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La trilogie animalière de Pau Miró

Par Marie Du Crest : Professeure, chroniqueuse
Publié par Christine Bini le 11/02/2015
Présentation de la trilogie animalière de Pau Miró.

Présentation

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Pau Miró naît à Barcelone en 1974. Il se forme d’abord en tant qu’acteur avant de devenir également dramaturge et auteur. Il fonde la compagnie Menudos. En 2000, il monte La poesia dels assassins. Plou a Barcelona («  il pleut à Barcelone ») sera son premier grand succès qui sera adapté d’ailleurs au cinéma. En 2008-09, il écrit la trilogie animale autour des pièces Buffles (2008), Lions  (2009) et Girafes (2009), récompensée par le prix de la critique du meilleur texte théâtral. Les œuvres de Pau Miró sont traduites et montées dans le monde entier. La trilogie, traduite en français a fait l’objet de lectures en mai 2013 au Troisième bureau Théâtre contemporain à Grenoble  et a été présentée au printemps des comédiens de Montpellier en juillet 2013.

En 2012/2013, il est auteur associé au Teatre Lliure de Barcelone et monte sa pièce Els jugadors .Il crée enfin sa dernière œuvre Un refugi indie lors de la Temporada alta.

La trilogie

Buffles - Le pouvoir des fables

Buffles, une fable urbaine, Pau Miró, 2008.

Traduit du catalan par Clarice Plasteig Dit Cassou 2013. Collection théâtre contemporain en traduction avec le soutien de la maison Antoine Vitez. Editions espaces 34. 65 p.

Comme souvent, les trilogies littéraires, musicales, théâtrales nous invitent à découvrir les œuvres à la fois comme uniques et chorales. L’œuvre de Pau Miró n’échappe pas à ces découvertes subtiles, à ce va-et-vient du sens. Buffles est le commencement. Le commencement de la fable urbaine, celle de l’incertitude entre la figure animale, promise par le titre et la figure humaine, que le premier mot «  Max » entérine. La voix qui nous parle, réunie aux autres personnages (« nous » p 11) se dit animale à la fin du premier moment du récit, p 12. : 

Les herbes et les branches qu’on mâchait

paraissaient plus dures,

les feuilles paraissaient plus amères aussi.

En vérité, l’écriture de Pau Miró va installer la pièce,  poétiquement dans cet «  entre-deux », à la différence du parti pris d’un fabuliste qui choisit un anthropomorphisme radical des personnages- animaux. Les lions rôdent ; la famille va paître (p 12). La vie de la famille  (les cinq enfants, Max l’enfant disparu, le père et la mère) nous fait franchir les frontières de l’animalité toujours par touches, comme si des images du monde animal, d’une savane lointaine et proche ne pouvaient que ressurgir par « flash », par l’introduction d’un vers libre.  (p 25 ou encore p 29) :

Dans le pré où, petits, nous passions tant d’après-midi : 

Au fond les montagnes aux cimes enneigées,

Dans la plaine entourée d’arbres touffus,

On mangeait cette couleur d’or 

D’une certaine manière, cette parole animale ne peut qu’exprimer l’ «  arrière-monde », ce sur quoi bute l’univers urbain, la vie dans la blanchisserie, lieu fondateur de la trilogie. Mais le monde animal est aussi une zone de violence, au bord de la rivière où éléphants, antilopes, buffles et oiseaux se croisent (p 41). Les lions et les buffles s’observent. La réalité toutefois transparait : la ville, ses supermarchés, la crise, le loto,  les machines à laver, le rideau de fer de la boutique, l’école, ou bien encore,  la guitare électrique du père (Fender)…  sont autant de contrepoints à la rêverie animale.

