Virginia Woolf : théorie de l'impropre
"Virginia Woolf : théorie de l'impropre" est un chapitre extrait de L'Ecriture féminine en Angleterre. Perspectives postféministes (PUF, 2002, pp.88-104, épuisé), que nous reproduisons ici avec l'autorisation de l'auteur et de l'éditeur.
Woolf elle-même ne cesse de le souligner, ses grands essais théoriques s'inscrivent dans un contexte social, politique et économique entièremetn différent de celui de Locke, Wollstonecraft et Mill. C'est dire, d'une part, que Locke, Wollstonecraft et Mill habitent ses textes comme des fantômes invisibles ; c'est dire, d'autre part, que ces questions posées par ces ancêtres peuvetn désormais être placées dans une perspective différente et sur un autre plan. Depuis le Married Women's Property Actde 1870, les femmes mariées ont le droit de percevoir un salaire propre. En 1882, ce droit est étendu à la jouissance des biens acquis, avant ou après le mariage. Depuis 1873, certaines conférences d'Oxford sont ouvertes aux femmes, et Somerville College et Lady Margaret Hall sont fondés en 1879. La Première Guerre mondiale accélère le processus des réformes politiques : dès 1918, le Representation of People Act confère aux femmes anglaises âgées de plus de trente ans le droit de vote. En 1928, la maturité civique féminine est abaissée à vingt et un ans, le même âge que pour les hommes. Même si ces mesures ne sauraient faire oublier de poids des conventions muettes, il apparaît que ce qui, de Mary Wollstonecraft à John Stuart Mill, avait constitué l'essentiel des revendications féministes est désormais acquis ((Voir Ruth Adam, A Woman's Place 1910-1975, Londres, Chatto and Windus, 1975.)).
C'est pourquoi Woolf, tout en continuant d'apporter son soutien à des luttes ponctuelles, se démarque explicitement des féministes de la première vague. Sa position a pu paraître ambiguë, mais les choses sont finalement très claires : consciente de la nécessité d'affirmer une spécificité de l'expression et de la représentation féminines, Woolf ne prend ses distances avec le féminisme classique qu'afin de souligner l'urgence d'un repositionnement du féminin. Selon quelles modalités ? Au fond, il importe à Woolf de ne plus se positionner dans l'espace abstrait de la culture masculine (c'est-à-dire du patriarcalisme qui confine la fémininité dans son rôle de reproduction de l'espèce). C'était le cas de Wollstonecraft, qui, on s'en souvient, ne désirait rien tant qu'appartenir à la sphère dominante. C'était également le cas du couple Taylor-Mill, à qui il importait dans son combat pour le suffrage de gagner une voix, universelle et abstraite, et de la faire entendre dans le concert politique masculin.
Woolf se méfie de ces avancées, qu'elle conçoit come des facilités symboliques, et choisit une troisième voie, qui s'inaugure par ce que l'on pourrait appeler un questionnement "matérialiste". Le mot est bien évidemment emprunté à Raymond Williams, même si celui-ci ne devait commencer sa carrière que quelques années après la mort de Woolf. Le "matérialisme" dont il est question ici pose pour principe que le langage est le vecteur de conflits sociaux, politiques et, plus généralement, idéologiques ((Raymond Williams, Marxism and Culture, Oxford, Oxford University Press, 1977, p. 166.)). Le "matérialisme culturel" de Woolf, peut se résumer à deux questions principales : 1/ Comment, matériellement, permettre à une femme de trouver "a voice of her own" ? C'est plus particulièrement le sujet de A Room of One's Own (1929). 2/ Comment, matériellement, faire en sorte que cette voie féminie empêche la guerre ((On saisit une fois encore ce qui lie la question du féminin à celle de la démocratie : voir Rancière, Le Partage du sensible : esthétique et politique, Paris, La Fabrique, p. 57 sq.)) ? C'est plus particulièrement le sujet de Three Guineas (1938). Ce "matérialisme" woolfien est un matérialisme révolutionnaire : ce n'est pas seulement que la conscience féminine s'y voit déterminée sans la métaphysique de la féminité qui gouvernait encore la pensée de Wollstonecraft et, dans une certaine mesure, celle de Mill ; c'est aussi que cette conscience se produit elle-même, dans, et à travers, une certaine pratique du féminin, qui - c'est la condition cruciale - ne précède jamais la question de la représentation. La question sous-jacente à ces deux grands essais théoriques est donc non pas celle d'une être, mais celle d'un faire : comment produire une grammaire de soi, c'est-à-dire aussi, par implication, une autre grammaire du monde ((Faire de Woolf la représentante d'une idéologie bourgeoise est donc une erreur: pour clarifier les liens entre le "marxisme" de Williams et le "matérialisme" de certains modernistes, voir John Higgins, Raymond Williams : Literature, Marxism and Cultural Materialism, Londres / New York, Routledge, 1999, p. 142 sq.)) ? Cette question se double inévitablement d'une affirmation qui établit l'inéluctabilité de la fiction, d'une réalité virtuelle - il arrive à Woolf de dire "fantastique" -, car le féminin woolfien n'a d'existence qu'au futur antérieur : non pas comme ce qui a été, mais comme ce qui aura été. Le féminin ainsi défini ne se situe pas dans la violence des oppositions ; il a lieu dans la création d'une réalité presque inhumaine, en tout cas à venir, à l'instar de Judith, cete soeur de Shakespeare dont Woolf établit l'irréalité historique dans le même mouvement qu'elle annonce sa prochaine résurrection.
Pour citer cette ressource :
Frédéric Regard, Virginia Woolf : théorie de l'impropre, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mai 2009. Consulté le 22/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-britannique/virginia-woolf/virginia-woolf-theorie-de-l-impropre