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« The God of Small Things » d’Arundhati Roy : lecture du chapitre 21, le dénouement

Par Fabienne Labaune : Agrégée d'anglais - CNED
Publié par Clifford Armion le 03/02/2011

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L'article se propose de s'interroger sur le choix de cet épisode de rencontre amoureuse et sur le sens du dénouement en analysant d'abord l'aspect tragique de la scène puis son lyrisme, pour montrer enfin, en reliant le chapitre 21 au chapitre précédent, qu'Arundhati Roy a ainsi voulu donner à son roman une dimension mythique.

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Introduction

Le roman d'Arundhati Roy, caractérisé par sa fragmentation, oblige le lecteur à remettre en ordre les pièces du puzzle pour en reconstituer l'histoire. Deux lignes narratives y sont pourtant visibles : l'une, linéaire mais interrompue constamment, retrace les retrouvailles des jumeaux adultes « twenty-three years later » (9) ; la seconde, plus discontinue encore, suit le cheminement sinueux de leur mémoire hantée par les événements de 1969.  Répétant certaines scènes, de manière allusive d'abord puis plus explicitement, le roman se rapproche peu à peu de l'épisode refoulé du meurtre de Velutha : « A History hole. A History-shaped hole in the Universe. » (307)

Pourtant le livre ne se termine ni sur cette scène de 1969 (racontée au chapitre 18), ni sur la dernière de la chronologie diégétique, celle de l'inceste entre les jumeaux adultes, décrite à l'avant-dernier chapitre.

Dans une dernière analepse, Arundhati Roy revient en effet au moment qui a déclenché la tragédie, la scène d'amour entre Ammu et Velutha l'intouchable. « Mimant la spirale, le roman commence par la fin, opère une boucle en arrière, mais se termine en fait par le milieu » (Sacksick, 120), ouvrant en outre le dénouement par son dernier mot « Tomorrow ».

Si le texte est d'abord marqué par le tragique, ce sont surtout la sensualité, l'élan d'espoir et le lyrisme qui restent dans la mémoire du lecteur, parvenant presque à faire oublier l'issue fatale. C'est peut-être cet élément et le rapprochement des deux scènes amoureuses des chapitres 20 et 21 qui pourront finalement éclairer le choix de cet épisode comme dénouement ainsi que le sens de cette clôture ambiguë.

1. Un dénouement tragique

1.1 Une transgression

Dès le début de la scène, Ammu quitte son ancien monde, celui de la maison, réservé aux femmes,  mais aussi symbolique du pouvoir patriarcal et de la famille puisqu'y dominent les portraits du couple des ancêtres, le mari béni et sa femme soumise qui a toujours le regard perdu vers un ailleurs inaccessible. (30) Cet univers est présenté comme désuet et mortifère, avec la maison « into sleep », avec « its bleary eyes » (331) et la tête de bison moisie. Le fait qu'elle s'en échappe vêtue d'une chemise de son frère et d'un jupon blanc témoigne à la fois de sa sensualité et de sa rébellion contre les modèles féminins imposés, tout comme sa comparaison à une sorcière : « Then suddenly she rose from her chair and walked out of her world like a witch » (332). Cet aspect du personnage est souligné ailleurs dans le roman : « [...] the Unsafe Edge in Ammu. The Unmixable Mix. » (321)

Elle va au contraire vers le monde interdit qu'aiment ses enfants, monde sauvage et vivant, celui du fleuve. L'envolée de la voix entendue à la radio, rythmée par les phrases brèves relancées à chaque fois par les participes présents et les  prépositions « through », « over », « past » (331), préfigure son échappée et sa course haletante dans l'obscurité. (332)

Mais c'est surtout en pénétrant dans le monde des intouchables et en aimant Velutha qu'elle commet la pire des transgressions. Au-delà de sa précision érotique qui a pu choquer le lecteur indien, la scène d'amour charnel met l'accent sur cette transgression en rappelant constamment le statut d'intouchable de Velutha. La couleur de la peau de Velutha est rappelée : « her brownness against his blackness » (335) ; son métier manuel de menuisier est perçu à plusieurs reprises par l'allusion à ses mains calleuses (« Rough. Calloused. Sandpaper » (335) ou « carpenter's hands » (337)). Mais pire encore, c'est son odeur qui est aimée d'Ammu : « His Particular Paravan smell that so disgusted Baby Kochamma » (335). Enfin c'est le détail érotique et l'oxymore entre les deux termes « untouchable » et « touched » qui souligne le scandale de la sexualité entre un intouchable et celle qu'Arundhati Roy nomme par dérision une touchable : « An untouchable tongue touched the innermost part of her » (337).

