient-Occident. La fracture imaginaire, La Découverte, Paris, 2002.). En effet, nationalismes, communismes et certaines formes d'humanisme à coloration raciste, qualifiées d'idéologies laïques, ont fonctionné sur le mode de cet archétype biblique, pouvant se résumer dans le triangle explosif suivant : un peuple (ou une avant-garde ayant une mission exceptionnelle à accomplir, des prophètes qui conduisent ce peuple ou lui intiment son ordre de mission, une série de dogmes éternels et définitifs auxquels il faut soumettre tous les autres peuples. Le paganisme greco-romain ou mésopotamien, mais aussi les religions cosmiques ou de la sagesse d'Extrême-Orient échappent à ce triangle fatal et sont donc plus pacifiques et moins belliqueuses ; surtout, elles ne connaissent pas le délit d'opinion ou la lutte sanglante et impitoyable contre les hérésies d'ordre purement théologique(Voir Georges CORM, Contribution à l'étude des sociétés multiconfessionnelles, L.G.D.J., Paris, 1979 ; réimpression sous le titre Histoire du pluralisme religieux dans le bassin méditerranéen, Geuthner, Paris, 1998.).

Bien sûr, il faut maintenant s'interroger sur ce qui fait que l'on peut percevoir de façon aussi aigue un retour du religieux. Mais auparavant il serait bon de déterminer le contexte et le moment dans lequel les vapeurs du religieux sont venues donner une nouvelle coloration aux grands évènements politiques du monde.

Le moment du « basculement » dans le prétendu retour du religieux

L'on peut identifier avec assez de précision le moment historique où se forment les nouveaux décors dits « religieux » du monde. Ce moment est caractérisé à la fois par une série d'évènements importants et par un changement majeur d'atmosphère idéologique dans les pays occidentaux.

Les évènements clés

Le marqueur le plus évident est sans conteste l'effondrement des régimes communistes qui clôt la Guerre froide à la fin des années quatre vingt du siècle dernier. On rappellera qu'au cours de la dernière phase de cette Guerre, que l'on peut qualifier de Troisième Guerre mondiale, les Etats-Unis ont mobilisé un peu partout dans le monde les grandes religions instituées pour combattre l'influence grandissante des différentes d'idéologies communistes en particulier en Europe de l'Est et dans le tiers-monde. Le vocabulaire politique américain prend lui aussi une coloration religieuse, lorsque le président des Etats-Unis, Ronald Reagan, désigne l'URSS comme l'Empire du mal. L'élection du pape polonais Jean-Paul II est un autre évènement majeur, dans ce contexte : la forte personnalité du nouveau chef de l'Eglise, ses déplacements internationaux nombreux et très médiatisés, ses appels à la jeunesse, redonnent au monde catholique un sentiment d'identité forte. A sa mort, on assiste à des funérailles, elles aussi très médiatisées, auxquelles viennent assister de très nombreux chefs d'Etat, chrétiens et non-chrétiens.

Les Etats-Unis n'hésitent pas non plus à solliciter les mouvements fondamentalistes musulmans d'Arabie saoudite et du Pakistan, à entraîner et financer des jeunes arabes de toutes les nationalités pour aller se battre contre les troupes soviétiques qui ont envahi l'Afghanistan sous le drapeau du « Jihad », la Guerre sainte contre les « Infidèles » que sont dans ce cas les soviétiques athés. C'est aussi l'époque où le Dalaï Lama tibétain en exil devient une personnalité religieuse très médiatisée.

C'est encore à cette même période, à la fin de l'année 1979, que le régime du Chah vacille en Iran et que les décideurs politiques occidentaux, craignant une prise de pouvoir des communistes, facilitent en Iran celle des religieux sous la direction de l'Imam Khomeini qui, de son exil de Neauphle-le-Château en France, jouit de l'appui de tous les grands médias internationaux. Il rentre en Iran triomphalement pour y déclencher une « révolution religieuse » qui éliminera par la violence tous ses alliés des mouvements laïques, avant de se retourner contre les Etats-Unis, désignés comme « Grand Satan ».

