«Frau Paula Trousseau» de Christoph Hein ou l'itinéraire d'une femme peintre dans l'ex-RDA et dans l'Allemagne réunifiée
La structure du roman
Le roman Frau Paula Trousseau ((Suhrkamp, Frankfurt am Main, 2007. Nous citerons l’édition de poche (suhrkamp taschenbuch) en indiquant uniquement FPT suivi du n° de la page. Les citations en français seront extraites de la traduction de Nicole Bary, Paula T. Une femme allemande, Métailié, Paris, 2010 abrégée en PT suivi du n° de la page.)) s'ouvre par un chapitre dans lequel le lecteur apprend la mort par suicide de son personnage éponyme. Il raconte ensuite, dans un long retour en arrière, la vie de cette femme peintre née dans les années 50 en RDA et décrit son itinéraire personnel, évoquant alternativement son enfance (dans des chapitres écrits à la troisième personne) et ses années d'études et de maturité (dans des chapitres écrits à la première personne). La première partie du roman nous montre ainsi Paula annonçant à ses parents et à son futur mari sa décision de repousser son mariage afin de se présenter à l'examen d'entrée de l'Ecole des Beaux-arts de Weißensee à Berlin-Est. Les deuxième et troisième parties du roman sont consacrées à l'évocation de ses années d'études jusqu'à l'obtention de son diplôme (la deuxième partie couvre les quatre premières années tandis que la troisième partie décrit la cinquième et dernière année).Si les trois premières parties du roman relatent donc un peu plus de cinq années de la vie de Paula, les deux dernières parties décrivent plus de deux décennies de sa vie, ses années de maturité pour ainsi dire, de la fin des années 70 à sa mort au début des années 2000.
L'oeuvre de Paula
Au sein de l'oeuvre de Paula, le roman distingue clairement les travaux alimentaires, faits pour d'autres ("Brotarbeiten" FPT: 468, 471, 493) et les oeuvres personnelles que Paula ne peint que pour elle. On trouve dans la première catégorie des dessins et des vignettes représentant le monde du travail réalisés pour un journal syndical, des portraits à l'huile effectués à la demande de particuliers et enfin, de manière plus régulière, des illustrations de livres.
Les premiers sont réalisés par Paula pendant six mois environ, juste après sa sortie de l'école. Paula, en effet, victime de règlements de compte entre professeurs se voit taxée de "formalisme" et de "cosmopolitisme" et obtient son diplôme de justesse, elle est même la seule élève de la classe de peinture à ne pas avoir de bourse et se voit contrainte de demander l'aide de l'Union des artistes qui lui fournit les coordonnées d'une usine de produits chimiques de Halle qui cherche désespérément un(e) jeune artiste susceptible de lui fournir des illustrations gaies et optimistes pour son journal syndical. Paula doit donc livrer chaque mois des dessins représentant soit des vues de Halle, soit des scènes de la vie à l'usine et quand cela ne lui convient pas, la responsable du journal lui renvoie son travail assorti de ses critiques et de ses conseils (FPT: 317). Paula se soumet, même si elle a honte de ce qu'elle dessine, car elle a besoin d'argent, mais elle parvient au bout de quelques mois à trouver d'autres moyens de subsister et cesse ce travail.
Grâce à Jan, un de ses amis acteur de cinéma qui fréquente les milieux aisés, elle obtient, en effet, quelques commandes de tableaux. C'est ainsi qu'elle peint, par exemple, un portrait de jeune femme, un portrait d'enfant ou un paysage représentant une maison familiale située en Silésie. Pour les portraits, Paula se voit imposer par certains commanditaires une manière de peindre "classique", correspondant tout à fait au goût officiel de la RDA: les portraits ne doivent pas être abstraits, les personnages doivent être reconnaissables.