Toute la scène est subversive : subversion des codes de bienséance de cette bourgeoisie anglophile, marquée par l'ironie d'Ammu : « Yes, Margaret, she thought, we do it to each other too » (339) ; mais surtout transgression de la loi des castes, loi religieuse qui imprègne toute la société indienne depuis des millénaires et dont le roman est une condamnation explicite. (Naumann, 173) Le début du roman remonte l'histoire pour trouver l'origine de la tragédie dans la création des « Love Laws » : « That it really began in the days when  the Love Laws were made. The laws that lay down who should be loved, and how. And how much. » (33). La fin, elle, montre leur transgression et ses conséquences. L'histoire prendra sa revanche : « And a history lesson for future offenders » (336).

1.2 Le rôle du destin et la conscience tragique du prix à payer

Mais si les personnages transgressent la loi, ils semblent le jouet d'une fatalité à la fois extérieure et intérieure. La question est posée d'emblée : « Had he known [that] [...] would he have turned away? Perhaps. Perhaps not. Who can tell? » (333)

Le désir est présenté comme irrépressible par des expressions fortes : « Partly aching desire », « It wanted her. Urgently » (334), par les comparaisons : « like an insect following a chemical train » (332), « As though she was late for something. As though her life depended on getting there in time. » (332) et par l'allusion répétée à la biologie : « Biology designed the dance » (335) ; « biology took over » (336). L'urgence tragique, l'absence de maîtrise sont perceptibles à travers les verbes et le fait que le personnage n'en est pas le sujet : « She didn't know what it was that made her hurry [...]. That turned her walk into a run. That made her arrive [...] breathless. » (332)

Les éléments extérieurs semblent accompagner l'accomplissement du destin : la voix de la radio, invitation à vivre, résonne comme un appel, le hibou trace la route d'Ammu, la nuit les accueille, les enfants leur ont préparé le terrain en leur laissant l'ovale de terre sèche du bateau. Ils sont même présentés comme des agents du destin : « Willed this to happen. The twin midwives of Ammu's dream. » (336) Enfin, le destin est désigné comme dans le reste du roman par l'expression en majuscules : « The Big Things ever lurked inside » (338).

Les personnages sont conscients qu'un destin est à l'oeuvre, conscients aussi de subvertir la Loi et de devoir en payer le prix, comme le signale le titre du chapitre « The Cost of Living ». L'expression est reprise dans le texte : « As though they knew that how far they went would be measured against how far they would be taken » (335), « The cost of living climbed to unaffordable heights » (336) ; le prix en est donné : « Two lives. Two children's childhoods » (336)

La conscience tragique est soulignée par la répétition du verbe « knew » (338 ; 339) et par la sensation de peur ou de terreur : « fear » est employé plusieurs fois (334, 338) ainsi que « Terror »  (334, 335, 337). Les frissons (332, 334), le cœur qui cogne (334, 337) en sont les manifestations récurrentes. Quant au silence, avant d'être le signe de leur jouissance, il est celui de leur peur. La voix est rauque (334) et les paroles interrompues.

1.3 L'ironie tragique : prolepses et jeu des temps

La terreur, sentiment tragique par excellence selon Aristote, est ressentie par les personnages mais surtout par le lecteur grâce à l'ironie tragique. En effet la scène est une analepse ; les faits appartiennent au passé de 1969 ; le lecteur sait depuis le premier chapitre que Velutha et Ammu sont morts et que Velutha a payé le prix fort en étant roué de coups par les policiers. Les nombreuses prolepses du chapitre sont là pour le rappeler au lecteur qui sait que les personnages, même lucides sur le piège dans lequel ils sont enfermés, n'imaginent pas le pire.

