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La voix de Lolita dans «Lolita», le roman de Vladimir Nabokov et le film de Stanley Kubrick

Par Michaël Roy : Maître de conférences - Paris Ouest Nanterre La Défense
Publié par Clifford Armion le 25/03/2010

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La critique nabokovienne s'est beaucoup interrogée sur les modalités de la voix de Humbert Humbert, ses inflexions, ses excentricités, ses stratégies de séduction. C'est en effet par la voix du nympholepte, confesseur omnipotent, que nous parvient toute l'histoire de Humbert et Lolita. Il semble, à première lecture, que la jeune fille n'ait pas son mot à dire dans cette histoire ; objet de Humbert-personnage, elle devient objet du discours manipulateur de Humbert-narrateur. On peut malgré tout se demander si la voix de Lolita est véritablement engloutie par la parole de Humbert, ou bien si elle parvient au contraire à défier les assignations au silence de ce dernier. On tentera ici de « récupérer » la voix de Lolita dans le roman de Vladimir Nabokov (1955), tout en analysant la façon dont Stanley Kubrick s'accommode de cette problématique complexe de la voix et du silence dans son adaptation cinématographique (1962).

Introduction

On ne peut manquer d'être frappé par la multiplication des voix narratives à l'œuvre dans le Lolita de Nabokov. Au texte même de Humbert, divisé en son sein entre les deux instances du personnage et du narrateur (ce que vient souligner le nom double de « Humbert Humbert »), s'ajoutent la préface de John Ray, Jr. et la postface ultérieure de Vladimir Nabokov, deux « seuils » qui se proposent, plus ou moins explicitement, d'orienter notre lecture du texte. Nulle place, donc, pour cette « Lolita » que le titre nous laissait espérer. Face aux voix auctoriales, nécessairement autoritaires, de trois hommes adultes - le psychiatre, le meurtrier, l'écrivain -, la voix d'une adolescente rebelle ne semble pas peser bien lourd. Il faut être auteur, dans Lolita, pour avoir droit de s'exprimer. Point de salut sans production de texte.

La voix de Lolita n'a pas vraiment sa place dans le texte de Humbert non plus. En effet, Lolita relève d'abord du genre de la confession, comme l'indique le sous-titre du manuscrit (« Lolita, or the Confession of a White Widowed Male »), et consacre la voix toute-puissante du confessant à l'exception de toute autre. N'oublions pas que Humbert est également un accusé, et que son texte se présente aussi comme un plaidoyer, au double sens de « discours prononcé pour défendre le droit d'une partie » (d'où les adresses aux jurés) et de « défense passionnée », Humbert n'hésitant pas, à l'occasion, à faire l'apologie de la nympholepsie. Humbert, en un mot, « affiche sa faute comme pour s'en purger » ((COUTURIER, Maurice, 'Lolita' de Nabokov, Paris, Didier Érudition-CNED, 1995, p. 12.)), fait résonner sa voix dans l'espoir de se faire pardonner. Comme le dit Thomas R. Frosch, « to follow the style of 'Lolita' is to track the adventures of a voice as it attempts to clear itself of certain potential charges » ((FROSCH, Thomas R., « Parody and Authenticity in Lolita », Nabokov's Fifth Arc: Nabokov and Others on His Life's Work, éd. J. E. RIVERS et C. NICOL, Austin, U of Texas P, 1982, pp. 174-75.)). Prisonnière de Humbert, Lolita est également prisonnière de sa parole.

Faut-il pour autant en déduire que Lolita n'a pas « voix au chapitre » dans le récit de Humbert, que la nymphette serait cette arlésienne - une reproduction du tableau de Van Gogh pend aux murs du 342 Lawn Street - dont Humbert nous parle tant, sans jamais nous la montrer pour ce qu'elle est, sans jamais nous faire entendre sa voix de façon prolongée ? Non, et ce sera là notre propos : de la prose enchanteresse de Humbert s'échappe malgré tout, parfois de façon incontrôlée, la voix de Lolita, une voix aux accents nettement identifiables, une voix d'autant plus marquante qu'elle ne se laisse pas engloutir par l'éloquence humbertienne. L'affirmation de cette voix suit l'affirmation du personnage ; la voix se crée à mesure que Lolita se libère de l'emprise du nympholepte. Le film de Stanley Kubrick, s'il suit une logique toute différente - la voix de Lolita y est bien présente - trace pourtant un parcours analogue : celui de la naissance d'une voix. Afin d'étayer ces hypothèses, on étudiera dans un premier temps les façons dont Humbert-narrateur, et dans une moindre mesure Humbert-personnage, s'efforcent de réduire Lolita au silence. Puis on verra dans un deuxième temps qu'au silence narratif de Lolita s'oppose sa parole diégétique profondément antagoniste : plus maîtresse de sa voix qu'il n'y paraît, Lolita développe instinctivement certaines stratégies de contre-interpellation. Enfin, on se demandera si Lolita ne possède pas une véritable voix à elle, dont il serait possible de dessiner les contours ((Tous mes remerciements à Mme Claire Maniez pour m'avoir autorisé à publier ce texte, inspiré d'une dissertation réalisée dans le cadre de son cours d'agrégation sur Lolita.)).