Toujours, dans cette même période, et dans cette année 1979, riche en évènements, le président américain Jimmy Carter décide de célébrer la mémoire du génocide des communautés juives d'Europe et de faire construire un monument à cet effet. Alors que l'on pensait que les crimes nazis avaient été clos par les procès de Nuremberg à la Libération, le dossier de la destruction des communautés juives d'Europe est ainsi rouvert. L'Holocauste devient un marqueur important d'un renouveau du judaïsme et sa commémoration permet à l'Etat d'Israël d'acquérir une dimension qu'il n'avait pas jusqu'ici et qui lui permet de continuer de coloniser la Cisjordanie palestinienne qu'il occupe depuis 1967, sans sanction internationale comme en subit à la même époque le régime d'Afrique  du Sud.

C'est au cours de la décennie précédente que l'Arabie saoudite, forte de sa nouvelle fortune pétrolière, avait mis sur pied l'Organisation de la Conférence des pays islamiques, première institution internationale qui regroupe des Etats sur la base de leur religion et non sur la base de la langue ou de l'appartenance à une même région géographique. Cette organisation est fortement anti-communiste ; elle fait concurrence aussi bien à la Ligue des Etats Arabes et au Mouvement des non-alignés, deux institutions internationales majeures, mais qui sont plus proches de Moscou que de Washington. Sous l'influence des aides saoudiennes substantielles, de nombreux pays musulmans se mettent à l'heure du rigorisme islamique ou bien laissent se développer les mouvements fondamentalistes de style « Frères musulmans » ou organisations « jihadistes » se réclamant du wahhabisme saoudo-pakistanais.

La littérature sur l'Islam et les mouvements musulmans fleurit partout. Tout comme le judaïsme, cette religion devient un objet de consommation culturelle, médiatique et académique.

Mais aux Etats-Unis, le renouveau du christianisme littéraliste qui fait une lecture à la lettre des textes bibliques devient de plus en plus manifeste. « Born again Christians », Nouveaux Evangélistes redonnent vigueur à de vielles traditions américaines de fondamentalisme religieux d'origine protestante. Dans les années quatre-vingt dix, cette vague portera la candidature de George W. Bush à la présidence des Etats-Unis ; ce dernier désignera un « axe du mal » dans l'ordre international (Iran, Irak, Corée du Nord) qui succède à l'empire du mal soviétique, désormais défunt.

La révolution Anti-Lumières post-moderne

La légitimation de tous ces évènements majeurs est facilitée par l'éclosion d'une contre-révolution idéologique durant cette même période historique, qui met en cause le patrimoine de la philosophie des Lumières et les principes de la Révolution française, comme responsables des malheurs totalitaires du XXè siècle. C'est aux Etats-Unis et en France que cette contre-révolution se manifeste avec le plus de vigueur, comme le prouve le succès de l'œuvre du philosophe politique allemand, Léo Strauss, et de celle de l'historien français, François Furet.

Le premier, philosophe politique d'envergure, remet à l'honneur le modèle politique de la Révélation divine, et donc la loi d'inspiration divine, qui à ses yeux peut régenter de façon aussi légitime, sinon de façon plus légitime, les sociétés que ne le font les idéologies politiques laïques modernes ou que ne l'a fait dans l'Antiquité le modèle politique platonicien dont la mort scandaleuse de Socrate marque l'échec. Pour Strauss, le « progressisme » a été, en tous cas, une catastrophe pour l'Humanité, en étant à la source de tous les totalitarismes modernes. Des hommes aussi éminents que George Steiner ou Jacques Lacan reprendront le thème straussien dans leur œuvre. L'atmosphère ainsi créée permet un glissement sémantique majeur dans la façon dont l'élite culturelle et politique occidentale définit son identité historique. L'expression « racines gréco-romaines » disparaît presque totalement pour laisser la place à celle de « racines judéo-chrétiennes », lorsqu'il s'agit de définir l'identité de l'Occident.

Le second, François Furet, historien de la Révolution française, renoue avec la tradition de Joseph de Maistre et Louis de Bonald pour dénoncer avec virulence les sociétés de philosophie et les abstractions politiques qu'elles ont répandues et qui ont facilité, selon lui, l'explosion révolutionnaire. L'épisode de la Terreur est considéré par Furet et par ses nombreux disciples comme la matrice fondamentale de tous les totalitarismes modernes. Les utopies des Lumières et des principes révolutionnaires français sont responsables à la fois du Goulag et de Dachau et Auschwitz. Voltaire, Rousseau, voir même Descartes on tous été les précurseurs de Staline et Hitler. Bien plus, dans la vision de cette école de pensée post-moderne, sans le bolchevisme, le nazisme n'aurait même pas existé. Furet, en effet,  publiera, au soir de sa vie, son échange de correspondance avec l'historien allemand Ernst Nolte qui aura contribué à populariser l'explication du nazisme par la seule existence de la subversion communiste et de la menace stalinienne sur l'Europe. Dans cet échange, il y a peu de dissonance entre les deux historiens. Le nazisme est ainsi, en grande partie, blanchi : il n'aurait été qu'une réaction d'autodéfense quasi biologique au danger de la subversion communiste.