Tous les mots connotant l'avenir sont associés à des expressions négatives : « smashed smiles lay ahead of them. But that would be later. » (334) ; « [...] he was about to enter a tunnel whose only egress was his own annihilation » (333) ; « And on Ammu's road (to Age and Death) a small, sunny meadow appeared [...]. Beyond it, an abyss » (337). Les métaphores des visages aux sourires grimaçants qui les attendent, du tunnel, du précipice, du piège et de l'appât (334), mais aussi celle des insectes qui se précipitent vers leur mort (331) signalent l'issue tragique. Certes les personnages le savent aussi, obscurément : « I could lose everything » (334) ; « They knew that things could change in a day »  (339), mais seul le lecteur peut percevoir le véritable sens de ce « tout perdre » ; lui seul lit la formule « later » comme la formule de malédiction magique des enfants « Lay Ter » ; de même les trois comparaisons de la page 339 ne prennent sens que parce qu'elles font allusion à d'autres événements tragiques qui interviendront après cette scène et que le lecteur seul connaît, comme la mort de Sophie Mol : « Like flat chalk on a blackboard.  Like breeze in a paddyfield.  Like jet-streaks in a blue church sky ».

Plus généralement, la structure du chapitre et le jeu des temps ont le même effet tragique. Le chapitre débute sur un temps d'attente, sans aucune autre action que la marche des deux personnages l'un vers l'autre (331-333). Ce temps permet au lecteur de voir se mettre en place le piège dans lequel s'enferment les personnages. Puis suit la scène de la première nuit d'amour (333-338) qui se termine « an hour later ». Ralentissement tragique encore puisqu'il signale le peu de temps dont disposent les amants et l'urgence dans laquelle ils sont. Ensuite intervient une prolepse qui anticipe moins que celles que nous avons déjà étudiées puisqu'elle résume les treize nuits qui vont suivre. Elle a pour rôle, en  limitant le temps,  de révéler la finitude de l'amour. Le lecteur sait qu'il n'y aura rien sauf la mort au-delà de ces treize nuits. Enfin, dans une dernière analepse, le roman revient sur la scène de la première nuit d'amour et la clôt sur une promesse de rendez-vous, « Tomorrow ». Etrange ouverture sur le futur dans un roman tout entier consacré au passé, ouverture condamnée aussitôt puisque le lecteur sait qu'il n'y a justement aucun avenir pour les amants. Enfin, dans un roman où les allusions à Shakespeare sont nombreuses, on ne peut s'empêcher d'entendre dans ce « tomorrow » celui de Juliette à Roméo (II, 1, 196 et 210) : le cadre à la fois idyllique et nocturne du roman indien, la menace qui pèse sur les amants ne sont pas sans évoquer la scène du balcon où les amants de Shakespeare ignorent que le lendemain sera le jour de leur union mais aussi la dernière fois où ils se verront. Et, même si le contexte est très différent, les mots prononcés par Macbeth (V, 5) pourraient aussi s'appliquer à cette scène émergeant du passé :

To-morrow, and to-morrow, and to-morrow,
Creeps in this petty pace from day to day,
To the last syllable of recorded time

Arundhati Roy semble donc avoir mis l'accent sur le tragique dans son dénouement. Comme dans la tragédie antique, le lecteur en sait plus que les personnages, connaît l'issue fatale, et regarde avec le mélange de terreur et de pitié défini par Aristote le personnage se débattre en vain dans le piège tissé à la fois par le destin et par ses propres désirs.

2. Une scène lyrique

Pourtant, « [Velutha] folded his fear into a perfect rose. » (338). La sensualité et le lyrisme de la scène sont si puissants qu'on en vient à oublier le tragique pour vivre l'émotion de la rencontre amoureuse et rester sur l'image lumineuse des deux amants.

2.1 Un topos : la rencontre amoureuse

Même si cette scène n'est pas tout à fait la première rencontre entre les deux personnages, on retrouve ici nombre des procédés de mise en valeur du choc de la rencontre. (Sabbah, 66-70)

La scène d'attente souligne la réciprocité en présentant alternativement les points de vue des personnages (celui d'Ammu d'abord puis celui de Velutha) pour les entremêler ensuite à la page 334 dans le pronom « they ». La narration érotique qui suit procède de la même façon par une découverte alternée des corps avant d'insister sur la fusion. L'originalité de cette présentation réside cependant dans le traitement des points de vue. Alors que traditionnellement dans les scènes de rencontre, c'est celui de l'homme qui prédomine, ici le point de vue féminin est prégnant.