1. La parole engloutie

On ne peut s'interroger sur la voix de Lolita sans constater d'abord que celle-ci ne nous parvient de manière immédiate qu'en de rares occasions, dans le roman de Nabokov tout au moins. Les critiques ont attiré l'attention sur le nombre relativement réduit de scènes dialoguées, auxquelles il faudrait toutefois ajouter les répliques ponctuelles, tirées hors de leur cadre conversationnel originel. Un exemple parmi d'autres : « 'Look, make Mother take you and me to Our Glass Lake tomorrow.' These were the textual words said to me by my twelve-year-old flame » (p. 48) ((Les numéros de page renvoient à la dernière édition Penguin (2006).)). Le commentaire qui suit les mots de Lolita nous plonge d'entrée dans le cœur du problème. Si Humbert insiste sur l'exactitude de sa retranscription des mots de Lolita, c'est bien qu'une telle exactitude n'a rien d'évident. Filtre unique du récit, Humbert nous fait part de ses conversations telles qu'il s'en souvient ou veut s'en souvenir, et peut tout aussi bien faire l'impasse sur certains échanges. Il ne s'agit pas de remettre en cause l'ensemble du texte comme produit d'une imagination délirante, mais plutôt de souligner le processus de sélection de l'information auquel se livre Humbert, processus qui influe directement sur la façon dont nous parvient la voix de Lolita. En effet, Humbert sélectionne ce qu'il souhaite et ne souhaite pas rapporter parmi le discours des autres personnages, et notamment celui de Lolita. Comme l'écrit Nomi Tamir-Ghez, « one of the major strategies he employs for self-justification is simply not to allow his potential accuser, Lolita, to voice her complaints » ((TAMIR-GHEZ, Nomi, « The Art of Persuasion in Nabokov's Lolita », Vladimir Nabokov's Lolita': A Casebook, éd. E. PIFER, Oxford, Oxford UP, 2003, p. 24.)). En confisquant à la jeune fille l'accès à la parole, particulièrement dans les chapitres 1 à 29 de la seconde partie, où le discours direct ne concerne que rarement Lolita, Humbert se protège des insultes que celle-ci ne manque pas de formuler, et que le jury comme le lecteur pourraient reprendre à leur compte. Certes, on relève quelques occurrences de discours rapporté, mais il s'agit là, précisément, d'un type de discours où la voix de Lolita se retrouve doublement filtrée. Sous prétexte que ses propos sont trop grossiers, Humbert omet par exemple la plupart de ses accusations lors du récit d'une de leurs disputes : « she said unprintable things » (p. 232). Le lecteur doit se contenter d'un résumé nécessairement biaisé. Humbert insiste de plus sur les grimaces ridicules de Lolita, qui l'accuse alors de viol, afin d'atténuer la validité de ses propos. « She made monstrous faces at me, inflating her cheeks and producing a diabolical plopping sound » (pp. 232-33).

