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"La Monaca di Monza" de «Fermo e Lucia» à «I promessi sposi» : la réponse d’un catholique à Diderot

Par Damien Prévost : Professeur agrégé d'italien
Publié par Damien Prévost le 06/10/2009

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Manzoni, bien entendu, n'est pas le premier auteur à se pencher sur la question des vœux forcés : cette hypocrisie sur le libre consentement des jeunes filles rentrant au couvent est peut-être aussi vieille que les couvents eux-mêmes. La période où cette question s'est discutée le plus est, sans nul doute, l'époque des Lumières. Celle-ci trouvera son premier terme en 1796 lorsque la fermeture des couvents sera proclamée en France, grâce ou à cause de Diderot. Mettre ((La Religieuse)) et ((I promessi sposi)) côte à côte comme deux termes d'un même débat idéologique implique que Manzoni ait eu accès à cet ouvrage. Même s'il n'existe pas de preuve tangible de cette lecture, il apparaît invraisemblable, étant donné le succès européen de ((La religieuse)) et les liens étroits entre Manzoni et la culture française, que ce dernier l'ignorât.

INTRODUCTION

Manzoni, bien entendu, n'est pas le premier auteur à se pencher sur la question des vœux forcés : cette hypocrisie sur le libre consentement des jeunes filles rentrant au couvent est peut-être aussi vieille que les couvents eux-mêmes. La période où cette question s'est discutée le plus est, sans nul doute, l'époque des Lumières. Celle-ci trouvera son premier terme en 1796 lorsque la fermeture des couvents sera proclamée en France, grâce ou à cause de Diderot. Mettre La Religieuse et I promessi sposi côte à côte comme deux termes d'un même débat idéologique implique que Manzoni ait eu accès à cet ouvrage. Même s'il n'existe pas de preuve tangible de cette lecture, il apparaît invraisemblable, étant donné le succès européen de La religieuse et les liens étroits entre Manzoni et la culture française, que ce dernier l'ignorât.

Pour Alessandro LUZIO, la chose est entendue :

« Studiosissimo, nella sua giovinezza, della letteratura francese, imbevuto dello spirito filosofico, egli conobbe e ammirò senza dubbio il romanzo del Diderot ; e, più tardi, il ricordo di questo non poteva essere estraneo a determinare l'episodio della Monaca di Monza »  [Alessandro LUZIO, Manzoni e Diderot - La monaca di Monza e La religieuse]

LA RELIGIEUSE

La religieuse de Diderot est publiée dès 1780 dans la Correspondance littéraire après une genèse et des circonstances de rédaction complexe. La réception du roman fut houleuse puisqu'il offre des instruments redoutables contre l'Église et la société d'Ancien Régime. Les études sur cette œuvre s'accordent à dire que la critique est d'autant plus virulente que la foi de sœur Suzanne est forte et sincère: Diderot ne condamne pas la foi de cette malheureuse mais l'institution conventuelle qui viole les lois de la nature et provoque ces « effets désastreux de la censure du corps et de ses besoins » [Denis DIDEROT, La religieuse, édition établie par Claire Jaquier].

Pour Diderot, ces claustrations constituent une triple atteinte : une atteinte à la liberté (les voeux de Suzanne comme ceux de Gertrude ont été forcés) ; une atteinte à la nature (le couvent modifie la nature des hommes : celui qui reste bon dans ces couvents n'est que l'exception de la règle) ; une atteinte à la raison (l'institution judiciaire, par le biais du procès, ne lui accorde pas la possibilité d'annuler ses vœux).

Clairement, c'est donc toute la société qui est coupable : les parents, l'institution ecclésiastique ainsi que l'institution judiciaire qui bafouent la nature, la liberté et la raison tandis que la victime n'est qu'une et que il s'agit d'une victime totale puisque rien ne peut lui être reproché alors qu'elle est totalement condamnée : sa foi en Dieu et en l'homme -celui de l'Ancien Régime - est vaine.

