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Satyajit Ray, ambassadeur de Tagore

Par Brigitte Gauthier : Professeure des Universités - Université d'Evry Val d'Essonne
Publié par Clifford Armion le 15/09/2014

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Il y a quelque chose de délicat, subtil, dans l’œuvre du cinéaste Satyajit Ray. Il nous prend par la main et nous invite à pénétrer une culture autre en douceur. On est immédiatement happé par son univers même si la langue et la culture sont distantes. Comment parvient-il à se faire l’ambassadeur de l’Inde en pleine mutation ? On suit ses films de l’intérieur. On est invité à placer notre regard au centre du film et non à l’extérieur, sans pour autant à aucun moment nous identifier aux personnages qui sont totalement autres. On se glisse derrière la caméra, et la lenteur des plans nous permet de nous imprégner de la vie qui se déroule. Les villageois passent le long d’un chemin, les personnages entrent et sortent des plans. Partout, qu’il tourne des scènes d’intérieur ou d’extérieur, le flux de la vie anime l’image...

Professeur à l’Université d’Evry, Brigitte Gauthier dirige le laboratoire de recherche SLAM (Synergies Langues Arts Musique), l’axe SCRIPT et le Master Langues et Image. Historienne du théâtre et du cinéma, ancienne élève de l’ÉNS de Fontenay-aux-Roses, Master of Fine Arts (Scénario) de l’Université de Columbia, NY, elle a traduit de nombreux ouvrages pour Dixit sur l’écriture de scénario et dirige la série S.C.R.I.P.T. aux Éditions l’Entretemps.

Apu Ray

Il y a quelque chose de délicat, subtil, dans l’œuvre du cinéaste Satyajit Ray. Il nous prend par la main et nous invite à pénétrer une culture autre en douceur. On est immédiatement happé par son univers même si la langue et la culture sont distantes. Comment parvient-il à se faire l’ambassadeur de l’Inde en pleine mutation ? On suit ses films de l’intérieur. On est invité à placer notre regard au centre du film et non à l’extérieur, sans pour autant à aucun moment nous identifier aux personnages qui sont totalement autres. On se glisse derrière la caméra, et la lenteur des plans nous permet de nous imprégner de la vie qui se déroule. Les villageois passent le long d’un chemin, les personnages entrent et sortent des plans. Partout, qu’il tourne des scènes d’intérieur ou d’extérieur, le flux de la vie anime l’image. Des personnages passent avec parapluie, thé, chiens… Les individus surgissent comme si la vie était parfaitement réglée de l’extérieur et qu’il suffisait de poser la caméra pour l’observer. Une esthétique de documentaire devant laquelle les personnages étirent leurs émotions ou leurs ambitions. Les hommes désirent régner sur le monde, la politique, l’information, la bureaucratie. Ils sont identifiés à leur statut et passent à côté de la poésie de la vie incarnée par les femmes, qui elles ont du temps. Du temps pour broder, préparer le bétel ((Bétel : En Inde ainsi qu'en Birmanie, les feuilles sont mâchées avec de la chaux et de la noix d’arec dans une préparation qui prend le nom de bétel. La chaux agit comme catalyseur, et l'arec contient l’alcaloïde arécoline, qui favorise la salivation, la salive devenant teintée de rouge. On ajoute parfois du tabac à la préparation.)), observer la vie derrière leurs jumelles d’opéra, chanter ou se balancer comme des enfants. Elles sont hors du monde, calfeutré dans un univers d’interdit et elles y jouissent de la liberté de l’imaginaire, de la lecture ou même de l’écriture. Elles sont en phase avec la nature, les oiseaux, le flux des rivières alors que les hommes errent dans le flux de leur égo surdimensionné et semblent avoir oublié les paroles des écrits sacrés. Ce n’est pas étonnant que Ray ait trouvé la source de son inspiration chez Tagore, poète, musicien, philosophe, romancier, peintre, l’homme aux multiples talents. À la confluence du pouvoir des hommes et du savoir des femmes.