La répétition des verbes de vision à six reprises dans le paragraphe révèle l'évidence de la rencontre et la fulgurance du désir soulignée par ailleurs par la brièveté des phrases ou les métaphores : « When he saw her the detonation almost drowned him » ; « he watched her. » ; « He had almost reached the bank when she looked up and saw him » (333) ; « They looked at each other » (334). La luminosité des corps qui se détachent dans l'obscurité marque la fascination qu'exerce le corps de l'autre : « Her face pale in the moonlight » (334) ou « She could see his smile in the dark. His white, sudden smile [...] » (334). La certitude de la rencontre a bien le tranchant d'une lame de couteau (332) et la scène isole les personnages pour mieux les détacher des contingences : le monde extérieur disparu, les personnages sont symboliquement sur la berge du fleuve, seul endroit, frontalier, où ils puissent vivre ensemble. Cet espace déjà étroit est circonscrit par l'ovale de terre sèche laissé par le bateau, cercle magique où ils pourront s'aimer à l'abri de la tente formée par les cheveux d'Ammu. Si cet espace est tragique par sa fragilité, il est aussi protégé et proche des espaces paradisiaques chers à la poésie lyrique.

2.2 Une scène sensuelle : la communion des corps

Le silence et l'obscurité baignent toute la scène ; la voix de la radio éloignée, il n'y a presqu'aucun échange de paroles, à peine une ligne au début de la scène, prononcée par Velutha, et une autre à la fin, prononcée par Ammu. Seuls se font entendre les bruits des souffles, des rires ou des pleurs presque silencieux d'Ammu et des bambous. La narration elle-même semble suspendue : « But what was there to say? » (338)

Mais tous les autres sens sont convoqués : la vue avec la découverte de leurs corps dans une énumération poétique, le toucher « skin to skin » (334) et le contraste entre la douceur et la rudesse des peaux, l'odorat déjà signalé, et le goût enfin. (335, 337)

Mais si les détails érotiques sont précis, ils sont toujours donnés sur le mode lyrique. C'est la fusion qui est mise en valeur avec les parallélismes : « Her brownness against his blackness. Her softness against his hardness. Her nut-brown breasts [...] against his smooth ebony chest » (335) ou encore « Clouded eyes held clouded eyes [...] and a luminous woman opened herself to a luminous man. » (336) La plupart des verbes employés vont dans ce sens : « to open (herself) » (336) , « to drown » (337) , « to move closer » (338), «  to touch more of him » (338) et l'expression la plus forte, la plus étrange aussi, révèle une inversion des images érotiques du feminin et du masculin : « She moved closer, wanting to be within him, to touch more of him. He gathered her into the cave of his body » (338). Ce renversement des rôles souligne la communion des corps qui échangent leurs caractéristiques. Le désir d'incorporer l'autre témoigne lui aussi d'une quête de fusion.

Les comparaisons et métaphores inscrivent le plaisir dans un cadre naturel et poétique. On retrouve des métaphores lyriques traditionnelles comme celle de la coupe du sexe féminin (337) ou celle de la danse « She danced for him » (337), ou de la nage (337), pour évoquer la sexualité. La comparaison de ce moment à une clairière dans la vie d'Ammu est elle aussi assez classique. Mais d'autres passages sont plus mystérieux comme la comparaison des sept années d'abandon à l'envol lourd d'une paonne : « Like a dull, steel peahen » (337).

Elles participent à la poésie du texte, poésie marquée aussi dans le rythme avec des phrases brèves ou nominales, des énumérations poétiques : celle des éléments naturels « The water. The mud. The trees. The fish. The stars. » (333) ; celle des éléments du monde blanc du bateau (336) ; celle encore des parties du corps : « [...] her eyes. Her ears. Her breasts. Her belly. Her seven silver stretchmarks » (337) ou celle des petits riens de la nature auxquels ils se tiennent par peur de l'avenir (338). L'utilisation du point isole chacun des mots, lui donne une intensité particulière qui dévoile en quelque sorte l'essence des choses. La typographie très aérée crée même parfois des sortes de vers blancs dans le corps du texte. Extraits de la narration, ces passages la suspendent, introduisent l'équivalent littéraire du soupir musical. Ce silence est parfois plein de menaces, mais  le plus souvent au contraire, la fragmentation de l'écriture rend sensibles la beauté et la fragilité de l'instant.

