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Florence à l’époque de Dante

Par Elise Leclerc : Maîtresse de Conférences - Université Grenoble Alpes
Publié par Alison Carton-Kozak le 10/06/2021

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À quoi ressemblait Florence à l’époque de Dante Alighieri (1265-1321) ? Cette contribution brosse, à gros traits, le portrait de la cité dans lequel le poète grandit et s’impliqua, avant son exil : une ville en plein essor qui abrite une société en effervescence, et sur laquelle le poète porte un jugement sévère.

Domenico di Michelino, Dante con in mano la Divina Commedia, Firenze, Santa Maria del Fiore, 1465
Source : Wikimedia

 

Introduction

Il y a 700 ans, le poète Dante Alighieri mourait à Ravenne, loin de la ville de Florence où il était né en 1265 ((Cette contribution est un remaniement de la conférence proposée aux adhérentes et aux adhérents de la Société Dante Alighieri de Chambéry en mars 2021. Pour de plus amples informations concernant la vie du poète, voir les nombreuses biographies sorties à l’occasion du 700e anniversaire de sa mort, parmi lesquelles (en français) : BARBERO, Alessandro, Dante, trad. S. Royère, Paris, Flammarion, 2021 ; BRILLI Elisa, MILANI Giuliano, Dante. Des vies nouvelles, Paris, Fayard, 2021.)). C’est sur cette cité, dans laquelle il a grandi et s’est impliqué avant d’en être exilé, que portera cette contribution : à quoi ressemblait Florence à l’époque de Dante Alighieri ?

Nous verrons que Florence est alors en plein essor économique et démographique, ce qui se traduit physiquement sur la ville. Or cette effervescence s’accompagne de bouleversements sociaux et politiques qui laissent aussi leur empreinte sur la cité. Enfin, nous évoquerons brièvement la Florence de Dante, c’est-à-dire la façon dont il représente sa cité natale dans son œuvre et dans la Commedia en particulier. 

1. Une ville en plein essor

Dans le panorama occidental, l’Italie du XIIIe siècle se présente (avec les Flandres) comme une réalité exceptionnellement urbaine pour l’époque. Le développement des villes italiennes est lié notamment à la position de la Péninsule sur le réseau des voies commerciales qui reliaient Orient et Occident. La croissance démographique et économique du Nord de la Péninsule avait été très forte au cours du XIe siècle, donnant naissance à de nouvelles villes : en 1250, le réseau urbain de l’Europe préindustrielle est ainsi déjà quasiment constitué.


Doc. 1 - Les Cités-États de l’Italie du Nord en 1200 (Cameron, 1993)
cit. in J. Brasseul, Les villes et l’apparition du capitalisme, A. Bailly, J.-M. Huriot (éd.), Villes et croissance. Théorie, modèles, perspectives, Paris, Anthropos, 1999, chap. 2.

Habiter en ville n’était cependant pas la norme pour les gens de l’époque : entre 70 et 90% de la population vivait alors à la campagne, et l’actuelle Europe comptait au total entre 60 et 70 villes de plus de 10 000 habitants. Véritable métropole pour l’époque, Paris comptait plus de 100 000 habitants, tandis que Gand en Flandres, et 4 villes italiennes en comptaient plus de 50 000 : Milan, Naples, Venise, et Florence. A la fin du XIIIe siècle, Milan, Venise et Florence dépassaient à leur tour les 100 000 habitants.    

À l’époque, habiter en ville, cela signifie avoir accès à intervalles réguliers à un marché où s’approvisionner en vivres, qui sont acheminés le long des voies commerciales et des voies de communication sur lesquelles se situe la ville. Cela signifie surtout bénéficier de la protection de murailles, qui définissent l’espace urbain, comme on le voit par exemple sur la fresque d’Ambrogio Lorenzetti, où la muraille marque une frontière nette entre ce qui est dans la ville et ce qui est hors de la ville ((Pour une analyse de la fresque de Lorenzetti, en lien avec le contexte historique siennois, voir BOUCHERON, Patrick, Conjurer la peur. Sienne 1338. Essai sur la force politique des images, Paris, Seuil, 2013.)).


Doc. 2 - Ambrogio Lorenzetti, Effetti del buon governo, Siena, Palazzo comunale (1338 circa).

Vivre en ville, c’est aussi pouvoir exercer des activités variées en disposant d’une clientèle, locale ou de passage, suffisante, quand on est artisan, marchand, notaire ou juriste par exemple, ou bien avoir à portée de main ces professionnels, sans dépendre des marchands itinérants pour l’artisanat (comme c’était beaucoup le cas dans les campagnes). En ville, un évêque est là pour organiser la vie spirituelle des habitants, et gère aussi les écoles religieuses, qui perdurent tandis que se développent progressivement les Universités, en ville toujours. Tout ce petit monde, auquel il convient d’ajouter des figures plus marginales comme les employé.es peu ou pas qualifié.es des artisans, les jongleurs ou encore les prostitué.es, se côtoyaient à l’intérieur des murailles. Tout le monde peut entrer en ville, en payant un écot : au cours du XIIIe siècle, de nombreux habitants du contado de Florence (à savoir l’arrière-pays qui dépend militairement et administrativement de la ville qu’il approvisionne en nourriture) vinrent ainsi habiter en ville, espérant y trouver un travail ou tout simplement y vivre mieux ((Sur ce phénomène, voir QUERTIER, Cédric, CHILÀ, Roxane, PLUCHOT, Nicolas (dir.). Arriver en ville : Les migrants en milieu urbain au Moyen Âge. Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions de la Sorbonne, 2013 (généré le 05 juin 2021). Disponible sur Internet : http://books.openedition.org/psorbonne/26615. ISBN : 9791035101572)).

