La composante réaliste, entre rupture et fidélité : Grit Poppe, Annett Gröschner, Jana Simon, trois jeunes auteures des nouveaux Bundesländer
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Gritt Poppe et Annett Gröschner sont nées en Allemagne de l'Est en 1964, Jana Simon en 1972, et leurs trois romans, Andere Umstände (Andere Umstände, Reinbek bei Hamburg : Rowohlt Taschenbuch Verlag, 2000, réédition), Moskauer Eis (Moskauer Eis, Berlin : Aufbau Taschenbuch Verlag, 2002, réédition) et Denn wir sind anders (Denn wir sind anders, Berlin : Rowohlt, 2002), parus respectivement en 1998, 2000 et 2002, ont pour particularité commune de traiter de la défunte République Démocratique Allemande en toile de fond d'une histoire individuelle.
Andere Umstände de Grit Poppe est l'histoire d'une adolescente obsédée par un irrépressible désir de maternité. Tandis que l'Allemagne de l'Est achève de se déliter, Mila, que l'unification allemande laisse indifférente, cherche à tout prix un homme avec qui concevoir un enfant. C'est le début d'une dérive affective et sociale qui l'amène à tuer trois hommes et à causer la perte du seul qu'elle aime. Après avoir harcelé de ses avances, puis poignardé son professeur d'anglais dont elle redoutait qu'il ne la tue, elle assassine un professeur de psychologie pour empêcher qu'il viole la veuve de sa première victime. Ces deux crimes initiaux l'exposent au chantage silencieux d'un camarade de classe, Fred Feuerstein, qui tente de profiter de la situation pour s'imposer comme le père de l'enfant désiré. Mais l'adolescente ne veut pas de lui. Son seul véritable amour, Viktor, est un militant du Neues Forum, partisan engagé d'une RDA démocratisée. Leur rencontre se fait sous le signe de Jack London, dont le libraire leur réserve les rares exemplaires disponibles, tandis qu'ils dédaignent sur les rayons les œuvres réalistes socialistes d'Anna Seghers. Jusque là parfaitement indifférente à la politique, Mila feint de s'impliquer dans l'ébullition qui accompagne la chute du Mur, et s'en voit récompensée par un baiser échangé dans la nuit du 9 novembre 1989 sur le Mur près de la Porte de Brandebourg. Enfin enceinte, elle doit affronter le retour de Fred Feuerstein qui entraîne Viktor dans un accident de voiture au cours duquel Viktor est tué. Fred se volatilise, mais sa mère, une cinglée persuadée que l'enfant est de Fred, empoisonne la vie de Mila. Elle s'introduit auprès de ses amis, pénètre par effraction dans son appartement, et surtout, découvre sa responsabilité dans les deux meurtres, l'obligeant à prendre la fuite. Mila gagne San Francisco avec son bébé, une fillette prénommée Alice - allusion non déguisée à Alice au pays des merveilles (Poppe, p.188). Pour obtenir un permis de séjour, elle veut épouser un Américain dont elle découvre qu'il est en réalité à la solde de sa persécutrice. Elle s'en débarrasse en commettant un troisième assassinat, puis reprend la route avec Alice, tandis que se resserre autour d'elle l'étau d'un monde devenu trop petit pour que l'on puisse y échapper à ses cauchemars intimes. L'histoire de cette tueuse en série d'un genre un peu particulier est racontée comme un flash back à la première personne. Elle se distingue par un humour et une ironie peu communs.
Structure en flash back, narration à la première personne et propension très forte à l'humour caractérisent également l'œuvre d'Annett Gröschner. Moskauer Eis est sans doute le seul roman ayant pour cadre un institut frigorifique est-allemand. Sa conception, qui associe guerre froide et congélation alimentaire, est déjà assez drôle. On y voit trois générations successives s'attaquer à la tâche colossale et irréalisable d'améliorer la qualité de vie en RDA. Le grand-père, pendant la guerre puis l'occupation soviétique, pratique la congélation avec l'idée de préserver surtout son propre accès aux denrées devenues introuvables ; le père, lui, met toute son énergie à inventer des plats congelés destinés à libérer la travailleuse est-allemande des tâches ménagères. Son dernier projet vise à approvisionner la RDA en crème glacée de qualité. Mais le déclin de l'économie, de l'élan novateur et de la foi révolutionnaire condamne cette ambition à l'échec, et il faut attendre la réunification pour que la glace est-allemande frelatée, pleine de bactéries et de cristaux, laisse place à un produit respectant la chaîne du froid et satisfaisant aux critères du goût le plus exigeant. La troisième génération, celle de la narratrice, n'a d'autre choix que d'assister passivement au déclin. Devenue vendeuse ambulante de crème glacée, la descendante des pionniers de la congélation assiste à l'agonie de son pays et se retrouve bientôt au chômage. Elle doit s'occuper d'une grand-mère gâteuse et moribonde, et garder le congélateur où son père, ce génie méconnu, a réussi sa propre cryogénisation sans aucun apport électrique, sans doute dans l'espoir de revenir plus tard à la vie. Possédant à peine de quoi se nourrir et se chauffer, Annja Kobe, après le décès de sa grand-mère, s'engloutit dans une errance comparable à celle du roman précédent. La police la recherche pour le meurtre supposé de son père, mais elle reste introuvable. Le roman, qui couvre les quarante années d'existence de la RDA, s'achève en 1992.