Un tel procédé paraît difficilement transposable à l'écran, où la dichotomie fondamentale narrateur / personnage n'existe pas. Il n'y a pas d'autre possibilité pour traduire la mainmise de Humbert sur le discours de Lolita que de la transposer au niveau diégétique, c'est-à-dire de montrer Humbert faisant taire Lolita. Cela n'arrive qu'une seule fois, lors de la dispute à laquelle nous venons de faire référence, et qui dans le film de Kubrick suit immédiatement la représentation de la pièce de théâtre. Aux cris perçants de Lolita, Humbert répond par « Stop shouting! » puis « Stop that shouting! » : il s'agit là aussi d'effacer tout élément subversif des paroles de Lolita, de mater une voix qui menace non seulement de lui échapper, mais aussi, à plus court terme, de le dénoncer. C'est toutefois au début du film que la force potentielle de Humbert sur la voix de Lolita est figurée de la façon la plus explicite. Il y a en effet, dans la plupart des séquences suivant la rencontre avec Lolita, coïncidence entre le quasi-silence de Lolita - qui au mieux compte les tours de hulla-hoop ou échange des banalités avec sa mère lors du bal - et le regard de Humbert, tantôt debout sur le porche, tantôt assis dans un transat, tantôt caché derrière des vases ou perché sur une balustrade. La voix de Lolita se trouve comme subjuguée par l'intensité du désir de Humbert ; seul le corps compte alors. Le premier échange prolongé n'aura lieu qu'après la leçon de cha-cha-cha.

Le médium filmique se prête particulièrement bien à de tels jeux de regard. Notons toutefois que le roman non plus ne donne pas véritablement la parole à Lolita lors des premiers temps à Ramsdale. C'est que le corps de Lolita, alors abondamment décrit, y joue une place tout aussi cruciale. L'exaltation du corps de la nymphette semble se faire aux dépens de l'exaltation de sa voix, et partant, de l'exaltation de son esprit. C'est le cas lors de la scène de rencontre avec Lolita, où cette dernière reste silencieuse ; on remarque que le regard de Humbert, comme dans le film de Kubrick, y est pour quelque chose : « my glance slithered over the kneeling child » (p. 42). C'est également le cas dans la scène du divan, où Lolita ne prononce que quelques mots tout à fait anodins, et où Humbert se complaît dans la description minutieuse de son corps (« her guileless limbs », « her slipperless foot », « the hot hollow of her groin », « her glistening underlip » pp. 64-67) et de ses propres sensations. L'opération de solipsisation passe non seulement par le morcellement jouissif du corps de la nymphette, mais également par l'effacement presque total de sa voix. On sait d'une part que cette voix ne parvient plus à Humbert-personnage : « the sun was on her lips, and her lips were apparently still forming the words of the . . . ditty that no longer reached my consciousness » (p. 66) ; on note d'autre part que Humbert-narrateur, une fois encore, limite autant que possible l'usage du discours direct. Lolita a une voix - la fillette chante pendant une grande partie de la scène - mais il n'est pas permis au lecteur de l'entendre directement.

Si les conséquences sur la matière du texte sont les mêmes, on est ici dans un cas de figure différent de l'exemple de la dispute pris précédemment. Les deux confiscations de parole correspondent en fait aux deux contrats de lecture identifiables dans le manuscrit de Humbert : contrats juridique et poétique ((Sur l'idée de double contrat, voir COUTURIER, Maurice, ibid., pp. 12-18.)). Contrat juridique, d'abord, dans le sens où Humbert cherche avant tout à se défendre, à se nettoyer des fautes dont on l'accable. Or, il n'y a pas de défense possible sans l'élimination de la voix de Lolita, la plus accusatrice d'entre toutes. Contrat poétique, ensuite, Humbert se donnant également pour mission de célébrer les charmes de la nymphette. Les comparaisons explicites ou implicites aux plus grands poètes de l'amour abondent, et tel un Dante, un Pétrarque ou un Ronsard, Humbert réduit sa bien-aimée au plus extrême silence afin de mieux pouvoir la chanter. Comme ses ancêtres, Béatrice, Laure et Cassandre, Lolita sert de support aux élans lyriques du poète, dont la voix singulière est la seule digne d'être entendue. Humbert se préoccupe bien plus des inflexions de sa propre voix que de celle de sa nymphe, toujours marginale dans le texte.