Ich hatte ihnen [den beiden Auftraggebern] zu versprechen, daß die Porträtierten wiedererkennbar sein müßten. Ein vernünftiges Bild von seinem Jungen wolle er haben, kein abstraktes, sagte einer der beiden Männer, eins wo die Augen und Nase dort sind, wo sie hingehören, und nicht irgendwo am Hinterkopf. (FPT: 360)
Pour la maison, Paula semble un peu plus libre, même si elle travaille d'après photos (FPT: 374), elle reconnaît même que c'est un travail qui lui plaît, car c'est une toile dont elle peut "rêver" (id.).
Paula vit aussi d'illustration de livres pour une maison d'édition auprès de qui elle a également été recommandée par Jan, qui y connaît une éditrice. On lui demande par exemple d'illustrer des contes par des aquarelles et des dessins en noir et blanc et les choses ne vont pas sans difficultés, car les propositions fournies par Paula sont jugées trop "brutales": "Das ist alles so hart [...], geradezu brutal" (FPT: 457). Ce même reproche lui avait d'ailleurs déjà été fait par ses professeurs (cf. sa conversation avec le professeur Tschäkel (FPT: 168-170) ). Pour Paula cependant, les contes sont pleins de violence et la "brutalité" de ses illustrations est pleinement justifiée, mais l'éditrice a peur de la réaction des parents et de son ministère de tutelle et lui demande de les édulcorer. Et Paula, qui a besoin d’argent, doit faire quelques compromis. Elle coupe notamment une partie d’aquarelle refusée, ce qu’elle vit comme une castration, pour que ses illustrations puissent être acceptées :
Nachts um zwei [...] hatte ich die erlösende Idee. [...] und am nächsten Morgen nahm ich eins der abgelehnten Aquarelle, deckte es teilweise mit Zeichenblättern ab, und als ich sah, daß es funktionierte, schnitt ich mit dem Messer fast ein Drittel des Bildes weg. Ich hatte das eigene Bild kastriert. Nun war es gefällig, lieblich, belanglos. (FPT: 464)
Le livre, finalement, est un succès, il est considéré comme « l’un des meilleurs livres de l’année » et Paula, peu à peu, se fait un nom dans ce domaine. Elle obtient régulièrement des commandes qui lui permettent de vivre et elle illustre en tout une petite dizaine de livres.
Même si ces travaux de commande pèsent à Paula, les choses, dans le roman, sont présentées de manière nuancée, au sens où répondre à des commandes n’implique pas forcément toujours pour Paula de renier son style propre. Paula reconnaît en effet, par exemple, que pour le tableau représentant la maison, les choses sont un peu différentes de ce qui se passait pour les portraits, elle a davantage de liberté et peut peindre d’une manière plus personnelle. Il en est de même pour les illustrations de livres dont Paula admet qu’elles étaient « plus qu’un simple gagne-pain ». Elle ajoute:
Die Buchillustrationen waren für mich mehr als reine Brotarbeit, ich muβte mich dabei nicht verbiegen, die Kompromisse blieben erträglich, zumal man meinen Stil kannte und mir nur dann einen Auftrag erteilte, wenn man wirklich Bilder von mir wollte. (FPT: 493)
En dehors de ces divers travaux qui restent malgré tout des travaux de commande, Paula réalise une véritable œuvre personnelle qui comprend des paysages, des portraits et des natures mortes. Ses paysages, et dans une certaine mesure aussi ses portraits, témoignent de recherches menées du côté de l’abstraction, comme en témoigne leur quasi-monochromie. Son premier grand tableau à l’huile, réalisé au cours de sa troisième année d’école, est un paysage de forêt représentant « une clairière avec des bancs, à l’arrière- plan une rivière minuscule et une ligne de maisons ». « L’huile était presque monochrome. Il y avait toutes les nuances de vert et quelques rares tonalités brunes, les autres couleurs étaient presque seulement visibles à la loupe. » (PT: 149-150) Une autre de ses natures mortes, le tableau qui lui tient le plus à cœur et qu’elle considère comme son meilleur tableau, est un paysage d’hiver, un paysage de neige presqu’entièrement blanc. Et le portrait de son amie Sibylle, tout en tons « roux », « chair » et « chamois », semble s’inscrire dans la continuité des tableaux précédents, même si, lorsqu’elle le revoit des années plus tard, elle nuance quelque peu cette parenté : le tableau lui semble moins radical, presque « complaisant » :
