Les musées du quotidien en RDA : instruire tout en divertissant ?
Remarques liminaires
Cet article est issu d’une communication tenue dans le cadre d’une journée d’étude « grand public » dont le thème général était : « La RDA, 20 ans après ». La vocation et la problématique de la manifestation étaient essentiellement pédagogiques : il s’agissait de s’intéresser à la façon dont est transmise l’histoire de la RDA à la génération née après 1989.
D’autre part, depuis notre visite des musées en août 2010, le DDR-Museum de Berlin s’est agrandi ; le musée d’Eisenhüttenstadt a revu son exposition, mais est menacé de fermeture en raison de coupes budgétaires.
Introduction : le regain d'intérêt pour le quotidien en RDA
Depuis la fin des années 1990, les musées consacrés au quotidien en RDA fleurissent dans les provinces est-allemandes : le précurseur fut en 1993 le centre de documentation d’Eisenhüttenstadt dans le Brandebourg, dont il sera plus amplement question dans cet article. En 1998, ouvrit celui de Wittenberg en Saxe-Anhalt. En Thuringe, on en recense au moins deux, à Auerstedt et à Apolda (olle DDR ). En Saxe (à Radebeul), un musée de 4000 m2 est dédié au quotidien est-allemand. Enfin, c’est à Berlin que s’est implanté en 2006 le très populaire DDR-Museum. Des collections privées fleurissent également çà et là dans de petites villes. A une notable exception près, l’exposition de Pforzheim dans le Bade-Wurtemberg, « Gegen das Vergessen, Sammlung zur Geschichte der DDR », tous ces musées sont situés sur le territoire de l’ex-RDA.
Sans doute l’envie de renouer avec les objets quotidiens du passé s’explique-t-elle par l’accélération de l’histoire (Nora 1984) : le passage sans transition au capitalisme, le chômage de masse, les différences de niveaux de vie entre « nouveaux » et « anciens » Länder sont autant d’éléments qui entraînèrent une désillusion après l’euphorie de la réunification. Le film Good Bye Lénine ! jette un regard à la fois tendre et ironique sur ce désir de recréer le cocon de la vie privée en RDA. L’écrivain originaire de RDA, Jana Hensel, née en 1976, explique la frustration qu’elle éprouve de ne pas pouvoir retourner sur les lieux inchangés de son enfance, contrairement aux Allemands de l’Ouest de son âge :
Lorsque des amis de Heidelberg […] me disent qu’ils aiment rentrer quelques jours chez eux pendant les vacances, parce qu’ils […] retrouvent tout comme avant, bien à sa place, moi, je les envie un peu. Secrètement, je m’imagine pouvoir me promener à nouveau dans les rues de mon enfance, reprendre le chemin de l’école, retrouver des images disparues, des devantures de boutiques et des odeurs de mon enfance. (2002 : 23)
Se souvenir est indispensable pour pouvoir exister, comme en témoigne la maladie d’Alzheimer : chez les patients atteints de cette pathologie, trous de mémoire et troubles de la personnalité vont de pair. Chaque individu se construit à partir ce qu’il est devenu. On peut considérer qu’il en va de même pour les groupes sociaux (« Wir sind, was wir geworden sind », François 2001 : 12-13). Aujourd’hui, vingt ans après la chute du régime est-allemand, un changement générationnel s’opère et la mémoire devient progressivement histoire. La génération née en 1989 entre dans l’âge adulte et n’a pas connu la RDA. La multiplication de musées consacrés au quotidien en RDA montre que les pères tiennent à léguer à leur descendance la mémoire de leur vie quotidienne. Les collections dont nous allons parler exposent un grand nombre d’objets du quotidien, paradoxalement ceux-là mêmes dont les Allemands de l’Est voulurent tout d’abord se débarrasser le plus vite possible en 1990. Ce revirement s’explique entre autres par le fait que, jusqu’à l’ouverture de ces musées sur le quotidien, les centres d’information qui existaient étaient consacrés exclusivement à la RDA en tant que dictature, et notamment à la répression politique et carcérale qui y sévissait : citons le mémorial de Berlin-Hohenschönhausen (ancien centre de détention), les musées du Mur de Berlin (à Checkpoint Charlie et dans la Bernauer Straße), les centres d’information sur la Stasi (par exemple le mémorial de la Runde Ecke à Leipzig). D’autres, comme le Deutsches historisches Museum de Berlin ou la Haus der Geschichte de Bonn ne traitent l’histoire politique, sociale et économique de la RDA qu’en marge de celle de la RFA. Ces musées ont omis de parler de la vie quotidienne de citoyens qui ne s’estiment ni victimes ni résistants.
En 2005, une nouvelle commission de dix experts a été nommée par la responsable fédérale de la culture et des médias (Bundesbeauftragte für Kultur und Medien), Mme Christina Weiss, avec pour mission de proposer un concept d’association (« Geschichtsverbund ») ayant pour objet l’histoire de la RDA. L’une des fonctions de cette association est de coordonner les différents musées et d’en garder une vision d’ensemble, pour ne pas dire un contrôle, notamment sur ceux du quotidien, perçus par certains comme « dangereux » car embellissant le passé. Les procès-verbaux des réunions de la commission révèlent des discussions houleuses. L’un des points de vue les plus radicaux est celui de Freya Klier, écrivain est-allemande, metteur en scène, qui a lutté pour les droits civiques en RDA et est partie à l’Ouest en 1988. A son sens, la seule façon de faire comprendre aux jeunes ce qu’est une dictature, c’est de parler de la répression, de l’injustice, de la Stasi, des espions, ou encore des conditions inhumaines d’incarcération (Sabrow/Eckert 2007 : 44-45). A l’inverse, Joachim Gauck, qu’en sa qualité d’ancien responsable des archives de la Stasi, on ne saurait soupçonner d’être nostalgique de la RDA, considère que c’est bien plus en parlant du quotidien, par exemple de celui des enfants à l’école, qu’un auditoire comprend ce que signifie vivre sous une dictature et qu’il résume par l’expression de « syndrome du conformisme au quotidien » (ibid. : 80).