Le troisième livre aussi, celui de Jana Simon, relate l'histoire d'une errance sur fond de poursuites policières et judiciaires. Denn wir sind anders présente en outre la même structure en flash back, et s'il n'est pas écrit à la première personne, la quatrième de couverture nous le présente aussi comme un texte autobiographique, où le « elle » (la journaliste qui mène l'enquête n'a pas de nom) peut être assimilé à un « je ». Le personnage principal, Felix Umkhonto, est un ancien camarade de classe et un ancien petit ami de la journaliste à l'époque de la RDA. Ces deux adolescents souffrent de ce que la réunification a fait disparaître les lieux de sociabilité lycéenne, les produits de consommation, chansons, noms de rues, slogans et rituels qui constituaient le fond commun de leur identité implicite. Cette communion dans la perte d'une enfance explique la pérennité d'une amitié qui survit à la divergence extrême des parcours. Tandis que la lycéenne vogue vers un avenir brillant (et présenté comme tel avec une complaisance quelque peu immature), le bac, des études, des séjours à l'étranger, une profession reconnue, le pauvre Félix, fils mal aimé de parents divorcés, petit-fils par sa mère de militants communistes anti-apartheid immigrés d'Afrique du Sud et par son père d'un ancien combattant nazi, s'enferme dans un destin de boxeur, vigile, hooligan et dealer occasionnel qui le fait évoluer dans un univers brutal. La peinture de ces clans avec leurs règles, leurs défis et leurs trahisons, leur racisme et leurs mensonges, est entretissée d'évocations renvoyant à la vie des grands-parents originaires d'Afrique du Sud - le grand-père est blanc, la grand-mère une femme de couleur. Leur histoire, par tranches successives, enrichit celle d'un Félix à la dérive, dont le second prénom, Umkhonto, désigne la branche armée de l'ANC. Trahi pour une broutille, Félix subit neuf mois de détention préventive avant de se voir condamné à quatre ans et demi de prison, puis remis en liberté surveillée. Treize jours plus tard, la procureure obtient sa réincarcération, et Félix se suicide par pendaison dans sa cellule à Moabit.
Ces trois romans fort disparates dans leur ton et leur propos ont ceci en commun qu'ils présentent tous des personnages jeunes et déjà à bout de souffle. La mort finale n'apparaît que dans Denn wir sind anders, mais le lecteur pressent que les errances périlleuses des deux autres héroïnes, Mila et Annja Kobe, sont de la même nature : elles ont encore le ressort de fuir, mais pour combien de temps, et surtout, pour quelle destination ?
L'autre point commun est que cet épuisement vital se déploie sur fond de changement de régime en RDA. Pour ces jeunes gens, la perte des ancrages est à la fois sociologique et psychologique. Le roman de Jana Simon expose de manière plus explicite et plus théorique que les deux autres les décrochages sociaux et affectifs qui mènent son personnage au suicide, mais on retrouve partout les mêmes ingrédients de ce qui, au-delà de la tragédie personnelle, apparaît bel et bien comme le procès tout à la fois de la RDA, de la réunification et de l'Allemagne unifiée.
Le recours à la structure en flash back, autre point commun à ces trois œuvres, vise à dramatiser le propos sociologique et psychologique en introduisant une tension proprement tragique. Informé dès le début de l'issue funeste de l'histoire, le lecteur est invité à en découvrir les enchaînements présentés comme une succession d'étapes inévitables. La réunification, moteur non négligeable de cette descente progressive et inexorable en enfer, fait partie intégrante du tragique, en ce sens qu'à aucun moment les protagonistes principaux de ne pensent pouvoir peser sur elle, l'infléchir, lui donner une tournure choisie. Témoins passifs, victimes de l'histoire qu'ils laissent déferler sur eux, ils concentrent leurs efforts sur un seul but : trouver, au milieu de la dévastation générale, la voie d'un salut individuel impossible.
1. La rupture avec les préceptes idéologiques du réalisme socialiste
Au vu de ces quelques constatations générales, il peut paraître incongru de s'interroger sur la fidélité éventuelle de ces trois auteures à la doctrine réaliste de la RDA. Outre le fait que cette doctrine était déjà battue en brèche par de nombreux écrivains est-allemands depuis la fin des années 60, il semble en effet évident qu'aucun des trois romans ne présente les caractéristiques requises par le réalisme socialiste tel qu'il a été énoncé en 1934 par Maxime Gorki et brillamment théorisé par Georg Lukács. Nous en voulons pour preuve, dans le domaine politique, l'absence complète d'engagement partisan, et dans le domaine esthétique, le renoncement à concevoir l'œuvre comme un ensemble total et clos sur lui-même. L'abandon du « héros positif » comme vecteur d'un message éducatif, parachève la rupture.
L'absence de politisation des divers protagonistes est en effet frappante. La politique croise leur chemin, parfois quotidiennement, sans qu'ils daignent lui accorder plus qu'un regard, en général ironique, indifférent ou décentré. Si Mila, dans le roman de Grit Poppe, s'engage un instant dans la mouvance du Neues Forum, ce militantisme en réalité ne l'intéresse guère. Seule lui importe la possibilité d'approcher l'homme de son cœur : « Viktor und seine Freundin kandidierten auf Spitzenplätzen des Neuen Forums. (...) Gelegentlich sah ich sie in der Stadt Plakate kleben oder Luftballons verteilen. Viktor war so eifrig bei der Sache, dass er mich nur dann nicht übersah, wenn ich ihm einen von seinen blöden Luftballons abnahm. » (Poppe, p.188). L'avènement de la démocratie ne suscite chez elle rien de plus qu'un commentaire ironique : « Nach dem Fall der Mauer änderte sich so einiges in meinem Leben. Zum Beispiel konnte ich jetzt wählen. // (...) Ich kam mir wie Alice im Wunderland vor. » (Poppe, p.188).
Même attitude de spectatrice désabusée chez Annja Kobe, l'héroïne d'Annett Gröschner. Son père, adjoint municipal à l'époque de la RDA, est un visionnaire dont la foi dans les vertus du vote, des élections, du progrès technique et politique, est impitoyablement réduite à néant par une réalité inerte et médiocre. Les soirs d'élection, il se rend, l'urne sous le bras, chez les récalcitrants qui ne se sont pas déplacés, pour les forcer à voter. Sa fille, qui l'accompagne, pénètre ainsi dans l'intimité sordide d'ivrognes violents ou de marginaux qui achèvent de tourner en ridicule les rêves politiques du bonheur collectif.
Mais la démocratie installée se révèle tout aussi incapable de susciter une adhésion, un engagement. Chez Jana Simon, la politique allemande des années 90 ne constitue même plus un objet d'indifférence, d'ironie ou d'appréciation décalée. Elle semble s'être tout bonnement évaporée. L'une de ses rares évocations est celle d'une réception donnée par le chancelier, après la réunification : la politique, ravalée au rang de pince-fesses mondain, n'est mentionnée que pour mettre en valeur la réussite de la journaliste. Et lorsque Felix en prison s'intéresse aux événements politiques, elle commente : « Politik war seine Verbindung zur AuBenwelt. Sie gab ihm die Illusion, noch beteiligt zu sein an den Dingen, die in der Welt geschahen. ». La politique comme « illusion de participer aux événements du monde » (Simon, p. 220), on ne saurait guère aller plus loin dans le discrédit.