Der weiβen Landschaft gegenüber hing das groβe Ölbild von Sibylle, das ich in keine Ausstellung gegeben hatte. Es war elf Jahre später entstanden, und damals hatte ich beim Malen den Eindruck, mit diesem Bild an mein altes weiβes Bild anzuknüpfen, aber nun, da ich die beiden Bilder gehängt hatte und vergleichen konnte, sah ich die Unterschiede. Das Porträt von Sibylle war akkurat, es hatte einen gelungenen Aufbau, es besaβ Spannung, ihre Augen bildeten einen irritierenden Mittelpunkt, der den Betrachter in den Bann zog, die Farben waren sparsam, es gab keine grellen oder auch nur auffälligen Tupfer und Lichter, doch es war nicht monochrom. Irgendwie war das Bild gefällig. (FPT: 507)
Une autre partie de son œuvre, élaborée à la fin des années 80 et au début des années 90, semble explorer les liens entre écriture et peinture. A Kietz en effet, Paula s’est mise à écrire des textes que l’on pourrait qualifier de poétiques (on trouve dans le roman le terme de "Prosagedichte" (FPT: 506) ):
Es waren keine Geschichten, vielmehr Impressionen, die ich nicht mit dem Pinsel festhalten wollte, sondern mit den für mich ungewohnten Worten. Eindrücke von meinen Spaziergängen, Naturbeobachtungen, Notate meiner Wanderungen, es waren gewissermaβen die kleinen Steinchen, die mir aufgefallen waren und die ich gesammelt hatte, Beobachtungen, all die kleinen und eigentlich unbedeutenden Wahrnehmungen, die mir eindrücklich geworden waren. (FPT: 505)
Elle les écrit rapidement à la manière d’esquisses, mais les corrige inlassablement pour trouver « le ton juste » (id.) et elle les associe à des dessins, des gravures et des aquarelles pour en faire un livre. Elle semble contente du résultat et a « l’impression que ce livre pourrait devenir [s]on travail le plus fort, le plus intime » (FPT: 506). Elle travaille par ailleurs également à une série de tableaux à l’huile peints d’après des aquarelles de Maria Sibylle Merian ((Maria Sibylle Merian (1647-1717), scientifique et artiste, a réalisé des voyages lointains, notamment au Surinam d’où elle a rapporté des aquarelles plutôt naturalistes.)) représentant des fleurs et des insectes exotiques et se surprend à y associer des mots ou de petits textes, elle qui, dit-elle, avait toujours évité « toute forme de collage », car « les collages lui semblaient affectés, arbitraires » (PT: 400). Elle semble en tout cas éprouver un réel plaisir à ce travail qui déclenche en elle « un enthousiasme créateur » (PT: 401).
Réception de l'oeuvre de Paula et difficultés à devenir une artiste reconnue
Si l’analyse de l’œuvre de Paula montre les difficultés auxquelles est confrontée l’artiste et la nécessité d’accepter des travaux alimentaires humiliants qui lui déplaisent et qui lui coûtent, elle témoigne aussi du fait que Paula parvient à créer une œuvre personnelle originale et variée. Le plus douloureux pour Paula est cependant que la partie de son œuvre à laquelle elle tient le plus peine à être reconnue, que ce soit pour des raisons idéologiques (l’abstraction est interdite en RDA) ou pour des raisons économiques (dans les années qui suivent la réunification, la situation est telle que l’art passe au dernier plan). Toute la force du roman est de ne pas présenter les choses de manière manichéenne: Paula, d’une part, obtient tout de même une certaine reconnaissance et, d’autre part, elle n’est jamais présentée comme exclusivement victime d’un contexte défavorable.