Ce phénomène d’immigration massive en provenance de l’arrière-pays accélère fortement la croissance de la ville, sur le plan démographique d’abord, et physique ensuite, car la ville ne pouvait tout simplement plus abriter tous ses habitants à l’intérieur de ses murailles. Cette croissance se fait par à-coups : le nombre d’habitants augmente, les gens s’entassent à l’intérieur des murailles, on construit toujours plus haut, de bric et de broc, jusqu’au jour où, face à cet entassement (qui a des effets délétères aussi sur la salubrité de la ville), les autorités décident de financer la réalisation d’un cercle de murailles plus grand, en mesure d’accueillir tous les habitants.


Doc. 3 - Giorgio Cricco, Francesco Paolo Di Teodoro, Itinerario nell’arte,
11 Il Romanico. L’arte nell’età dei Comuni, Bologna, Zanichelli, 2010, p. 30.

Comme les cercles de croissance que l’on peut voir sur un tronc coupé, on peut observer d’en haut la croissance démographique de la ville, au gré des agrandissements successifs de l’enceinte des murailles. Les premières enceintes datent de l’époque romaine et du Haut Moyen Âge. En bleu, l’enceinte que Dante appelle la cerchia antica, l’enceinte ancienne, qui remonte à 1078 et peut accueillir jusqu’à 20 000 habitants sur ses 37 hectares (Delumeau et Heullant-Donat, 2002, 85). Ces murailles étaient percées de petites et de grandes portes, qui permettaient de défendre et règlementer l’accès à la cité. Au fur et à mesure qu’on agrandissait la ville, ces portes étaient absorbées dans des constructions.


Doc. 4 - Filippino Lippi, La porta San Frediano (particolare della Pala Nerli), Firenze, fine XV.
Source : Wikimedia

Un siècle plus tard, entre 1173 et 1175, une nouvelle enceinte fut construite, pouvant accueillir jusqu’à 30 000 habitants, avant d’être étendue en certains endroits vers le milieu du XIIIe siècle, notamment Oltrarno, pour parvenir à une surface de 97 hectares (deux fois et demie plus grande donc qu’à l’époque romaine). Or à la fin du XIIIe siècle, à l’époque de Dante précisément, d’après les chroniqueurs, Florence aurait compté entre 80 000 et 100 000 habitants (entre quatre et cinq fois plus qu’à l’époque romaine) : on imagine aisément l’entassement et la promiscuité que cela sous-entend, une promiscuité qu’a mise en lumière Jacques Rossiaud (1981, 164-165) :

Habiter en ville si l’on est pauvre, c’est tout d’abord occuper à deux ou trois une chambre haute, une tanière aveugle ou un galetas dans une arrière-cour ; se loger à la taverne si l’on a quelque argent ; disposer d’une ou de deux pièces si l’on est en ménage, mais toujours devoir partager avec d’autres l’usage d’un puits et d’une cuisine ; l’artisan certes loge dans sa propre maison, y a son feu, sa cave et son grenier, mais avec les valets et les apprentis. Il faut donc s’habituer – seule une minorité y échappe -, à vivre cerné par des voisins de conditions et de métiers fort divers. Être citadin c’est aussi, pour deux habitants sur trois, dépendre du marché totalement ou une partie de l’année, acheter son pain, son vin, son companage. C’est enfin, pour chacun, subir les inconvénients de l’emmuraillement ; manquer parfois d’eau potable car les puits sont pollués ; vivre dans l’excrémentiel parce qu’au long des années difficiles beaucoup de portes ont été murées, et les ordures qui s’amoncellent entretiennent infections et maladies endémiques. […] Dans ces espaces de rencontres et de foules, les contagions peuvent être aussi mentales : des mois et des années durant, à l’occasion d’un siège, d’une guerre ou d’une récurrence pesteuse, la cité se replie sur elle-même, sensible aux rumeurs, aux angoisses qui se propagent aussi vite que les maladies. “Effrois”, “émotions”, atrocités collectives procèdent souvent de ce complexe d’enfermement, de cette peur qui saisit la foule, d’ailleurs aussi prompte à exprimer sa joie ou sa douleur à l’annonce d’une paix ou à la mort d’un roi. Condition préalable de toute culture urbaine : apprendre à vivre dans la promiscuité, et d’abord affronter des étrangers à ses coutumes et à sa langue. 

Pour pallier cette promiscuité et ses effets délétères sur les habitants de la cité, une nouvelle extension de l’enceinte fortifiée de la ville fut donc décidée en 1284 (Dante avait alors 19 ans). Cette enceinte de 630 hectares (soit plus de 6 fois l’enceinte précédente !) est un projet ambitieux dont le chantier ne s’acheva qu’en 1333, bien après le décès du poète. La Florence de la jeunesse de Dante est donc une cité engagée dans un chantier pharaonique pour répondre à sa croissance démographique.

A l’intérieur des murailles, Florence était divisée en unités plus petites, chargées d’organiser la défense des portes de la ville. Jusqu’en 1173, c’est-à-dire jusqu’à la construction de la première enceinte communale, la ville était divisée en quatre, donc en quartiers.


Doc. 5 - Gli antichi quartieri di Firenze,
in D. Iacopini et al., I quartieri di Firenze. Problematiche e meccanismi correlati alla ripartizione interna di un territorio comunale, 2013, p. 5.