Fait important, cette indifférence au politique est présentée comme le legs d'un régime est-allemand qui, par des années de simulacre démocratique, d'idéologie creuse, a forgé des êtres totalement hermétiques aux nécessités de l'engagement. Ni les bouleversements de l'automne 89, ni la réunification ne parviennent à soustraire les divers protagonistes à ce sentiment que l'histoire se fait sans eux. « Wahrscheinlich würde das Politbüro in den nächsten Tagen zurückkehren und « April, April » rufen », écrit Grit Poppe à propos des premières élections démocratiques en RDA ; « Wahrscheinlich war das alles ein erstaunlicher Scherz. Wahrscheinlich testete die Regierung nur die Staatstreue ihrer Untertanen. » (Poppe, p. 188). On retrouve chez Annett Gröschner la même indifférence sceptique dans l'attitude d'Annja Kobe face à la réunification en marche. L'échec de son père à réaliser son idéal de bonheur en RDA a pour conséquence un désinvestissement qui l'amène, elle, à quitter son travail et perdre ses ressources financières, au péril de sa vie. Chez Jana Simon, la journaliste narratrice et son ami Felix sont incapables d'imaginer une solution politique à leur problème de survie au sein d'un monde devenu menaçant : dans cette jungle où il faut tuer pour survivre, chacun reste aux prises avec son seul destin.
La rupture avec l'idéologie qui sous-tendait les préceptes de la doctrine réaliste est telle que même le plus important, le plus fondamental de ses présupposés politiques, celui de l'antifascisme, n'a pu être légué. Si Annette Simon, mère de Jana Simon et fille de Christa Wolf, exposait en 1990 dans les colonnes du Zeit l'usage abusif de l'antifascisme par le régime est-allemand pour s'autojustifier, sa fille, dix ans plus tard, met en scène un personnage principal à cet égard complètement désorienté. Petit-fils de militants anti-apartheid dont le combat évoque la résistance contre le nazisme ou le fascisme, Felix se prend de goût pour le IIIème Reich, d'admiration pour Rommel (Poppe, p. 181), de passion pour les combats de la Wehrmacht. Sa fascination pour les prouesses militaires nazies reflète sa vision de la vie comme combat permanent pour la survie. Des deux protagonistes principaux, Felix n'est pas le plus dépolitisé : « Er schrieb ihr viel über Politik, » dit la journaliste de son ami emprisonné, « er machte sich Sorgen darüber, dass Jörg Haider in Österreich an der Regierung beteiligt wurde. Auf der anderen Seite regte er sich darüber auf, dass Bundespräsident Rau in Israel vor dem Parlament gesprochen hatte und immer noch ein Drittel der Sitze leer geblieben war. Wir sollen wohl alle noch Schuld fühlen. » (Poppe, p. 220).
La doctrine antifasciste, brandie pendant quarante ans comme un épouvantail légitimant le régime, est abandonnée : elle doit être questionnée à nouveau, dans un renoncement complet aux idéologies reçues. Et l'on voit ainsi un jeune homme fasciné par Rommel s'inquiéter de la présence de Haider au pouvoir, tout en se scandalisant de devoir toujours porter la faute de la shoah : c'est inextricable. Même la journaliste, que son intérêt pour les pionniers communistes de la RDA range parmi les héritiers potentiels de l'idéologie officielle, bat en brèche, elle aussi, les catégories politiques du passé. Son désir affectueux de comprendre Felix la situe bien au-delà de la condamnation du néonazisme. Tout se passe comme si, formés à ne plus écouter une idéologie vidée de tout sens, les ultimes rejetons de la RDA étaient amenés à réinventer par eux-mêmes des points d'orientation dont aucun, pas même celui de l'antifascisme, n'a pu leur être légué. Cette désorientation explique sans doute la disparition des points de repère moraux également : l'héroïne de Grit Poppe, Mila, assassine trois hommes sans en éprouver de remords. Le héros de Jana Simon ne se sent vivre que lorsqu'il souffre dans sa chair et fait souffrir de même autrui. On voit se profiler ici, à la jonction entre les champs politiques et psychologiques, une déstructuration radicale inquiétante.
On comprend alors que l'absence de politisation des personnages trouve sa source dans une déliquescence radicale de leurs liens sociaux. L'individu idéal du réalisme socialiste, actif, tourné vers l'avenir, porté par sa foi dans le progrès social, inséré dans des réseaux de lutte et de solidarité, cède la place à être apeuré, agressif ou replié sur lui-même, aussi seul dans ce monde impitoyable qu'il le serait sur une banquise polaire. L'absence de remords de Mila après ses trois assassinats s'explique par sa conviction, si intime qu'elle ne nécessite aucune explication, de devoir lutter seule contre tous, et que tous les coups lui sont permis. Si Felix blinde son corps dans des entraînements physiques au-delà du supportable, s'il ne recule pas devant les combats de rue, c'est qu'il voit dans cette manière d'être la seule façon de s'imposer dans un monde prêt à le détruire. L'héroïne d'Annett Gröschner est certes infiniment moins tournée vers la violence active ; mais elle n'en figure pas moins, elle aussi, un être radicalement seul, plus délaissé même que sa grand-mère moribonde, un être qui meurt de faim et de froid dans une indifférence générale, avec pour seule compagnie ses souvenirs d'un monde définitivement perdu.
Mais l'inefficacité d'un monde politique discrédité et la déliquescence des liens sociaux ne sont pas les seules causes de cette atomisation de la société en un univers d'individus en perdition. Le déclin des interprétations politiques, ou sociologiques, est sensible au fait que l'interprétation psychologique prend le pas sur elles. Ces lectures psychologiques de la réalité remplacent la désagrégation sociale par l'obsession individualiste de la maternité, la passion de la congélation ou celle du sport à outrance, et nous parlent avant tout de la désagrégation des liens familiaux.