He did.
Know.  (332)

Perhaps.
Perhaps not.
Who can tell?  (333)

Was it?
Two lives. Two children's childhoods.
And a history lesson for future offenders.  (336)

Certains passages sont même véritablement poétiques comme la chanson entendue ou les six vers énumérant les éléments du petit monde blanc du bateau.

Les répétitions de mots ou de motifs, très nombreuses, créent quant à elles une mélodie lancinante accentuée par le rythme berceur des mouvements ternaires ou binaires : reprise du mot « that » par trois fois à la page 333, doublée d'une répétition de « belonged » : « [...] she saw that the world they stood in was his. That he belonged to it. That it belonged to him. » ; reprise ternaire du mot « partly » à la page 334 ou de « like » (339) ou binaire de « as though » (335) pour ne citer que quelques exemples. La musicalité de la phrase et les relances du rythme accompagnent l'élan sensuel : « She touched him lightly with her fingers and left a trail of goosebumps on his skin. Like flat chalk on a blackboard. Like breeze in a paddyfield. Like jet-streaks in a blue church sky. »

Enfin le motif de la rose, s'il renvoie au tragique par son aspect éphémère et le fait qu'elle naisse de la peur de Velutha, est surtout un motif  lyrique traditionnel, qui clôt le texte sur une image de beauté : « She had a dry rose in her hair » (340).

Ainsi, la sensualité est vue de manière lyrique et poétique comme une danse sacrée, une révélation de l'être aussi (336), et la musicalité du texte en restitue la beauté. Mais c'est aussi pour les amants une révélation du monde.

2.3 Une fusion avec la nature

L'univers du fleuve s'éveille en effet sous leurs yeux et accompagne leur étreinte. A force d'observation attentive, ils pénètrent à l'intérieur du monde des petits riens et l'araignée qu'ils ont nommée Chappu Thamburan ou Lord Rubbish devient leur emblème. (338) Le mangoustan les soutient, les poissons mordillent le corps de Velutha, la brise rafraîchit leurs corps enfiévrés, la nuit et les bambous les observent : « Behind them the river pulsed through the darkness, shimmering like wild silk. Yellow bamboo wept. » (335)

Plus encore les personnages sont présentés comme appartenant au monde naturel. Velutha a le goût et l'odeur du fleuve. Il en est même un des éléments comme le montrent les comparaisons : « A log. A serene crocodile. [...] A floating coconut. » (333) Ammu ne s'y trompe pas en reconnaissant que sa beauté vient du fleuve : « As he rose from the dark river and walked up the stone steps, she saw that the world they stood in was his. That he belonged to it. That it belonged to him. » (333) Le verbe employé « to belong » et le parallélisme, ainsi que l'image très forte de Velutha émergeant des eaux révèlent le lien entre l'homme et le fleuve. Plus loin, c'est un chiasme qui viendra le souligner: « How the wood he fashioned had fashioned him » (334).

Ammu quant à elle est vue comme une rivière en crue et son amant comme un nageur qui s'y perd : « She was as wide and deep as a river in spate. He sailed on her waters. » (336-337) La comparaison devient métaphore filée sur tout un paragraphe.

Il ne semble donc plus y avoir de distinction entre les humains et les éléments naturels et toute la scène est placée sous le signe de la communion, entre les corps, entre ceux-ci et la nature, osmose que le texte traduit par son souffle lyrique. Cette fusion est peut-être le signe que se joue dans l'épisode autre chose qu'une scène amoureuse, aussi lyrique soit-elle, et qu'il convient de le lire d'une manière plus large.

3. Vers le dépassement du tragique ? L'entrée dans le mythe

3.1 Un moment hors du temps et de l'histoire

Les allusions récurrentes au conte ou au mythe donnent à la scène un aspect intemporel : le départ d'Ammu est proche de celui des héroïnes des contes ; certaines formules semblent magiques, comme la chanson sentimentale, la litanie des éléments blancs du bateau, ou la formule de conjuration magique des enfants « Lay Ter ». Même le surnom de l'araignée renvoie aux rois des contes, comme les chiffres : il y a treize nuits, sept ans d'abandon s'envolent, et les sept vergetures argentées apparaissent presque comme une étrange marque d'élection.