De 1173 à 1343, c’est-à-dire aussi à l’époque de Dante, la ville fut subdivisée en six (en sextiers, donc) : San Piero a Scheraggio, Borgo, San Pancrazio, Duomo, Porta San Piero, Oltrarno.


Doc. 6 - Gli antichi sestieri di Firenze, ibid., p. 8.

La demeure des Alighieri était située dans la partie ancienne de la ville, le long de la portion Est de la cerchia anticha (l’enceinte de 1078), devenue en 1173 le sextier de Porta San Piero (ou San Piero Maggiore), non loin de la limite avec le sextier de San Pier Scheraggio. Cette demeure a été restaurée et est aujourd’hui devenue un musée à la gloire du poète, que l’on peut visiter. La placette qui se trouve devant la demeure n’est pas d’époque, mais résulte de travaux postérieurs.


Doc. 7- Casa di Dante (via Santa Margherita 1)

A partir de 1343, la ville fut de nouveau divisée en quartiers pour tenter de mieux équilibrer le poids démographique, économique et fiscal des différentes entités.

Doc. 8 – I “nuovi” quartieri storici di Firenze, in D. Iacopini et al., I quartieri di Firenze. cit., p. 11.

D’une muraille à l’autre, donc, Florence affiche sa croissance, de même qu’elle affiche triomphalement son épanouissement économique, en décidant en 1252 de battre monnaie, donnant naissance au florin d’or, où l’on reconnaît Jean Baptiste, saint patron de la ville, et le lys de Florence.


Doc. 9 – Le florin d’or.
Source : monetedivalore

Cette monnaie reflète le poids économique de la cité dans la région, mais c’est aussi un signe fort politiquement, dans la mesure où battre monnaie était à l’origine une prérogative du pouvoir souverain (tout comme le fait de construire des murailles, du reste) : cette décision traduit donc aussi l’autonomie que la Commune de Florence a gagnée au fil des siècles vis-à-vis du pouvoir impérial, bien qu’elle continue à faire partie de la Marche de Toscane et donc du Royaume d’Italie, qui est une composante du Saint Empire.

A l’époque de Dante, Florence est donc une ville en pleine croissance, à la fois sur le plan démographique, sur le plan économique et sur le plan physique. Une ville qui fourmille littéralement d’habitants et d’activité, à tel point que l’on peut parfois s’y sentir à l’étroit, oppressé face à l’afflux constant de personnes attirées par cette croissance ; mais aussi une ville en chantier, pour répondre à ces nouveaux besoins, une ville dont la perpétuelle métamorphose physique reflète celle de sa société.

2. Une société en effervescence

Depuis le début du XIIIe siècle, la cité de Florence a connu plusieurs bouleversements sur le plan social et institutionnel ((Sur le fonctionnement de Florence et son évolution entre Moyen Âge et Renaissance, voir notamment NAJEMY, John M., A History of Florence, 1200-1575, Oxford, Blackwell, 2006 et, en français, DIACCIATI Silvia, FAINI Enrico, TANZINI Lorenzo, TOGNETTI Sergio, Comme un arbre en fleurs. Florence entre Moyen Âge et Renaissance, Grenoble, UGA Editions, 2019.)). Au moment où Dante naît, la Commune de Florence est gouvernée par un Podestat, qui est un officier extérieur à la ville (un aristocrate d’une cité voisine) et est chargé pendant un an de présider les tribunaux et conseils de la ville, et aussi de mener l’armée citadine. Les conseils de la ville réunissent un nombre variable de citoyens (c’est-à-dire d’habitants qui disposent de la citoyenneté de plein droit). Ce nombre va d’ailleurs croissant, comme le nombre de conseils, à Florence comme dans les autres Communes italiennes. Le principe de ces conseils est de représenter les différentes subdivisions administratives de la ville, mais aussi les différents groupes sociaux qui composent le paysage de la cité. En effet, tous les citadins ne se ressemblent pas, loin de là.

Les milites, que les Florentins appellent plutôt Grandi, sont des hommes issus de lignages nobles et puissants, qui combattaient à cheval dans l’armée et bénéficiaient à ce titre de privilèges, notamment fiscaux (Milani, 2018, 169). Ces lignages ont une identité forte, revendiquée par leurs membres (un ancêtre commun, un nom de famille, et souvent un emblème) et cette identité se traduit sur la physionomie de la ville. En effet, ces familles ont tendance à grouper leurs habitations dans une zone, autour d’une même cour, ce qui se traduit aujourd’hui encore dans la toponymie : les noms des rues de Florence conservent la mémoire de l’ancrage citadin des puissants lignages du Moyen Âge : la via dei Tosinghi fait ainsi référence au puissant lignage Della Tosa, dont les demeures étaient concentrées à cet endroit. Ces puissantes familles affichaient aussi leur ancrage dans la cité par la construction d’une tour, qui servait à la défense et à l’habitation (en plus d’être un élément architectural fortement symbolique bien-sûr…). Le bloc d’habitations ayant appartenu aux Donati présente ainsi encore aujourd’hui deux tours, dites de Corso Donati, du nom de l’un des principaux représentants de ce puissant lignage qui fut au cœur des luttes de factions de l’époque de Dante.


Doc. 10 - Torri di Corso Donati
Source : Wikimedia.

Ces tours pouvaient faire jusqu’à 76m de haut avant qu’une loi de 1258 réduise leur taille maximale à 29m, et il en reste un certain nombre, disséminées à Florence. Cette réalité architecturale communale n’est cependant pas propre à la cité du lys : Bologne ou San Gimignano, par exemple, sont elles aussi célèbres pour leurs tours.