Rabindranath Tagore (6 mai 1861 - 7 août 1941) est né dans une famille d’artistes et de réformateurs sociaux et religieux opposés au système des castes et favorable à une amélioration de la condition de la femme indienne.

Les questions de fond sur la situation de la femme en Inde sont présentées dans les films de Ray de façon oblique sans être développées. En aucun cas, il n’utilise ses personnages pour débattre de sujets polémiques. Ses films se font plate-forme de promotion sociale pour les femmes en nous invitant à mieux les connaître et à en apprendre la valeur. Son arme politique est l’émotion et l’accompagnement empathique. Le sujet du Sati est crucial mais évoqué en passant, comme en aparté dans Des jours et des nuits dans la forêt (1970), une comédie dramatique au cours de la quelle quatre amis quittent Calcutta et ses codes conventionnels pour passer des vacances dans les forêts de Palamau, à l'est de la province du Bihar. Ils apprennent à mieux se connaître eux-mêmes par la confrontation à un univers différent et leurs rencontres avec les jeunes femmes qui vivent à proximité. La mère d’Aparna est brûlée vive, une double infraction, aux règles de la nature et à celle des coutumes puisque son père est encore en vie. Son frère s’est suicidé. Il y a beaucoup de non-dits. Les drames humains sont relatés au sein de la conversation au lieu d’être exhibés sur scène. On est dans une optique narrative shakespearienne et non dans une démonstration de sang et de meurtres issues du théâtre jacobéen. Chez Tagore et Ray, tout est dans la retenue. Un simple regard évoque la nostalgie de la perte. Dans Charulata (1964), on est relégué au-delà de l’émotif.

Le cinéma de Ray est impressionnant par son apparente simplicité. On oublie très vite qu’on regarde un film. On est happé par le destin des personnages. Il parvient à ce tour de force en établissant un équilibre entre chaque pilier de l’écriture narrative. Aucun élément ne l’emporte sur l’autre. Le développement narratif naît de la condition des personnages et non l’inverse. Aucune parole ne provient d’un raisonnement intellectuel superficiel. On est loin du modèle occidental où le flux du dialogue et l’impérialisme du principe du récit l’emporte sur tout. Les personnages sont d’emblée universels, parce que ce qui leur arrive est archétypal. Lorsqu’il n’y a pas d’entente, pas d’entraide, pas d’argent, pas de respect des ancêtres, pas de transmission simple des règles éthiques, on va à la catastrophe. Quelle que soit la bonne volonté ou les bonnes intentions, si les règles nécessaires à un équilibre de vie ne sont pas réunies, les mécanismes de destruction vont immédiatement tout anéantir. La complainte du sentier (1955), son premier film, le premier volet de la trilogie d’Apu, décrit comment deux familles voisines subissent deux sorts différents. Le verger étant la pierre d’achoppement. Les fruits volés pour nourrir la vieille tante ne suffisent pas à rééquilibrer les différences. Ce n’est qu’au cœur du récit qu’on se demande à qui appartient vraiment ce verger, source de survie de ces familles. Il aurait été cédé aux voisins pour combler les dettes du frère. Toutes les générations sont présentes. Les personnages secondaires acquièrent tous une autonomie grâce à un développement narratif logique qui leur est propre, qui est intrinsèque à leur idiosyncrasie décrite en une image. La caméra saisit dès l’introduction du personnage les données psychologiques et les potentialités de courbe dramatique des personnages. Tout est évident et se déroule comme un fleuve suit son cours dans un univers total : jour, nuit, soleil, pluie, tempête, saisons, faune, flore. Plonger les personnages au sein de l’univers naturel permet de les extraire du contexte et de les considérer comme un petit rouage au sein d’un tout organique. De la description complète des éléments par la prise en compte de simples gestes de la vie quotidienne (les repas, la récolte d’escargots d’eau, les cérémonies religieuses) qui détermine le rapport de chacun à la nature aux animaux et aux êtres humains, les destins sont tracés. Richard Philipps lors de la programmation de la trilogie d’Apu au Festival de Sydney 2001, rappelle cette déclaration de Ray, lors du succès des deux premiers volets de cette trilogie Pather Panchali (1955), Aparajito (1956) en 1958 :