Cette double confiscation de la parole a une conséquence évidente sur la représentation de Lolita au sein du roman : son point de vue et la façon dont elle perçoit sa situation sont rarement mentionnés ; les désirs et les fantasmes de Humbert saturent le texte. Privée de sa voix, Lolita se retrouve privée de son autonomie intellectuelle et de sa profondeur psychologique. Humbert s'en rend compte après son passage à Coalmont : « it struck me . . . that I simply did not know a thing about my darling's mind and that quite possibly, behind the awful juvenile clichés, there was in her a garden and a twilight, and a palace gate » (p. 324). Ces jardins et ces crépuscules, le lecteur aussi en a été privé. D'où l'impression paradoxale qu'il n'y a « pas de femme dans ce texte », pour reprendre l'expression de la critique Linda Kauffman ((KAUFFMAN, Linda, « Framing Lolita: Is There a Woman in the Text? », Refiguring the Father: New Feminist Readings of Patriarchy, éd. P. YAEGER et B. KOWALESKI-WALLACE, Carbondale, U of Southern Illinois P, 1989.)). Rares sont les passages, par exemple, où Lolita exprime sa souffrance, pourtant maintes fois mentionnée - mais toujours dissimulée - dans la narration. Il est clair que la nuit aux Chasseurs enchantés n'a pas laissé Lolita indemne. A Humbert qui lui demande ce qui ne va pas, Lolita ne répond d'abord rien : « She was silent. Leaving Briceland. Loquacious Lo was silent » (p. 158). Mais lorsque celle-ci se décide à lui répondre et commence à l'accuser de l'avoir violée, Humbert désamorce immédiatement la force des propos. « An ominous hysterical note rang through her silly words. Presently, making a sizzling sound with her lips, she started complaining of pains, said she could not sit, said I had torn something inside her » (p. 159). Hystérisation de la fillette, rejet de paroles considérées comme stupides, refus de laisser le lecteur juger par lui-même : autant de stratégies développées par Humbert pour détourner l'attention de ce que la voix assujettie de Lolita tente de faire entendre. C'est justement ce moment-là que Lolita choisit pour demander à Humbert le numéro de Charlotte. Il y a nécessité à la fois de faire entendre sa voix auprès d'une oreille bienveillante, et d'entendre la voix de sa mère, seule susceptible de la rassurer. Mais Charlotte est morte. Il n'y a alors plus rien à dire, et les larmes sur lesquelles Humbert décide de clore la première partie du roman signalent bien la mise en échec de la parole de Lolita.

2. Dérobades de la voix

C'est au cours de la deuxième partie du roman que ce désir de parler, de faire entendre sa voix, déjà perceptible dans la première partie, va s'affirmer le plus nettement. Parmi les quelques occurrences de discours direct çà et là dispersées dans le récit du premier voyage à travers les États-Unis, on relève entre autres : « Lo, in a hot, happy, wild, intense, hopeful, hopeless whisper - 'Look, the McCrystals, please, let's talk to them, please' - let's talk to them, reader! - 'please! . . .' » (p. 177). L'accumulation des adjectifs et le ton suppliant suffisent à nous faire comprendre que Lolita est désormais prisonnière de Humbert et que la seule idée de parler à quelqu'un d'autre la remplit d'espoir ; la répétition ironique de « let's talk to them », à l'inverse, traduit avec une économie grinçante l'emprise de Humbert-narrateur sur la voix de Lolita. Mais il nous faut justement quitter la narration manipulatrice et nous intéresser à la diégèse pour saisir toute la force de la voix de Lolita, instrument de résistance terriblement efficace. Il ne s'agit pas de spéculer sur la possibilité d'une parole, comme ont pu le faire certains critiques à la recherche d'une « vraie » Lolita, mais de montrer que cette parole existe bel et bien, qu'elle perce pour ainsi dire le tissu narratif tendu par Humbert.

Cette parole passe avant tout par un usage systématique de la contre-interpellation. Le film de Kubrick met à l'honneur ce particularisme de la voix de Lolita, que nulle autorité ne peut venir dissimuler. Ce phénomène de contre-interpellation est d'abord à l'œuvre dans les échanges entre Lolita et sa mère. Sous une forme rudimentaire, assurément, car Charlotte, contrairement à Humbert, est incapable de maîtriser sa propre voix ; Shelley Winters le montre bien, en multipliant bredouillements, aposiopèses, et inversions malencontreuses : « Miss, in this house we do not eat with the table on the l - with the elbows on the table! » Lolita se retrouve malgré tout dans des situations de confrontation dialogique avec sa mère, qui annoncent les confrontations avec Humbert. Elle fait alors appel à différentes formes de « reprise polémique », mises en valeur dans le film de Kubrick. Elle reprend par exemple les mots de Charlotte tout en les déformant : « Which means there will be allowance this week » devient dans sa bouche « Which means I think you stink this week ». Mieux, Lolita sait déformer sa voix pour tourner en ridicule les ordres de sa mère. Lorsque celle-ci lui intime d'aller au lit, Lolita s'exclame « Go to bed! » d'une voix nasale de personnage de dessin animé. Il suffit parfois à Sue Lyon de répéter mot pour mot les ordres de Shelley Winters, avec un soupçon d'ironie dans la voix, pour en atténuer l'impact. C'est le cas du « Yes ma'am » qui précède la montée du plateau de Humbert.