FERMO E LUCIA

Par la mise en abyme que constituent les chapitres dédiés à « La monaca di Monza », Manzoni, jeune catholique converti, a-t-il voulu répondre à ceux qui accusaient les couvents de tous les maux ? Cela est probable. Quoi qu'il en soit, il reste néanmoins légitime de replacer cet épisode au sein du débat sur les couvents qu'il s'agisse ou non d'une réponse directe à Diderot. Par ailleurs, n'oublions pas que Manzoni a fait partie des deux mondes : sa jeunesse fut bercée par la philosophie des Lumières tandis que sa maturité s'est révélée à travers ce catholicisme qu'il formule avec vigueur dans son traité sur la morale catholique.  

- Il est rappelé que sera évoqué tout d'abord le cas de la Geltrude de Fermo e Lucia puis celui de la Gertrude de I promessi sposi -

La première remarque qu'il est possible de formuler en observant l'œuvre de Manzoni par rapport à celle de Diderot c'est que Manzoni, ne s'en prend en rien à l'Église ou l'institution conventuelle. En effet, pour Geltrude le couvent fut le lieu du péché ; à l'inverse, pour celui qui allait devenir Fra' Cristoforo, il fut le lieu de sa rédemption. Pour Manzoni, le couvent n'est pas ce lieu - comme pour Diderot - où les hommes deviennent des bêtes du fait de leur claustration. Dans cette affaire de vœux forcés, il est à remarquer que les dignitaires ecclésiastiques - que ce soient l'abbesse ou l'examinateur - n'ont eu aucune attitude répréhensible même si Manzoni explique honnêtement que le cas de Geltrude ne leur était pas indifférent car le couvent trouvait en elle une protection et un pouvoir conséquents étant donné la situation du père et de cette famille :

« Il lettore non avrà forse dimenticato che la famiglia onde usciva Geltrude era molto potente, e che questa era la cagione principale per cui ella era tanto desiderata nel monastero. In fatti il monastero aveva acquistato nel marchese Matteo un protettore dichiarato il quale risguardava ormai come parte del suo onore l'onore del luogo dove si trovava una sua figlia. » [Fermo e Lucia, II, IV]

On peut  accuser l'examinateur de manque de zèle, mais sûrement pas de mauvaise foi ou de complicité même tacite, bien au contraire puisque Geltrude s'applique à le convaincre de sa bonne foi.

« Queste parole furon porte con l'apparenza della più ferma persuasione ; » [Fermo e Lucia, II, IV]

Et, Manzoni va même jusqu'à le disculper :

« Del resto noi siamo ben lontani dal dare l'unica colpa, e nemmeno la primaria della riuscita dell'esame all'ingegno corrivo del buon uomo. » [Fermo e Lucia, II, IV]

Enfin, s'agissant des dérives de Geltrude, Manzoni ne rend pas le couvent responsable : c'est bien elle qui ne sait pas résister, par un caractère trop enclin à la passion et à l'orgueil. Et, sur ce point Manzoni est très clair : ce lieu qu'est le couvent ne peut en aucun cas être le déclencheur de passions ou de déraison. Au contraire, si elle avait su l'accepter, ce lieu aurait pu et dû être celui de son salut mais, il n'en fut rien par sa faute :

« [...] continuava ad opporre nel suo cuore un ostacolo ai rimedj e alle consolazioni che la religione avrebbe date alla sua sciagurata condizione : e questo ostacolo erano le consolazioni ch'ella andava cercando altrove, e particolarmente nelle cose che potevano lusingare il suo orgoglio. » [Fermo e Lucia, II, IV]

L'Église est même un rempart au mal et à la faiblesse : l'examinateur, loin d'être un cerbère, gardien des enfers conventuels, s'avère être une personne bonne et prête à aider Geltrude si elle avait su recourir à elle, si elle avait eu moins d'orgueil (lors de l'examen, ce sont son orgueil et son honneur qui lui interdisent de parler du page). L'Église protège également ces enfants de l'abus de pouvoir de leurs parents :

« tiene obbligo di avvertire i parenti che se mai essi forzassero la volontà della figlia incorrerebbero la scomunica... » [Fermo e Lucia, II, III]

L'institution n'est donc pas corruptrice de la nature humaine mais bien protectrice de celle-ci. C'est dans son sillage et dans son message que l'homme peut se protéger.