Ce qui pour moi est vraiment important et exaltant, ce n’est pas le gain immédiat, mais de pouvoir démontrer que d’associer l’art à la vérité doit à la longue conduire au succès, c’est en tant qu’artiste, ce qui me tient le plus à cœur (([Personally I have been lucky with my first two films, but what is really important and exciting is not the immediate gain, but the ultimate vindication of the belief that I hold dearest as an artist: art wedded to truth must, in the , end, have its rewards. ], http://www.wsws.org/en/articles/2001/08/sff2-a02.html?view=print, dernière consultation 9 novembre 2013.)).

La complainte du sentier est le premier film de Ray. C’est une révolution. Jusqu’ici les cinéastes indiens tournaient en studio. Il démarre sa carrière de réalisateur en tournant ce film en extérieur sans argent avec une équipe inexpérimentée, avec des amateurs, exceptée la vieille femme, actrice à la retraite depuis très longtemps. Dans un article de 1948 intitulé « What is wrong with Indian Films ? », Ray faisait la critique du goût prononcé du cinéma indien pour les films musicaux et les digressions mystiques. Il tente de recentrer le pouvoir narratif dans l’observation brute de la vie quotidienne. Dans une certaine mesure, il est proche des mouvements du cinéma vérité britannique de Richard Leacock et américain des frères Maysles ou même du cinéma anthropologique de Jean Rouch, mais son regard non subjectif sur la vie qui se déploie devant sa caméra est inséré dans une trame fictionnelle dont la force née de la prise sur le vif des gestes et des coutumes. Les émotions ne sont pas plaquées sur une histoire abstraite. Les acteurs n’imposent pas un récit dans un cadre spatio-temporel déterminé. Les émotions semblent naître directement de la texture locale et des situations, de la même manière qu’une chorégraphie naît d’une impulsion musicale. Ray et Tagore se rejoignent dans leur capacité à saisir le souffle de la vie et à nous le rendre accessible.

C’est la vie même qui est la véritable matière première du cinéma. Il est donc absolument incroyable qu’un pays qui a inspiré tant de peintres, de musiciens et de poètes, laisse le cinéma indifférent. Il lui suffit d’ouvrir les yeux et les oreilles. Le reste suivra (([The raw material of the cinema is life itself. It is incredible that a country which has inspired so much painting and music and poetry should fail to move the moviemaker. He has only to keep his eyes open, and his ears. Let him do so.], in The Statesman, 1948, RePublished in 'Our films Their Films', Disha Book/Orient Longman, Calcutta, 3e éd., 1993.)).

Ray nous propose un cinéma réaliste, proche du documentaire parce qu’il est nourri d’informations précises sur la vie quotidienne à la manière d’un cinéma anthropologique. Pourtant les animaux, les pratiques culinaires, les rituels ne sont présents que comme une trame quotidienne sur laquelle vient se greffer le groupe de personnages étudiés dans ses interactions humaines.

J’étais né, et j’avais grandi dans une ville et tout d’un coup, je me trouvais en contact avec une ambiance nouvelle, un nouvel état de choses : j’éprouvais le désir de tout voir, de tout expérimenter, de saisir les moindres détails, les gestes caractéristiques, les manières de s’exprimer différentes. Il me fallait sonder les détails de « l’atmosphère ». D’où venait la différence ? Comment était-il possible de saisir la différence entre l’aube et le crépuscule, de rendre perceptible le calme blafard et humide qui précède les premières pluies de la mousson ? Le soleil de printemps était-il le même que celui d’automne (([To one born and bred in the city, it had a new flavour, a new texture: you wanted to observe and probe, to catch the revealing details, the telling gestures, the particular turns of speech. You wanted to fathom the mysteries of the ‘atmosphere’. Does it consist in the sights, or in the sounds? How to catch the subtle difference between dawn and dusk, or convey the grey humid stillness that precedes the first monsoon shower? Is sunlight in spring the same as sunlight in autumn?]
http://www.hindu.com/thehindu/thscrip/print.pl?file=20050617001708600.htm&date=fl2212/&prd=fline&, in Satyajit RAY, "A long time on the little road", Sight and Sound, London, Spring 1957.))
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La complainte du sentier, L’invaincu et Le monde d’Apu traitent de la jeunesse, de l’adolescence et de la maturité du personnage principal. Débuté en 1955, achevée en 1959, cette fresque couvre une durée de trente ans et présente le sort de quatre générations dans un continuum exceptionnel même si chacun de ces films a été conçu de façon séparée. Cinq acteurs se sont succédés pour incarner les différents âges d’Apu.