On ne manquera pas ici de remarquer que Furet, tous comme la génération des « nouveaux philosophes », appartient à la génération de marxistes qui se reconvertissent durant cette période au conservatisme le plus pur et renouent avec la tradition des Anti-Lumières.

Ce moment de basculement est cristallisé et solidifié à la fois dans l'écroulement de l'URSS et des régimes satellites en Europe de l'Est en 1989-1990, puis dans la thèse huntingtonienne d'une « guerre de civilisation » imminente entre le monde occidental et le monde musulman et bouddhiste alliés ensemble, dont la première esquisse est publiée dans l'influente revue américaine Foreign Affairs en 1992. Dans le même temps, la Yougoslavie aux portes de l'Europe se désintègre, cependant que la révolte des groupes « jihadistes » contre leur ancien protecteur américain -et qui sont encore utilisés par leur transfert en Yougoslavie et en Tchétchénie, une fois la guerre d'Afghanistan terminée, - est déclenchée par les opérations terroristes contre les ambassades américaines en Afrique en 1997, puis ceux du 11 septembre 2001 sur le sol des Etats-Unis.

La guerre des civilisations semble désormais commencée. Les discours du nouveau président américain reproduisent la structure des anciens discours du temps de la Guerre froide. A l'ennemi bolchevique a succédé le terrorisme dont la coloration islamique ne fait de doute pour personne. Désormais, toute la vie internationale prend cette tournure d'affrontement de valeurs politico-religieuses entre une mega-identité occidentale qui se dit judéo-chrétienne, protège et défend les conquêtes territoriales de l'Etat d'Israël à l'encontre des résolutions des Nations Unies, d'un côté, et un bloc arabo-musulman qui refuse de telles conquêtes,  s'accroche aux droits des Palestiniens et, après l'invasion de l'Afghanistan et de l'Irak, dénonce une nouvelle croisade, cette fois judéo-chrétienne, contre le monde musulman (Voir notre récent article, « La fracture Orient-Occident : une vision binaire et explosive du monde » dans la revue Futuribles, numéro de juin 2007).

Un important document des Nations Unies, publié par son Secrétaire Général, Kofi Annan, vient consacrer la vision américaine du monde, en faisant du terrorisme dit « transnational », en fait islamique, le plus grand danger qui guette l'humanité (« In larger freedom: towards development, security and human rights for all », Document A/59/2005 de l'Assemblée Générale daté du 21 mars 2005. Il s'agit du rapport qui fait des propositions d'ensemble pour réformer l'Organisation des Etats-Unis, en particulier par l'élargissement du nombre de membres du Conseil de sécurité pour qu'il soit plus représentatif. Ce rapport a été présenté et discuté dans toutes les capitales du monde, ce qui lui a assuré une très large publicité.). La crise concernant les efforts iraniens d'enrichir l'uranium, la rhétorique virulente d'Ahamadi Najjad, son président élu en 2005 qui a remplacé l'aimable Mohammed Khatimi qui prêchait le « dialogue des  civilisations » pour faire barrage à la tendance à la « guerre des civilisation », la dynamique du Hezbollah au Liban ou celle du Hamas dans les territoires palestiniens occupés par Israël depuis quarante ans, la montée en puissance des Frères musulmans en Egypte aux élections de 2006, la multiplication des attentats terroristes dans les pays musulmans eux-mêmes : tout cela ne peut que venir confirmer la nouvelle vision du monde forgée par le prétendu « retour » du religieux.

Il ne s'agit pourtant que d'un recours au religieux dans des luttes de nature diverses aux enjeux très profanes qu'il faut essayer ici d'expliciter. Contrairement à l'opinion répandue, nous sommes en face d'un stade suprême d'idéologisation du monde par l'instrumentalisation du fait religieux et qui renoue avec la vraie matrice des totalitarismes modernes, à savoir les guerres de religion en Europe elle-même.