Ce n'est assurément pas un hasard si tous les protagonistes principaux sont enfants de parents divorcés. Chez Grit Poppe et Jana Simon, les pères ont disparu, même quand ils restent physiquement présents. Mila appartient à la seconde génération d'enfant sans père, le père de sa propre mère étant tombé au front en 1944. De son propre père, elle dit : « Mein Vater war auch gefallen und fiel immer noch : von einer Frau zur nächsten, von Kind zu Kind, von Job zu Job. (...) Mein Vater lebte auf seine Weise in den Tag hinein : (...) Er verliebte sich in Frauen und heiratete und ließ sich wieder scheiden, weil er wieder verliebt war. Und er zeugte Kinder, spielte mit ihnen Hoppe Reiter und vergaß sie und zeugte neue Kinder. » (Simon, p. 20). Felix, pour sa part, a été à ce point abandonné que ses parents l'oubliaient à la crèche le soir. Sa dureté, sa violence, n'ont d'autre raison que de lui permettre d'affronter l'absence de liens fiables qui caractérise son existence depuis sa naissance. Les dissensions familiales sont telles qu'elles explosent même lors de ses anniversaires : « In seiner Familie gab es besonders bei Feiern meistens Ärger. (...) », écrit l'amie journaliste. « Noch heute erzählt Jeannette von einem bestimmten Geburtstag. Felix muss damals 21 geworden sein. Sie hatte gekocht und Felix saB schon an der gedeckten Geburtstagstafel. Noch vor dem Essen gingen alle, bis auf seine GroBeltern und seinen Stiefvater. Seine Mutter, sein Vater und deren neue Partner hatten sich mal wieder ein kurzes Scharmützel geliefert (...). » (Simon, p.203). Chez Annett Gröschner, c'est la mère qui disparaît à la fin d'un repas houleux au cours duquel sa fille l'a traitée de « Eiskremhure ». Privée d'ascendant féminin, Annja Kobe, l'héroïne d'Annett Gröschner, vit en symbiose avec un père obsédé de congélation et s'identifie à lui au point de partager ses marottes. La fidélité à la RDA incarnée par ce père aux allures de Don Quichotte des chambres frigorifiques, l'enferme dans une nostalgie mortifère.
Et ce sont ces familles brisées, ces pères absents, ces mères oublieuses, qui lèguent à leurs enfants la violence par laquelle ils se coupent de toute insertion possible. Violence tournée vers autrui chez Mila la tueuse en série, ou chez Felix le hooligan champion de boxe, ou violence tournée vers soi, chez Felix encore quand il se suicide, ou chez Annja Kobe quand elle cesse toute activité pour se consacrer à ses seuls souvenirs en se laissant peu à peu mourir de faim et de froid. Felix rêve de liens solides et éternels, en amitié, en amour, en société. Son assujettissement à des codes d'honneur empreints de violence trouve sa justification dans le besoin vital de compenser une solitude essentielle et radicale. L'obsession d'enfant chez Mila est l'obsession de réparer l'absence d'un père en fabriquant, plus qu'un enfant : un père pour cet enfant. Symboliquement, le couteau avec lequel elle assassine les trois hommes lui a été offert par son propre père.
Si l'on compare la vision de l'histoire telle qu'elle se profile dans ces trois œuvres, ou la peinture de la sociabilité telle qu'elle en ressort, avec les présupposés du réalisme socialiste, on conclura donc sans grande surprise qu'on ne saurait imaginer rupture plus nette. L'histoire prétendument en marche fait pire que de stagner : elle détruit le peu d'ancrage politique rescapé des quarante années de RDA (chez Annett Gröschner) ou voue l'individu à rechercher sans trêve et sans espoir le sens d'une vie au jour le jour, où règne la loi du plus fort. Et quand l'individu épuisé de tant de solitude et d'atomisation se révolte, quand il fuit pour trouver ailleurs une paix que l'Allemagne réunifiée ne lui garantit pas (chez Grit Poppe) ou quand il tente de substituer aux liens familiaux brisés des liens sociaux certes marginaux mais puissants (chez Jana Simon) ou encore quand il cherche refuge dans ses souvenirs de RDA (chez Annett Gröschner), il ne fait que s'exposer davantage au danger de la solitude et de l'atomisation. Le rêve de l'Amérique aboutit pour Mila à la pire des errances sans but, le rêve de s'insérer dans un clan débouche pour Felix sur l'instauration de liens de soumission quasi féodaux. Quant au repli sur soi, au refus de s'insérer, qui est aussi une forme de révolte, il se solde pour Annja Kobe par une volatilisation tout à fait symbolique.
2. Une rupture avec les préceptes esthétiques
Dans le domaine esthétique aussi, il semble que ces trois œuvres présentent peu de caractéristiques susceptibles d'entrer dans les catégories prônées par la doctrine réaliste. Sur le plan formel, on est fort loin de l'œuvre idéalement linéaire et close sur elle-même prônée par Lukács. Non seulement la structure en forme de flash back induit une complexité particulière des rapports temporels, mais les auteures usent à l'envi des possibilités offertes par ces retours en arrière. C'est ainsi que Mila fait alterner sur 333 pages le récit de son errance américaine avec le souvenir de sa jeunesse en RDA, puis dans l'Allemagne réunifiée. De même, Annja Kobe relate d'un bout à l'autre du livre son absurde quotidien en compagnie d'une aïeule désorientée et d'un père congelé, tout en intercalant au sein de cette strate contemporaine le récit de sa lignée, l'histoire de ses grands-parents, de ses parents, et de sa propre adolescence avant la chute du Mur. Même le plus linéaire de ces textes, celui de Jana Simon, s'octroie des libertés formelles: l'introduction de l'histoire sud-africaine des grands-parents maternels de Felix, flash back à l'intérieur du flash back, plonge le lecteur, au-delà des années 1980 et 90, dans les limbes d'une mémoire familiale remontant aux années de la guerre et de l'après-guerre. Quant à l'achèvement de l'œuvre en une entité autonome, l'histoire même le rend impossible : Mila et Annja partent sur la route, et la mort de Felix invite à méditer sur une époque qui n'en finit pas.