Les caractéristiques cinématographiques de l’œuvre de Satyajit Ray sont en quelque sorte une transposition au cinéma des engagements souhaités par Rabindranath Tagore. Plus qu’une simple illustration ou adaptation de différents textes, le passage de l’œuvre de Tagore à celle de Ray est semblable à une passation de flambeau. On a le sentiment d’une grande fluidité, d’une incroyable compréhension, d’un partage d’une vision bien plutôt que d’un travail de transposition. On note une caractérisation des personnages sans complaisance. Des personnages monovalents, faciles à identifier comme un type de mécanisme dans le rouage de l’organicité humaine. Ray crée l’impression d’un continuum. L’un de ses procédés dramatique est le choix d’une certaine lenteur qui laisse la vie se placer et se dérouler au fil de la journée avec naturel. Il nous offre une immersion en miroir dans la nature. L’homme est partie prenante de son univers végétal ou urbain. Il ne s’en détache pas. Il en fait partie et est en réactivité avec les effets climatiques. Ray utilise l’outil cinématographique pour créer une leçon de morale. Son mode narratif est démonstratif, fondé sur une fluctuation constante. Il nous propose de suivre le calendrier de la vie. Dans son cinéma, il n’y a aucun immobilisme. Il parvient à créer la sensation d’un continuum au-delà du film. La vie continue à se dérouler.

Dans la trilogie d’Apu, chaque film se termine symboliquement par un départ. La confrontation entre la tradition et la modernité est le moteur de la création. C’est le point sur lequel le développement narratif se crée. Chaque personnage présente une facette différente face à cette question centrale. L’individu incarne un positionnement particulier sur le curseur qui oscille entre la tradition et le progrès (ferroviaire, féministe, culturel, politique).

Satyajit Ray élabore ce que j’appellerais le principe du double flux, une oscillation entre des polarités existentielles : jeunesse/âge adulte, tradition/modernité, féminité/masculinité, bonté/méchanceté, sagesse/inconscience. Les personnages sont traversés en permanence par des choix et un positionnement nécessaire au carrefour de ces flux contradictoires. C’est cette recherche constante de leur état de vérité qui permet de façonner des personnages qui émeuvent. Même s’ils sont extrêmement codifiés d’un côté ou de l’autre de l’axe moral, à chaque instant, il leur est demandé d’effectuer ce choix, comme si toute la vie était un jeu d’enfant, une sorte de défi et un chemin initiatique.