Quelques éléments d'explication

L'instrumentalisation du religieux est un vieux procédé, notamment dans les sociétés monothéistes, imprégnées de l'archétype biblique que nous avons décrit brièvement en introduction. Il est d'ailleurs curieux que la mémoire historique européenne ait totalement occulté au cours des dernières décades la violence très spécifique que l'Inquisition, puis les guerres de religion, ont instituée en Europe.

L'oubli de la réalité de l'Inquisition et des guerres de religion en Europe

En réalité, un retour sur les différents types de violence que l'Inquisition puis les guerres de religion ont pratiqué à une échelle massive en Europe, nous fait comprendre sans difficultés que la matrice des totalitarismes modernes est bien dans cette période de l'histoire européenne, occultée des mémoires, et non dans certains épisodes de la Révolution française. En effet, le délit d'opinion a pour ancêtre certain, non pas certains des révolutionnaires français et qui ont fait cet usage immodéré de la guillotine contre leurs opposants, mais bien les tribunaux de l'Inquisition qui, dans toute l'Europe catholique, ont brûlé des dizaines de milliers d'hérétiques ou supposés tels, les ont privé de leurs biens saisis au profit de l'Eglise. Quant à l'élimination physique de l'autre, le voisin, l'ami, l'habitant paisible et non armé de sa bourgade ou de son quartier urbain, ce ne sont point exclusivement les guerres révolutionnaires qui l'ont initiée et pratiquée, mais bien les guerres de religion européennes et leurs innombrables « Saint-Barthélémy ».

Il n'est pas une contrée de l'Europe qui n'ait pas été touchée par les violences entre catholiques et protestants, par des régicides commis au nom des Ecritures saintes, par les violences entre différentes sectes protestantes. Entre 1517 et 1648, c'est le continent tout entier qui s'embrase dans les passions de ces guerres. Le modèle d'exclusion de l'autre part d'ailleurs d'Angleterre où les violences durent plus d'un siècle et où la dictature de Cromwell prépare les futures dictatures que connaîtra l'Europe quelques siècles plus tard. Persécutions, intolérances, déplacements forcés de population, délation, violences peu communes, y compris sur des morts qui sont déterrés et défigurés : tout ceci s'est effacé de la mémoire européenne qui a gardé une vue irénique de cette période, qualifiée aussi de Renaissance et qui ne conserve plus du protestantisme et du littéralisme biblique qu'il peut pratiquer que l'image wébérienne et hégélienne d'un stade suprême de la rationalité, y compris dans le domaine économique. Pourtant, si l'on tient compte des différences de masses démographiques entre le siècle des guerres de religion et nos deux derniers siècles, mais aussi des armements encore primitifs à l'époque comparés à ceux dont nous disposons aujourd'hui, il ne fait pas de doute que les violences religieuses anciennes sont du même ordre que les violences modernes.

Aussi, faire de l'épisode de la Terreur sous la Révolution française ou des horreurs de la Guerre de Vendée la matrice des violences totalitaires modernes, relève de l'idéologie pure et non point d'une connaissance historique élémentaire. Faire passer à la trappe ce très long épisode de l'histoire européenne, c'est prendre une position purement idéologique de combat politique, celui qui oppose d'un côté les traditionalistes et les anti-modernes et, de l'autre, les humanistes à la mode des Lumières depuis le XVIIIè siècle (Sur ce combat qui dure depuis plusieurs siècles, on lira avec profit Zeev STERNHEL, Les Anti-Lumières, Fayard, Paris, 2006 et Antoine COMPAGNON, Les antimodernes. De Joseph de Maistres à Roland Barthes, Gallimard, Paris, 2005.). C'est ce combat qui a créé ce que l'on peut appeler une « guerre civile européenne » qui n'en finit plus de se renouveler depuis l'essor des Lumières et des principes de la Révolution française. Il ne s'agit pas ici de la « guerre civile » telle que l'entend Nolte pour qui il s'agit exclusivement d'une guerre qui oppose fascisme à bolchevisme, mais bien d'une guerre encore plus large, entre « traditionnalistes », attachés aux hiérarchies, classes, castes sociales et autorités anciennes et « progressistes » croyant dans la possibilité d'une gestion plus démocratique et égalitaire des sociétés et à la possibilité de parvenir à une morale de nature universelle. Cette guerre civile européenne a pris naissance avec la Révolution française et la contre-révolution qu'elle entraîne ; elle est encore loin d'être terminée, d'autant qu'elle a été exportée sous différentes formes aux quatre coins de la planète, du fait de circulation mondiale des idées de progrès et d'humanisme issus de la philosophie des Lumières et de la Révolution française.