Consacrer un musée au quotidien sous une dictature revient-il à banaliser cette dernière ? Nous allons regarder de plus près ce que donnent à voir deux des musées sur le quotidien est-allemand : permettent-ils, à travers leurs expositions, de comprendre les ressorts d’une dictature et ses dangers ? Ou bien traitent-ils du quotidien en RDA comme de celui d’une quelconque « civilisation » disparue ? Nous nous limiterons à deux musées que tout oppose malgré le thème commun qui est le leur : l’un, celui d’Eisenhüttenstadt, a été le précurseur des musées du quotidien puisqu’il fut ouvert dès 1993. C’est un musée qui vit de subventions publiques et qui, pour des raisons économiques, est actuellement menacé de fermeture. L’autre, à Berlin, a été inauguré seulement en 2006, c’est-à-dire plutôt vers la fin de la vague d’ouverture de musées du quotidien. C’est un musée entièrement privé dont la situation financière est excellente et dont la popularité ne cesse de croître, notamment en raison de son concept, unique à notre connaissance pour un musée historique : c’est un musée ludique, dans lequel le visiteur est invité à « mettre la main à la pâte » (à l’image de la Cité des Sciences à Paris en quelque sorte). Cette approche ludique du quotidien sous une dictature peut choquer : personne ou presque n’oserait imaginer pareil musée sur la dictature sous le national-socialisme. Le but du DDR-Museum est-il avant tout marketing et touristique ? Est-ce davantage un « parc d’attraction » qu’un musée, comme le dénoncent certains ? Ou le principe selon lequel plaire et instruire ne sont pas ennemis l’un de l’autre s’y vérifie-t-il ? Le sérieux et l’académisme de la présentation du centre de documentation d’Eisenhüttenstadt serviront de contrepoint à la première impression plus superficielle que donne celui de Berlin.
1. « Centre de documentation sur la culture matérielle du quotidien », Eisenhüttenstadt
1.1. Création, situation géographique, statut
L’idée de ce musée est venue à un historien, Andreas Ludwig, de la Technische Universität de Berlin-Ouest, qui connaissait bien le Brandebourg pour y passer souvent ses fins de semaine. En 1990, en voyant s’entasser dans la rue meubles, vêtements ou ustensiles dont les anciens citoyens est-allemands ne voulaient plus, il fut préoccupé par le devenir de ces objets mis au rebut et entreprit de leur consacrer un musée – musée étant entendu non seulement au sens de lieu d’exposition, mais aussi de lieu de conservation. Après avoir essuyé un refus de la ville de Berlin, A. Ludwig se tourna vers le Land du Brandebourg qui trouva son idée intéressante. Il prit ses fonctions de directeur en 1993 et le dénommé Dokumentationszentrum Alltagskultur der DDR put ouvrir ses portes.
En marge de l’Allemagne, à la frontière polonaise, Eisenhüttenstadt portait le nom jusqu’en 1961 de Stalin-Stadt. Située dans une région industrielle riche en minerai de fer (comme l’indique son nom actuel), où étaient implantées des usines métallurgiques, c’était une ville relativement aisée du temps de la RDA. Sans doute ses habitants y ont-ils d’autant plus de plaisir à se remémorer le passé que la situation économique actuelle, notamment en raison de la proximité et concurrence des pays de l’Est à bas coûts salariaux, est difficile.
Les alentours du musée ne laissent aucun doute quant au passé marxiste-léniniste de la ville : les rues du quartier portent les noms de Rosa Luxembourg, Marx, Engels, Lénine, Liebknecht :
Le centre de documentation souffre cependant de sa situation géographique : il est non seulement excentré en Allemagne, mais aussi à Eisenhüttenstadt même et depuis la gare, nous eûmes de grandes difficultés à le trouver.
1.2. Concept
Remarque : notre article traite de l’exposition telle qu’elle existait en août 2010. Depuis février 2012, la présentation en a été quelque peu revue, sans toutefois que le concept s’en trouve radicalement changé. On pourra utilement comparer les photos de cet article, prises en 2010, avec celles du site actualisé : alltagskultur-ddr.de
L’idée sur laquelle repose l’exposition permanente est de ne pas imposer de conception préétablie, ni de jugement sur l’histoire, mais de laisser les objets parler d’eux-mêmes. Le panneau d’entrée présente ainsi la RDA en des termes contradictoires et invite le visiteur à la réflexion, sans porter de jugement définitif, laissant percer une pointe de nostalgie. Voici donc comment commence ce premier panneau (qui, dans le musée, est traduit aussi bien en anglais qu’en français, alors que les suivants ne seront traduits qu’en anglais) :
« La RDA était une société fermée dont la fin, tout comme l’avènement, sont précis et minutieusement gardés et que surplombe autant qu’entoure un horizon tout bleu ». L’expression « horizon tout bleu » attire l’attention : la RDA commence par être définie comme un temple gardé, un paradis perdu. Cette introduction donne le ton et annonce indirectement la question que le visiteur sera amené à se poser tout au long de son parcours : la nostalgie est-elle à prendre au premier degré, ou l’approche sera-t-elle ironique ?
Continuons notre lecture : « C’était un pays pour les rêveurs ; un pays triste ; un pays exclusif et pauvre, un pays de développement technologique et social, un pays dont les habitants disaient que c’était le leur, un pays qui n’avait pas su les garder, un pays aux contradictions éternelles, un pays humanitaire qui un jour disparut, sans traces, mais marqué de ses sept sceaux, aujourd’hui, dix ans après ». Ce paragraphe repose sur des couples antinomiques : rêveur/triste, pauvre/développement technologique, un pays aimé/un pays critiqué. On est dans le registre du conte, de la fable, du « il était une fois ». Mais certains adjectifs peuvent désarçonner : dire par exemple que la RDA était un « pays humanitaire » sans autre forme d’explication n’est-il pas choquant, lorsque l’on sait que les droits de l’homme y étaient violés quotidiennement ? Le visiteur doit-il s’indigner de cette affirmation ou sourire de la reprise mot pour mot de la propagande du SED (parti socialiste unifié) ?