On ne trouve pas non plus trace du moindre « héros positif ». A l'exception de la journaliste du roman de Jana Simon, on cherche en vain, parmi les protagonistes tant secondaires que principaux, trace de ce personnage censé affronter l'adversité pour mieux en triompher et démontrer ainsi l'excellence des solutions basées sur la lutte de classe engagée et solidaire. Non seulement les héros ou héroïnes échouent à sauver leur propre existence, mais ils ne parviennent même pas à en faire triompher les valeurs. Ce sont, comme on l'a vu, des individus atomisés en perdition. Toutes leurs tentatives pour sortir de cet isolement n'aboutissent qu'à le renforcer. Et des valeurs qui ont un instant paru permettre une survie, rien non plus ne subsiste. Il n'y a pas là trace de cette « force des faibles » dont Anna Seghers (Die Kraft der Schwachen, 1965) avait fait le titre de l'un de ses romans. Les vertus de la violence (Felix) et de l'égocentrisme (Mila) ne se révèlent pas plus pérennes que celles de la fidélité ou du souvenir (Annja). Ne restent que des individualités désorientées, dont les solutions ponctuelles, un instant confondues avec des codes de la nouvelle vie en société, se sont révélées caduques et inaptes à fonder la moindre morale. Ces individualités livrées à elles-mêmes et aux exactions d'un monde devenu non seulement incompréhensible, mais tout bonnement impraticable, finissent, faute de mieux, par occuper tout le devant de la scène, par s'hypertrophier au point de ne plus rien laisser du monde extérieur parvenir jusqu'à elles. Elles perdent ainsi peu à peu accès à la réalité, adoptent des jugements paranoïaques grâce auxquels elles apportent un semblant d'explication aux événements absurdes qui fondent sur elles. Mais ces jugements n'ont pas de portée universelle, ils ne s'appliquent qu'à elles, à leur situation particulière et momentanée, de sorte qu'ils ne présentent aucune valeur pédagogique et ne sauraient être proposés au lecteur comme une grille de lecture du réel.
On est donc là fort loin, non seulement du héros positif, mais aussi du rejet de l'individualisme ou du subjectivisme, ou encore de la vocation pédagogique censée orienter le déroulement de l'intrigue.
En outre, l'importance du corps et de la sexualité, est, aux antipodes de la pudibonderie socialiste, une donnée cohérente de ces trois textes. Comment s'en étonner ? Quand le monde se dérobe, quand les délires paranoïaques ne suffisent même plus à fournir un simulacre de sens, seul reste le corps. Ultime roc auquel les naufragés s'accrochent, lui seul permet de reculer l'instant de l'anéantissement absolu. Ce corps instrumentalisé n'est pas un lieu de jouissance : mis au service des obsessions de ses propriétaires, il a pour mission de compenser l'absence de liens sociaux. La sexualité de Mila est toute entière dévolue à la création d'une famille, la musculature de Felix doit lui permettre d'intégrer les communautés de hooligans et de vigiles. Et si le corps d'Annja tend à se défaire lentement, c'est qu'il accompagne la résorption de sa propriétaire dans le no man's land de la nostalgie régressive.
Il est enfin un dernier élément qui reste parfaitement étranger à la doctrine réaliste socialiste, et c'est le recours au fantastique. Certes, il n'y a dans ces romans ni êtres surnaturels, ni pratiques magiques, et l'on est donc fort loin du fantastique dans son acception ordinaire. Mais la cryogénisation mystérieuse du père d'Annja Kobe en fait un mort vivant digne d'un conte de Hoffmann, et la manière dont à la fin elle se volatilise dans un ailleurs inexistant a quelque chose de proprement surnaturel. Chez Grit Poppe, le surnaturel prend la forme d'une illusion visuelle, tactile, olfactive si puissante que la narratrice est convaincue avoir réellement volé un nouveau-né dans une maternité : le lecteur ne sait d'ailleurs plus très bien distinguer, dans ce passage, ce qui relève du délire de ce qui relève du réel. Au sortir de ces textes, il peut avoir le sentiment de quitter un mauvais rêve. C'est le monde tout entier qui est devient ainsi surnaturel et s'anime de règles mystérieuses ou incompréhensibles. La boutade : « Ich kam mir wie Alice im Wunderland vor » constitue davantage qu'un persiflage politique, elle exprime une étrangeté irréductible.
3. Une nouvelle forme de réalisme
L'accumulation des éléments de rupture avec la tradition réaliste socialiste est donc telle que l'on est en droit de s'interroger sur les éléments de fidélité, dont on peut penser qu'ils sont, s'ils existent, nécessairement relégués dans les marges, à la périphérie ou dans le détail des textes. Mais ce serait là confondre la tradition réaliste de RDA avec celle du réalisme socialiste, doctrine officielle certes, mais non moins sûrement battue en brèche par les auteurs est-allemands depuis des décennies. Anna Seghers elle-même, pourtant longtemps présidente du Schriftstellerverband, a éprouvé la plus grande méfiance envers cette doctrine, dont elle jugeait que l'application aboutissait à des œuvres médiocres et sans vie ; elle s'en était ouverte à Lukács dès 1938-39, dans un échange épistolaire révélateur (« Ein Briefwechsel zwischen Anna Seghers und Georg Lukács » (juin 1938-mars 1939), in : Georg Lukács, Essays über Realismus, Berlin : Aufbau, 1948, pp.171-215).
Dans le domaine politique, certains des écrivainsles plus fameux de RDA ne croyaient déjà plus depuis longtemps à la vision del'histoire comme progrès dialectique vers l'avènement d'une société sansclasses ; dans le meilleur des cas, ils étaient restés fidèles, comme AnnaSeghers, à la peinture des luttes sociales, mais bien souvent, ils secontentaient de prendre acte des ratés de l'histoire. Le totalitarisme, laprolifération du nucléaire, les menaces de guerre, l'expérience quotidienned'un socialisme figé en une société d'ordres et basé sur un rabâchageidéologique vidé de son sens, avaient eu raison de leur foi dans le progrèssocial et humain. Il leur restait néanmoins l'engagement partisan, et lanostalgie d'une communauté, même purement virtuelle. C'est à cela que peut serattacher une éventuelle fidélité politique des jeunes auteurs des nouveaux Bundesländer.