En ce qui concerne le premier aspect, rappelons que Paula est la seule élève encore en formation à avoir été exposée au Marstall, salle d’exposition appartenant à la prestigieuse Académie des Arts de Berlin-Est, ce qui est évidemment un grand honneur. Soulignons aussi que, tout au long de sa carrière, elle participe régulièrement à des expositions collectives et qu’elle bénéficie même, du temps de la RDA, d’une exposition personnelle avec catalogue dans la galerie du musée Lindenau d’Altenburg qui possède notamment une collection de dessins allemands du 20è siècle et tout particulièrement de la période de la RDA. Paula reconnaît elle-même dans une conversation avec son amie Kathi que c’est une « distinction » (FPT: 261), même si le catalogue est modeste (8 pages et 4 illustrations) et que le vernissage est décevant, notamment le discours du critique pourtant reconnu, chargé d’inaugurer l’exposition, qui parle de lui pendant vingt minutes au lieu d’évoquer les tableaux de Paula (FPT: 442)! Paula en tout cas vend suffisamment pour pouvoir vivre six mois.
Pour ce qui concerne la question de la part du contexte extérieur et de la part de la personnalité propre de Paula dans ses difficultés à vivre de sa peinture, nous prendrons ici deux exemples, un exemple concernant la période de la RDA, celui de son paysage de neige et un exemple concernant la période de l’après-réunification, celui de son livre.
La scène où Paula présente son paysage de neige à ses professeurs et à ses condisciples de l’Ecole de Weiβensee met, en effet, bien en évidence la manière dont Hein cherche à montrer la réalité dans toute sa complexité en présentant différents points de vue sans prendre parti pour l’un ou pour l’autre. Le tableau, comme on peut s’y attendre, est rejeté avec violence par ses professeurs : Waldschmidt qui est aussi son amant le qualifie de « merde moderniste » (PT: 218) et lui suggère de l’utiliser comme « sous-couche » pour un vrai tableau, Oltenhoff lui conseille de le faire disparaître si elle ne veut pas avoir d’ennuis et lui avec, car le tableau est en complète contradiction avec ce qui est enseigné à l’école :
Ich fürchte, du hast mich noch immer nicht verstanden, Paula. Schaff dieses Ding weg, bring es einfach weg. Laβ es nicht in der Schule herumstehen, sonst wirst du Ärger bekommen, groβen Ärger, und ich als dein Lehrer müβte mich auch noch verantworten. Das, was du als Winterlandschaft bezeichnest, das ist nicht das, was wir hier unterrichten. Das entspricht nicht dem Erziehungs- und Bildungsziel unserer Schule. (FPT: 277)
L’école en effet ne forme pas des barbouilleurs, mais des artistes maîtrisant leur métier, c’est-à-dire capables de peindre dans la grande tradition réaliste du 19è siècle. Son professeur et amant, Waldschmidt, le lui rappelle en des termes on ne peut plus clairs :
an meiner Schule lernt man malen und nicht klecksen […] Komm mir also nicht mit abstrakt an, für mich ist das ein Exmatrikulationsgrund. Ich will keine Moden an meiner Schule, sondern den Leuten das Handwerk beibringen, bei mir wird richtig ausgebildet […] bei mir ist die Schule ein Meisterkurs und damit meine ich die alten Meister, die das Malen von der Pike auf gelernt haben und es beherrschten. Rumklecksen lehre ich nicht, dafür ist mir meine Zeit zu schade. (FPT: 249)
En ce sens, on pourrait dire que Paula est victime de partis pris idéologiques qui la dépassent ; un de ses condisciples qui, à deux reprises, a été menacé d’exclusion pour ne pas avoir respecté les normes en vigueur à l’école, emploie le terme de « victime de guerre » (FPT: 383), pour souligner que les artistes de leur génération sont en quelque sorte des victimes collatérales de la guerre froide et de la polarisation exacerbée qui s’établit entre l’est et l’ouest jusque dans le domaine de l’art : si, à l’ouest, on avait pris, après 1945, le chemin de l’abstraction, on se devait, à l’est, de pratiquer un réalisme accessible à tous (à l’opposé de l’élitisme de l’abstraction) et engagé au service d’une