En ce qui concerne la nature, la raison et la liberté, Manzoni est bien différent de Diderot : l'inclination naturelle de Geltrude est bien le monde et l'amour mais il faut bien reconnaître que Manzoni ne lui donne que guère de poids puisque l'idylle qu'elle avait faire naître avec un page de son père ne peut être, à la lumière du texte de Manzoni, une justification suffisante pour ne pas prononcer ses vœux. Cette passion lui nuit plus qu'elle ne la sert surtout après la digression sur l'amour dans les romans que Manzoni opère au début du chapitre IX.

Ce qui fut raison pour Suzanne n'est ici qu'orgueil et honneur pour Geltrude : en effet, Suzanne était mue par cette raison qui lui commandait de ne pas accepter cet état contre nature et qui opprimait sa liberté tandis que Geltrude, par son éducation, n'avait qu'orgueil et honneur à sa disposition : son acceptation du voile est dû à l'orgueil et à la crainte du déshonneur et c'est justement cela qui la condamne car :

« [...] i parenti di Geltrude l'avevano educata all'orgoglio, a quel sentimento cioè che chiude i primi aditi del cuore ad ogni sentimento cristiano, e gli apre a tutte le passioni. » [Fermo e Lucia, II, II]

Ainsi, s'il apparaît clairement que la situation tragique dans laquelle se trouve Geltrude n'est due en aucune manière à l'Église ou à la religion puisque, bien plus qu'un danger pour cette jeune fille, elle aurait dû, si son cœur lui avait été plus ouvert, être son secours ; cela ne veut pas dire que la faute revînt en totalité sur cette jeune fille apparemment trop faible. En effet, ses faiblesse sont dues, pour bonne part, à son éducation.

C'est sur le problème des parents, de l'éducation qu'elle a reçue et des carences de toute une société que Diderot et Manzoni sont les plus semblables. Le rôle des parents est déterminant dans cette histoire à plusieurs niveaux : son destin était scellé bien avant sa naissance, son éducation a été fondée sur la culture de l'orgueil, de l'intérêt et de l'honneur. Dans ces conditions, il était très difficile à Geltrude de pouvoir s'affirmer autrement qu'elle ne le fit puisque les armes qu'on lui avait données pour affronter la vie ne pouvaient que lui porter préjudice : elle apparaît ainsi, à la manière des Lumières, comme une victime du système établi et de l'incurie de ceux qui doivent l'éduquer ; une victime des temps.

« una figlia nata in tali circostanze [...] il chiostro non lo poteva fuggire. » [Fermo e Lucia, II, II]

Par ailleurs, la famille entière met tout en œuvre pour que Geltrude vive comme un fait inéluctable le fait de devenir religieuse au point que cela devienne pour elle « una idea innata », que ce soit à la fois dans les mots ou dans les gestes. Quoi qu'il en soit, l'éducation qu'elle reçoit n'est pas destinée à en faire une bonne chrétienne mais un outil au service de la famille ! Enfin, il faut reconnaître que Manzoni accorde ce que l'on pourrait appeler des circonstances atténuantes à Geltrude en reconnaissant que l'éducation qu'elle avait reçue ne pouvait pas lui donner la capacité de réagir et de passer cet âge critique de l'adolescence :

« Or basti il direche nella prima metà del secolo decimosettimo non uscì ch'io sappia in Milano un libro, non dico insigne di pensiero, ma scritto grammaticalmente : dimodoché dalla ignoranza universale si può francamente supporre che alla giovani di quel tempo non si sarà comunicato nemmeno ciò che v'è di più chiaro, di più certo, di meglio digerito nelle cognizioni umane, la storia romana. » [Fermo e Lucia, II, II]

Il précise même que c'est cette éducation qui est à l'origine des troubles de Geltrude et de ses envies de se réfugier dans ses passions. Dans ces conditions, il est moins aisé de déterminer la part de responsabilité objective de Geltrude. En effet, dans La religieuse, sœur Suzanne est une victime sans réserves, mais Geltrude demeure responsable de qui s'est passé pour Manzoni ; elle aurait pu avoir une autre existence dans ce couvent :