Dans le domaine plus strictement esthétique, là encore force est deconstater l'inadéquation de la doctrine officielle avec les réalisationsromanesques de la RDA. Lalittérature est-allemande n'a pas attendu ses jeunes successeurs pourexpérimenter l'alternance des niveaux temporels ou le récit en forme de flashback ; et les procédés littéraires adoptés par une Christa Wolf, entremonologue intérieur et usage flou d'un « on » collectif ou élégiaque,ont par exemple bien souvent dépassé en hardiesse et complexité le ton des textesétudiés ici. Il y a bien longtemps aussi que le héros positif, porteur d'unmessage pédagogique, a déserté les œuvres est-allemandes, pour céder la place àdes figures maudites, vouées à l'ombre ou à la mort, par exemple celles desromantiques comme Hölderlin, Kleist, Günderode, ou encore la Christa T. de Christa Wolf (Nachdenken über Christa T.,Darmstadt und Neuwied : Luchterhand, 1971 première parution en 1968).Cette littérature méritait-elle encore l'appellation de« réaliste » ? C'est ce qu'affirmaient Günter Kunert (in : GünterKunert, Ein anderer K.,Stuttgart : P. Reclam jun., 1977 : Heinrich von Kleist - Ein Modell, Berlin : Akademie der Künsteder DDR, pas de date, sans doute 1977 ; Pamphlet füt K., in : Die Schreie der Fledermäuse, München undWien : Carl Hanser, 1979), Franz Fühmann (in : Franz Fühmann, Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, Rede in derAkademie der Künste der DDR, 1979 ; Ernst Theodor Wilhelm Amadeus Hoffmann, ein Rundfunkvortrag,1979 ; Fräulein Veronika Paulmannaus der Pirnaer Vorstadt oder Etwas über das Schauerliche bei E.T.A. Hoffmann, 1979,in : Essays, Gespräche, Aufsätze 1964-1981, Rostock : Hinstorff,1983) ou Christa Wolf (in : Christa Wolf, Der Schatten eines Traums : Karoline von Günderrode, 1978,Darmstadt : Luchterhand, 1988 ; Nunja ! Das nächste Leben geht aber heute an, 1979, in : Bettine von Arnim, Die Günderode,Leipzig : Suhrkamp Taschenbuch, 1994, postface), soulignant par là que nila mort ni l'échec n'étaient étrangers à qui voulait peindre le réel. Et c'estdonc à cette tradition réaliste-ci, catégorie inventée et imposée par certainsauteurs de RDA contre la doctrine officielle, qu'est susceptible d'aller lafidélité des trois auteures présentées ici.
Dans le domaine politique, la rupture avec la doctrine réalisteofficielle tient plus à la nature extrêmement pessimiste des réponses apportéesqu'à la manière dont le monde est interrogé. L'appréhension de la réalitésociale après l'adaptation forcée de la RDA au monde capitaliste, ou l'analyse de la réunificationavec ses possibles élans patriotiques se fait selon des catégories qui ne sontpas celles d'un hymne à la gloire de l'Occident, bien au contraire. Le mondepolitique occidental, qui dicte sa loi dans l'ex-RDA, n'est pas plus porteur dejustice que ne l'était l'ancien régime. Lorsque Felix est incarcéré, il a toutloisir de méditer sur la manière dont les partis politiques occidentauxprotègent leur propre corruption : « Der Spendenskandal der CDUmachte ihn [Felix] fassungslos. Felix wunderte sich darüber, dass bei denen keineVerdunklungsgefahr bestand und Haus- und Bürodurchsuchungen Tage vorherangekündigt wurden. » (Simon, p.220). Leprimat occidental de l'argent sur les considérations éthiques est égalementdénoncé par Annett Gröschner : son père est contraint de fermer soninstitut frigorifique, et c'est ce renoncement à l'œuvre d'une vie qui entraîneson étrange suicide par cryogénisation. « Unser Institut wurde trotz derguten Evaluierung abgewickelt und muBte zum 31. 12. 91 seine Tätigkeit beenden.(...) Die Immobilie wurde an einen Investor gekauft, der daraus eine völligforschungs- und institutsfremde Einrichtung bilden wird (Spielhölle) »(Gröschner, p.212), écrit-il avant de disparaître, dans une note qui reflète laviolence des rapports économiques durant l'unification. Le chômage, le manqued'argent, la nécessité de toujours chercher à s'en procurer, ainsi quel'absence de perspectives professionnelles rejettent Mila, Annja Kobe ou Felixdans les marges de la société. La réunification, en les exposant sanspréparation aux brutalités d'un monde où l'homme doit savoir se vendre et où letravail est une marchandise rare, est directement responsable de leur dérivesociale. Le roman de Jana Simon peut ainsi être lu comme l'expression d'unemauvaise conscience de classe, la petite jeune fille privilégiée culpabilisantde laisser derrière elle le compagnon moins favorisé de ses annéesest-allemandes.
On chercherait aussi en vain, dans ces textes, la marque d'un patriotisme revendiqué. Certes, Felix s'insurgecontre la culpabilité que l'histoire lui lègue, et son néonazisme partiel peutêtre entendu, quoique cela ne soit pas dit, comme l'expression d'un retour à lagermanité triomphante, ou du moins d'une tentative dans cette direction. Maisla journaliste qui oriente le récit ne le suit nullement dans cette voie. Pasplus que Mila ou Annja, elle ne cède à la tentation de masquer les effetséconomiquement destructeurs de la réunification par des élans patriotiques. Lenéonazisme de Felix constitue plus un avertissement qu'un aboutissement.
De plus, ici ou là se profile en filigrane comme une nostalgie de l'époque où l'engagementmarxiste avait un sens. L'attachement d'Annja Kobe à son père est aussi unattachement à la foi politique qui le portait. Chez Jana Simon, l'intérêt de lajournaliste pour le grand-père de Felix, militant communiste proche de l'ANC,victime des exactions de la police politique, contraint à une vie de plus enplus clandestine, puis à la fuite et l'exil, résonne comme l'écho d'un intérêtpotentiel pour une page similaire de l'histoire allemande antérieure à la RDA, celle du IIIème Reich.Tout se passe comme si, pour renouer avec l'engagement politique, il fallaitrechercher en amont de la RDA,en amont d'une expérience qui en a dévasté le sens. La foi dans l'engagementpolitique, quand elle subsiste, est reléguée dans le passé, pour y devenir unobjet d'enquête, de redécouverte. La nostalgie de la journaliste de Jana Simonva à la lutte des grands-parents contre l'apartheid, celle de Felix aux combatsde la Wehrmacht. Communisme contre néonazisme ? L'opposition, bien queréelle et volontaire, n'est pas si tranchée. Privé d'ancrage politique réel,Felix idéalise une société d'ordres, où chacun posséderait une place prescrite.La déliquescence des liens politiques l'amène à chercher une communauté desubstitution dans les clubs d'arts martiaux, de boxe, de foot, puis dans lesclans de vigiles, de hooligans. Mais même lui va chercher auprès de sesgrands-parents communistes l'ultime sécurité : « Seine Großelternkamen der bedingungslosen Liebe, die Felix forderte, ziemlich nahe. Sie waren immer da, wenn er rief », écrit l'amie journaliste. Et c'est là quel'indifférence au politique amorce une sorte de retour à l'engagement, parretour aux sources mêmes de cet engagement. Il ne s'agit pas de singer ce qui aété le contenu d'une idéologie complètement discréditée, mais de refonder lesens de l'engagement à la mesure d'une expérience personnelle.