La reprise du discours officiel continue dans le paragraphe suivant, mais la distance critique est cette fois plus claire :
En RDA, les gens eux aussi étaient propriété d’État. C’était un État bien élevé où les gens étaient tous égaux, quoique certains le fussent un peu plus que d’autres ; un État où le développement technologique et social promettait un avenir radieux illustré par ses fumantes cheminées d’usines, ses machines d’un autre âge, ses cosmonautes, ses appareils photographiques à multispectres et ses trabants. Un État, dont ses habitants disaient qu’ils avaient tous les désagréments du développement industriel, comme la pollution et les maladies qu’elle provoquait, mais qu’ils ne profitaient que de peu de ses avantages. Un État où la bicyclette avait volontiers été réinventée.
Les critiques sous-jacentes ont ceci d’ironique qu’elles reprennent les formules officielles pour mieux les dénoncer. Ainsi l’expression « propriété d’État » s’applique ici non aux usines, mais aux citoyens mêmes. La précision « des gens égaux, mais certains un peu plus que d’autres » signale échec de l’égalité. Le succès technologique et industriel dont la RDA faisait un thème de propagande est lui aussi relativisé : non seulement il profite peu à ses habitants, mais il pollue. Ce qui est particulièrement bien réussi dans ce paragraphe, c’est qu’on retrouve le double langage, ironique, tenu par les Allemands de l’Est eux-mêmes sur leur pays, comme du temps de la RDA.
La conclusion du panneau introductif, apologétique, est en revanche à nouveau délicate à interpréter : « Enfin, et peut-être surtout, la RDA était un beau pays où il faisait bon vivre, qu’on l’ait voulu ou non, qu’on ait été au café ou dans la nomenklatura, privilégié, travailleur ou paysan, espion ou rebelle, ami ou ennemi ». Dire que la RDA était un pays où il faisait bon vivre même si on était rebelle et ennemi ne rend pas justice à tous ceux qui ont été enfermés dans les prisons de la Stasi ou bien exclus du pays. De surcroît, le terme même d’« ennemi », reprend la dangereuse terminologie officielle qui enfermait les citoyens dans deux catégories – ami ou ennemi – sans s’intéresser par exemple à la complexité de la position d’intellectuels à la fois socialistes convaincus et critiques. Cette envolée lyrique en guise de conclusion du premier panneau est pour le moins déconcertante après la dénonciation des contradictions inhérentes à la RDA. Le directeur du musée, Andreas Ludwig, avec qui nous pûmes nous entretenir, répondit à notre allégation en argumentant que ce panneau introductif se voulait ouvert à toute interprétation. Il revendique l’ironie qui s’y cache et qui, il l’admet, n’est pas comprise de tous. Mais à l’Est, assure-t-il, on était exercé à chercher le sens caché des mots.
Après ce premier panneau qui donne le ton, l’exposition se présente le long d’un couloir donnant de part et d’autres sur diverses salles. Ce bâtiment hébergeait une crèche du temps de la RDA et n’est donc pas spécifiquement conçu pour être un musée. L’étroitesse du couloir et des pièces laisse peu de possibilités d’aménagement original. Chaque salle est consacrée à une thématique.
1.3. L'exposition
La première salle qui s’ouvre à gauche est dédiée aux festivals mondiaux de la jeunesse qui se tinrent à Berlin‑Est en 1951 et en 1973. Des jeunes de toutes nationalités étaient conviés à ces semaines festives qui se tenaient à chaque fois dans un pays différent et dont le programme consistait en des concerts, discussions politiques et rencontres. L’idée première, née à Londres, après la guerre, était de nourrir l’esprit antifasciste de la jeunesse. Les yeux du monde entier étaient rivés sur le pays organisateur et il va de soi que la RDA tint tout particulièrement à soigner son image. Derrières les vitrines du musée sont exposés une chemise de la FDJ (« jeunesse allemande libre »), des fanions, des affiches, ou encore un extrait du Neues Deutschland, organe de presse du parti.
Ces objets ne permettent malheureusement pas de comprendre ce qui se tramait en coulisses. Il faut prendre le temps de lire un classeur à disposition pour apprendre que les préparatifs, surtout pour le festival de 1973, furent considérables : les jeunes est-allemands furent mis en condition, notamment sur le plan idéologique, et seuls les plus fiables eurent le droit de participer au festival. Ce qui pose problème dans cette exposition, c’est que le visiteur qui ne prend pas le temps de lire le vieux classeur posé dans un coin de la pièce, n’apprend pas ces informations pourtant essentielles. Les objets en vitrine sont les objets qui étaient exhibés lors du festival, à savoir drapeaux, badges, affiches, etc., en un mot les objets servant eux-mêmes la propagande. On peut espérer que la nouvelle exposition du musée (depuis février 2012) se montre désormais plus explicite à ce sujet.
En revanche, un exemple réussi de pédagogie nous est donné à la sortie de cette salle : deux photos de groupes de jeunes sont affichées : la première fut prise dans les années 1950 et l’autre en 1988.
Doc. 6 : photo de jeunes dans les années 50, Dokumentationszentrum Eisenhüttenstadt
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Doc. 7 : photo de jeunes en 1988, Dokumentationszentrum Eisenhüttenstadt
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La mise en regard est explicite : d’un côté se trouve une jeunesse pleine d’espoir et d’entrain, prête à bâtir un nouvel État, alors que trois décennies plus tard, on voit des jeunes nonchalamment affalés dans le S-Bahn : l’échec du rêve de la jeunesse des années 50 est souligné par ces simples photos et la légende qui les accompagne est presque superflue : « L’enthousiasme des premières années ne pouvait plus être véhiculé par des formules vides de sens. »
La partie de l’exposition consacrée à la chimie et à l’industrie en RDA nous a semblé également instructive. Non seulement elle est bien achalandée, mais surtout les différents objets en plastique exposés ne sont pas laissés à la simple observation du visiteur, mais replacés dans leur contexte (Doc. 8 : objets en plastique, Dokumentationszentrum Eisenhüttenstadt). On apprend ainsi que le plastique fut tout d’abord regardé avec méfiance par les citoyens est-allemands car il passait pour être un simple substitut. Mais peu onéreux et facilement modelable, c’était une matière au cœur des programmes industriels de RDA dont le but était de rattraper (et même dépasser) la RFA. Le gouvernement fit donc le nécessaire pour le faire accepter par les citoyens : une campagne de promotion ne se lassa pas d’en vanter les mérites. Le panneau du musée explique que, si la RDA ne rattrapa jamais le niveau de la RFA, ce fut en raison de la gestion trop centralisée et planifiée des programmes industriels, qui manquait de la souplesse nécessaire pour s’adapter au marché. Les commentaires de l’exposition prennent acte de l’échec de l’économie planifiée : « des écarts entre la production imposée d’en-haut et les exigences des consommateurs, entre l’offre et la demande, conduisaient soit à une production excédentaire soit à des ruptures d’approvisionnement ». Paradoxalement, malgré ce commentaire, la salle consacrée aux biens de consommation est très bien achalandée.