Humbert se trouve être un interlocuteur bien plus redoutable, ou du moins se présente comme tel ; on peut cette fois puiser dans les dialogues du roman de Nabokov. Humbert, à l'instar de Charlotte, donne de très nombreux ordres à Lolita. Il sait polir son discours pour arriver à ses fins, manie l'humour avec dextérité, et se lance à l'occasion dans d'impressionnantes tirades. C'est sans compter sur les stratégies propres à la jeune fille. Lolita manie le mode impératif tout aussi bien, sinon mieux. Les ordres de Lolita ont une valeur quasi-performative. « 'Let us stop at the next gas station,' Lo continued. 'I want to go to the washroom' - 'We shall stop wherever you want,' I said. . . . - 'Drive on,' my Lo cried shrilly » (p. 159). On note que là aussi la voix peut être modulée afin de renforcer la portée de l'ordre. De la même façon, la cohabitation prolongée avec Humbert rend Lolita de plus en plus ironique envers celui-ci. Ironie qui en passe encore et toujours par la voix, en l'occurrence par l'imitation de l'accent britannique de Humbert : « 'Your humor,' said Lo, 'is sidesplitting, dear fahther' » (p. 250). Lolita, enfin, use de sa voix pour convaincre ou charmer Humbert. C'est de plus en plus net à mesure que celle-ci prend son indépendance. La jeune fille reprend alors à son compte - il s'agit d'une des formes de contre-interpellation les plus subtiles - les tics langagiers de Humbert, par exemple sa tendance à user d'expressions françaises. « I choose? C'est entendu? » demande-t-elle à la veille du second voyage à travers les États-Unis, alors qu'elle vient d'avoir Quilty au téléphone. Et Humbert de commenter innocemment : « Used French only when she was a very good little girl » (p. 235) ((Pour une analyse plus détaillée des conversations dans le roman de Nabokov, voir KANG, Ina, Confronting the Other in Nabokov's 'Lolita': A Pragmatic Analysis of Interpersonal Conversations, mémoire de Master 1, ENS-LSH, 2007.)).

Dans cette dernière scène, Lolita vient d'avoir une conversation avec Quilty depuis une cabine téléphonique. Rien n'est dit sur le contenu de cette conversation, qui nous est pourtant donnée à voir, dans le film tout particulièrement, où Lolita est en train de parler lorsque Humbert s'approche de la cabine. « You were speaking to somebody just now on the telephone. Who was that? » Telle est la première question de Humbert. Question bien plus révélatrice qu'il n'y paraît, dans le sens où toute la deuxième partie de Lolita, roman et film, est marquée par un éloignement progressif de la voix de Lolita, dont on devine qu'elle se donne à entendre en des lieux où Humbert ne se trouve pas. C'est ce qu'on pourrait appeler le paradigme de la cabine téléphonique : Humbert voit bien que Lolita use de sa voix, mais ignore tout des mots qui sont prononcés. D'où ce sentiment confus, chez Humbert, que les téléphones sont ces « fateful objects » susceptibles de bousculer le cours de son existence (p. 240). La voix de Lolita cherche moins, dans la deuxième partie, à se construire dans l'échange conflictuel avec l'autre qu'à se trouver d'autres destinataires.