Et même chez Grit Poppe, qui ne professe aucune sympathieparticulière pour les représentants d'un communisme encore convaincu, lafidélité aux idéaux initiaux transparaît dans l'exposé des rapports sociaux ausein du monde socialiste, puis au sein du monde capitaliste en pleindéploiement. La référence à Jack London, aventurier, alcoolique, millionnaire,mais aussi lecteur de Marx et pourfendeur inlassable du capitalisme, estsignificative. Le décryptage du capitalisme comme d'un système économiqueaboutissant à l'appauvrissement des liens sociaux, à l'atomisation de lasociété, à l'isolement croissant des individus désorientés, ne serait pasdésavoué par les tenants d'une lecture marxiste de l'histoire.
Ces romans constatent tous que la réalité est encrise profonde. L'absence de solution de continuité entre les problèmesrencontrés par les protagonistes principaux à l'époque de la RDA, puis dans l'Allemagneréunifiée, indique que cette crise n'est pas seulement celle de laréunification, ou du plongeon dans une réalité politique et économiqueradicalement différente, ou encore celle de la RDA sur le déclin : la crise a commencé bien avant la chute du Mur, car c'est la crise mêmede l'engagement politique et de la foi dans la marche de l'histoire.L'unification n'a fait qu'accélérer la dérive de personnages préalablement déjàen perdition. Les protagonistes, broyés par une machinerie historique dont lecontrôle leur échappe, font, au-delà de la réunification, et de manièrelarvée, le procès de l'échec majeur de la RDA : son abandon de l'idéal communiste.
Nos auteures rejoignent ici la tradition d'un réalisme est-allemand dégagé des doctrinesofficielles mortifères et revivifié par des apports extérieurs, notamment ceux du romantisme. Chez Franz Fühmann, Christa Wolf, Günter Kunert ou encore Stephan Hermlin, l'ancragede la tradition réaliste est-allemande dans les principes du marxisme étaitpatent. Et l'aspiration à maintenir vivante l'espérance communiste passait parl'invention littéraire de communautés alternatives, plus ou moins concrètes,plus ou moins potentielles, dont on trouve une formulation concrète dans Sommerstück (1976), et une formulationvirtuelle dans Kein Ort. Nirgends (1979) de Christa Wolf.
On retrouve quelque chose du même ordre dans lamanière dont les auteures tentent ici de remédier à l'isolement de leurs personnages. Tous s'efforcent de créer autour d'eux, pour survivre, une sorte de communauté idéale : communauté familiale pour Mila chez Grit Poppe,communauté scientifique et novatrice pour Annja Kobe chez Annett Gröschner, communauté de vigiles et de hooligans pour Felix chez Jana Simon. On y retrouve tous lesdegrés de réalisation, depuis le plus concret (les clans de vigiles) jusqu'auplus virtuel (communauté scientifique d'Annja Kobe, définitivement hors d'accèspuisque située dans le passé et balayée par l'histoire). On y retrouve aussiune solidarité fondée sur l'affrontement d'un monde extérieur hostile. Cesreplis communautaires sont la manifestation d'un échec politique patent, carseule l'amie journaliste de Felix parvient à ne pas s'enfermer dans un clanrestreint pour mener une vie libre au sein de toute la société. Ils le sont aumême titre que les communautés alternatives ou virtuelles chez Christa Wolfrévélaient l'échec du socialisme réel en RDA. Pourtant, les difficultés rencontrées par ces communautés nouvelles pour se constituer sont beaucoup plus graves que celles des communautés alternatives ou potentielles de Christa Wolf : car elles manquent définitivement de point d'appui idéologique, decredo sécurisant. Même cela, il faut le réinventer, et les protagonistesprincipaux échouent déjà bien en amont de la réalisation de cet objectif.
Dans le domaine esthétique, les auteursest-allemands cités plus haut se sont efforcés de revivifier la doctrine réaliste en y incorporant des éléments étrangers, empruntés à l'œuvre de romantiques atypiques. Christa Wolf, Franz Fühmann ou GünterKunert ont défendu dans leurs essais sur Günderode, Bettine von Arnim,Hoffmann, Kleist, cette idée que la dérogation aux préceptes réalistes devait être interprétée comme une marque de réalisme quand elle servait à traduire unedérobade de la réalité. Ils ont également prôné l'ouverture de la catégorie duréalisme aux autres courants de pensée, en particulier la psychanalyse, et au travail de l'imagination, estimant que le fantastique ou le surnaturel devenaient réalistes quand ils exprimaient la dérobade du réel et le sentiment d'impuissance de l'individu face à lui. Ils ont enfin fait une large partaux héros que le réalisme socialiste n'eût pas manqué de classer parmi leshéros négatifs inacceptables, personnages torturés ou sortant de l'ordinaire, figures aux comportements pathologiques. Pour chasser le spectre de la mort qui menaçait d'emporter avec lui l'élan littéraire, ils ont incorporé à leurlittérature, dans un mouvement dialectique, cette mort qu'ils sentaient planer sur eux, sur leurs ambitions politiques et esthétiques.
Les héros hautement négatifs des trois romans de Grit Poppe, Annett Gröschner et Jana Simon peuvent donc parfaitement être, selon cette redéfinition des critères réalistes, incorporés à la longue revue des héros torturés, suicidaires ou fous que leurs aînés ont mis en scène depuis les années 60. Annja Kobe succède ainsi à la Christa T. de Christa Wolf, morte prématurément de n'avoir pas pu œuvrer à la réalisation communiste idéale hors de laquelle elle ne pouvait survivre. Mila, tueuse en série par passion pour un idéal communautaire basique, est emportée dans une errance comparable à une folie, qui fait d'elle un lointain prolongement du Hölderlinde Gerhard Wolf (Der arme Hölderlin,1972, Frankfurt/Main : Sammlung Luchterhand, 1989) ou de Stefan Hermlin (Hölderlin 1944, vers 1984, in : Entscheidungen-Sämtliche Erzählungen, Berlin : Wagenbach, 1995 ; Scardanelli, 1969-70, Berlin :Wagenbach, 1970), devenu fou de ce que l'idéal jacobin et l'amour parfait n'aient pas trouvé à se réaliser. Felix, lui aussi désespéré de n'avoir pasrencontré l'amour parfait, et incapable de trouver une place adéquate dans lemonde, se suicide dans un mouvement similaire à celui de Günderode sur les berges du Rhin dans l'essai de Christa Wolf. Et même le père d'Annja Kobe, ce fou qui s'est congelé probablement dans l'attente vaine d'un retour à l'élan, la naïveté originelle, n'est pas sans évoquer le Kleist de Kunert, le Kleist de Überdas Marionettentheater, persuadé que lorsque l'on aura fait le tour du monde, lorsque l'on sera allé jusqu'au bout de l'errance et de la perdition, alors on retrouvera, comme au premier matin, la foi dans la vie idéale, l'accès au paradis. Les comportements pathologiques, hors normes, ne sont plus à rangerparmi les comportements irréalistes, mais parmi les expressions de la réalitéquand celle-ci devient objectivement pathologique. Les quelques recours au fantastique, père congelé ici, fantasme d'enfant volé là, ne font que mettre mieux en valeur cette dimension pathologique du réel. Et si tous ces héros vivent dans un isolement meurtrier, ce n'est donc pas par manque de réalisme de la part de leurs auteures. Leur isolement est lié à la dérobade du réel ; leur absence d'engagement résulte du caractère insaisissable d'un réel surlequel ils n'ont, objectivement, pas de prise.