L’enjeu de ce monde « flottant » apparaît aussi dans sa polyphonie instable. La traductrice note qu’il s’agit bien là de voix indistinctes, sans nom, à l’exception de Max dont le prénom revient comme un fantôme. Les répliques conventionnelles laissent la place à des formes de strophes, à un système de retours à la ligne (p 23) ou à une prise de parole définie sur le mode du récit :

Papa a dit :

-Un lion a emporté votre mère...

A plusieurs reprises, le texte cependant revient au principe de l’échange de la conversation (p 43) malgré l’absence de la didascalie du nom de personnage :

-C’est par là ?

-Oui

-Comment tu le sais ?

-Par ici ça coupe…

En fait, le personnage théâtral devient narrateur ou récitant plutôt qu’instance du dialogue. Les pronoms personnels permettent seuls d’identifier la voix principale comme étant un membre de la fratrie, qui dit « papa », «  maman », et comme une voix féminine (« quand je serai mère » ). Que raconte cette voix ? Les disparitions successives, mystérieuses (sont-ce bien les lions les coupables ?) et nocturnes de Max,  le frère (p. 11), de la mère (p. 23) et enfin celle du père (p. 52). Avec l’argent gagné au loto, après la disparition du petit Max idéalisé, dessinateur juvénile, la famille investit dans une blanchisserie qui périclitera, (p 13). Le père se réfugie dans son atelier. Il faut survivre à l’absence de l’enfant. La mère, croyante va à la messe.

Le texte se fait, par ailleurs,  conte des peurs ancestrales, des monstruosités sanglantes. La voix de la narratrice nous révèle p. 50 qu’elle a trouvé dans un tiroir de l’atelier paternel :

C’est une chemise de petit enfant, tachée de sang.

La chemise que Max portait le jour où il a disparu, la nuit où un lion l’a…

La disparition du père plonge la fratrie dans l’incertitude de la vie. La grande sœur s’en va puis la petite. Les frères se battent, la haine s’installe. Et la blanchisserie est vendue. La vie en vérité n’est qu’une affaire de survie, de choix pour survivre. Les buffles doivent pactiser avec les lions.

En somme, Pau Miró ne cherche pas à « instruire » son lecteur, son spectateur comme l’aurait fait un classique par le biais de la fable qui fait parler les animaux. Il superpose subtilement la société humaine et la sauvagerie, miroir qui renvoie ces deux images en somme consubstantielles et trouve ainsi un chemin nouveau, un pouvoir de la fable personnel dédié au théâtre, peut-être comme un écho ancien à Rhinocéros de Ionesco.

Lions - Le Revenant

Lions, Pau Miró, traduit du catalan par Clarice Plasteig dit Cassou. Editions Espaces 34. 2013. 127 pages.

Lions  est une pièce « d’après ». Elle succède à Buffles et précède le dernier volet de la trilogie animale, Girafes. Le texte renvoie aux évènements évoqués dans la pièce précédente ; p 51, la mère dit dans une réplique :

Il y a quelques années on a gagné au loto. Pas énormément d’argent, mais quand même une belle somme.

Trois semaines plus tard mon … mon fils, mon petit… est mort.

L’action se déroule « dix ans plus tard. » (p 86). Cinq personnages dont trois figuraient déjà dans Buffles (la mère, le père et la fille) se retrouvent dans cette ville sans nom, dans le décor de la blanchisserie, de l’atelier du père. Et Miró de mettre en avant par une didascalie inaugurale la structure temporelle de cet opus 2 de sa trilogie (p. 8)