La juxtaposition détonante de l'humanisme et du colonialisme

Même si cela est devenu banal aujourd'hui, il est important de rappeler que l'humanisme produit par les Lumières et les principes de 1789 ont coexisté avec le maintien de l'esclavage, ainsi que le colonialisme le plus crû. Ce dernier s'est lui-même paré de vertus « civilisatrices », et de la nécessité d'apporter aux autres peuples la vérité religieuse. La laïcité n'a pas été un produit d'exportation, y compris aux XIX et XXè siècles où l'Europe laïcise à grande vitesse toutes ses institutions politiques.

De 1492, date de l'expédition de Christophe Colomb à 1956, date de l'expédition malheureuse de Suez contre l'Egypte, en représailles à la nationalisation du Canal de Suez, l'Europe s'est emparée du monde, l'a conquis et colonisé sous des étendards très peu laïcs, a déclenché des génocides de populations locales. C'est donc un patrimoine qui pèse lourd dans son histoire et dont s'est progressivement emparé l'Empire américain, issu des migrations européennes, en étant le vainqueur des trois guerres à caractère mondial (1914-1918, 1940-1945 et enfin la Guerre froide).

Il ne fait pas de doute, aujourd'hui, que le retour en force des idéologies d'autorité que nous avons décrites succinctement, et qui donnent consistance à l'idéologie du retour du religieux, ne peut que favoriser ce regain explosif de colonialisme crû, concrétisé par l'invasion de l'Afghanistan et de l'Irak et par une politique de « la canonnière » déployée un peu partout, soit au nom des Nations Unies, soit au nom de l'OTAN, soit encore par alliance entre différents gouvernements occidentaux soutenant la politique des Etats-Unis, politiquement et sur le plan du déploiement de forces militaires. C'est ce même regain qui facilite à l'Etat d'Israël de continuer de pratiquer une colonisation de peuplement contraire à tous les principes modernes du droit des gens.

Les crises de légitimité politique en Occident et en Orient musulman

Dans la perspective brossée autrefois par Hanna Arendt dans son analyse des phénomènes révolutionnaires aux Etats-Unis et en Europe, il ne fait pas de doute que nous sommes en face d'une nouvelle crise majeure d'autorité et de légitimité dans les sociétés occidentales, une crise qu'Arendt nomme de « refondation » (Hanna ARENDT, Essai sur la Révolution, Gallimard, Paris, 1967). C'est l'échec de la Révolution américaine dû, comme l'explique Hanna Arendt, à l'oubli de son patrimoine par les gouvernements américains plus préoccupés de la puissance extérieure de leur pays que du maintien de la flamme libératrice des constituants, puis celui de la révolution bolchevique qui dégénère en dictature sanglante, qui expliquent le fait qu'une nouvelle crise de « fondation » de l'ordre établi se manifeste en Occident.
L'attaque au vitriol contre le patrimoine des Lumières et les principes de 1789 ne sont que l'expression de cette nouvelle crise de « refondation » dans laquelle s'engouffre ce « retour » du religieux qui sert si bien de soutien aux partisans des Anti-Lumières et de la société de hiérarchie et d'autorité non démocratique.
Le contexte, d'ailleurs, ne saurait être plus favorable. La globalisation économique et la généralisation du libre-échange ont produit dans les pays occidentaux des bouleversements sociaux majeurs. L'ancienne idéologie de l'Etat-Nation protecteur de la société et garant de l'égalité de chances et de bien-être des citoyens s'est effacée en Europe, au profit du marché commun et de la monnaie unique et des vertus du libre échange et de la concurrence. Les vieux nationalismes européens de la France, de l'Allemagne, de l'Italie, disparus de l'atmosphère idéologique, ressurgissent de vieux clivages provinciaux (Corses, Basques, Lombards), en même temps que s'installe la croyance débilitante dans l'existence d'une mega-identité occidentale qui, bien sûr, ne peut que se construire par opposition à une autre, celle de du monde musulman avec sa menace iranienne et celle des groupes jihadistes et, plus accessoirement, celle de la menace de la puissance future chinoise.