De plus, une série de symboles oppose le cours du temps à l'éternité de la scène. C'est d'abord la civilisation et l'histoire qui s'éloignent  avec le monde du bateau, blanc et triste : « The scurrying, hurrying, boatworld was already gone. » (336) Cet univers contraste avec celui du fleuve dont les divers aspects symboliques renvoient tous à l'éternité. Velutha choisit de le remonter à contre-courant, niant ainsi son cours et celui de l'histoire. Mais le fleuve est aussi un flux toujours recommencé, cyclique, qui peut paraître éternel. Plus largement l'eau est liée dans la symbolique universelle au désir de fusion, qu'elle représente la fluidité du désir et son refus des contraintes sociales ou le féminin,  sensuel ou maternel. L'eau douce est un élément à la fois « berçant » et nourricier qui renvoie à l'atemporalité des débuts de la vie. (Bachelard, 45 et 150) C'est aussi le liquide primordial qui « se trouve au commencement et à la fin des événements cosmiques » et « qu'on retrouve aussi bien dans les Upanishads que dans la Bible. » (Durand, 261). Le monde du fleuve où se rejoignent les amants est ainsi un monde indifférencié où tout se mêle en une unité heureuse. Velutha nageant ne distingue plus l'eau et le ciel: « Velutha floated on his back, looking up at the stars » (333). « Cette eau, c'est l'image d'une nuit tiède et heureuse, une image qui prend à la fois l'air et l'eau, le ciel et la terre et qui les unit » (Bachelard, 138).

Ainsi la nuit d'amour, hors du temps et de l'espace, s'accomplit dans une sorte de jardin d'Eden, aux débuts du monde. Les énumérations poétiques mêlent l'infiniment grand et l'infiniment petit et présentent les éléments premiers : « The water. The mud. The trees. The fish. The stars. » (333-334) Le couple est lui aussi originel : Velutha sort de l'eau comme le premier homme et les références à l'enfance sont aussi des renvois à l'enfance de l'humanité et à une innocence première : les amants ont pour guides et entremetteurs les enfants d'Ammu ; ils s'excluent du monde comme des enfants qui jouent dans la tente formée par les cheveux d'Ammu, et enfin ils forment un couple éternellement jeune, fusionnel et incestueux (nous y reviendrons) : « [...] she caught a passing glimpse of his youth, his youngness [...] and she smiled down at him as though he was her child » (336). La sensation d'éternité est présente explicitement dans le texte : « [it] seemed like an eternity » (337), mais on la perçoit surtout à travers la reprise en analepse de cette première nuit dans le dernier paragraphe qui débute par « That first night » remarquablement bien traduit en français par « c'est leur première nuit », où le présent d'éternité et la concision de la phrase permettent une autre lecture plus symbolique. C'est aussi la première nuit du monde, et l'histoire, avec son cortège de tragédies, ne peut les atteindre.

3.2 Eclairage du dénouement par la scène de l'inceste ; le mythe de la fusion

La scène s'éclaire à être rapprochée de l'autre grande scène de transgression amoureuse, celle de l'inceste entre les jumeaux, racontée juste avant, au chapitre 20, alors qu'elle a lieu vingt-trois ans plus tard. Bien que l'une soit très elliptique et l'autre longuement et lyriquement décrite, elles offrent de nombreux points communs.

Les portraits d'Estha et de Velutha sont brossés selon des détails semblables : « supple stomach muscle, high cheekbones, chocolate-coloured skin » (88, 216, 311, 167, 205, 316, 318).  Leur grâce particulière est soulignée de la même façon. Estha, enfermé en lui-même, est d'ailleurs devenu lui aussi « intouchable ». Quant  à Rahel, elle a les lèvres de sa mère : « Their beautiful mother's mouth » (327) et en est même la réincarnation : « Grown into their mother's skin » (300).