L’utilisation du gros plan est très différente du gros plan à l’occidentale, qui vient se placer dans une grammaire cinématographique de rapprochement et d’éloignement, plan large, plan moyen, gros plan et on réouvre. Ici, c’est le personnage qui de lui-même marche vers son gros-plan de la même façon qu’il marche vers son destin. Une fois là, il nous regarde et c’est nous qui sommes d’autant plus happés dans l’histoire que la marche au gros plan nous entraîne au jeu de miroir et à cette identification de façon bien plus efficace qu’en simple juxtaposition. Ray n’en abuse pas. Il prépare un moment par personnage, moment « anagoristique » ((La note de l’Encyclopédie Britannica est la plus précise: l’anagnorèse (en grec :  « reconnaissance »), dans une œuvre littéraire, correspond à la découverte déconcertante qui produit une modification de la perception de l’ignorance à la connaissance. Elle est analysée par Aristote dans La Poétique et définie comme un élément dramatique essentiel de l’intrigue d’une tragédie, même si on trouve le phénomène d’anagnorèse aussi bien dans les comédies, les épopées et plus récemment dans les romans. L’anagnorèse en général implique la révélation d’une véritable identité jusqu’alors inconnue de certaines personnes, comme, par exemple, lorsqu’un père reconnaît qu’un étranger est en fait son propre fils ou vice-versa. Le plus célèbre exemple étant le moment où dans Oedipe Roi de Sophocle un messager révèle à Oedipe la vérité sur sa naissance. Trad. B. GAUTHIER, [anagnorisis,  (Greek: “recognition”), in a literary work, the startling discovery that produces a change from ignorance to knowledge. It is discussed by Aristotle in the Poetics as an essential part of the plot of a tragedy, although anagnorisis occurs in comedy, epic, and, at a later date, the novel as well. Anagnorisis usually involves revelation of the true identity of persons previously unknown, as when a father recognizes a stranger as his son, or vice versa. One of the finest occurs in Sophocles' Oedipus Rexwhen a messenger reveals to Oedipus his true birth.]
http://global.britannica.com/EBchecked/topic/22338/anagnorisis, dernière consultation le 11 novembre 2013))
pour ce personnage qui se voit en nous et se fige alors dans son identité comme dans une définition. L’anagnorèse (en grec ancien : ἀναγνώρισις) correspond à un moment de prise de conscience du personnage, un passage de l’ignorance à la connaissance ancré à l’origine dans le souvenir d’une personne ou de ce que représentait cette personne. C’est l’avènement d’une vision juste sur soi-même. Au miroir au-delà de l’écran qui nous lie au destin du personnage, s’ajoutent des miroirs déformants sous la forme des jeux d’ombres et lumière, l’ombre de la vieille femme qui raconte des histoires aux enfants, l’ombre déformée de sorcière, figure du théâtre d’ombre, proche du théâtre balinais qui a tant inspiré Artaud. Ou autre moment de confrontation paradoxalement avec soi-même : la fête foraine, la rencontre avec les masques, les jeux de rôle, le théâtre, les musiciens, les animaux de foire, la vie dans un labyrinthe aux miroirs déformants qui apprend à voir de façon différente. Ce qui est le seul moment où la vision est « aiguisée » grâce à un déplacement des angles d’approche, le monde de la fête de village est l’équivalent chez Shakespeare du monde vert. Il s’agit d’un monde que l’on ressent comme coloré même dans un film en noir et blanc, monde autre et monde intime qui nous force à nous ressourcer dans notre partie vraie, ce qu’il reste de l’enfant en nous. Que cela soit dans Des jours et des nuits dans la forêt ou dans La complainte du sentier, le phénomène de « leçon dramatique » est le même. Chez Shakespeare, le passage par la forêt, le monde vert, permettrait d’apprendre à se connaître soi-même une fois dépouillé de l’apparat et du vernis superficiel de la cour et du monde urbain. Plonger dans la ruralité, c’est pour les personnages ou le réalisateur réapprendre à « balayer le sol de la cour ».