Doc. 11- Torre dei Ricci
Source : Wikimedia.

La rivalité était naturellement forte entre ces lignages, qui se disputaient influence et ressources, mais c’est dans les années 1230-1240 qu’elle se cristallisa, à l’occasion du conflit opposant l’Empereur Frédéric II Hohenstaufen à la papauté. Étaient appelés Gibelins ceux qui soutenaient l’Empereur, tandis qu’on donnait le nom de Guelfes à ceux qui s’opposaient à l’Empereur et trouvaient en la papauté un allié privilégié ((Sur l’histoire de ce couple de termes, dont l’usage perdure dans la vie politique italienne bien au-delà de l’époque de Dante, voir : GENTILE, Marco (dir.), Guelfi e Ghibellini, Rome, Viella, 2005 (notamment l’introduction et la contribution de Rosa Maria DESSÌ, I nomi dei guelfi e ghibellini da Carlo I d’Angiò a Petrarca, aux p. 3-77).)). Cependant, la mort de Frédéric II en 1250 entraîna la désorganisation de la faction gibeline, et un relâchement très net du contrôle impérial sur la Toscane (qui se faisait par l’entremise de légats impériaux), ce qui ouvrit une brèche dans laquelle s’engouffra un autre acteur politique citadin, le Popolo.

Si Popolo veut dire littéralement Peuple, ce terme désigne non pas le petit peuple, ni la population de Florence en général, mais le groupe des citoyens de plein droit de la commune qui, contrairement aux milites qui combattent à cheval, combattent à pied, en compagnies armées organisées en fonction du lieu de résidence dans la cité. Ce groupe n’est pas homogène lui non plus, dans la mesure où il regroupe des citoyens sur la base du voisinage, mais aussi d’autres associations, comme les corporations de métiers (les Arti), plus ou moins prestigieuses et surtout plus ou moins organisées pour voir leurs intérêts représentés dans les instances de gouvernement de la cité. Ce qui fait l’unité de la structure politique qu’on appelle Popolo, c’est avant tout son programme, fondé sur son antagonisme avec les Grandi : les membres du Popolo veulent être représentés en tant que tels dans les conseils communaux ; ils veulent voir les privilèges des milites réduits ou abolis (et donc une meilleure répartition de l’impôt), ainsi que leur violence jugée endémique, liée à une culture de l’honneur qui accorde une place de choix aux vendette.

Le Popolo obtient en 1250 la création de plusieurs magistratures où ses intérêts peuvent être davantage représentés : le Capitaine du Popolo (qui vient flanquer le Podestat, traditionnellement noble, et défendre le Popolo sur le plan judiciaire notamment, en étant assisté de deux conseils restreints), les Anziani, et enfin un grand conseil de 400 citoyens. Une partie de l’actuel Palais du Bargello date de cette époque. L’édifice abritait le Capitaine de Popolo, puis également le Podestat et le Conseil des Anziani. Sur les murs, on peut admirer les armoiries de nombreux officiers qui se sont succédés au poste de Capitaine ou Podestat au fil des décennies et des siècles, car la coutume voulait que ces officiers puissent laisser cette trace de leur mandat sur l’édifice.


Doc. 12 - Cour intérieure du Palais du Bargello.
Source : Wikimedia

Le régime que les historiens appellent Primo Popolo dura 10 ans, et est donc un souvenir encore assez frais dans la mémoire citadine quand Dante grandit. C’est pendant le Primo Popolo que le florin d’or vit le jour, mais aussi que les tensions (au moins autant économiques que politiques) se cristallisèrent entre Florence et sa rivale toscane, Sienne, alliée traditionnelle de l’Empire. En 1260, la campagne militaire contre Sienne se solda par une défaite cuisante (car inattendue) de Florence, lors de la bataille de Montaperti (évoquée au chant XXXII de l’Enfer). Cela mit fin au régime du Primo Popolo et remit la faction gibeline sur le devant de la scène, pour 6 ans. Alors que le Primo Popolo avait cherché à se positionner à égale distance des deux factions guelfes et gibelines, les Gibelins au pouvoir entre 1260 et 1266 bannirent à tour de bras les familles guelfes florentines. Notons qu’il n’y a pas que des milites dans les rangs des Gibelins au pouvoir, il y a aussi des membres du Popolo, configuration qui traduit l’évolution permanente des équilibres socio-politiques de Florence.

Les Guelfes n’avaient cependant pas dit leur dernier mot : menés par Charles d’Anjou et avec le pape pour allié, ils l’emportent sur Manfred, fils illégitime de Frédéric II à Bénévent en 1266 (épisode évoqué au chant III du Purgatoire). Les équilibres de la Péninsule se trouvent alors de nouveaux renversés, ce qui aboutit après quelques mois marqués par des tractations et des pressions diverses à la fin de la domination des Gibelins sur Florence. De 1267 à 1280, ce sont les Guelfes qui dominent, avec les représailles anti-gibelines que cela implique, mais aussi quelques nouveautés institutionnelles. En effet, chaque régime modifie l’organisation communale, ajoutant ou abolissant des offices et des conseils, pour représenter au mieux les intérêts du groupe dominant.