De nombreuses autres allusions rapprochent les deux scènes : l'obscurité et les corps qui la trouent, le silence, la présence de l'eau (pluie ou fleuve), la conscience de la transgression des lois, l'aspect intemporel de la scène, explicitement souligné dans la première : « They had known each other before Life began » (327). Dans les deux scènes, le narrateur avoue son impuissance à dire par la même formule « But what was there to say ? » (328, 338), et reprend les mêmes petits riens : « A little wet. But very quiet. The Air. » (328, 338) Si Ammu et Velutha sont vus comme des enfants, les jumeaux eux sont perçus comme deux étrangers que le hasard a rapprochés (423), les deux couples se reflétant ainsi comme dans un miroir.

Un parallèle aussi insistant est forcément signifiant ; on peut penser que la scène de l'inceste, étant donnée à lire avant celle du dénouement, nous permet d'éclairer celui-ci. Deux éléments semblent essentiels dans la scène de l'inceste : elle va plus loin dans la transgression et la fusion que la scène entre Velutha et Ammu et elle renvoie au mythe de la gémellité fusionnelle, mythe hindou et occidental, très présent dans le roman. (Labaune-Demeule, 109-116) Ce que dit Marie Miguet de l'inceste mythique entre des jumeaux peut s'appliquer aux personnages d'Arundhati Roy : « La passion fraternelle s'enracine dans le schème de l'unité originelle et de la gémellité : dissoudre le principe de séparation par cet amour correspond pour les deux héros à une protestation contre le monde » (Miguet, 68). C'est « le symbole par excellence de la totalité recherchée, de la fusion des contraires [...]. Il témoigne de la quête d'une totalité impossible à appréhender dans un monde épars, de plus en plus éclaté » (67).

Dans le roman, la recherche d'une totalité est perceptible dans l'emboîtement des corps des jumeaux : « [...] Quietness and Emptiness fitted together like stacked spoons » (328) mais aussi dans l'incorporation du corps d'Ammu dans celui de Velutha : « He gathered her into the cave of his body. » (338). Elle est aussi traduite par un autre inceste inscrit en filigrane dans les deux scènes, celui entre mère et enfant, qui renvoie à la fusion d'avant la naissance. Car, en aimant sa soeur jumelle, Estha s'unit à une réincarnation de sa mère. Quant à Velutha, il est à la fois l'amant, l'enfant d'Ammu « As though he was her child » (336) et sa mère puisqu'il la porte « in the cave of his body » (338). Les deux scènes prennent  en outre place dans un temps mythique, avant que la vie ne commence.

L'entrée du roman dans le mythe à partir de la scène de l'inceste et jusqu'au dénouement est sans aucun doute une tentative pour conjoindre ce qui a été disjoint : dans un roman où la petite histoire sépare les jumeaux et où la grande histoire sépare un intouchable d'une touchable, seule la recréation mythique d'un couple originel et fusionnel peut offrir un rêve de réparation qui réduit les béances tragiques entre les jumeaux séparés, l'homme et la femme, le touchable et l'intouchable, l'histoire et l'éternité.

3.3. Choix et sens de la scène finale : un dénouement ouvert

Reste à savoir pourquoi, dans ce cas, ne pas avoir clos le roman sur la scène de l'inceste qui va plus loin dans le sens du mythe.

Peut-être Arundhati Roy n'a-t-elle pas voulu mettre en valeur l'aspect sexuel le plus subversif du roman, l'inceste, et a-t-elle préféré mettre l'accent sur la subversion sociale et religieuse en terminant celui-ci par une contestation radicale des castes, elle qui se définit comme un « écrivain-militant ». (Roy : 2003)

Mais peut-être la scène d'amour entre l'intouchable et la touchable est-elle davantage hors du temps et finalement plus proche du mythe, que celle de l'inceste. Le moment est en effet moins tragique : la tragédie n'a pas encore eu lieu. L'inceste, lui, est situé tout à la fin, après l'enchaînement de quatre tragédies : la mort de Sophie Mol, la mort de Velutha, la séparation des jumeaux et la mort d'Ammu. Le temps historique et tragique pèse de tout son poids sur l'épisode. D'autre part, la réitération de la transgression peut être perçue comme un héritage tragique, les jumeaux reproduisant l'acte de leur mère comme la plupart des héros maudits issus des grandes familles tragiques. La scène finale, elle, est un moment de bascule, un entre-deux magique et le lecteur se prend à rêver qu'elle reste ainsi suspendue comme un moment d'éternité volée.