L’épicerie reconstituée selon un principe de réalisme propose uniquement des marchandises est-allemandes. Cependant, leur accumulation en un espace restreint donne l’idée de magasins bien fournis, alors que les citoyens est-allemands souffraient régulièrement de pénuries.
Le volet « politique » est celui qui, en 2010, était le moins bien documenté, jusqu’à risquer de donner lieu à des contre-sens. Prenons pour exemple le texte affiché à l’entrée de la salle : « Le quotidien en RDA était fortement réglementé par des organisations d’État, organisé par des partis et des organisations de masse. Le SED, ‘force dominante’ déterminait la direction et l’organisation de larges pans de la vie publique. ».
Parler de partis au pluriel peut donner l’illusion (visée d’ailleurs par le SED lui-même !) de l’existence d’un contre-pouvoir en RDA. Mieux vaudrait expliquer au visiteur que la démocratie n’était que de façade puisque les partis étaient encadrés dans le dénommé « bloc démocratique » garantissant une majorité absolue au SED et la mainmise du parti sur l’appareil d’État. Le mot « dictature [du parti] » n’apparaît nulle part dans le musée et les explications concernant le fonctionnement politique véritable de la RDA sont à notre sens trop rares et trop vagues. Mais peut-être a-t-il été remédié à cette lacune depuis 2010. Même si l’on conçoit que le volet politique se prête moins à une présentation d’objets que d’autres thématiques, les quelques objets présentés peuvent induire le visiteur en erreur en raison du manque de contextualisation. Ainsi, en va-t-il des formulaires de demande de sortie de territoire (doc. 12). Il eût fallu expliquer au visiteur que ces autorisations n’étaient accordées qu’exceptionnellement et au prix de nombreuses difficultés.
Doc. 12 : formulaires de demande de sortie de territoire, Dokumentationszentrum Eisenhüttenstadt
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Doc. 13 : panneau frontalier, Dokumentationszentrum Eisenhüttenstadt
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Le Mur de Berlin et la frontière inter-allemande sont évoqués uniquement par un panneau indiquant que l’on quitte le territoire est-allemand (doc. 13). Rien ne rappelle les tirs et les morts à la frontière. Quant au Ministère pour la Sécurité d‘État (Stasi), son existence n’est évoquée que dans un tout petit encart, que l’on peut aisément ne pas voir. Il n’y a aucun développement sur les mesures d’intimidation, les prisons, la violation des droits de l’homme et du citoyen.
La politique sociale, elle, est en revanche au cœur de l’exposition. Deux pièces (sur les sept que comporte le musée) sont consacrées à l’école et la crèche, rappelant la fonction initiale du bâtiment.
Doc. 14 : ancienne crèche abritée dans le Dokumentationszentrum Eisenhüttenstadt
Dans la salle de classe, dans laquelle on peut pénétrer et même s’asseoir, on peut feuilleter les livres de classe de l’époque, par exemple les manuels d’histoire ou de lecture, dont la dimension idéologique saute aux yeux dès les premières pages. Dans une interview consignée dans un classeur, l’ancienne directrice de la crèche glorifie les performances de la RDA dans le domaine social. Elle en veut pour preuve l’exemple des femmes qui, grâce aux crèches, pouvaient concilier vie familiale et professionnelle, et elle déplore l’involution de l’Allemagne d’aujourd’hui de ce point de vue. Alors que dans le DDR-Museum de Berlin, la question sera posée de savoir si les femmes étaient véritablement plus émancipées à l’Est qu’à l’Ouest, et si leur « double vie » de mère de famille et de travailleuse était véritablement une chance au quotidien, dans le centre de documentation d’Eisenhüttenstadt, la vie des femmes en RDA est idéalisée, ou du moins présentée de manière unilatérale.
1.4. Réactions de visiteurs
Nous avons pu interroger les quelques visiteurs présents dans le musée sur ce qu’ils pensaient de l’exposition et leurs réponses furent éloquentes. En voici quelques exemples : « C’est un beau musée ! ». Un autre : « Nous n’avions pas grand-chose mais nous nous sommes débrouillés. C’était une belle vie. Nous ne connaissions rien d’autre. » Deux femmes qui visitaient le musée en même temps que nous se racontaient des anecdotes liées à un souvenir réveillé par un objet présent dans l’exposition : « Regarde ! Nous aussi, on avait ça ! – Mais bien sûr ! – C’est beau ! ». Le plaisir de la remémoration était palpable, ces deux personnes faisaient comme un voyage dans le temps. Lorsque nous les abordâmes, elles avouèrent regretter le « sentiment d’appartenance à une communauté ». Toutes deux s’accordaient à trouver l’éducation des enfants en RDA supérieure à celle d’aujourd’hui. Leur raisonnement était que les enfants, ayant moins de jouets, apprenaient la valeur du travail, et non celle de l’argent comme de nos jours. Mais l’amertume de ces femmes n’est-elle pas avant tout celle de personnes âgées, avant d’être celle d’anciennes Allemandes de l’Est ? L’avenir du musée semble incertain, malgré les efforts faits pour revoir l’exposition. Le directeur du musée, Andreas Ludwig, déclarait en 2010 vouloir prendre en considération le passage d’une mémoire « communicative » à une mémoire d’un autre type, destinée à une génération qui n’a pas connu la RDA et donner davantage d’informations de fond sur la RDA. L’esthétique de l’exposition devait aussi être changée, mais les quelques photos mises en ligne sur le site du musée ne montrent pas de modification radicale de son style.