cause humaniste, la construction du socialisme (à l’opposé de l’« autonomie » de l’abstraction, accusée de ne pas se préoccuper de la fonction sociale de l’art) ((Cf. l’article de Ursula Peters et Roland Prügel « Das Erbe des kritischen Realismus in Ost und West » qui met bien en évidence l’opposition entre une RDA pour qui tout ce qui ne correspond pas au dogme du réalisme socialiste est taxé de « formaliste » (p. 66) et une RFA pour qui réalisme signifie absence de liberté (cf. aussi l’article de Eckhart Gillen « Im Zeichen eines ‘neuen Idealismus’. Anmerkungen zur Kunst in Ost- und Westdeutschland zwischen 1949 und 1961 », notamment p. 55). Les auteurs soulignent cependant que cette polarisation des positions esthétiques ne correspond pas à la pratique et le démontrent à l’aide d’exemples montrant, d’une part, qu’on aboutit en RDA à une crise du réalisme (p. 70) et, d’autre part, que certains artistes de RFA comme Sigmar Polke ou Gerhard Richter reviennent à la figuration (p. 75).)). Mais la manière dont Hein décrit la scène semble poser aussi la question de la liberté et de la responsabilité de Paula. Parmi ses condisciples, en effet, le tableau provoque certes de la surprise, du scepticisme et de la méfiance, mais pas de rejet et certains semblent véritablement touchés par le tableau, notamment Petra qui lui dit :
Dein Bild hat irgendetwas. Ich denke schon den ganzen Tag an deine weiβe Landschaft. Hat sich in mir festgebissen, dieses Weiβ, dabei ist ja kaum etwas zu sehen. Ich glaube, dir ist mit diesem Bild etwas ganz Besonderes gelungen, ich weiβ nur nicht, was. Ich verstehe dein Bild nicht, ich weiβ nicht, was das soll, aber es hat was. (FPT: 276)
Alors que Paula est extrêmement heureuse de cette « reconnaissance » qui signifie peut-être qu’elle aurait pu trouver en Petra une alliée dans ses recherches (cette dernière lui demande même des nouvelles du tableau alors que plus personne n'en parle), elle réprime sa joie et se contente de quelques phrases banales :
Ich hätte sie umarmen könne, blieb aber reglos auf meinem Platz sitzen und erwiderte : « Geht mir auch so. Eigentlich verstehe ich es auch nicht. Ich weiβ, ich habe etwas geschafft, aber was, das weiβ ich nicht. » (FPT: 276)
Et alors qu’elle est convaincue que son tableau est un véritable tableau et qu’il est réussi, elle décide de le cacher au fond de sa penderie et renonce à poursuivre dans cette voie. Et même plus tard, lorsqu’elle aurait peut-être eu l’occasion d’un accueil favorable de la part de la commissaire de son exposition personnelle à Altenburg, elle ne fait pas mention du tableau alors que les choses, au fil des décennies, s’étaient peu à peu assouplies en RDA ((Dans son livre Malerei der DDR. Funktionen der bildenden Kunst im Realen Sozialismus, Martin Damus montre bien l’évolution qui se fait jour au cours de l’histoire de la RDA, de la rigidité des années 50 à l’« autodissolution » d’un système impossible à réformer. On trouve également dans le roman quelques allusions à cette évolution avec, notamment, l’exemple de la réception de Picasso: Waldschmidt rappelle en effet à Paula que, dans les années 50, il était considéré comme « la pire des merdes » (PT: 199), (« der letzte Dreck », FPT: 250) et il lui raconte l’histoire d’un élève de l’Ecole envoyé « passer une année dans la production parce qu’il était venu à l’école avec un volume de reproductions de Picasso. » (PT 199) Dans les années 70, les choses ont un peu changé, Paula n’est pas renvoyée de l’école pour avoir peint une toile abstraite, mais elle est tout de même clairement mise en garde contre cette manière de peindre. Dans son article « Die Moderne als Feindbild und Leitidee », Paul Kaiser montre bien aussi que les espaces de liberté se multiplient à partir de la fin des années 70, évoquant notamment les réseaux d’artistes non-conformes qui se créent à Karl Marx Stadt avec le groupe Clara Mosch (p. 178 ; cf. aussi l’article de Eugen Blume, « In freier Luft. Die Künstlergruppe Clara Mosch und ihre Pleinairs », p. 728 sqq), à Leipzig autour de projets d’exposition comme le « premier salon d’automne de Leipzig » en 1984 (p. 179), à Dresde avec l’exposition des « portes » en 1979 (p. 179), à Berlin, avec entre autres la galerie de Jürgen Schweinebraden (cf. le témoignage de Jürgen Schweinebraden lui-même publié dans : Kunstdokumentation SBZ-DDR, p. 676 sqq).)). La phrase par laquelle Hein résume les sentiments et les pensées de Paula quand elle ressort son tableau vingt ans plus tard (« Es machte mich wehmütig, denn das Bild zeigte einen Weg auf, den ich nicht gegangen, der mir verstellt worden war. » (FPT: 507)), en tout cas, par la juxtaposition des relatives, laisse ouverte une double lecture. Paula est à la fois responsable de n’avoir pas poursuivi son chemin ( « un chemin que je n’avais pas suivi », Paula ici est sujet), alors que d’autres artistes l’ont fait au prix, il est vrai, de l’exil, comme son ancien condisciple Jorge Baumann ((On peut penser aussi par exemple, dans la réalité, à A. R. Penck passé à l’ouest en 1980.)) déjà évoqué ou d’un difficile et douloureux isolement personnel ((On pense ici par exemple à des artistes comme Hermann Glöckner ou Carlfriedrich Claus qualifié d’«ermite » par Paul Kaiser dans son article « Die Moderne als Feindbild und Leitidee », ou encore à Gerhard Altenbourg dont Paul Kaiser dit que, « malgré leur isolement », ils ont été des « modèles dans un processus que l’on pourrait qualifier, pour faire vite, de retour de la modernité dans l’espace artistique de la RDA » (p. 172).)), et victime d’un contexte qui ne le lui a pas permis (« un chemin qui m’avait été interdit », Paula ici est objet).
Mais les choses ne sont pas plus simples pour Paula après la chute du mur. Tout se passe comme si Hein s’inscrivait en faux contre l’idée largement répandue chez une grande partie de ses concitoyens que la réunification résoudrait tous les problèmes de la RDA et renvoyait au contraire dos à dos le temps de la RDA et le temps de l’Allemagne réunifiée en suggérant que la vie d’un(e) artiste n’est pas plus facile dans un système capitaliste que dans un système socialiste. Les difficultés qu’elle avait toujours connues pour vivre de sa peinture en tout cas continuent, en partie à cause des changements liés à la réunification, en partie à cause de la personnalité de Paula qui a toujours refusé les compromis. Hein, par quelques exemples, le met bien en évidence. Il évoque, en effet, d’une part l’échec de son exposition de février 1990 où elle ne vend aucun tableau et souligne par l’intermédiaire de la galeriste que cette situation est générale, que toutes les galeries ont le même problème car les gens ne s’intéressent plus qu’à l’argent et à la consommation (FPT: 512). Il suggère cependant, d’autre part, que Paula aurait peut-être pu chercher plus tôt à exposer à l’étranger pour ne pas être aussi dépendante de la situation, qu’elle est donc, en quelque sorte, responsable de ne pas s’en être occupée, tout en nuançant aussitôt cette idée en précisant, à nouveau par une proposition juxtaposée, qu’il ne lui a pas été possible de s’en occuper : « Mes toiles n’avaient encore jamais été exposées dans une exposition internationale, je ne m’en étais jamais occupée, je n’aurais pas pu non plus le faire […] » (PT: 399). En ce qui concerne son livre, Hein montre bien, d’un côté, qu’il arrive au plus mauvais moment : la maison d’édition avec laquelle elle a régulièrement travaillé et à laquelle elle l’a envoyé est en pleine restructuration et est finalement rachetée par un grand groupe que le projet n’intéresse pas (FPT: 513). Mais Paula, d’un autre côté, a toujours refusé les mondanités, n’a jamais cherché à se constituer de carnet d’adresses et ne semble pas essayer de prendre contact avec d’autres éditeurs. Elle répète à plusieurs reprises qu’elle ne veut vivre que pour son art et ne faire aucun compromis, quitte à en payer le prix fort. Elle expose également rarement :