Le monde de l’art et du jeu est associé à un non travail, et à une forme d’irresponsabilité face aux nécessités de survie économique. Ray est toujours proche du descriptif. L’objet et la relation à l’objet en dit plus que tout discours. C’est une sorte de behavioriste, un excellent observateur de la nature humaine. Parmi les techniques de Ray, souvent le son vient avant l’image d’après le procédé de l’utilisation du son extradiégétique. On entend le chant sur un déroulé d’images, et non sur une simple image, et la séquence est structurée en se recentrant par des panoramiques et un zoom sur le chanteur, le chant du mendiant (La déesse, 1960) ou l’histoire pour les enfants de la vieille femme (La complainte du sentier) avant qu’on identifie la source du son. Le fait de scinder l’orateur du message donne le temps de s’imprégner du message. La pratique de cette superposition du son extradiégérique sur une séquence et non sur une simple image précédente, comme c’est généralement le cas, trompe l’auditeur qui range dans son esprit cette liste son en tant qu’illustration sonore sans y attribuer directement de l’importance, l’adéquation du son et de la source du son crée une sorte de court-circuit et force à l’éveil de la conscience et favorise dès lors la portée mnésique du passage. Ces passages portent le message du film. La trame narrative se condense pour converger vers cette morale à laquelle toutes les zones sont progressivement conviées. Le cinéma hollywoodien procède différemment, le « message » du film est positionné au tiers du film, dans un moment de répit le plus souvent face à un lac ou la lune, les personnages sont sur un banc, dans un parc, sur un débarcadère, et le « mentor » énonce sa leçon dans un moment de plan fixe étiré et sur le mode du monologue didactique. La formule de Ray est beaucoup plus subtilement tissée dans le continuum. De même dans la Déesse, certains moments forts participent du même type de progression. Le père explique que depuis la mort de sa femme, il marchait avec une canne et ce, depuis cinq ans, avant l’arrivée de sa belle fille. Très lentement, la caméra glisse le long de son corps pour découvrir que celle-ci est en train de lui masser les pieds. Il s’agit ici du procédé inversé. La source du son est donnée, il s’agit d’un son ou plutôt d’une parole intradiégétique, mais l’aboutissement dramatique purement visuel surgit avec un son off, glissement hors cadre de l’élocuteur. Ray a une maîtrise parfaite de l’effet dramatique. C’est sa façon de composer une partition musicale avec une image ou un son qui devient point d’orgue. Point d’aboutissement dramatique.

Ce qui donne un effet de naturel, c’est que les personnages secondaires, les serviteurs, les passants, les enfants dans la rue, s’intègrent au tournage comme s’ils se contentaient de vivre leur réalité. Parce qu’ils n’ont pas l’air de jouer, ceci renforce l’effet de naturel. D’ailleurs, il est fort probable qu’à l’époque une grande partie de ces individus saisis dans la trame du film n’en avaient pas forcément conscience. Dans l’histoire du documentaire, les gens filmés ne se rendaient pas forcément compte qu’ils l’étaient et en particulier qu’ils étaient enregistrés. Le développement des caméras récentes à l’allure d’appareils de photographie reproduit cette possibilité de captation anonyme de la vie.

L’originalité du traitement du rêve, hallucination, illumination, révélation, par une superposition d’une image sur fond noir (les trois yeux du savoir) qui glissent du visage endormi du père à celui de la belle-fille puis un vire-voltage de lumière sur son visage avant de revenir au visage du père les yeux ouverts et sa sortie du rêve. On assiste à un double fonctionnement, un montage à la Russe et un montage à l’Allemande si l’on peut dire. L’effet Koulechov ((En faisant suivre l'image d'un homme sans expression particulière d'un plan sur une assiette de soupe, sur une jolie femme ou sur un enfant dans un cercueil, le cinéaste soviétique Koulechov a montré que les spectateurs avaient successivement interprété que l'homme ressentait la faim, puis le désir, puis la tristesse. Les images ne prennent sens que les unes par rapport aux autres.)) associé à l’effet Steppenwolf, une expression que j’invente afin de décrire les rendus des hallucinations LSD des années 1970 présente cinématographiquement dans le film Steppenwolf (1974) réalisé par Michelangelo Antonioni et John Frankenheimer qui est l’adaptation du roman éponyme de Herman Hesse publié en 1928 et qui a recours à des effets visuels très sophistiqués destinés à faire de ce film le premier film jungien. Dans La Déesse, on parvient à identifier les lumières oscillantes sur fond noir, dans une scène éclairée de rituel sacré avec le chandelier de célébration que ses admirateurs agitent au rythme de percussions et qui devient le visage de la déesse incarnée. Le patriarche voit soudain dans sa belle fille Doya la réincarnation de la Déesse Kali.

Mère, je t’ai reconnue. Noir est ton visage, la Noire est ton nom mais tu rayonnes dans l’ombre. Fous ceux qui ne voient en toi qu’une statue de pierre. Mon cœur et mon âme en connaissent la grandeur. Mère, je t’ai reconnue, sous ta nouvelle forme, sous ton nouveau costume, oh venez voir ma mère la sombre. Le toucher de sa grâce est une joie pure. Mère très compatissante. Infini est le bonheur que tu donnes Mère, je t’ai reconnue ((Extrait du film La Déesse (1960) de Satyajit Ray.)).