Si l’esthétique du musée d’Eisenhüttenstadt peut paraître peu innovante, conforme à l’idée que l’on se fait d’un musée d’histoire (objets sous vitrine), le musée de la RDA à Berlin bat en brèche toutes les conventions. Il n’y a pas d’extrêmes plus opposés que le musée d’Eisenhüttenstadt et celui de Berlin : le premier vit de fonds publics et manque de moyens jusqu’à devoir fermer ses portes. Le deuxième, privé, connaît une véritable floraison économique et peut se permettre de doubler sa surface d’exposition en plein cœur de la capitale. C’est un musée qui exploite les ressorts du capitalisme, à savoir le tourisme de masse, le marketing d’objets « cultes » de la RDA (par ailleurs produits par des firmes rachetées par les Allemands de l’Ouest après la réunification !), jusqu’à se transformer, si l’on en croit ses détracteurs, en parc d’attraction.
2. « Musée de la RDA », Berlin
2.1. Création, situation géographique, statut
Le « musée de la RDA » de Berlin est placé sous une double direction : la direction administrative de Robert Rückel, originaire de l’Ouest, et pour le volet scientifique, par un des spécialistes renommés de la RDA, Stefan Wolle, originaire de l’Est. Le musée a ouvert ses portes en juillet 2006, soit 13 ans après celui d’Eisenhüttenstadt et 16 ans après la réunification. Son emplacement est stratégique : il est situé dans l’ancienne partie orientale de la capitale, sur les rives de la Spree en contrebas de l’avenue Unter den Linden, face à l‘île aux musées. A proximité immédiate se trouvent cafés, magasins touristiques, et le pont d’embarquement pour les navettes fluviales.
Une Trabant a été placée en vitrine, de sorte qu’elle attire le regard des passants. C’est une voiture dans laquelle les visiteurs peuvent s’installer et qu’ils peuvent même conduire grâce à un simulateur de conduite.
2.2. Concept
Le nom de l’institution, « musée de la RDA », est plutôt ambitieux pour un musée qui se consacre exclusivement au quotidien. Par ailleurs, la dénomination de « musée » a déclenché la critique de maints détracteurs, selon lesquels l’une des missions d’un musée est aussi celle de conservation : cette dernière ne serait pas respectée, puisque les visiteurs ont le droit de tout toucher, comme l’indiquent clairement les pictogrammes à l’entrée :
Le concept sert d’ailleurs de slogan : « Geschichte zum Anfassen » c’est-à-dire « l’histoire à toucher, l’histoire à portée de main ».
Le musée repose sur l’illusion réaliste. Le visiteur est plongé dans une ville miniature de Plattenbauten, ces immeubles préfabriqués construits en masse en RDA dans les années 1970 pour faire face à la pénurie de logements.
Ces maquettes recèlent des portes et des tiroirs librement accessibles dans lesquels le visiteur découvre objets et informations.
On pourrait qualifier l’organisation spatiale du lieu d’ « open space », structuré en mini-salles délimitées par les immeubles, à l’image des rues d’une grande ville. L’idée est donc de plonger le visiteur dans la vie de l’époque.
2.3. Exposition
L’exposition commence par un étroit couloir, le long d’un mur (symbolisant bien évidemment le Mur de Berlin). Le panneau d’introduction est d’un style radicalement différent de celui d’Eisenhüttenstadt : ni poétique ni métaphorique et encore moins ironique, c’est une simple chronologie de la RDA retraçant les événements marquants et notamment les révoltes réprimées dans le sang – celle du 17 juin 1953, la construction du Mur de Berlin, le Printemps de Prague en 1968, le mécontentement de la population et finalement la révolution pacifique de 1989. Aucune thèse « ostalgique » ne ressort de cette chronologie. C’est même un tableau plutôt sombre qui est dressé et qui donne l’image d’un pays qui va droit à sa perte. La qualification de « dictature du parti » apparaît noir sur blanc. Le défaut de ce tableau d’introduction, à notre sens, est de ne pas expliquer l’intérêt d’un musée consacré au quotidien, car ce quotidien inclut nécessairement une part d’anecdotique et de banalité qui peut paraître choquante sous une dictature.
En face de ce rappel chronologique, on trouve une maquette du Mur de Berlin.
Juste derrière, comme pour ménager tragique et comique, est exposée la Trabant, cette voiture est-allemande qui était à la fois objet d’une grande affection de la part des citoyens qui avaient la chance d’en posséder une, mais aussi source intarissable de plaisanteries en raison de ses nombreux vices techniques.
On peut monter dans la Trabant : sa portière ne ferme pas et fait un bruit de ferraille quand on la manipule. Lorsqu’on s’installe au volant et qu’on met le contact, un écran fait défiler le paysage très lentement, à l’image de la vitesse de la voiture. Bien sûr, cette attraction ludique a un grand succès. Si l’on devait formuler une critique, ce serait que l’attention des visiteurs se polarise tellement sur la Trabant que la vie en RDA (de « l’autre côté » de la maquette du Mur) semble s’y réduire.
Le recoin consacré à la Stasi est si petit et si sombre qu’on ne peut le photographier. Il est malgré tout habilement présenté : l’endroit est caché, à l’image de la Stasi dans la société est-allemande, mais le visiteur ne peut manquer de le voir (à l’inverse de l’encart d’Eisenhüttenstadt que l’on peut facilement rater). Les explications ne minimisent pas l’ampleur tentaculaire de la Stasi et avancent les chiffres de 173000 IM (collaborateurs inofficiels) et de 90 000 HM (collaborateurs officiels).
La politique est également abordée par le biais d’une maquette du Palais de la République (doc. 21 : maquette du Palais de la République, DDR Museum, Berlin). L’utilité de ce lieu, qui hébergeait la Chambre du Peuple, mais aussi une salle de 5000 places, 13 restaurants, un théâtre, un bowling, une poste et une discothèque, est expliquée. Le musée fait honneur au surnom que les Allemands de l’Est donnaient au Palais de la République, « le magasin de lampes d’Erich [Honecker] » en exposant ses fameux lustres.