A partir du séjour à Beardsley, Mona est l'un de ces destinataires. Elle ne semble d'ailleurs pas remplir d'autre fonction que celle de confidante de Lolita. Elle est la première à qui la nymphette va confier son secret. « I have often wondered what secrets outrageously treacherous Dolores Haze had imparted to Mona » (p. 216) : il s'agit là du tout premier élément d'information fourni au lecteur concernant le personnage de Mona. L'autre destinataire privilégié, c'est évidemment Clare Quilty. La scène de la station d'essence, chez Kubrick, reproduit très exactement la scène de la cabine téléphonique. Depuis les toilettes de la station, Humbert surprend Lolita en train de parler à un automobiliste, dont on apprendra plus tard qu'il s'agit de Quilty. La scène est filmée du point de vue de Humbert, et comme Humbert, le spectateur voit Lolita sans pouvoir l'entendre. La voix de Lolita se fait de plus en plus élusive ; l'ironie vient de ce que l'on sait pertinemment qu'elle s'exerce là où ne nous sommes pas : « What did that man ask you at the service station? » demande Humbert, en écho à la scène précédente. Ce sera justement un coup de téléphone, ironiquement adressé à Humbert, qui donnera à Lolita l'occasion d'un autre échange avec Quilty, lors du passage à Champion, Colorado. Dernier destinataire, l'infirmière Mary Lore, qui rend possible la fuite de Lolita avec Quilty. « I shouldn't wonder if you two have been exchanging the crummiest of confessions », déclare Humbert dans le film de Kubrick. Ce qui rend Humbert fou, en somme, c'est qu'il ne peut avoir une maîtrise parfaite sur la voix de Lolita.

C'est pour cette raison-là que Humbert, dans le roman comme dans le film, a de plus en plus recours à l'interrogatoire comme forme d'échange privilégiée avec Lolita. L'interrogatoire vise d'abord à combler le besoin impérieux de savoir ce qui s'est dit derrière son dos, mais également à se réapproprier la voix de Lolita. En résulte une tension irréductible entre la volonté qu'a le narrateur de réduire Lolita au silence et le désir qu'a le personnage de la faire parler. Que ce soit à Beardsley, Wace ou Coalmont, Lolita, pour s'en sortir, doit à nouveau jouer de sa voix, dissimuler certains faits, mentir sur d'autres. Kubrick a recours à des moyens spécifiques pour suggérer cette régulation constante de l'information (peu différente, en vérité, de celle exercée par Humbert sur le lecteur) : la voix de Lolita, par exemple, nous parvient du hors-champ pendant tout le début de la séquence du vernis à ongles, décalage qui vient souligner le côté duplice de la jeune fille. Lolita sait aussi, à l'occasion, se taire. Cette stratégie du silence est observable dans le film en particulier. Lors de la dispute de Beardsley, c'est au moment précis où Humbert lui dit « Now you're going to answer a few questions » que Lolita cesse de crier, et même de parler tout court ; lorsqu'il vient lui rendre visite à l'hôpital d'Elphinstone, Lolita refuse de lui répondre, cachée derrière son magazine.

3. Une voix est née

Voix qui répond, qui s'échappe, se dérobe : la voix de Lolita n'est jamais où Humbert l'attend. Peut-être faut-il faire l'hypothèse, alors, que Lolita a bien une voix à elle, une voix qui traverse le manuscrit de Humbert et transcende les assignations au silence du nympholepte.

C'est ce que laisse entendre la lettre de « Dolly (Mrs. Richard F. Schiller) », unique retranscription non médiée de la voix de Lolita dans le roman selon le critique Tony Moore (pp. 303-04) ((MOORE, Tony, « Seeing through Humbert: Focussing on the Feminist Sympathy in Lolita », Discourse and Ideology in Nabokov's Prose, éd. D. H. J. LARMOUR, Londres, Routledge, 2002, p. 104.)). Une telle affirmation demande évidemment à être nuancée : il suffit de se rappeler les libertés prises par Humbert dans sa retranscription de la lettre-confession de Charlotte pour se rendre compte que même une lettre n'a pas valeur de vérité dans Lolita ; rappelons également qu'il ne s'agit pas à proprement parler de la première lettre de Lolita dans le roman, puisque la nymphette avait écrit à ses parents depuis Camp Q. C'est en fait la façon dont est introduite la lettre de Mrs Richard F. Schiller qui rend cette missive tout à fait singulière. « I remember letting myself into my flat and starting to say: Well, at least we shall now track them down - when the other letter began talking to me in a small matter-of-fact voice » (p. 303). Douée de parole, la lettre s'adresse à Humbert, sans lui laisser, semble-t-il, la possibilité d'intervenir sur son contenu. Elle va jusqu'à l'interrompre dans le flot de ses pensées ; l'aposiopèse rappelle aux oreilles du lecteur toutes ces fois où Lolita a interrompu Humbert pour mieux prendre le dessus dans leurs conversations. On aurait pu s'attendre à ce que Kubrick montre James Mason en train de lire la lettre de sa belle-fille, comme il le fait avec la lettre de Charlotte. Le réalisateur préfère montrer la lettre en cours d'écriture, sur la machine à écrire : de la même façon que chez Nabokov, la lettre s'adresse directement au spectateur, sans transiter par les émotions qu'elle ne manque pas de susciter chez Humbert.