Ausstellungen, das war eine schwieriges Geschäft, man muβte Beziehungen haben und pflegen, sich mit Galeristen gutstellen, den richtigen Leuten Gefälligkeiten erweisen und auf jeder Hochzeit tanzen, und ich hatte zu wenige Verbindungen, kannte nicht die entscheidenden Kulturfunktionäre, ich gehörte nicht dazu. Es ärgerte mich, denn ich fühlte mich ausgesperrt, aber ich bedauerte es nicht, ich wollte nur für das Malen leben und keine Kompromisse machen. (FPT: 492)
Elle obtient aussi peu de bourses, contrairement à certains collègues « qui étaient plus empressés et plus obligeants » et résume: « Ma liberté en valait le prix. » (PT: 384). Si elle est quelque peu fascinée par son ami d’un temps, Jan, acteur de cinéma apparemment pleinement satisfait de lui-même qui respire le succès, elle est en même temps dégoûtée par les compromis qu’il accepte pour faire la promotion d’un film (FPT: 333) ou pour obtenir un rôle (FPT: 387-388).
Entre contexte politico-économique et histoire familiale
A la question des raisons d’une telle exigence vis-à-vis d’elle-même et vis-à-vis de la peinture, le roman semble répondre sans répondre par les chapitres évoquant l’enfance et la jeunesse de Paula qui proposent, sans l’imposer, une autre piste, plus psychologique, d’interprétation de la vie de Paula. Paula, en effet, semble montrée, là aussi, à la fois comme victime d’un milieu familial particulièrement difficile et comme partiellement responsable de la manière dont elle en reste prisonnière. Son enfance entourée d’un père peu présent, menant une double vie, d’une mère dépressive et alcoolique, d’un frère handicapé à la suite d’un accident du travail dans une mine d’uranium, d’une sœur plus âgée qui la considère comme la petite sœur gênante, en effet, ne semble pas heureuse. Ses seules échappatoires semblent être le dessin et la musique, mais à la suite d’une tentative de suicide de sa femme, son père décide de mettre fin à ses cours de piano pour qu’elle puisse rester à la maison et surveiller sa mère afin de l’empêcher de recommencer car cela n’est pas bon pour la réputation de la famille (FPT: 116). Quelques années plus tard, Paula fait d’ailleurs elle aussi une tentative de suicide à la suite de l’échec de sa relation avec Sebastian, « le seul garçon qu’[elle] ai[t] vraiment aimé » (PT: 116), qui la quitte en lui disant qu’ « elle est incapable d’aimer », phrase qui semble la poursuivre jusque dans le présent.
Sebastian hatte sich von mir mit den Worten verabschiedet, ich sei unfähig zu lieben.[…] daβ es ausgerechnet Sebastian war, der mir das gesagt hatte, verletzte mich tief und es passiert mir noch heute, daβ ich mitten in der Nacht erwache und über diesen Satz nachgrüble. (FPT: 142)
Et alors que Paula, des années plus tard, dans une lettre écrite avant sa mort, l’a choisi comme héritier de son œuvre, ce qui montre à quel point il a compté pour elle, il refuse d’hériter de ses peintures dont il dit ne pas savoir quoi faire (FPT: 14, 19).
Mais Paula, même après avoir quitté ce milieu familial, ne parvient pas à trouver le bonheur. Son mariage avec un homme plus âgé qui, par bien des côtés, ressemble à son père, est une catastrophe et même après son divorce, les différentes rencontres qu’elle fait avec des personnes moins tourmentées qu’elle, des hommes qui lui plaisent, mais avec qui elle rompt dès que le lien devient trop fort, ou des femmes, notamment Sibylle, avec qui elle vit des moments particulièrement heureux, ne parviennent pas à la sortir d’une sorte d’état dépressif chronique ((Elle rompt avec Jan dès qu’elle est enceinte de lui et avec Heinrich le jour où il lui fait une demande en mariage. La relation à Sibylle avec qui elle vit peut-être ses moments les plus heureux est interrompue par la mort prématurée de cette dernière.)). Il semble exister dans sa vie une sorte de cercle vicieux fatal de recherche de satisfaction dans la peinture pour compenser des relations insatisfaisantes et de relations insuffisamment investies qui lui demandent de chercher ailleurs, notamment dans la peinture, une compensation narcissique.