EPOQUE ACTUELLE

Les deux nouveaux protagonistes sont le jeune homme, David et le commissaire du quartier, Lopez. Le texte s’étoffe en nombre de pages, et semble s’élaborer selon une dramaturgie plus «  régulière ». L’unité de temps se bâtit sur la succession entre I et II, grâce au passage de la nuit au lendemain matin. Les personnages très identifiables sont associés à un dialogue alors que dans Buffles, des blocs narratifs faisait avancer l’intrigue. Lions pourrait être considérée comme une pièce policière ; en tout cas elle présente les ingrédients du genre : un cadavre, celui de Vincent le dealer ; une arme blanche (un couteau) ; un enquêteur (Lopez) ; un suspect, David ; des alibis ; une fausse piste et surtout un dialogue – interrogatoire, un questionnement lent. La fable animale, quant à  elle,  a quasiment disparu. Elle n’est plus désignée dans le titre de la pièce. Les animaux traversent l’espace textuel comme des ombres, des silhouettes. David a un chien au nom très humain, évoquant un titre du groupe américain Yo la tengo : Mr Ameche (plays the stranger) qui parle une fois à son maître. Un zèbre se noie dans une piscine de zone résidentielle. A la fin de la pièce, dans un long passage de didascalies, une phrase fait surgir l’animal–titre : «  Le jeune homme voit passer un lion ». Pourtant tout autour, la ville s’étend avec ses quartiers glauques, ses rues sombres, le trafic de shit, les prostituées. Plus loin, des pavillons avec leurs piscines. Mais par-delà ce décor urbain tangible, Miró introduit dans son texte des fantômes. Ainsi le jeune homme qui pénètre dans la blanchisserie au début de la pièce et s’en va à la fin (p 126) est-il peut-être un re/venant, Max, l’enfant disparu de Buffles. A plusieurs reprises, la fille dit et redit :

 La première chose que je me suis dite…

Silence

C’est que c’est Max (p 96)

Tu ressembles à mon frère

Tu lui rappelles Max

Mais tu lui rappelles Max (elle parle de sa mère) et à moi aussi. (p 121)

Un chien aboie au moment du départ du jeune homme. Il s’agit sans doute d’une « apparition » du chien mort de David. La chemise ensanglantée du petit enfant Max, objet du tragique dans Buffles : c’est une petite chemise de petit enfant, tâchée de sang «  (p. 50) devient la chemise que le jeune homme donne à laver à la jeune Sara, la jeune fille à l’ouverture de Lionsdans la même blanchisserie. Le jeune homme (p 43) dit «  Cette chemise… » comme si cette dernière était chargée d’un mystère inquiétant. Le langage lui-même dans l’ensemble de la pièce est comme « gelé » par le retour régulier de la didascalie, silence, dernier mot du texte avant le noir. Assez souvent en effet,  les répliques sont entourées par cette indication. Le silence en dit plus que la parole qui jamais ne peut véritablement déborder, atteindre un sens. A la fin de la pièce, nous n’apprendrons rien sur l’identité du coupable, sur la personnalité profonde de David, sur les véritables sentiments de Sara. Les répliques d’ailleurs entre personnages sont courtes à l’exception d’une tirade du jeune homme (p. 115) qui en fait, fonctionne sur le mode du récit de théâtre au passé, décrivant la nuit du meurtre de Vincent, le dealer comme si le présent de ces cinq personnages n’existait pas réellement. Miró semble condamné à revenir en arrière avec Girafes, condamné à retourner dans le temps « d’avant ».

La pièce Lions a été créée en Espagne dans le cadre du festival T6 / Teatro nacional de Catalunya  en 2008.

Le texte de Miró a fait l’objet de diverses lectures et mises en espace en France, notamment au théâtre du Rond-point, au Théâtre Ouvert, dans le cadre des Nouvelles dramaturgies catalanes en 2011, au Printemps des Comédiens de Montpellier en juillet 2013, à la maison Antoine Vitez en Avignon, et à Regards croisés à Grenoble. La trilogie sera montée par Edouard Signolet, le cabinet vétérinaire, en 2014-5.