C’est dans cette atmosphère que s’est déroulée l’enfance de Dante, qui est né, rappelons-le, en 1265. Au fil des années, le Popolo regagne cependant du terrain sur les milites guelfes et leurs alliés parmi les grands marchands, à la faveur notamment de conflits internes à l’élite citadine. Au gré de plusieurs ajustements institutionnels, s’ouvre la période que les historiens nomment parfois Secondo Popolo (1282-1295 environ) et qui correspond donc à la jeunesse de Dante (qui eut 30 ans en 1295). En 1282, une nouvelle magistrature, les Prieurs des Arts, est créée : entourée de conseils de taille variable (36 à 300 membres), elle devient le sommet de l’exécutif florentin et un emblème de la république florentine, puisqu’elle dura jusqu’à sa chute définitive en 1530. Toutefois son histoire, au début surtout, est marquée par des tâtonnements sur les modalités de recrutement des prieurs, instabilité institutionnelle que l’on peut interpréter comme un signe de la vitalité du régime républicain, ou bien, comme le fera Dante au chant VI du Purgatoire, comme le symptôme d’un mal plus profond. Pendant le Secondo Popolo, la politique expansionniste de Florence reprend, aux dépens des petits centres urbains voisins surtout. C’est ainsi que le jeune Dante combattit à Campaldino en 1289, contre les Gibelins arétins. Le Secondo Popolo marque aussi la cité de son empreinte, en décidant d’élargir la place située devant de Baptistère Saint Jean, dont les incrustations en marbre viennent d’être finies (1289), contrairement aux célèbres portes en bronze qui datent des années 1330.


Doc. 13 - Battistero San Giovanni
Source : Florence-Tourisme.com.

En 1294, on décide de construire le Palazzo Vecchio, chantier qui commença effectivement début 1299 pour s’achever en 1314.


Doc. 14 - Palazzo Vecchio
Source : Florence-Tourisme.com.

En 1296, commence en revanche la rénovation de la cathédrale Sainte-Réparate, qui deviendra la cathédrale Santa Maria del Fiore (inaugurée en 1436 et plus connue sous le nom de Duomo). 

Sur le plan de la politique intérieure, le Secondo Popolo met en œuvre son programme en élaborant un système de mesures visant à contrôler la violence des Grandi, ce qui passe par l’établissement de listes, par des cautions, jusqu’à la promulgation en 1293 des Ordonnances de Justice, une série de décrets qui interdit aux membres des lignages magnats recensés l’accès à certaines charges politiques (en leur interdisant d’être membres des Arts), prévoit un système de peines judiciaires ad hoc pour eux, et instaure un nouvel officier, le Gonfalonier de Justice, placé à la tête du conseil des Prieurs des Arts, afin de garantir leur application. En 1295, ces Ordonnances sont allégées, notamment au niveau des conditions d’inscription aux corporations de métier, mais elles resteront en vigueur, de même que le Gonfalonier de Justice, pendant plus d’un siècle ((Sur ces lignages et leur évolution dans les décennies qui suivirent, voir KLAPISCH-ZUBER, Christiane, Retour à la cité. Les magnats de Florence (1340-1440), Paris, EHESS, 2006.)).

C’est dans ce contexte que Dante commença sa vie politique, en 1295, en s’inscrivant à l’Arte dei Medici e Speziali (en vertu a priori des études qu’il a faites dans les écoles des couvents franciscains et dominicains de la ville, alors en pleine essor, et ce bien qu’il n’ait jamais exercé d’activité professionnelle à temps plein). Cela lui permet de siéger dans divers conseils communaux, puis d’accéder pour 2 mois, le 15 juin 1300, à la prestigieuse charge de Prieur des Arts. Le fait que les modalités d’élection des membres de ce conseil changent à chaque bimestre contribuait paradoxalement à renforcer les tensions et les logiques de blocs dans la cité. En effet, la rotation rapide des plus hautes charges était pensée pour éviter qu’une faction accapare le pouvoir, mais comme les modalités d’élection changeaient, ces factions s’organisaient pour s’assurer d’être représentées à chaque fois au Conseil des Prieurs (Milani, 2018, 175). Et ces tensions venaient s’ajouter aux rivalités sociales (entre lignages), économiques (au sein des corporations et entre elles) ou encore idéologiques (entre autres par rapport aux velléités de Boniface VIII d’annexer la Toscane aux états pontificaux) qui agitaient déjà la cité.

Alors que Florence était officiellement guelfe depuis 1267, ces rivalités donnèrent naissance, en se cristallisant, à la faction des Guelfes Noirs, proche du pape, et à la faction des Guelfes Blancs, hostiles au pape. Selon les bimestres, le Priorat pouvait être équilibré, ou bien pencher en faveur de l’une ou l’autre de ces factions, et le travail des Prieurs se trouvait compliqué à la fois par les remous internes à la cité (rixes, réunions secrètes, rumeurs de complots) et par des pressions extérieures. En 1300, le pape Boniface VIII envoya ainsi un cardinal dans la cité, qui devait aider les factions à faire la paix. Le cardinal ayant échoué, le pape insista pour que Florence accueille un nouveau "pacificateur" : Charles de Valois, accompagné de ses armées, théoriquement en route pour reprendre la Sicile aux Aragon. C’est dans ce contexte qu’une ambassade (à laquelle Dante participait) fut envoyée à Rome avec pour mission de détourner le pape de son intention. Mais entretemps, en novembre 1301, Charles et ses armées arrivèrent à Florence, renversant l’équilibre des forces au profit des Noirs, qui prirent le pouvoir et une série de mesure de représailles contre les Blancs, mais aussi contre certains Prieurs des bimestres précédents, dont le poète Dante Alighieri. Celui-ci fut condamné au bannissement en janvier 1302 pour baratteria (ce qu’on appellerait aujourd’hui corruption et détournement de fonds publics), accusation qui le hérissera toute sa vie, avant d’être condamné à mort par contumace en mars 1302 (car il ne rentra pas pour se disculper). L’expérience politique florentine de Dante prit alors fin, tandis que commençait son exil, qui dura jusqu’à sa mort. Pendant 19 ans, le poète fut ainsi condamné à suivre de loin l’évolution de sa patrie, bien qu’il continue à chercher à intervenir sur son destin par ses écrits, que ce soit par des Épîtres, par ses traités (comme le Convivio ou le De Monarchia), ou encore à travers la Divine Comédie, où abondent les références à Florence.