Dans les sociétés musulmanes, la crise d'identité politique et de légitimité n'est pas moins forte. La période laïque de la décolonisation achevée, le nationalisme arabe unitaire sera très vivement combattu par les gouvernements européens et l'Etat d'Israël ; il doit s'effacer, suite aux défaites militaires majeures subies par les régimes arabes se réclamant de cette idéologie aux mains de l'armée israélienne. Il sera d'autant plus facilement remplacé par différentes idéologies panislamistes que la dernière période de la Guerre froide a encouragé la montée en puissance de tous ces mouvements fondamentalistes d'islam sunnite, cependant que la Révolution religieuse iranienne met en place un modèle de mobilisation populaire anti-impérialiste sur les bases de la théologie chiite. Si la révolution permet des changements sociaux importants, son éclat est vite terni à l'intérieur du pays par le régime d'autorité forte des mollahs qui permettent toutefois un pluralisme limité et contrôlé.

Mais au Liban, à la surprise générale, le Hezbollah, qui s'inspire des principes de la révolution iranienne, parvient deux fois à mettre en échec la puissante machine de guerre israélienne, en 2000 en forçant l'armée israélienne à se retirer des territoires occupés au sud du Liban depuis 1978, puis en 2006 en empêchant cette même armée de réussir à réoccuper cette partie du Liban ; ce mouvement de résistance crée ainsi un contre-modèle à la politique de soumission à Israël et aux Etats-Unis des principaux gouvernements arabes (en particulier, l'Egypte, l'Arabie Saoudite et la Jordanie), dont la légitimité devient de plus en plus faible de ce fait et qui subissent des attentats répétés des groupes jihadistes d'obédience sunnite. Le mouvement de résistance Hamas dans les territoires palestiniens occupés par Israël, d'inspiration sunnite, fera de même, en refusant la politique de soumission de l'Autorité palestinienne aux dictats américains et israéliens.

Le recours au religieux amène un double affaiblissement du religieux et du politique

En conclusion de cette analyse, il ne fait pas de doute que le recours au religieux amène à un appauvrissement considérable de la réflexion théologique et politique tout à la fois, à une lecture littérale des textes religieux pour justifier et légitimer les actions politiques profanes les plus répréhensibles aux yeux des principes modernes d'humanisme et du droit international.

Plus le droit international est bafoué, aussi bien dans sa dimension de « droit des gens » que dans celle du droit des nations à l'existence souveraine et égale dans l'ordre international, plus nous pouvons constater un appauvrissement de la pensée religieuse qui devient agressive et rigide, mais aussi la radicalisation des discours politiques qui se servent des valeurs religieuses ou pseudo-religieuses, notamment celles du « judéo-christianisme » d'un côté et celle de « l'islamisme » de l'autre. Une vision binaire et explosive du monde se met en place qui annonce des violences encore plus grandes. Ces dernières ne sont que l'expression des crises graves de légitimité qui frappent les sociétés monothéistes de façon particulièrement aigue.

Dans l'ordre interne de ces sociétés, nous assistons au même phénomène de recours au religieux. Le phénomène est le plus visible dans les sociétés anciennement communistes (Russie et Europe de l'Est et les Balkans) et dans les sociétés des pays du tiers-monde qui ont pratiqué un laïcisme de type socialisant (Indonésie, Egypte, Syrie, Irak, Turquie, etc...). Les nouveaux pouvoirs en place issus de la vague de démocratisation des dernières années depuis la chute de l'URSS payent ostensiblement tribut à la religion. Dans les sociétés musulmanes, aussi bien pour cacher la généralisation de la corruption, que pour continuer d'étouffer les formes libres et critiques de la pensée, que du fait des surenchères religieuses des oppositions pacifiques ou violentes que pratiquent les divers mouvements fondamentalistes, les gouvernements eux-mêmes encouragent des conceptions rigides et littéralistes des textes religieux et leurs responsables affichent une religiosité d'apparat continuelle. Même l'habit féminin devient un enjeu de société et un symbole politico-religieux fort. Les communautés d'immigrants musulmans dans les pays occidentaux sont atteintes par ce phénomène qui touche aussi, d'ailleurs, les communautés juives qui affichent ostensiblement leurs symboles religieux et leur attachement à la défense inconditionnelle de la politique israélienne vis-à-vis des Palestiniens et de la région.