Le Palais de la République, après désamiantage, a été définitivement détruit en 2008, ouvrant du même coup une controverse dans le débat public : était-il judicieux de faire table rase d’un pan du passé de l’Allemagne, quand bien même était-ce celui d’une dictature, pour reconstruire à la place le Château historique de la ville de Berlin, lui-même détruit par les communistes ? Le DDR-Museum, situé non loin de l’emplacement de l’ex-Palais de la République, prend position : il reconstitue, en miniature, ce lieu emblématique du pouvoir du SED. On peut toutefois déplorer que la fonction de la Chambre du Peuple, hébergée dans le Palais, ne soit pas expliquée aux visiteurs et que cette dernière soit qualifiée hâtivement de « Parlement de la RDA » : le terme de « parlement » est abusif et trompeur pour un visiteur non averti. Il eût fallu expliquer que la Chambre du Peuple n’était, ni dans son mode de scrutin, ni dans son rôle politique, en aucun cas comparable aux parlements d’un système démocratique.
C’est surtout par le biais d’explication sur les organisations de masse, notamment de la jeunesse, que le musée illustre le mieux le volet dictatorial de la RDA. Ce qui concerne la jeunesse occupe une part importante du musée. Sont détaillées les organisations de masse, des jeunes pionniers à la Freie Deutsche Jugend, en passant par le rite initiatique de la Jugendweihe. Les emblèmes officiels de cette jeunesse – chemises, drapeaux, insignes, récompenses – sont exposés (doc. 23).
Le musée n’oublie pas non plus l’envers de la médaille : la jeunesse rebelle, la contre-culture qui se développa en RDA (doc. 24 : jeunesse rebelle, DDR Museum, Berlin). Un encart explique que le vent de rébellion qui soufflait à l’Ouest en mai 1968 tenta de traverser le « rideau de fer », mais qu’il y fut réprimé violemment.
Le troisième sous-thème consacré à la jeunesse est celui de l’éducation scolaire. Le musée aborde tout aussi bien les crèches que l’école ou les conditions d’admission à l’université. La plupart des élèves suivaient une formation d’apprentis à la fin de ce qui correspond chez nous à la classe de seconde (fin de la Polytechnische Oberschule en RDA). Rares étaient ceux qui avaient le droit d’étudier (10% d’une classe d’âge). La sélection n’était pas faite uniquement sur les résultats scolaires, mais également en fonction de l’engagement des élèves dans des activités sociales. Tout étudiant, qu’il fît des études de mathématiques, de médecine ou d’histoire, devait suivre des cours obligatoires de marxisme-léninisme ainsi que de sport. Étudier signifiait aussi accepter de passer quatre semaines dans un camp militaire (ou, pour les jeunes filles, d’accomplir un service civil) et d’être candidat-réserviste. Régulièrement, des étudiants qui s’aventuraient à lancer des plaisanteries hasardeuses sur les dirigeants politiques du pays ou qui détenaient des livres interdits (par exemple le roman 1984 de George Orwell) étaient exclus de l’université. L’uniformité prévalait, les programmes étaient identiques dans toutes les universités est-allemandes. Enfin, l’État se chargeait de trouver un emploi à chaque étudiant à la fin de ses études. La partie consacrée à l’éducation s’achève par une question ouverte : « Est-ce que le sort des enfants était meilleur en RDA ? ». Un cahier est à disposition des visiteurs qui souhaiteraient donner leur avis et ouvrir le débat. Malheureusement, ceux qui se prêtent à l’exercice sont rarissimes, la plupart confondant ce cahier avec un livre dans lequel consigner ses états d’âme ou des messages quelconques.
Suivant une logique biographique, la vie professionnelle est présentée dans la continuité du système éducatif et universitaire. C’est surtout du système de récompenses pour les travailleurs les plus méritants dont il est question : les médailles dont on décorait les « héros du travail » sont exposées.
L’économie est présentée sous le double angle de la production et de la consommation. Le fait paradoxal que la RDA ait fait partie un certain temps des meilleurs pays industriels, mais n’ait jamais pu satisfaire les besoins de sa population est souligné par une plaisanterie qui circulait du temps de la RDA : « Honecker va visiter une usine de porcelaine à Meissen. Le directeur lui dit, embarrassé : 5% de notre production est défectueuse. Honecker lui répond : ces 5% suffiront-ils à couvrir les besoins de notre population ? ». Une fois de plus dans ce musée, c’est par le ressort du comique que l’on espère faire prendre conscience au visiteur du tragique de la situation de l’époque.
Doc. 25 : produits est-allemands, DDR Museum Berlin
Des produits de consommation quotidienne sont exposés derrière des vitrines (doc. 25). On peut déplorer que leurs spécificités ne soient pas expliquées aux visiteurs, à l’exception notoire du café toutefois : ce dernier est l’occasion de renouer avec des travaux pratiques. Cette fois encore, le visiteur s’instruit tout en s’amusant : en plongeant ses mains dans deux tubes, les touristes peuvent comparer, au toucher, du vrai café au substitut de café (surnommé Erichs Krönung). L’ersatz de café fut inventé en RDA en 1976 lorsque le prix du café s’envola sur les marchés mondiaux, mais il ne rencontra pas des succès auprès de la population allemande qui n’accepta jamais sa généralisation, si bien que le gouvernement dut finalement faire marche arrière. Cet exemple fournit l’occasion d’expliquer aux visiteurs que l’on ne mourait pas de faim en RDA, mais que le choix entre plusieurs marques n’existait pas comme aujourd’hui, et que lors de l’arrivage d’une marchandise rare en magasin, ce dernier était pris d’assaut.