Florence est donc à l’époque de Dante une cité en pleine effervescence sur le plan social et politique également, pour le meilleur comme pour le pire. Une cité où les équilibres changent sans cesse, où les alliances se font et se défont en fonction des intérêts des différents groupes. Une Florence marquée par l’instabilité, donc, en raison de la configuration de la société florentine, mais aussi de dynamiques politiques extérieures à la cité, comme les rapports de force entre la papauté et ses alliés d’une part, et ce qu’il reste des forces impériales d’autre part. Une cité qui se bat et se débat face à ces convoitises, tout en continuant à croître et à s’embellir, au point qu’on venait de loin pour l’admirer, si l’on en croit le chroniqueur Dino Compagni, contemporain de Dante :

La detta città di Firenze è molto bene popolata e generativa per la buona aria; i cittadini bene costumati e le donne molto belle e adorne; i casamenti bellissimi, pieni di molte bisegnevoli arti, oltre all’altre città d’Italia. Per la qual cosa molti di lontani paesi la vengono ad vedere, non per necessità ma per bontà de’ mestieri e arti, e per bellezza e ornamento della città (1968, I, 1).

3. Le regard de Dante sur la Florence de son temps

Si l’on en croit Dante, au contraire, Florence serait en pleine déchéance. Philosophiquement, Dante conçoit la cité comme une forme d’organisation sociale utile pour l’homme, en tant qu’il est un "animal politique" (zoon politikon), c’est-à-dire un animal civil, fait pour vivre non pas isolé mais en communauté, avec ses semblables ((Aristote, Politique, I, 2, 1253a, 1-3 ; III, 6, 1278b, 19 ; Éthique, I, 5, 1097b, 11 ; II, ix, 9, 1169b, 18-19 ; sur la conception aristotélicienne de la cité (qui demeure un point de repère pour la pensée politique de Dante) voir VERGNIERES, Solange, 'La cité comme communauté naturelle', in Éthique et politique chez Aristote. Φύσις, ἦθος, νόμος, Ead. (dir.), Paris, PUF, 1995, p. 145-160.)). L’homme serait ainsi naturellement disposé à appartenir à une série de communautés concentriques, qui comprennent sa famille, son voisinage, sa ville, et en dernier lieu, la monarchie, entendue comme ensemble à vocation universelle. Dans les Épîtres de Dante, on peut voir que s’il reste, malgré l’exil, très attaché à son identité florentine, il émet toujours plus de réserves, finissant par se définir dans la dernière de ses épîtres qui nous soit parvenue (et pour autant qu’elle soit bien de lui), comme "florentin de naissance mais non de mœurs" (florentinus natione non moribus, XIII, 1) ((Sur la vexata quaestio de l’authenticité (nulle, partielle ou totale) de l’Épître à Cangrande della Scala (XIII), voir notamment CASADEI Alberto, Sull’autenticità dell’"Epistola a Cangrande", in C. Cattermole, C. de Aldama, C. Giordano (éds.), Ortodossia ed eterodossia in Dante Alighieri. Atti del convegno di Madrid (5-7 novembre 2012), Madrid, La Discreta, 2014, p. 803-830 ou, pour un point de vue divergent, BELLOMO, Saverio, "L’Epistola a Cangrande, dantesca per intero : « a rischio di procurarci un dispiacere»" in L’Alighieri (45) 2015, p. 5-20. Sur les autres Épîtres de Dante, voir MONTEFUSCO, Antonio, MILANI, Giuliano, Le lettere di Dante. Ambienti culturali, contesti storici e circolazione dei saperi, Berlin-Boston, De Gruyter, 2020, https://doi.org/10.1515/9783110590661.)). Au fil des années, Dante brosse un portrait toujours plus sombre de sa cité, la décrivant dans l’épître VII à l’Empereur Henri VII de Luxembourg comme une "hydre empestée" (hydram pestiferam, VII, [6], 20), monstre et animal pestilentiel à l’origine de la rébellion des villes toscanes, mal radical qu’il convient d’extirper. L’amour du poète pour sa cité natale se teinte ainsi d’une critique toujours plus acerbe, ce qui transparaît aussi dans la Divine Comédie, où Florence est représentée sous les traits de la "civitas diaboli", la cité du diable, comme l’a montré Elisa Brilli (2012).