Dans les pays occidentaux riches, les effets de la globalisation économique ainsi que la diminution des actions de l'Etat en faveur des classes les plus défavorisées met aussi le vent en poupe aux institutions religieuses qui reprennent le rôle de distributeur d'aides caritatives qu'elles avaient autrefois. La religion devient un thème à la mode très médiatisé et de nombreux historiens de métiers publient des livres de vulgarisation sur la naissance des religions monothéistes, cependant qu'anthropologues et orientalistes ne lisent plus le monde qu'à travers une grille de type religieux. Cette grille appauvrit le rôle de la religion, la rabaisse au niveau d'un « placebo » des différents malaises identitaires, idéologiques, politiques et socio-économiques des sociétés monothéistes gravement atteintes par cette crise multiforme de la post-modernité.
Ce recours au religieux ne guérit pas plus les systèmes politiques en cause, rongés par ce rebondissement nouveau de la crise de « refondation » en Orient, comme en Occident.

Conclusion : Pour un Pacte républicain international

Devant ces constats affligeants, il serait temps de rétablir le crédit de l'idéologie républicaine, telle que nous l'avons héritée de la philosophie des Lumières et de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Les nationalismes et fanatismes de type civilisationnel, se fondant sur des pseudo-valeurs politico-religieuses doivent être fermement combattus.

Le droit international doit redevenir un droit républicain au plein sens du terme. La loi internationale doit être la même pour tous, soit qu'elle protège soit qu'elle punisse. On ne peut accepter des régimes juridiques différents, en particulier admettre que l'Etat d'Israël ne se voit pas appliquer tout le droit international. Rien ne discrédite plus la notion même de démocratie et d'humanisme dans laquelle nous devons tous nous retrouver que l'application différenciée des règles du droit international moderne fruit de la réflexion et de l'exercice de plusieurs siècles. La manipulation des droits de l'homme est aussi un phénomène regrettable ; en fait, elle renforce les régimes autoritaires et les forces anti-démocratiques qui ont beau jeu de dénoncer l'emploi sélectif de ces droits par les puissances démocratiques.

L'humanisme ne saurait accepter que les grands principes du respect des droits de l'homme et de la démocratie soient constamment bafoués par leur instrumentalisation dans la géopolitique mondiale et la gestion du système international. La meilleure voie pour affermir les valeurs démocratiques et le respect des droits de l'homme à l'échelle mondiale n'est-elle pas avant tout le respect montré à ces principes dans la gestion des affaires internationales ? Les leçons de morale démocratique que certains pays occidentaux entendent donner aux pays qui restent encore en proie au sous-développement matériel et à l'autoritarisme politique ne font que conforter les forces d'opposition à la démocratie et au libéralisme dans ces pays. Le plus souvent d'ailleurs un contrat économique important, l'octroi d'une base militaire, un geste spectaculaire d'ouverture envers l'Etat d'Israël, fait bien vite taire ces leçons de morale, de plus en plus mal supportées par les opinions politiques des pays concernés, qui trouvent plus expédient de s'accommoder de l'hypocrisie de leurs propres dirigeants que de celle des gouvernements occidentaux donneurs de leçons.

Tenter de revivifier l'esprit humaniste et universaliste qui a présidé autrefois à la constitution de la Société des Nations puis à celle de l'Organisation des Nations Unies, comme tentent de le faire ceux qui, comme le Premier ministre espagnol, prêchent une alliance des civilisations ou un dialogue des cultures ou des religions, admettent en fait, implicitement, qu'il existe ou peut exister un danger de guerre de civilisations ou de religions. Mais alors ne convient-ils pas d'avoir le courage de s'attaquer plus directement aux théoriciens de cette guerre et aux gouvernements qui se laissent entraîner dans les différentes formes de rhétorique qui en découlent ? La violence terroriste est certes subversive et nihiliste et doit être combattue. Il ne s'agit cependant en aucune façon d'une guerre, comme veulent le faire croire une armée américaine ultra puissante et celles des Etats alliés dans la structure militaire qu'est l'OTAN ; car, en face chez l'ennemi, il n'y a que des jeunes nihilistes, prêts à sacrifier leur vie comme l'ont fait tous les terroristes en tout temps et en tous lieux. Leurs actes cruels expriment, comme chaque fois que des phénomènes similaires se sont produits à certaines périodes historiques, un malaise profond aux causes multiples et en tous cas complexes. Il s'agit, en général, d'une combinaison de facteurs internes et externes ; l'évolution de la géopolitique internationale venant se greffer sur des situations locales de pourrissement et de désintégration sociale ou de blocages de systèmes politiques.