Quant au texte même de cette lettre, il est imprégné de ce slang caractéristique de la langue de Lolita. Et c'est aussi l'existence de ce que Monica Manolescu appelle le « profil lexical » ((MANOLESCU, Monica, et Anne-Marie PAQUET-DEYRIS, Lolita, cartographies de l'obsession, Paris, PUF, 2009, p. 41.)) de Lolita qui nous fait dire que Lolita a bien une voix, au sens le plus fort du terme. S'il se trouve aux antipodes de l'anglais châtié de Humbert, l'américain argotique de Lolita n'a pas, dans la logique nabokovienne, moins de valeur. A bien des titres, il est tout aussi créatif. Langue dynamique, car nécessairement fondée sur l'oralité, l'américain de Lolita repose sur les mécanismes typiquement humbertiens de l'emprunt, du jeu sur les sonorités, et de la recherche du mot juste - fût-il un mot d'argot : « 'We washed zillions of dishes. "Zillions" you know is schoolmarm's slang for many-many-many-many. Oh yes, last but not least, as Mother says - Now let me see - what was it? I know: We made shadowgraphs. Gee, what fun' » (p. 129). Miss Pratt, lors de son entretien avec Humbert, pointe du doigt cette effrayante plasticité du langage de Lolita (il s'agit pour elle d'une menace). « Type of by-words: a two-hundred-forty-two word area of the commonest pubescent slang fenced in by a number of obviously European polysyllabics » (p. 220). L'influence de Humbert ne s'arrête pas là, comme le suggère la notation suivante : « Has private jokes of her own, transposing for instance the first letters of some of her teacher's names » (p. 220) ; on reconnaît ici son goût de la contrepèterie. C'est cette capacité à s'imprégner des idiolectes environnants - celui de ses camarades d'école, de sa mère, de Humbert dans les exemples retenus - qui fait la richesse de la langue de Lolita, et qui lui confère une voix aussi reconnaissable que celle de Humbert. Tout polyglotte qu'il soit, Humbert a d'ailleurs bien du mal à maîtriser cette langue : « the reader will notice what pains I took to speak Lo's tongue » (p. 168). Voix métamorphe, donc, et même intertextuelle lorsque vient s'y greffer, par exemple, le texte de « Little Carmen », chanson de Lolita lors de la scène du divan. Cette scène, dans une optique toute différente à celle de la première partie, peut aussi être interprétée comme illustration du pouvoir magique de la voix de Lolita : c'est son chant, à la manière du chant des sirènes, qui met Humbert en transe ; « Carmen » vient bien d'un mot latin qui signifie poème, chanson et parole magique. Si le personnage de Lolita finit par « exister » aux yeux du lecteur, en somme, c'est par sa voix particulière plus que par son corps irrémédiablement mis en morceaux.

Les données sont naturellement différentes dans le film de Kubrick. Humbert n'y est pas caractérisé par son style fleuri, et l'argot de Lolita se fait plus discret. S'il est un personnage qui maîtrise sa voix plus que les autres, toutefois, c'est Lolita. On a montré comment la jeune fille modulait son discours pour parvenir à ses fins. Il faudrait ajouter que Lolita est la seule, parmi les quatre personnages principaux, à s'exprimer sans la moindre hésitation. Charlotte dérape à la moindre émotion, Humbert devient inintelligible lorsqu'il s'agit de répondre à certaines questions de Lolita (l'arrivée dans la chambre 342 est exemplaire), Quilty répète jusqu'à six ou sept fois le même mot avant de terminer une phrase. Le jeu de Sue Lyon tranche avec celui des trois adultes : même dans ses moments de colère, l'actrice n'hésite pas. On retrouve dans le film l'assurance du personnage de roman, qui toujours dévoile ce que le personnage-narrateur s'efforce de dissimuler (« 'The word is incest,' said Lo » p. 135). Seuls les effets de langue ont été supprimés, car la langue de Lolita, même si elle est moins alambiquée que celle de Humbert, est déjà trop travaillée pour passer de manière naturelle à l'écran.