Les chants VI des trois cantiche de la Divine Comédie partagent une thématique politique commune, mais la réflexion qui s’y déploie change progressivement d’échelle, au fil du voyage : au chant VI de l’Enfer, cette réflexion reste dans le périmètre florentin, et voit le glouton Ciacco brosser un portrait bien peu flatteur de Florence, qui fut aussi sa cité natale, avant de prophétiser des déboires liés à la lutte entre Guelfes Blancs et Guelfes Noirs (Enf. VI, 49-75) :

Ed elli a me : “La tua città, ch’è piena
d’invidia sì che già trabocca il sacco,
seco mi tenne in la vita serena.”
[…]  “Dopo lunga tencione
verranno al sangue, e la parte selvaggia
caccerà l'altra con molta offensione.
Poi appresso convien che questa caggia
infra tre soli, e che l'altra sormonti
con la forza di tal che testè piaggia.
Alte terrà lungo tempo le fronti,
tenendo l'altra sotto gravi pesi,
come che di ciò pianga o che n'aonti.
Giusti son due e non vi sono intesi ;
superbia, invidia e avarizia sono
le tre faville c'hanno i cuori accesi ”

Il s’agit d’une des "fausses prophéties" que contient la Comédie, c’est-à-dire des vers qui jouent sur le décalage entre le moment où Dante-personnage est supposé avoir fait son voyage dans l’au-delà (en 1300) et le moment où Dante-auteur prend la plume, plusieurs années plus tard ((Sur les périodes de rédaction de chacune des cantiche (objet de désaccord entre les spécialistes), voir notamment LEDDA Giuseppe, Leggere la Commedia, Bologne, Il Mulino, 2016, et, en faveur d’une rédaction commencée quelques années plus tard, INGLESE Giorgio, Vita di Dante. Una biografia possible, Rome, Carocci, 2018.)). Ce décalage permet au poète de raconter des faits déjà advenus en les présentant comme des prophéties faites par les âmes rencontrées dans l’au-delà, prophéties qu’on appelle post eventum ("après les faits") pour les distinguer des prophéties qui font référence à des événements encore à venir y compris au moment de l’écriture du chant. Dans ce passage, Dante-personnage, qui en 1300 est encore un citoyen florentin, reçoit du Florentin Ciacco l’annonce d’une catastrophe qui adviendra d’ici trois ans (tre soli, trois années solaires) à cause des luttes entre factions, selon lui nourries par l’orgueil, l’envie et la cupidité qui enflammeraient à l’époque les cœurs florentins, contrairement à un temps passé où de grands acteurs politiques comme Farinata degli Uberti, Jacopo Rusticucci ou même Mosca Lamberti, auraient été mus, malgré les conséquences désastreuses de leurs actes, par la volonté de bien faire, d’agir dans l’intérêt de leur patrie (v. 81).

Au chant VI du Purgatoire, on change d’échelle, pour embrasser l’ensemble de la Péninsule, dans le cadre d’une célèbre apostrophe dont une partie (v. 127-151), caractérisée par sa tonalité ironique, est réservée à Florence, sorte d’emblème de la déchéance qui touche ailleurs d’autres villes comme Pistoia, Pise ou Gênes (Enf. XXV, 10-12 ; Enf. XXXIII, 79-90 et 151-157) :

Fiorenza mia, ben puoi esser contenta
di questa digression che non ti tocca,
mercé del popol tuo che si argomenta.
Molti han giustizia in cuore, e tardi scocca
per non venir senza consiglio a l'arco ;
ma il popol tuo l'ha in sommo de la bocca.
Molti rifiutan lo comune incarco ;
ma il popol tuo solicito risponde
sanza chiamare e grida : “I' mi sobbarco !”
Or ti fa lieta, ché tu hai ben onde:
Tu ricca, tu con pace e tu con senno!
S’io dico ‘l ver, l’effetto nol nasconde.
Atene e Lacedemona, che fenno
l’antiche leggi e furon sì civili,
fecero al viver bene un picciol cenno
verso di te, che fai tanto sottili
provedimenti, ch’a mezzo novembre
non giugne quel che tu d’ottobre fili.
Quante volte, del tempo che rimembre,
legge, moneta, officio e costume
hai tu mutato, e rinovate membre!
E se ben ti ricordi e vedi lume,
vedrai te somigliante a quella inferma 
che non può trovar posa in su le piume,
ma col dar volta suo dolore scherma. 

Dans ce passage à la rhétorique très travaillée, le poète s’adresse directement à sa ville pour la féliciter (ironiquement) d’être une exception dans le panorama italien, grâce à l’organisation communale dont ses habitants se sont dotés, eux qui ont toujours la justice à la bouche (tandis que d’autres l’ont plutôt dans leur cœur) et s’empressent de se charger des affaires de la cité. Les faits démontrent l’inanité des motifs de réjouissance indiqués par la tournure antiphrastique du vers 137, dont le rythme ternaire est souligné par la répétition du pronom personnel "tu". De manière toujours profondément ironique, Florence est présentée comme une république encore plus raffinée qu’Athènes et Sparte, avec son organisation qui ne cesse de changer, supposément pour s’améliorer, bien sûr. L’énumération du v. 146 fait allusion aux changements intervenus au cours du XIIIe siècle en matière de lois, de monnaie, de mœurs et d’organisation communale que nous évoqués plus haut. En conclusion de ce portrait ironique, Dante invite sa cité à se regarder en face, et propose une comparaison peu flatteuse avec une vieille dame malade qui gît et geint sur son lit.

La critique portée au fonctionnement des institutions communales est donc virulente, mais elle ne doit pas être entendue comme une opposition au régime communal en soi, mais plutôt comme l’expression de la conviction que ce régime a été corrompu par l’attachement immodéré des êtres humains aux biens de ce monde. Or selon Dante, cette corruption est advenue aussi en raison des manquements des deux guides, spirituels et temporels, supposés empêcher les hommes de dévier du droit chemin, à savoir l’Église d’une part, et l’Empire d’autre part (sur lequel se porte le regard au chant VI du Paradis). Pour Dante, l’Église doit en effet guider les hommes vers le Salut et l’Empire faire régner l’ordre et la paix entre les hommes, leur permettant ainsi de se consacrer à la recherche du Salut. Cet ordre universel auquel le poète aspire est en contraste total avec la situation historique de la Florence de son temps, où les citoyens organisent et réorganisent sans cesse la vie en communauté et l’exercice de la justice en fonction des intérêts qui dominent à cet instant. Toutefois, cette situation est la seule que Dante ait jamais connue, dans les faits. La Florence idéale de Dante n’est donc pas une Florence historique, qu’il aurait connue et regretterait de façon passéiste, ni même une Florence qui appartiendrait à la mémoire citadine récente, mais une utopie qu’il projette sur passé lointain, sur la Florence de ses aïeux.