Le deuxième grand pôle d’attraction du musée, après la Trabant, est l’appartement reconstitué en taille réelle (doc. 26). Là encore, le ressort pédagogique repose sur l’immersion dans l’illusion. Les visiteurs se prêtent instinctivement au jeu de mise en scène qui leur est proposé : ils s’assoient sur le canapé, s’activent dans la cuisine, regardent la télévision (qui capte le journal télévisé de l’Ouest !), décrochent le téléphone et ouvrent les placards de la bibliothèque. Cet appartement restera certainement ancré dans la mémoire des touristes l’ayant visité, car là encore, le concept du musée est unique, tout du moins pour un musée d’histoire : on a le droit de participer, de faire « comme si », de voyager dans le temps. Les visiteurs iront-ils jusqu’à s’interroger sur la place du bonheur privé sous une dictature ? La réflexion leur est en tout cas suggérée au sujet des femmes. En effet, les encarts consacrés à la famille n’hésitent pas à juxtaposer deux visions opposées : celle qui présente la famille comme un « petit bonheur », mais qui est immédiatement nuancée par « la distribution des rôles restait traditionnelle, la cuisine et les enfants restaient du ressort de la femme, le fauteuil de directeur celui de l’homme. » Cette affirmation donne encore matière à débat aujourd’hui : a-t-on tendance à idéaliser rétrospectivement la politique familiale du SED ou les femmes y étaient-elles réellement plus émancipées qu’en Allemagne de l’Ouest ? La question reste ouverte de savoir où tracer la frontière entre réalité et propagande. Ce dernier thème, celui de la propagande, n’est d’ailleurs pas oublié : les manifestations du 1er mai sont reconstituées par des maquettes avec des fanions que le visiteur peut agiter mécaniquement. En tournant les manivelles, on prend peut-être conscience que l’individu (soi-même) se laisse rapidement embrigader dans le collectif (ce que Gauck nomme le « syndrome du conformisme au quotidien »).
La mise au pas de la presse est illustrée par la couverture de plusieurs journaux qui rendent compte du même événement, la visite du chef de gouvernement italien, Bettino Craxi, en juillet 1984. Tous les journaux se répètent presque mot pour mot, prouvant à quel point le discours médiatique était entièrement sous contrôle du SED. Ce point très intéressant semble malheureusement échapper à la plupart des visiteurs car rares sont ceux qui prennent le temps de lire les journaux dans ce musée qui propose des activités bien plus ludiques. Ainsi, la mini-salle de cinéma a plus de succès : elle présente un documentaire des années 1970 sur la construction massive de logements. Des citoyens de RDA sont interviewés, heureux d’avoir obtenu un appartement présenté comme à la pointe de la modernité. On peut déplorer que ce documentaire ne soit pas suffisamment replacé dans son contexte : sans nier la politique de construction de logements du SED, il eût fallu tout de même expliquer qu’il s’agissait d’un film d’auto-glorification du SED et de sa politique sociale.
Le dernier couloir aborde – avec une légèreté qui ne se justifie pas vraiment – les thèmes encore non traités, qui, juxtaposés les uns aux autres, manquent quelque peu d’unité : la mode vestimentaire, la culture (au sens large) et les vacances. Une armoire que l’on peut ouvrir contient des habits (en libre accès, cela va sans dire désormais dans ce musée). Ces vêtements paraissent certes démodés, pour ne pas dire de très mauvais goût. Mais la mode en Allemagne de l’Ouest était-elle si différente à la même époque ? On peut regretter qu’il n’y ait pas de comparaison, hormis celle des jeans (doc. 27). Malheureusement, c’est justement la comparaison dont le touriste a le moins besoin, puisque le jean est toujours à la mode aujourd’hui.
Doc. 27 : jeans ouest- et est-allemands, DDR Museum, Berlin
Le chapitre culturel met en regard la culture officielle propagée par le régime et la contre-culture. De même qu’elles proposèrent un substitut de jean, les autorités est-allemandes tentèrent de lancer un substitut de rock’n roll, dénommé le « Lipsi ». Un film de démonstration et un marquage au sol, permettent de s’y initier et d’esquisser quelques pas de danse. On explique toutefois au visiteur que le « Lipsi » ne fit jamais vraiment l’enthousiasme des danseurs du pays. Pour la musique, des postes d’écoute permettent de découvrir la musique rock est-allemande (et pas seulement les chants du Parti comme à Eisenhüttenstadt). On peut ainsi écouter des extraits des albums de Karat, de City, et des Puhdys. Malheureusement, le chapitre culturel est traité bien rapidement. Il est compréhensible que des choix soient nécessaires du fait de l’espace restreint d’exposition, mais n’aurait-il pas mieux valu renoncer au dernier thème (le nudisme) pour laisser plus de place à la littérature par exemple ? Traiter pour finir du thème du nudisme, qui ne manque pas de faire sourire, n’est pas sans poser problème car c’est ce qui reste en mémoire en quittant l’exposition. Mais peut-être en est-il différemment depuis que le musée s’est agrandi. L’idée de l’extension était en effet de rendre le musée plus complet, de ne pas le réduire au seul quotidien, mais de donner davantage d’informations sur le système politique et répressif, et de reconstituer par exemple une cellule de prison de la Stasi.
2.4. Réactions des visiteurs dans le livre d'or
Nous avons procédé à une classification des remarques notées dans le livre d’or à disposition des visiteurs, en fonction de la provenance de ces derniers. Les Allemands originaires des anciens Länder, donc de l’ancienne Allemagne de l’Ouest, et les touristes occidentaux d’une manière générale expriment pour la plupart leur satisfaction d’avoir découvert la vie quotidienne en RDA. En voici quelques exemples :
« Als 53-Jährige habe ich mich gefreut (Wessi) zu sehen, wie die Menschen im Osten gelebt haben ».
« J’aime bien le musée car il explique bien et les maquettes sont très belles. Marie-France ».
L’enthousiasme débordant de certains en dit cependant parfois long sur l’impression superficielle que peut malheureusement donner le musée : « Das ist kein Museum! Das ist wie Disney Land! It was GREAT! »
Chez les anciens citoyens est-allemands, les avis sont partagés. On peut distinguer entre
- ceux qui disent ne pas reconnaître la RDA et la vie qui a été la leur dans ce musée, qu’ils trouvent trop peu politisé. Exemples :
« Ich habe 25 Jahre in der DDR gelebt, so erkenne ich sie nicht wieder. Uwe »
« So eine Frage („waren Kinder in der DDR besser aufgehoben?“) ohne Kontext (Diktatur) halte ich nicht für sinnvoll. »
D’après le livre d’or, ces visiteurs critiques sont toutefois minoritaires.