C'est pourquoi elle permet le suspens entre deux interprétations. Elle montre les deux faces d'une même réalité : la présence de l'histoire en marche alors même que le moment est perçu par les personnages comme intemporel,  la séparation et, dans le même temps,  le  rêve de fusion tentant de la nier, la finitude et la promesse d'un au-delà,  le tragique et le mythe. Le « 'Naaley'. Tomorrow » si ambigu, peut être le signe du tragique comme nous l'avons vu, puisque ce lendemain débouchera sur la mort. Il peut être aussi une promesse sur un autre plan, celui intemporel du mythe ; le fait  même que dans un roman tout entier au passé, le futur fasse irruption à la fin, et dans les deux langues malayalam et anglais est peut-être le signe qu'il faut déplacer son regard et dépasser le tragique pour entrer dans le mythe.

Conclusion

Ainsi le roman « peut-il être lu à plusieurs niveaux (narratif, structurel, thématique) comme une confrontation entre deux conceptions du temps, le temps mythique et le temps chronologique »  et son intrigue illustre-t-elle « la rencontre tragique entre des êtres par nature mythiques avec l'Histoire » (Roblin, 138), histoire dont ils s'efforcent de s'affranchir en retrouvant une unité originelle perdue. C'est pourquoi, comme la scène de l'inceste qui laisse en suspens l'avenir des jumeaux, la scène finale reste ouverte, non seulement par son dernier mot, mais dans son sens même. Elle parvient à se maintenir en équilibre entre le tragique et le mythe, entre l'héritage occidental et l'héritage oriental. A côté des nombreuses références à Shakespeare, la référence au kathakali, si elle participe du tragique puisque l'histoire de Karna et Kunti se termine par la mort de Karna, en permet aussi le dépassement. En renvoyant au Mahabharata, elle inscrit en effet l'écriture dans une  autre dimension, spécifiquement indienne, épique et mythique. Arundhati Roy réécrit pourtant le mythe à sa manière et l'utilise pour abolir de façon très subversive la loi des castes dans l'espace du roman.

C'est finalement ce jeu entre les différentes traditions, entre les différents genres et registres, cette ouverture, qui donne son originalité au dénouement : l'interprétation, plus ou moins teintée de tragique, est laissée au lecteur, dans un roman où il a déjà été invité à être actif, à lire l'histoire à l'envers et à tisser les liens entre les épisodes.

Bibliographie

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BACHELARD, Gaston. 1942. L'eau et les rêves. Paris : José Corti.

DURAND, Gilbert. 1992 (1969). Les structures anthropologiques de l'imaginaire. Paris : Dunod.

LABAUNE-DEMEULE, Florence. « La maison de Kari Saipu, la maison de l'histoire : dire l'indicible dans The God of Small Things », dans Le secret, Catherine Delesalle (dir), 2006. Lyon : Université Jean Moulin Lyon 3, 107-131.

MIGUET, Marie. 1988. « Androgynes », dans Dictionnaire des mythes littéraires, sous la direction de Pierre Brunel. Monaco : Editions du Rocher.

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ROBLIN, Isabelle. 2002. « Chronos vs  Mythos », dans The God of Small Things. L'hybridité célébrée, François Gallix (Ed). 2002. Paris : Mallard, 137-150.

SABBAH, Hélène. 1987. La rencontre dans l'univers romanesque. Paris : Hatier, Profil.

ROY, Arundhati. 2003. L'écrivain militant. Paris : Gallimard.   

SACKSICK, Elsa. 2002. « La répétition dans The God of Small Things : de l'épuisement à la création », dans The God of Small Things. L'hybridité célébrée, François Gallix (Ed). 2002. Paris : Mallard, 109-128.

SHAKESPEARE, William. 1975. Romeo and Juliet. dans The Complete Works of William Shakespeare. New York : Avenel Books, 1010-1044.

SHAKESPEARE, William. 1975. Macbeth. dans The Complete Works of William Shakespeare. New York : Avenel Books, 1045-1070.

Pour citer cette ressource :

Fabienne Labaune, The God of Small Things d’Arundhati Roy : lecture du chapitre 21, le dénouement, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), février 2011. Consulté le 22/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-postcoloniale/dossier-the-god-of-small-things/the-god-of-small-things-d-arundhati-roy-lecture-du-chapitre-21-le-denouement