Au Paradis, et plus spécifiquement dans le triptyque formé par les chants XV à XVII, la Florence d’antan est mise en regard de la Florence de l’époque de Dante à l’occasion des échanges entre Dante-personnage et son aïeul Cacciaguida (qui aurait vécu entre la fin du XIe et le début du XIIe siècle). La Florence idéale d’antan est représentée au cœur du chant XV dans le discours de Cacciaguida comme une ville sobre et pudique, moralement bonne, ce dont attesteraient les mœurs des femmes d’alors, plus attentives à l’éducation de leurs enfants qu’au luxe de leurs habits (Par. XV, 97-133). Dans le chant suivant, le poète place dans la bouche de son aïeul une analyse de la décadence de Florence, blâmant les nouveaux venus assoiffés de profit arrivés en masse de l’arrière-pays qui auraient corrompu la société communale d’antan et transformé la ville en esclave du profit. Mais il blâme aussi, là encore, l’Église, désignée superlativement par la périphrase du v. 58 comme l’engeance la plus dévoyée du monde : en effet, au lieu de soutenir l’Empereur, l’Église lui fait obstacle quand elle ne marche pas carrément sur ses plates-bandes par ses prétentions en matière de pouvoir temporel (Par. XVI, 46-69). Toutefois, malgré sa vision très sombre de la Florence de son époque, Dante semble ne jamais cesser d’espérer et de croire en sa possible rédemption, comme il croit en son possible retour au bercail. Dans le chant XVII du Paradis en effet, le thème de la décadence de Florence se conjugue à celui de l’exil du poète (déjà annoncé par une série de prophéties post eventum au cours de son parcours : Enf. VI, Enf. X, Enf. XV, Purg. VIII, Purg. XI), pour présenter la mission poétique de Dante comme un remède possible aux maux actuels de sa cité. Le personnage de Cacciaguida enjoint à Dante-personnage de devenir Dante-poète quand il aura terminé son parcours dans l’au-delà, car bien qu’amer, son récit se révèlera vital pour le Salut de ses destinataires (v. 127-142). Par son témoignage, il peut et doit œuvrer à la rédemption de la Florence de son temps, l’aider à retrouver elle aussi le droit chemin. Et ce faisant, peut-être pourra-t-il se voir un jour rappelé d’exil, comme Dante-poète l’espère au début du chant XXV du Paradis (v. 1-9) : "Se mai continga che ‘l poema sacro / al quale ha posto mano e cielo e terra, / sì che m’ha fatto per molti anni macro, / vinca la crudeltà che fuor mi serra / del bello ovile ov’io dormi’ agnello, / nimico ai lupi che li danno guerra ; / con altra voce omai, con altro vello / ritornerò poeta, e in sul fonte / del mio battesmo prenderò ‘l cappello."

Conclusion

Quand on regarde Florence à travers le filtre, évidemment déformant, des vers que Dante lui consacre, l’image qui apparaît est celle d’une cité bien loin de ressembler à la Jérusalem céleste qui devrait être son modèle, et dont elle aurait été infiniment plus proche, dans l’imagination du poète, à l’aube du XIIe siècle, avant les bouleversements et les métamorphoses évoqués dans cette contribution. Cependant, malgré cette image bien sombre, l’espoir d’une rédemption demeure : pour la ville, pour le poète, mais aussi pour toute l’humanité, et cet espoir repose sur le poème auquel Dante travailla jusqu’à sa mort en 1321, il y a sept cents ans exactement.

Références bibliographiques

ALIGHIERI Dante, Inferno, Purgatorio, Paradiso, A. M. Chiavacci Leonardi (éd.), Milan, Mondadori, 2016 ; Nuova Edizione Commentata delle Opere di Dante [NECOD], Rome, Salerno, 2012-2021.

BRILLI Elisa, 2012. Firenze e il profeta. Dante fra teologia e politica, Rome, Carocci.

COMPAGNI Dino, 1968. Cronica delle cose occorrenti ne’ tempi suoi, G. Luzzatto (éd.), Turin, Einaudi.

DELUMEAU, Jean-Pierre, HEULLANT-DONAT, Isabelle, 2002. L’Italie au Moyen Âge. Ve-XVe siècles, Paris, Hachette Supérieur.

MILANI Giuliano, 2018. I contesti politici e sociali in Giorgio INGLESE, Vita di Dante. Una biografia possible, Rome, Carocci, p. 169-191.

ROSSIAUD, Jacques, 1981. Le citadin, in J. Le Goff (dir.), L’homme médiéval, Paris, Seuil, p. 159-200.

Notes

Pour citer cette ressource :

Elise Leclerc, "Florence à l’époque de Dante", La Clé des Langues [en ligne], Lyon, ENS de LYON/DGESCO (ISSN 2107-7029), juin 2021. Consulté le 26/04/2024. URL: https://cle.ens-lyon.fr/italien/civilisation/moyen-age-renaissance/florence-a-l-epoque-de-dante

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