Girafes - Retour à Barcelone

Girafes est donc le dernier volet de la trilogie de Pau Miró, pièce écrite en 2009, à la suite de Buffles et Lions. Elle constitue en vérité, une fin paradoxale puisqu’elle marque un retour, un point originel : son action se déroule dans les années cinquante alors que l’œuvre précédente se situait à « l’époque actuelle » et que la première s’inscrivait dans une chronologie indéfinie. Il s’agit peut-être même d’une matrice, celle qui augure de la naissance de Max, l’enfant disparu des deux précédentes pièces. La femme s’entretient avec l’homme de cette naissance, p 69 :

FEMME - J’ai pensé à un nom pour notre enfant.

HOMME-Quel enfant ?

FEMME- Celui qui doit venir, celui qui viendra. Tu verras.

HOMME-A quel nom tu as pensé ?

FEMME –Max.

Le lieu de l’action, quant à lui constitue un effet de zoom avant, d’élargissement : Barcelone avec ses rues, ses avenues et principalement le quartier du Raval définissent un autre espace dramatique, plus vaste que le huis clos dans la blanchisserie de Buffles. La circulation des personnages se fait entre la terrasse sous le ciel, et l’appartement modeste du couple jusqu’à un cabaret clandestin des zones interlopes. La peinture « naturaliste » dans Girafes renvoie à un monde traditionnel, celui de l’Espagne franquiste : l’homme travaille à la menuiserie, sera victime d’un accident du travail, la femme, elle, demeure au foyer et convoite une machine à laver, espérant enfin une maternité.  Cette dernière écoute les émissions d’Elena Francis, animatrice radio de l’époque, connue pour ses émissions pour les femmes. Dans les pièces suivantes, cet ordre stable éclatera. Au fond, il y a deux sortes de gens, les normaux et ceux qui s’éloignent de ce quotidien sclérosé. L’homme ne dit-il pas à sa femme :

Je veux que tout soit normal. Quand je t’ai connue, tu étais jolie et normale.

Les trois autres personnages eux, chacun à sa manière, s’évadent, entrent dans le rêve et l’inconnu. La femme tout d’abord rêve sur les noms poétiques des machines à laver au début de la pièce, p 9 ; plus loin elle raconte son rêve au sous-locataire : la machine à laver lui dit quelque chose à l’oreille sans qu’elle puisse entendre ses propos Elle rêve encore à elle une seconde fois (p 87). Le frère de la femme est lui aussi un personne du monde onirique. Il a perdu la parole dans sa petite enfance et s’exprime dans un carnet qu’il a toujours avec lui. Son espace est celui de la terrasse, endroit qui le rapproche de la lune et de ses sortilèges, des divinités inconnues. Il est aussi le silence qui tisse la matière des trois pièces. Il finit par disparaîtred’ailleurs mystérieusement comme Max. Enfin le personnage du sous-locataire incarne les failles de la société : il est de par son nom même, un clandestin dont on ne sait pas grand-chose si ce n’est que la nuit venue, il hante, sous les traits d’Aurora, le club, « le poudrier ». Travestissement et mise en abyme du théâtre. Il est « la girafe ». Il écoute de la musique, attend le feu d’artifice. Il songe à Paris qui l’émerveille. Il y a chez lui quelque chose du hasard magique : un homme lui a offert un billet de loto dont le numéro sera gagnant. La famille de Buffles avait elle aussi grâce au loto pu acquérir la blanchisserie. L’auteur ne croit pas à la logique du monde mais à ses zones obscures, à ces choses que nous ne parvenons pas à comprendre, à l’obscurité dans laquelle est plongé le plateau à la fin de la pièce ou mieux encore à l’entrée poétique au tout début du texte, «  des girafes qui se déplacent avec grâce sur la scène. »

Girafes a été créée en 2009 au festival Grec et la trilogie sera présentée en France en 2015/6 dans une mise en scène d’Edouard Signolet dans une production du Cabaret Vétérinaire.

 

Pour citer cette ressource :

Marie Du Crest, "La trilogie animalière de Pau Miró", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), février 2015. Consulté le 19/03/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/espagnol/arts/theatre/theatre-contemporain/pau-miro