Mis à part le cas du gouvernement des Talibans en Afghanistan qui a donné asile à Ben Laden, gouvernement soutenu et encouragé à l'origine par les Etats-Unis et ses deux principaux alliés musulmans, l'Arabie Saoudite et le Pakistan, aucun Etat, musulman ou non, ne soutient les cellules terroristes qui sèment la violence aveugle tout autant, sinon bien plus, dans des pays musulmans que dans des pays occidentaux. Les notions de guerre ou d'alliance ou de dialogue des civilisations sont donc, dans ce contexte, tout à fait hors de propos. C'est pourquoi, il est urgent d'exiger que la scène de la géopolitique internationale demeure un espace républicain au sens fort du terme d'où soit écarté toutes les mises en scène identitaires et le recours au religieux. A-t-on jamais prêté attention, au temps de la lutte contre le terrorisme d'extrême gauche à l'importance des textes invoquant la légitimité du marxisme que produisaient ces mouvements ? Alors, pourquoi aujourd'hui faut-il prendre tellement au sérieux les textes ornés de versets coraniques dont se parent les terroristes qui se mettent sous une bannière islamique ? Ce n'est pas l'analyse de l'apparat idéologique qui est importante dans la lutte contre la violence terroriste, mais celle du malaise qu'elle exprime. De plus, ces phénomènes ont des caractères et des spécificités tout à fait différentes suivant le lieu et le contexte socio-politique dans lesquels ils se déroulent. Un attentat terroriste à Riad en Arabie Saoudite est d'une autre nature qu'un attentat à Tel Aviv ou contre des colons israéliens, lequel est différent d'un attentat contre les commissariats de police en Irak, qui est lui-même différent d'un attentat à Madrid ou à Londres. Ne pas admettre ces constatations de bon sens, c'est évidemment jouer le jeu des théoriciens d'une guerre militaire existante entre l'OTAN et la plus que nébuleuse et insaisissable organisation Al Qaïda et c'est participer au maintien et à l'extension du statu quo actuel qui angoisse l'humanité entière.

Seule la renaissance de l'esprit républicain dans le monde peut permettre de mettre un terme à cette crise de la modernité qui n'en finit plus de se dérouler. Cette dernière est loin d'avoir épuisé sa capacité de produire un ensemble de valeurs humanistes et universalisantes pour peu que l'on sorte de cette humeur, propre à la philosophie occidentale d'aujourd'hui, dite post-moderne. Il faut ici dénoncer l'approche perverse proposée par les néo-conservateurs, conciliant tout à la fois la primauté de la loi divine dont témoigne si bien l'amour pour Israël et l'extension de ses colonies de peuplement au mépris de loi positive internationale d'un côté, et le libéralisme des droit de l'homme érigé en dogme de la géopolitique internationale que la république impériale américaine prétend imposer par le fer et le feu, renouant ainsi avec la vieille tradition européenne des conquêtes coloniales du XVIè siècle au XXè siècle, d'un autre côté. Les Etats-Unis entendent ainsi régénérer l'Occident décadent et qui doute de lui-même, dans une tradition aux allures fascinantes, elle aussi plus que douteuse et qui donne malheureusement consistance au thème de la guerre des civilisations qui devient ainsi une fantaisie redoutable qui s'auto-réalise sous nos yeux. Cependant qu'en Orient musulman, le comportement occidental donne sans cesse des arguments aux promoteurs du fanatisme civilisationnel arabo-musulman, se dressant contre celui du bloc euro-atlantique qui se définit lui-même comme judéo-chrétien. Face à cette situation, il faut reprendre la formule bien connue proposée autrefois par Karl Marx pour la classe ouvrière et dire : « Républicains de tous les pays unissez-vous ! ».

Conférence prononcée par Georges Corm en mars 2007 à l'école des Hautes études à Paris

 

Pour citer cette ressource :

Georges Corm, "Qu’est-ce que le "retour du religieux" ?", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), novembre 2008. Consulté le 23/04/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/arabe/civilisation/histoire-de-la-pensee/theologie/qu-est-ce-que-le-retour-du-religieux