« Con quest'ajuto [la religione cristiana] Geltrude a malgrado della perfidia altrui, e dei suoi errori d'ogni genere avrebbe potuto divenire una monaca santa e concenta : e [...] l'età in cui ella visse ha dato esempi [...] di donne che strascinate al chiostro con l'arte e con la forza, e dopo d'essersi per alcun tempo dibattute come vittime sotto la scure, vi trovarono la rassegnazione e la pace ; » [Fermo e Lucia, II, IV]

Ainsi, Manzoni invoque une faute largement partagée : des ecclésiastiques qui auraient dû mettre à jour cette vocation forcée et qui aurait dû donner à cette jeune femme les outils nécessaires pour aborder sereinement la vie ; des parents qui n'auraient pas dû forcer Geltrude et qui lui ont transmis dans son éducation des valeurs qui ne pouvaient que nuire à son avenir ; mais aussi et surtout Geltrude qui n'a pas su chercher Dieu et sa consolation.

I PROMESSI SPOSI

En ce qui concerne plus particulièrement le cas de Gertrude cette fois, Manzoni adopte une attitude légèrement différente dans I promessi sposi : si le rôle et l'importance de l'Église ainsi que la responsabilité des parents restent les mêmes, la réécriture de cette histoire fait l'économie de certaines diatribes contre l'inculture et le rôle de l'éducation que Geltrude a reçue. Une d'entre elles est supprimée et, à la place, Manzoni explique (ce passage est commun à toutes les éditions) les dangers de l'âge critique de l'adolescence et de ses conséquences chez Ger/ltrude qui rentre dans un monde hors du réel où elle peut exprimer ses désirs impossibles. Dans Fermo e Lucia, Manzoni évoque les conditions qui permettent aux jeunes filles de sortir indemnes de cet « âge critique » : si Geltrude périt c'est donc par la fautes des gens qui l'entourent et qui ne lui donnent pas les outils nécessaires. Dans I Promessi Sposi les choses sont différentes : rien ne vient l'excuser, ce passage est supprimé. Ce qui suit ne vient pas alléger la responsabilité de Gertrude car cette religion faite d'orgueil n'est pas seulement celle qu'elle a reçue mais est aussi celle qu'elle s'est donné.

"Ma la religione, come l'avevano insegnata alla nostra poveretta, e come essa l'aveva ricevuta, non bandiva l'orgoglio, anzi lo santificava e lo proponeva come un mezzo per ottenere una felicità terrena." [I promessi sposi, IX]

La portée est donc bien différente puisque tout, ou presque, excuse l'attitude de Geltrude alors que rien ne vient au secours de Gertrude.

Ainsi, Fermo e Lucia semble être à la charnière entre les deux âges de Manzoni, entre celui des Lumières et celui du catholicisme militant : si les temps ont pu jouer un rôle déterminant dans la déchéance de cette femme à l'époque de Fermo e Lucia, il n'en est rien dans I promessi sposi. Nous n'avons ici qu'une femme coupable de ne pas avoir accueilli Dieu et son réconfort. On comprend davantage le soucis obsédant de réécriture de Manzoni. Il ne s'agit pas seulement d'atteindre cette langue tant recherchée, il s'agit aussi de clarifier un message idéologique. On est loin, ici, de la gentille histoire des fiancés séparés qui a souvent accompagné la réception de I promessi sposi dans les écoles. Au fond, Manzoni avait raison, peut-être n'a-t-il eu que « venticinque lettori »...

 

Pour citer cette ressource :

Damien Prévost, ""La Monaca di Monza" de «Fermo e Lucia» à «I promessi sposi» : la réponse d’un catholique à Diderot ", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), octobre 2009. Consulté le 29/03/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/litterature/periode-moderne/la-monaca-di-monza-de-fermo-e-lucia-a-i-promessi-sposi-la-reponse-d-un-catholique-a-diderot