Toute la richesse du roman de Hein est donc de montrer la complexité de la réalité grâce à une écriture fondée sur le procédé de la juxtaposition aussi bien à l’échelle d’une phrase dans un passage-bilan que dans la manière de composer une scène en présentant différents points de vue ou que par la manière de construire son roman, avec une alternance de passages consacrés à l’enfance et à la jeunesse de Paula et de passages consacrés à sa vie de peintre, ou par la succession des passages concernant l’époque de la RDA et de passages concernant l’Allemagne réunifiée. Hein décrit en effet différents aspects de la réalité sans imposer au lecteur de lien causal univoque entre eux. Le but du roman n’est pas d’expliquer le suicide de Paula, mais d’éclairer différents aspects de sa vie: des difficultés de son enfance et de sa jeunesse aux difficultés liées à la réunification en passant par les difficultés liées aux diktats idéologiques de la RDA, tout en laissant toujours ouverte aussi la question de la liberté et de la responsabilité individuelle dans quelque famille, quelque société et quelque contexte politique que ce soit.
Notes
Bibliographie
AURENCHE-BEAU, Emmanuelle. 2014. « Frau Paula Trousseau de Christoph Hein ou l'itinéraire d'une femme peintre », Le texte et l'idée, n°28. CEGIL, Nancy 2, pp.17-30.
BLUME, Eugen. 2000. « In freier Luft. Die Künstlergruppe Clara Mosch und ihre Pleinairs » in Günter Feist, Eckhart Gillen et Beatrice Vierneisel (Hrsg.), Kunstdokumentation SBZ-DDR. Ostfildern : DuMont, p. 728 sqq.
DAMUS, Martin. 1991. Malerei der DDR. Funktionen der bildenden Kunst im Realem Sozialismus. Reinbek bei Hamburg : Rowohlt Taschenbuch Verlag.
GILLEN, Eckhart. 1997. « Im Zeichen eines ‘neuen Idealismus’. Anmerkungen zur Kunst in Ost- und Westdeutschland zwischen 1949 und 1961 » in S. D. Sauerbier (Hrsg.), Zwei Aufbrüche. Symposion der Kunsthochschule Berlin-Weißensee. Berlin : Kunsthochschule Berlin-Weißensee.
HEIN, Christoph. 2007. Frau Paula Trousseau. Frankfurt am Main : Suhrkamp (suhrkamp taschenbuch). Pour la traduction: BARY, Nicole. 2010. Paula T. Une femme allemande. Paris : Métailié.
KAISER, Paul. 2009. « Die Moderne als Feindbild und Leitidee », in Stefanie BARRON et Sabine Eckmann (Hrsg.), Kunst und Kalter Krieg. Deutsche Positionen 1945-89. Köln : DuMont.
PETERS, Ursula et PRÜGEL, Roland. 2009. « Das Erbe des kritischen Realismus in Ost und West » in Stefanie BARRON et Sabine Eckmann (Hrsg.), Kunst und Kalter Krieg. Deutsche Positionen 1945-89. Köln : DuMont.
Pour citer cette ressource :
Emmanuelle Aurenche-Beau, Frau Paula Trousseau de Christoph Hein ou l'itinéraire d'une femme peintre dans l'ex-RDA et dans l'Allemagne réunifiée, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), septembre 2015. Consulté le 22/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/litterature/rda-et-rfa/litterature-de-rda/frau-paula-trousseau-de-christoph-hein-ou-l-itineraire-d-une-femme-peintre-dans-l-ex-rda-et-dans-l-allemagne-reunifiee