Le ton de la lettre de Mrs. Richard F. Schiller, malgré tout plus posé que le ton qu'on connaissait à Lolita, annonce le changement qui s'est opéré pendant les trois ans d'absence de la jeune fille - devenue femme. La visite à Coalmont est l'occasion pour Nabokov de mettre en scène ce changement. A première lecture, la conversation avec Dolly n'est pas fort différente des conversations auxquelles Humbert nous a habitué : la résurgence de l'interrogatoire comme rituel conversationnel se double d'une forme de censure dans la façon dont les propos sont rapportés, notamment au moment crucial où Lolita révèle le nom de Quilty ; la construction du suspense l'emporte sur la retranscription fidèle de la voix. Notons cependant que si Humbert questionne comme il l'a toujours fait, Lolita ne se rebelle plus. Elle répond avec bonne volonté aux questions de son beau-père, et les quelques marques de réticence qui ponctuent son discours n'ont rien à voir avec ses silences d'autrefois.

Plus important encore dans le cadre de notre analyse, la voix de Lolita - au sens restreint cette fois - a changé. La plupart des adjectifs utilisés par Humbert au début du roman pour désigner la voix de Lolita avaient trait à son caractère haut perché. Elle était entre autres qualifiée de « harsh » (p. 44), « sharp » (p. 55), « shrill » (p. 60) ou « strident » (p. 72). Plus de trace de tels adjectifs à Coalmont. La voix de Lolita y est « resounding » (p. 311), « violent » (p. 311), « raucous » (p. 317), « vibrant » (p. 320). Tout se passe comme si Lolita avait mué. Lolita n'étant pas un garçon, voyons dans ce changement de voix une sorte de mue psychologique : à mesure que Lolita s'est dégagée de l'étreinte étouffante de Humbert, la jeune fille a pu prendre son autonomie, quitter sa peau de nymphette pour celle de femme, et du même coup troquer la voix de Lolita contre la voix de Dolly. Une voix plus simple, plus authentique parce qu'elle ne s'est pas construite dans la nécessité de duper. Dick, qui n'entend pas bien, est expressément désigné par le narrateur comme la cause de cette évolution. Ce n'est qu'avec un homme qui l'aime vraiment pour ce qu'elle est que Lolita a finalement trouvé sa voix/e, également qualifiée de « totally strange, and new, and cheerful, and old, and sad » (p. 311). La langue de Dolly est donc moins influencée par celle de Humbert que la langue de Lolita, et c'est certainement là la marque ultime du trajet accompli entre Ramsdale et Coalmont. Le slang n'a pas disparu, mais il prend une toute autre résonance. C'est aussi le cas chez Kubrick, où le jeu de Sue Lyon se veut plus sobre, plus mesuré ; la voix, il faut l'admettre, est strictement la même qu'au début du film, mais la scène dans son ensemble n'est pas traitée de la même façon : tandis que Nabokov met en avant la transformation de Lolita en Dolly Schiller, Kubrick insiste sur la permanence de la nymphette.

Conclusion

« What I heard what but the melody of children at play, . . . and then I knew that the hopelessly poignant thing was not Lolita's absence from my side, but the absence of her voice from that concord » (p. 351). C'est sur le constat de cette « absence de voix », métaphore de l'enfance à jamais gâchée, que se termine le récit de Humbert. Mais l'absence est aussi, on l'a vu, à prendre au sens propre - ce dont le narrateur ne se rend pas tout à fait compte. A travers la narration court une tentative de confiscation de la parole, dont on peut penser qu'elle est aussi une réponse à la parole singulière, changeante, parfois manipulatrice, de Lolita. Dolores Haze, en définitive, est un personnage à part entière, une voix qui ne se laisse « solipsiser » que par le travail d'écriture de Humbert. Nombreux sont les critiques à avoir affirmé qu'il était nécessaire d'« écouter la voix de Humbert » ((MANOLESCU, Monica, et Anne-Marie PAQUET-DEYRIS, ibid., p. 18.)) ; il semble tout aussi crucial de savoir entendre la voix de Lolita.

 

Pour citer cette ressource :

Michaël Roy, La voix de Lolita dans Lolita, le roman de Vladimir Nabokov et le film de Stanley Kubrick, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mars 2010. Consulté le 22/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/anglais/arts/cinema/la-voix-de-lolita-dans-lolita-le-roman-de-vladimir-nabokov-et-le-film-de-stanley-kubrick