Tagore et Ray sont les observateurs de la transition que subit l’Inde entre le monde de la foi aveugle et celui de la modernité et de la médecine. L’histoire de la Déesse stigmatise les croyances. Tagore dresse le portrait d’une ère qui psychologiquement s’autorise à utiliser sa belle fille comme soutien après le décès de son épouse, et ne se contente pas de cette aide humaine. Il imagine que la déesse qu’il a toujours priée est incarnée dans Doya. L’époux de Doya qui est parti à Calcutta faire des études revient et se prive de son épouse désormais transformée en guérisseuse jusqu’à ce que son neveu s’éteigne.

Le passage de la consécration de Doya est mis en scène par un montage alterné entre les pèlerins aux pieds de l’escalier où la déesse incarnée reçoit et des images de lignes infinies de pèlerins dans une zone ouverte, vierge et désertique. Les pèlerins occupent l’espace de gauche à droite, de haut en bas et à nouveau de droite à gauche progressivement, remplissant au maximum cet espace vide et donnant ainsi une impression d’infini alors que les paroles de la chanson rendent hommage à cette dimension infinie.

Cette transition vers la modernité est l’un des vecteurs essentiels de transmission représenté par le train, la médecine, les études… le juste équilibre entre le respect des ancêtres et l’acceptation de nouvelles données prend des générations. Ces œuvres sont des ouvrages pédagogiques, une sorte de nouveau code civique en action.

Le cinéaste Shyam Benagal analyse avec justesse l’apport unique de Satyajit Ray :

Je ne me lasse jamais de regarder son travail. Si vous regardez les films d’un grand nombre de ses contemporains, ils font anciens. Ceux de Ray, ne paraissent pas du tout d’un autre âge. Ce qu’il y a de spécifique à ce réalisateur c’est sa capacité à être notre contemporain parce que sa langue, son langage cinématographique n’est pas ancré dans un lieu, il s’exprime de la même façon que les grands auteurs utilisent la langue. C’est ce qu’il y a de remarquable chez lui (([I never tired of seeing his work. If you look at many of his contemporaries and you go back to some of their early works, they seem to be dated. With Ray, they don’t seem to be dated at all. With Ray… He’s contemporary because his language, the cinematic language he used was not topical, he was using something that in many ways, great writers use language. That’s the remarkable part.] Shayam Benegal on Satyajit Ray, www.youtube.com/watch?v=t5XNVPNWcpA, dernière consultation le 9 novembre 2013, ‎Trad. B. Gauthier.)).

Le travail de transposition cinématographique des textes de Tagore par Satyajit Ray fait ressortir les qualités intrinsèques aux œuvres de ces deux artistes philosophes qui font preuve d’une perception du temps très différente de nos codes occidentaux. Les films de Satyajit Ray nous réapprennent à ressentir le déroulement temporel et nous donnent l’impression que nous disposons de temps. Il suffit de suivre ce rythme qui dépasse l’individu. On peut suivre ses films sans comprendre la langue parce que toute l’émotion est présente dans chaque image. L’image est majeure. Elle est humainement forte à chaque instant. Il est apte à saisir la sincérité du moment. Son utilisation de la grammaire cinématographique est particulièrement sophistiquée. Il nous surprend en permanence, parce qu’il a une maîtrise parfaite de son outil. L’économie des mouvements de caméra laisse aux personnages le temps de s’intégrer à l’environnement dont ils sont intrinsèquement tributaires.

Cette ressource est issue d'une communication donnée lors du colloque SCRIPT « Tagore-Ray », qui s’est déroulé les 27 et 28 Septembre 2013 aux Cinoches de Ris Orangis à l’initiative de Brigitte Gauthier, directrice du laboratoire de recherche SLAM (Synergies Langues Arts Musique).

 

Pour citer cette ressource :

Brigitte Gauthier, Satyajit Ray, ambassadeur de Tagore, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), septembre 2014. Consulté le 21/12/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/arts/cinema/satyajit-ray-ambassadeur-de-tagore