L'ouverture de la catégorie du réalisme aux autres champs de connaissance, surtout à la psychanalyse, prônée par les auteurs est-allemandscités ici comme un moyen d'enrichir et de diversifier l'approche réaliste, se voit abondamment mise en œuvre, demanière implicite chez Grit Poppe et chez Annett Gröschner, et de manièreradicalement explicite chez Jana Simon. Les outils psychanalytiques sont maniés avec une dextérité qui prouve unelongue familiarité avec ce mode de pensée et d'appréhension. Il en résulte uneapproche continuellement décalée du réel, décalage dont l'humour, chez Poppe et Gröschner, n'est qu'une des formes possibles, tandis que la dissection psychanalytique tient lieu, chez Jana Simon, de distanciation critique. Dans tous les cas, il n'y a jamais d'adhésionévidente, non problématique, au monde réel décrit. Sans doute n'y aurait-ild'ailleurs plus de littérature non plus, si cette adhésion devait être unpréalable requis. Cette absence d'évidence du réel comme précepte fondateurd'un nouveau réalisme se situe dans la droite ligne de cette profession de foi affichée par Christa Wolf dès 1968 dans Lesen und Schreiben : « Zu schreiben kann erst beginnen, wem die Realitätnicht mehr selbstverständlich ist. » (Lesenund Schreiben, Darmstadt und Neuwied : Sammlung Luchterhand 295, 1980,p.37).
Un dernier clin d'œil donne en outre à penser que la fidélité à la tradition réaliste est délibérée et non fortuite. Le roman d'Annett Gröschnerne pourrait-il pas être éventuellement lu comme un avatar lointain du programme de Bitterfeld, cette tentative des années 60 pour rapprocher monde de la littérature et monde de laproduction, tentative dont on sait qu'elle n'a guère généré d'œuvres dequalité ? Certes, l'institut de recherche frigorifique n'est pas une unité de production industrielle au sens propre du terme, et le père d'Annja Kobe est en RDA considéré comme une sorte d'intellectuel marginal. Mais enfin, l'intrigue est entièrement construite en relation avec cet univers de production et basée sur l'espérance d'une amélioration qualitative qui n'est pas sans rappeler les difficultés rencontrées par Rita Seidel dans l'unité de production de wagons du roman Dergeteilte Himmel de Christa Wolf, fleuron de la littérature du Bitterfelder Weg (1963). Et lorsqu'Annja, après le délitement de l'entreprise familiale,part travailler dans la production industrielle de crème glacée à Berlin, les ouvrières l'accueillent par ces mots : « Wohl wieder eene, die se zurBewährung inne Produktion jeschickt ham » (Gröschner, p.257), puis l'affublent amicalement du surnom « die Studierte », ce qui renvoie exactement au rapprochement entre intellectuels et ouvriers voulu par le programme de Bitterfeld.
Conclusion
La fidélité de ces jeunes auteures nées en RDA va donc à la tradition d'un réalisme certes d'inspiration initialement marxiste, mais surtout remodelé par des apports destinés à le rendre plus problématique, plus complexe. L'époque des affirmations idéologiques péremptoires, de la foi communiste infaillible et destinée à orienter toute la perception du réel, est définitivement révolue, mais elle l'est depuis longtemps déjà, depuis la fin des années 60 et l'apparition, chez les auteurs de RDA, d'une fascination pour la composante réaliste du romantisme. Les histoires individuelles relatées par Grit Poppe, Annett Gröschner et Jana Simon se situent délibérément dans le droit fil des personnages maudits qui ont fasciné leurs prédécesseurs, et dont la malédiction, folie, errance, suicide, comportement meurtrier, est l'expression la plus sincère d'une crise de la réalité. Cette crise est accélérée par la réunification : c'est en Amérique que Mila se perd, dans l'Allemagne réunifiée qu'Annja s'évapore et que Felix se pend. Mais la dérive avait commencé bien avant, par une déstructuration des liens humains dont le paradigme n'est même plus politique ou économique, mais, de manière plus basique, familial. Les héros n'ont même plus besoin, pour ressentir l'atomisation des rapports humains dans le monde, de se pencher sur l'impact des modes de production capitalistes ou de se référer à Marx : il leur suffit de naître dans des familles complètement décomposées et incapables d'assurer leur sécurité affective. On ne s'étonnera pas de leur incapacité à rejoindre la dimension politique du réel, à inventer une morale, un engagement, un but. Survivre est déjà beaucoup. Et c'est dans la nudité de ce constat qu'au delà de la fidélité aux personnages maudits mis en exergue par leurs prédécesseurs, on touche du doigt une déliquescence du réel que ceux-ci n'avaient, malgré leurs désillusions et leurs critiques, même pas imaginée.
mai 2008
Pour citer cette ressource :
Anne Lemonnier-Lemieux, "La composante réaliste, entre rupture et fidélité : Grit Poppe, Annett Gröschner, Jana Simon, trois jeunes auteures des nouveaux Bundesländer", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), mai 2008. Consulté le 05/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/litterature/rda-et-rfa/wendeliteratur/la-composante-realiste-entre-rupture-et-fidelite-grit-poppe-annett-groschner-jana-simon-trois-jeunes-auteures-des-nouveaux-bunde