- Parmi ceux qui, au contraire, retrouvent un pan de leur vie, il y a d’un côté :
- des « ostalgiques » qui regrettent cette époque en comparaison avec la nôtre (c’est donc surtout un jugement-sanction à l’égard du présent). Exemples :
« Danke für den Gang in unsere Kindheit- und Jugendzeit. Es war wunderbar, viele tolle Erinnerungen ! Schön, dass die Ausstellung nicht so streng politisch ist. »
« Das waren schöne Zeiten für UNSERE Kinder… Was haben WIR heute ? »
- D’autres reconnaissent certes leur passé dans ce musée mais ne voudraient le revivre pour rien au monde. Exemples :
« Hier gefällt es mir richtig gut, aber würde nicht so wie früher leben. »
« Schönes Museum, mit Blick in schlechte Vergangenheit. »
3. Comparaison des deux musées
Les musées de Berlin et d’Eisenhüttenstadt ont en commun le défaut de se consacrer exclusivement à la RDA, comme à une société close sur elle-même, sans jamais la comparer avec la manière dont vivaient les citoyens de l’Ouest. C’est regrettable, par exemple pour ce qui concerne les technologies. Ainsi, l’ordinateur exposé dans les deux musées (doc. 28 : ordinateur de RDA, Dokumentationszentrum Eisenhüttenstadt) ne peut paraître que désuet au visiteur d’aujourd’hui. Il serait utile de savoir à quoi ressemblait un ordinateur à l’Ouest la même année. Cette comparaison serait d’autant plus pertinente que les Allemands de l’Est eux-mêmes – que ce soit les simples citoyens ou les dirigeants – ne cessèrent jamais de se mesurer à l’Ouest, d’essayer de rattraper leur retard. De même, il eût été instructif pour mieux comprendre le présent et les rancœurs persistantes entre anciens et nouveaux Länder, d’expliquer que les marques est-allemandes à la mode aujourd’hui, ont été rachetées sitôt après la réunification par des firmes ouest-allemandes qui surent exploiter et alimenter une « ostalgie » bien lucrative : www.spiegel.de.
Enfin, dans les deux musées, on déplore l’absence de périodisation, qui donne l’impression (erronée) d’un bloc politique, social et économique monolithique et immuable quarante années durant.
Tout ce qui sépare le concept des deux musées apparaît clairement après les développements précédents : le musée d’Eisenhüttenstadt veut éviter la caricature et les clichés sur la RDA, comme la fameuse Trabant et peut laisser planer un doute sur le message idéologique qu’il cherche peut-être à transmettre. Conscient de sa fonction de conservateur, ce musée protège ses pièces derrière des vitrines. Les collections, sous vitre, sont pour ainsi dire présentées en deux dimensions. En revanche, le musée de Berlin innove en exploitant les trois dimensions, quitte à faire voler en éclats les habitudes et conventions des musées : tout peut être touché, il n’y a pas d’interdits, pas de gardiens, l’histoire et ses objets semblent appartenir à tous.
Les deux musées ne visent sans doute pas le même public : à Eisenhüttenstadt, les visiteurs sont pour la plupart des locaux. Ils ont connu la RDA. Présenter un objet à l’état brut, même sous une vitrine suffit à faire ressurgir émotions et souvenirs. A Berlin, le musée s’adresse davantage à des touristes. L’émotion, l’implication personnelle du visiteur est créée par l’interactivité du musée qui privilégie imitation et illusion. L’aspect ludique n’est pas forcément l’ennemi de l’apprentissage : au musée de la RDA de Berlin, tous les canaux d’information du visiteur – visuel, auditif, tactile et même gustatif depuis l’ouverture d’un restaurant – sont sollicités.
Dans les deux cas, le musée sur le quotidien libère la parole des visiteurs. En partant du quotidien, on peut réussir à faire parler du système politique, de la frontière, du Mur, de la répression, comme l’ont compris les deux institutions qui proposent toutes deux un programme de discussions et de débats publics.
Conclusion
Les deux musées disent vouloir évoluer pour rendre davantage compte de la RDA dans son ensemble, de sa complexité, de ses contradictions et dépasser « l’ostalgie ». Ce qui fait la difficulté des musées du quotidien de la RDA, c’est de réussir à distinguer entre histoire comme mémoire et histoire comme science. Pierre Nora affirme : « dès qu’il y a trace, distance, médiation, on n’est plus dans la mémoire vraie, mais dans l’histoire. » (1984 : xix) Or, les musées sont un médiateur, un intermédiaire : en général, par leur biais, la mémoire devient histoire. Tandis que la mémoire est, toujours selon Nora, « inconsciente de ses déformations successives, vulnérable à toutes les manipulations, (susceptible de longues latences et de soudaines revitalisations) » (ibid.), l’histoire, elle, appelle un discours critique. Or, les anciens Allemands de l’Est ont conscience que le milieu de mémoire, en raison du vieillissement des générations, est menacé : c’est un « moment charnière, où la conscience de la rupture avec le passé se confond avec le sentiment d’une mémoire déchirée ; mais où le déchirement réveille encore assez de mémoire pour que puisse se poser le problème de son incarnation. […] Il y a des lieux de mémoire parce qu’il n’y a plus de milieux de mémoire. » (Ibid. : xvii). En ce sens, il nous semble que la mimesis, la volonté de recréer, par le biais de musées sur le quotidien, le milieu de mémoire en voie de disparition, n’est pas forcément l’ennemie de la réflexion critique, mais peut même en être une des conditions.
Références bibliographiques
Site internet des musées :
www.alltagskultur-ddr.de/de/ausstellungen/dauerausstellung/
François, Etienne (2001) : Deutsche Erinnerungsorte. Band 1. Munich : C.H. Beck Verlag.
Hensel, Jana (2002) : Zonenkinder. Reinbeck (Hambourg) : Rowohlt.
Nora, Pierre (1984) : Les lieux de mémoire. Tome I. Paris : Gallimard.
Sabrow, Martin / Eckert, Rainer, (dir.) (2007) : Wohin treibt die DDR-Erinnerung ? Dokumentation einer Debatte. Göttingen : Vandenhoeck & Ruprecht.
Deutschland Archiv, n°6, 2007. http://hsozkult.geschichte.hu-berlin.de
Willmroth, Jan (2010) : « DDR-Marken : Schluss mit Ostalgie ». www.spiegel.de
Pour citer cette ressource :
Laetitia Devos, Les musées du quotidien en RDA : instruire tout en divertissant ?, La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), juin 2014. Consulté le 24/11/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/allemand/civilisation/les-musees-du-quotidien-en-rda-instruire-tout-en-divertissant-